La Nourriture et le Goût David Le Breton Les habitudes culinaires

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La Nourriture et le Goût David Le Breton Les habitudes culinaires
La Nourriture et le Goût
David Le Breton
Les habitudes culinaires familiales initient l’enfant aux différents goûts, à leur dosage, à leur
succession, elles l’accoutument à des saveurs, des produits, des condiments, qui finissent
par lui devenir indispensables. Apprendre à goûter un plat consiste d’abord à entrer dans
un registre culturel en en partageant les valeurs. Le goût alimentaire est une donnée sociale
et culturelle, une forme intériorisée de prédilection et d’évitement, une mémoire en acte de
l’enfance telle que l’histoire personnelle l’a nuancé ou affiné. Il se marque par des
perceptions gustatives et des appétences singulières face aux saveurs, aux aliments, aux
boissons, induisant non seulement une nutrition mais aussi des valeurs et des sentiments
c’est-à-dire du plaisir et du déplaisir, des prédilections et des dégoûts. Comme pour les
autres modalités sensorielles, entre la sensation et la perception s’interpose un filtre
symbolique, une mise de sens, une vision du monde ou plutôt une gustation du monde.
Manger et aimer la nourriture, savoir comment et avec qui la partager, relève d’un
apprentissage1.
L’enfant entre dans un système gustatif à travers un système culinaire propre à une famille
inscrite à l’intérieur de traditions sociales particulières. La cuisine de la mère reste souvent
toute la vie une cuisine de référence et de révérence. Une ligne de sensibilité traverse
parfois nos assiettes menant droit à nos souvenirs les plus intimes de l’enfance. Ainsi du
retour de mémoire qui saisit Proust en goûtant la petite madeleine : « et dès que j’eus
reconnu le goût du morceau de madeleine trempé dans le tilleul que me donnait ma tante
(…) aussitôt la vieille maison grise sur la rue, où était sa chambre, vint comme un décor de
théâtre s’appliquer au petit pavillon donnant sur le jardin, qu’on avait construit pour mes
parents sur ses derrières (…) ; et avec la maison, la ville, depuis le matin jusqu’au soir et
par tous les temps, la Place où on m’envoyait avant déjeuner, les rues où j’allais faire les
courses, les chemins qu’on prenait si le temps était beau (…) tout cela qui prend forme et
solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé2 ». Les saveurs privilégiées constituent
un lien secret et intemporel qui relie l’individu aux tables de son enfance, et, au-delà, à la
mère nourricière dans sa présence ou son absence, sa vigilance ou son indifférence. Dans
le fait de se nourrir il y a toujours cette racine qui nous fait trouver dans la cuisine quelque
chose de plus que du nutritif, un reliquat de mémoire que tout repas réactive. On se rassasie
d’autre chose que d’aliments, on se nourrit d’abord de sens et de valeurs.
La haute cuisine est d’abord une appréciation culturelle qui touche des individus
accoutumés à une distance critique envers la nourriture. La nouvelle de Karen Blixen, Le
Festin de Babette, illustre bien les différences de goûts entre individus de cultures
1
Cf David Le Breton, Il sapore del mondo. Un’antropologia dei sensi, Milano, Raffaello Cortina, 2007.
2
Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Paris, Livre de poche, p. 58.
différentes. Là où les braves puritains se contentent de se nourrir des plats concoctés par
Babette, le général Löwenhielm, habitué à la bonne chère, va d’émerveillement en
émerveillement, mais ses tentatives pour partager sa jubilation avec ses voisins se heurtent
à leur indifférence de bouche. « Il jeta un regard sur les autres convives : ils mangeaient
paisiblement leurs blinis Demidoff, sans le moindre signe de surprise ou d’approbation,
comme s’ils n’avaient fait que cela tous les jours pendant trente ans ». Là où le général
s’extasie en reconnaissant le goût d’une bouteille de Veuve Cliquot 1860, ses voisins voient
une « espèce de limonade ». Le puritanisme alimentaire des convives est malgré tout
subverti sans qu’ils s’en aperçoivent, leur parole se délie, ils se révèlent amicalement les
uns aux autres, une grâce les traverse. La commensalité devient une sorte de miracle local
qui marquera leur esprit. Mais ils sont sans distance esthétique devant les plats finement
cuisinés. A l’inverse pour le général chaque bouchée est une merveille, et chaque gorgée
de vin un jaillissement d’émotion, le rappel de maints souvenirs culinaires. Entre le général
et les autres convives, il y a une différence de gustation du monde, une divergence
esthétique marquée par leur histoire et leur culture respectives. Nul n’a raison, ni tort.
