L`image pousse-au

Transcription

L`image pousse-au
RUBRIQUE
I m a g e s
d u
c o r p s
Résumé : Commandité par Jean-Jacques Aillagon, Ministre de la Culture et de la
Communication, le rapport écrit par Blandine Kriegel sur « La violence à la télévision »,
a été remis et rendu public en ce mois de novembre 2002.
L’une des principales propositions a été l’interdiction de la diffusion des images et des
films à caractère pornographique dans des tranches horaires susceptibles d’être
regardées par les enfants, soit entre 7 heures et 22h30. Le rapport propose en outre
de renforcer la mission du Conseil supérieur de l’Audiovisuel, de réorganiser la
Commission de classification des films. En France, la classification n’est obligatoire que
pour les films sortant en salle. Ainsi, seuls 20 % des films sont classés quand la
moyenne européenne s’élève à 80 %. Enfin, ces mesures « négatives »
s’accompagnent, de recommandations « positives » visant à diffuser, notamment sur
les chaînes publiques, des émission éducatives, un programme de la lecture critique de
l’image ; à généraliser l’éducation à l’image en milieu scolaire. L’auteur fait l’analyse
critique de ce rapport.
Monique Sicard
En réalité, ces préoccupations, riches d’implicites, ne sont pas récentes. Le
2 Mai 1917, en pleine guerre, le ministre de l’Intérieur institue une com-
Chercheur au CNRS en histoire et
esthétique de l’image et du regard
mission chargée de l’examen et du contrôle des films. Il s’agit alors, en
réponse à une interpellation de la chambre, de présenter « des mesures
pour interdire les représentations cinématographiques où, sous prétexte
d’aventures fantastiques, on enseigne à tuer ou à voler ». Six mois plus tard,
le 11 octobre 1917, le député Fernand Rabier prend la parole pour dénoncer l’insuffisance de ces mesures : la classification des images à partir de critères préétablis soulève, de fait, d’insolubles problèmes. Comment décider
de la valeur morale d’une image ? Comment classer les scènes sanglantes
qui peuvent aussi bien, selon les députés, conduire au crime qu’à une élé-
L’image
pousse-au-crime
Sur le rapport Kriegel, « Violence et télévision »1
vation de l’âme lorsqu’elles figurent des champs de bataille ? La seule solution semble être l’installation d’une censure dirigée par l’Etat. A cette condition seulement, le cinéma cessera d’être « l’instrument de la plus
dangereuse propagande pour devenir l’un des plus puissants moyens
d’éducation et de vulgarisation que l’homme ait jamais eu à sa disposition. » Un moyen simple consiste alors à interdire aux mineurs l’accès de
certaines salles de spectacles. En contrepartie des films « scientifiques, historiques et géographiques, moraux ou « de guerre » » seront diffusés le
jeudi et le dimanche.
66
P R AT I Q U E S
I m a g e s
d u
RUBRIQUE
c o r p s
Ces deux débats qui eurent lieu à 85 années d’inter-
sive portée aux enfants, les incertitudes des défini-
valle présentent, pour le citoyen d’aujourd’hui, de
tions (celle du « crime » en 1017, celle de la « vio-
troublantes analogies et d’intéressantes divergences.
lence » en 2002), la proposition de répartitions
La nature publique du débat, la conscience du rôle
horaires de diffusion excluant les enfants, l’appel à
social des images animées, l’attention quasi exclu-
un cinéma « éducatif »… ne présentent donc pas,
en cette année 2002, de caractère de nouveauté.
De même, le défaut d’analyse des sources de la
délinquance et le rejet de la responsabilité sur les
images, l’accusation de pousse-au-crime qui leur
est faite sans véritable preuve, sont anciens. Nous
devons bien admettre que l’année 1917 appartenait à une période troublée, folle d’inquiétude : cela
seul pouvait suffire à entraîner une jeunesse sans
pères et sans frères sur le chemin des bêtises.
Le rejet de l’accusation sur les images, qui prend
prétexte la protection des enfants, masque alors la
peur qui naît du nouveau pouvoir des technologies
récentes de diffusion des images : « Dans les
grandes villes, bientôt, chaque rue sera pourvue
(d’une salle). Dans les petites villes, dans les agglomérations industrielles nées de la guerre, dans les
campagnes les plus reculées, partout le cinéma
s’installe à la faveur de son bon marché relatif et
d’une réclame formidable qui s’étale sur les murs
comme un défi à la crise du papier. » Le contenu
des images projetées provoque autant la peur que
le fait qu’elles soient rendues accessibles, facilement, à tous. On va alors généralement au cinéma,
au hasard, sans consultation d’un programme
préalable. L’ère de la démocratie, celle des foules,
celle des médias de masse, fait peur. Et cette peur
consolide l’équation pauvre = dangereux. Gustave
Le Bon dénonce dans son ouvrage Psychologie des