L’usage culturel de leurs sens tranche pour eux, à leur insu.
Contrairement à la vue et à l’ouïe, et proche en cela de l’odorat, le goût est un sens de la
différenciation. La sensation gustative renvoie à une signification, elle est à la fois une
connaissance et une affectivité à l’œuvre. Si la vue, le toucher ou l’ouïe, demeurent souvent
indifférents à ce qu’ils perçoivent, il n’en va pas de même du goût, toujours engagé dans
son ressenti. Le goût est une appropriation propice ou malheureuse du monde par la
bouche, il est le monde inventé par l’oralité. Il tranche entre ce qui est bon de ce qui ne l’est
pas.
Chaque société possède ses aliments de base (riz, maïs, pommes de terre, manioc, etc.),
ses principes d’assaisonnement (huile d’olive de Provence ou beurre et crème de
Normandie, curry en Inde, citron et origan en Grèce, lime, piments chili et coriandre au
Mexique, sauce de soja, gingembre en Chine, etc.). Les combinaisons sont infinies. P. Rozin
parle en ce sens de flavor principles, c’est-à-dire de marqueurs culinaires identifiables et
propres à définir jusqu’à un certain point la sphère d’une cuisine culturelle. Nombre de
sociétés produisent des dominantes gustatives, des liaisons privilégiées d’aliments et de
saveurs qui signent culturellement une cuisine. Mais elles sont menacées par
l’homogénéisation et la production industrielle des aliments. En termes de grandes
consommations, la mondialisation culinaire se fait moins par multiplication des saveurs que
par leur réduction au plus commun dénominateur.
La cuisine fait doublement corps aux individus, elle imprime le sentiment d’identité. Les
migrants emportent leur cuisine avec eux et l’alimentation est l’une des traces sensibles de
leur présence : les restaurants maghrébins, turcs, portugais, espagnols, italiens, etc.
foisonnent par exemple dans les sociétés d’accueil. Ils induisent un exotisme familier pour
les autres populations. Des saveurs particulières sont recherchées pour ne pas oublier les
origines. Le migrant retrouve le marché de son pays d’origine parmi les étals et les boutiques
de sa ville. Le petit commerce avec ses références nationales ou culturelles propose des
nourritures spécifiques où les migrants viennent s’approvisionner et nourrir leur nostalgie.
Des adresses d’épiceries, d’étals de marché s’échangent et deviennent des lieux de rendezvous, de rencontres inopinées. Ils rencontrent dans ces enclaves identitaires des hommes
ou des femmes de même origine culturelle. La palette alimentaire de la société d’accueil
s’en élargit d’autant et s’ouvre aux nationaux en quête de saveurs nouvelles. La cuisine faite
à la maison avec ces ingrédients, les invitations échangées sont des modes de
ressourcement, la consommation d’une mémoire commune, un retour gustatif aux origines.
Apprendre à s’alimenter selon les usages du pays d’accueil constitue pour les migrants de
la première génération un effort sur soi, un malaise durable. S’il est possible de concilier les
coutumes culinaires du village d’origine avec les moyens alimentaires du pays d’accueil, le
sentiment d’identité est partiellement préservé.
La cuisine constitue la trace ultime d’une fidélité aux racines quand tout le reste disparaît.
Même si la cuisine du pays d’accueil est lentement apprivoisée dans la vie quotidienne et
que s’estompe la référence aux origines, les grands jours (anniversaires, fêtes de familles,
fêtes religieuses, etc.) ramènent les plats traditionnels sur la table commune.
Consommation festive et célébration culinaire des origines se conjuguent alors. On se
rassasie d’autre chose que d’aliments, on se nourrit d’abord de sens.