foules, cette foule agissant « comme un seul
homme », autoritaire, intolérante, conservatrice. La
peur, en réalité, est celle du changement d’un
monde déstabilisé par la guerre, marqué par les
prémisses d’évolutions techniques de grande
ampleur. L’enfance abîmée, n’est qu’une métaphore de la crainte d’un avenir qui s’avère sombre.
Il serait dangereux d’effectuer des analyses trop
rapides, de tirer des conclusions sommaires.
Mais il convient de remarquer que l’enfant est au
cœur des préoccupations de Blandine Kriegel, au
P R AT I Q U E S
67
RUBRIQUE
I m a g e s
d u
c o r p s
détriment d’autres catégories sociales ; que ce qui
Les aéroplanes, les détectives montés à bord de
est en jeu est la télévision, médium le plus démo-
sous-marins, les assassinats « scientifiques » que
cratique, le plus populaire. Les images des cassettes
dénonçaient les députés en 1917 nous font aujour-
vidéo, le cinéma, les DVD, les journaux et maga-
d’hui sourire. Le rapport Kriegel n’évoque pas
zines, l’Internet, les Beaux-Arts… mais aussi la chan-
même les séries télévisuelles policières qui alignent
son la radio… ne font pas partie des préoccupa-
chaque soir, après le dîner, les braquages, les
tions à court terme du ministre de la Culture. La
flaques de sang, les carcasses automobiles et les
question « Que craignons-nous ? » n’est pas claire-
meurtres crapuleux.
ment posée. De quoi avons-nous peur, effective-
Car la violence reçue, ressentie par l’un n’est pas
ment, sinon des incertitudes d’un avenir qui serait
celle de l’autre et bien des images publicitaires
porté par des enfants nouveaux dont l’éducation
obéissent à la définition de la violence fournie par
nous aurait échappé ?
Blandine Kriegel, sans pour autant être incriminées. Une femme dévêtue, à quatre pattes devant
Et l’on panse localement. La petite plaie au voi-
un mouton et gémissant « Je désire un pull-over »,
sinage de la grosse hémorragie. Selon la défini-
affichée dans toutes les stations de métro, n’est-
tion de Blandine Kriegel, la pornographie est la
elle pas le fruit d’une force déréglée susceptible de
« présentation d’actes sexuels répétés, destinée
porter atteinte à l’intégrité de la personne, dans
à produire un effet d’excitation ». Ces images,
un but de pouvoir ? Et que penser de cette photo
parce qu’elles font effet chez l’adulte – c’est là
publicitaire présente aujourd’hui dans les maga-
leur définition même -, parce qu’elles sont rela-
zines figurant un homme basané vêtu d’un slip de
tivement
d’actes
bain, accompagnée de ce commentaire « Qui a
sexuels répétés), focalisent l’attention. Le fait
dit que les noirs possédaient un grand sexe ? ». Il
que des enfants regardent ces scènes à l’heure
semble loin le temps où Senghor affirmait avec
du goûter ou du petit-déjeuner, choque profon-
vigueur : « J’arracherai les Banania de tous les
dément des adultes qui ne savent ni ne peuvent
murs de France ! ». Certes, le Y’a Bon ! fleurit
fermer le poste de télévision, on le comprend
encore aux vitrines de nos magasins, mais l’intel-
aisément. De là à sous-estimer la violence
lectuel Senghor, loin de chercher une définition à
d’autres catégories d’images, à établir une stric-
l’image, à la violence, prenait avec brio la défense
te bijection entre pornographie des images et
de la négritude.
descriptibles
(figuration
violence des enfants, il n’y a qu’un pas qui a été
vite franchi.
Le rapport Kriegel possède le mérite de la clarté. Il
La violence, dit Blandine Kriegel, serait « cette
permettra au mieux, de faire respecter des règles
force déréglée qui porte atteinte à l’intégrité phy-
déontologiques ou juridiques, aujourd’hui allègre-
sique ou psychique, pour mettre en cause, dans
ment bafouées. Mais la question des violences phy-
un but de domination ou de destruction, l’huma-
siques ou symboliques, manifestes ou cachées,
nité de l’individu ».
interindividuelles ou collectives, en cols blancs ou
Une image anodine peut être reçue, par certains
en sweat-shirt, reçues ou administrées, dont la
comme une violence extrême. Et le journal télévisé
diversité des fins apparaît sans limite reste ample-
du soir – précisément parce qu’il est censé renvoyer
ment posée.
à une réalité et non à un jeu fictionnel – peut être
profondément déséquilibrant lorsqu’il fait surgir la
menace, au cœur même d’un foyer qui se doit
d’être protecteur. Après tout, la mondialisation
aussi déstabilise l’autorité des parents.
68
P R AT I Q U E S
1- La violence à la télévision, Rapport de Blandine Kriegel à
Jean-Jacques Aillagon, Ministre de la Culture et de la
Communication, Mission d’évaluation, d’analyse et de
propositions relative aux représentations violentes à la
télévision, disponible sur le site : www.culture.fr

Documents pareils