Le goût sous l’égide du marketing
Si pour nombre de sociétés l’alimentation demeure largement calendaire, liée aussi aux
aléas des saisons et des récoltes, elle connaît pour une large part du monde un métissage
généralisé au prix souvent de l’affadissement. La mondialisation de la nourriture et sa
transformation en marchandise saisie dans le cycle de la production marchante implique
qu’elle devienne hors sol, hors histoire, hors culture, et plutôt une programmation du
marketing et le travail de laboratoire agronomique et chimique pour modifier des aliments,
en créer d’autres, transformer leur mode de croissance, leur format, leur contenu, etc.
L’alimentation est rationnalisée en vue d’un rendement économique contraire à sa valeur
symbolique partagée collectivement. Elle relève aujourd’hui d’une industrie soumise en
outre à une concurrence impitoyable. Ce n’est plus le savoir hérité d’une longue tradition et
d’un savoir local qui est mis en œuvre, mais une logique marchande, peu soucieuse
d’écologie, ou de qualité des aliments, une industrie souvent hypocrite comme l’attestent
maints faits divers, une industrie qui manipule des données qui ne sont pas sans
conséquences sur la santé publique (la vache folle, la question des OGM, etc.). Cette
alimentation qui n’est plus sanctionnée par l’histoire et une longue connaissance de nos
sociétés induit des effets imprévisibles parfois tragiques. En outre, cette production
délibérée, sous l’égide du marketing, vise à attirer le consommateur paradoxalement avec
des arguments visuels au détriment du goût. Le signe visuel est bien entendu le premier
attracteur pour séduire le consommateur. Mais le goût est rarement au rendez-vous.
Pensons aux abricots ou aux pêches qui sont comme des œuvres d’art, mais qui sont
immangeables car elles sont dures ou n’ont plus aucun goût. Beaucoup de fruits re-formatés
et produits dans des pays lointains doivent en effet demeurés attractifs pour les
consommateurs, mais au détriment du plaisir à les manger. L’expérience sensorielle de
l’alimentation s’est profondément transformée ces dernières décennies, elle s’est
énormément appauvrie pour une large part de nos contemporains, condamnés à acheter
dans les grandes surfaces les produits les moins coûteux.
Le mangeur est aujourd’hui confronté à une table dont il lui appartient d’inventer le menu
parmi une multitude d’aliments venus du monde entier. Les impératifs de concurrence, la
mondialisation, éloignent le proche en le rendant suranné, anachronique, et rapprochent le
lointain en le rendant consommable et en le muant en signe, en nouveauté. Mais ce faisant
elles contraignent souvent, avec la complicité des consommateurs, à l’élimination des
productions locales perçues comme peu attractives. Les fast-foods connaissent un
formidable engouement, non seulement dans les sociétés européennes où ils contribuent à
modifier la culture gustative, mais aussi dans le reste du monde. La réduction fréquente du
repas à une sorte de réflexe alimentaire à satisfaire dans l’urgence favorise leur
fréquentation ou le grignotage au long du jour. Les membres de la famille ne mangent
souvent plus ensemble, chacun se nourrissant à son heure à son retour du travail ou de
l’école, chacun préparant ses propres plats déjà en partie confectionné et qu’il suffit de
réchauffer. La commensalité n’est souvent plus de mise. Le mangeur moderne est souvent
solitaire et pressé. La flânerie jubilatoire du goût n’est pas son horizon. Il incarne le pire de
la mondialisation, non pas la conjugaison des saveurs mais leur réduction à un minimum
permettant leur diffusion généralisée. Partout dans le monde le même produit a la même
saveur et la même consistance, il est doux et mou.
Les sushis japonais se sont imposés dans les villes occidentales, proposant leurs
assortiments de morceaux de poissons crus venus directement de la mer sans autre
préparation que leur découpage et leur apprêt dans l’assiette. Des boutiques indiennes,
maghrébines, turques, africaines, etc. proposent leurs produits dans les villes européennes.
Les restaurants chinois, japonais, thaïs, libanais, italiens, grecs, espagnols, portugais,
haïtiens, mexicains, brésiliens, etc. drainent une clientèle en quête d’un repas exotique. On
mange des pizzas à New Delhi ou à Rio, des hamburgers à Pékin et des tacos à Strasbourg.
Les marchés abondent de kiwis, d’ignames, de mangues, de litchis, etc., fruits ou légumes
encore inconnus ou rares il y a quelques années. Les conduites alimentaires dépendent de
moins en moins de normes culturelles. Sous l’égide de la production industrielle, elles
tendent à se détacher des habitudes régionales de l’enfance, elles mettent les individus face
à un immense choix de matières premières ou de produits prêts à manger et qu’il convient
seulement de faire chauffer. Cette profusion alimentaire ne le ravit pas toujours. Elle est
même parfois source de tragédies sociales (vaches folles, poulets à la dioxine, etc.) du fait
des conditions industrielles d’élevage, de conditionnement, des produits ajoutés pour la
conservation, les colorants, etc. Le mangeur puise dans un réservoir de prêt-à-manger dont
il ne connaît ni l’origine, ni l’histoire, ni la composition réelle, nourriture hors sol et sans
histoire.
La symbolique de la table se transforme. Les jeunes générations, surtout, rejoignent les
habitudes alimentaires de leurs homologues américaines. Non sans délectation, créant ainsi
une nouvelle culture du goût, elles consomment, de préférence des produits témoignant de
saveurs jouant sur des seuils gustatifs bas et standardisés. Elles désapprennent la subtilité
du goût. Saturés en graisses et en sucre, ces aliments comblent des attentes biologiques
pour des jeunes non éduqués à différentier les goûts et à équilibrer leur repas. Nombre
d’observateurs craignent l’affaiblissement des myriades de nuances gustatives pour ces
générations accoutumées aux fast-foods ou au prêt-à-manger. Le goût est donné plutôt par
les sauces qui doivent «arracher», «piquer» (ketchup) et des boissons manifestant une forte
saveur sucrée (coca, sodas, etc.). En ce sens un travail considérable doit être mené auprès
des plus jeunes pour «rééduquer» leur goût, l’ouvrir à des gustations plus élaborées, moins
fondées sur la sensation brute mais sur la subtilité des saveurs.
Quant aux produits industriels leur diffusion exige une redéfinition sensorielle au terme
d’une série d’analyses de leur saveur, leur odeur, leur arôme, leur texture, leur présentation,
etc. Tout lancement est précédé de maintes études sur sa réception par le consommateur.
La reconfiguration du produit crée par exemple un goût de synthèse plus «vrai» que celui
du fruit qu’il est censé reproduire. Le produit aromatisé à la fraise ou à la pomme surpasse
celui du fruit réel devenu dans le commerce de plus en plus fade mais en revanche de plus
en plus beau, coloré, brillant, artificialisé. Les goûts sont aujourd’hui largement artificialisés
par des arômes de synthèse, des produits surgelés ou lyophilisés par exemple. Goût
synthétique de truffes, de fraises, de vanilles, etc. ou bien goût maintenu grâce à l’adjonction
d’une série d’auxiliaires. L’élévation des seuils gustatifs est courante dans le prêt-à-manger
car là encore il importe de produire un surgoût de fraises ou de pommes qui finit par rendre
insipide une fraise ou une pomme du jardin pour les papilles des enfants ou des
adolescents. Le repas devient dès lors un mécano chimique et non plus une cuisine au sens
traditionnel. Les transformations subies aujourd’hui par les aliments les rendent
insaisissables, difficiles à penser après leur production, leur conditionnement et leur mise
en évidence sur le marché.
Les pommes ou les poires, les pêches, maints autres fruits, ne sont plus dans les
supermarchés qu’à travers une poignée d’espèces sélectionnées, elles sont des œuvres
d’art, elles sont belles, elles brillent, elles ont fait l’objet d’un savant design. La vue surtout
est sollicitée dans la conviction des marchands qu’une belle apparence emportera le choix
des consommateurs, assurés qu’elle ne peut qu’accompagner une saveur incomparable.
Mais ces fruits n’ont souvent aucun goût, parfois même leur insipidité amène à les jeter. Le
plaisir de les voir ou de les palper ne se dissout pas dans leur saveur. A l’inverse, leur
calibrage et leur façonnement sur les seules vertus de leur apparence a pour conséquence
la disparition du goût.

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