Syndrome de Stockholm

Transcription

Syndrome de Stockholm
la revue applique la réforme de l’orthographe
billet d’humeur
larevuenouvelle - juin 2013
Syndrome
de Stockholm
Christophe Mincke
À quoi peut bien servir l’écriture ? La considérations qui vont suivre n’auraient
question paraît absurde, dans notre civi- pas lieu d’être.
lisation de l’écrit, mais elle apparait plus
C’est ainsi que nos enfants apprennent à
pertinente que jamais.
lire et à écrire cette merveilleuse langue.
Nous sommes en effet dans une société Combien d’heures passent-ils donc à apdont on a maintes fois prédit qu’elle ver- prendre les mille graphies du son « s » (s,
rait l’écrit disparaitre, du moins hors des ss, c, ç, t, sc…) ou du son « k » (c, qu, q,
élites, sous les coups de boutoir de l’ora- k, cqu, ck, ch, cc…) ? Combien d’années
lité (la radio), de l’image (le cinéma et la pour maitriser le pluriel des noms comtélévision) ou du « multimédia » (terme posés ou, même, l’accord du verbe avec
bien pratique pour désigner les indéfinis- le sujet ? « Plus d’un client s’est tromsables mélanges que produit l’Internet). pé » ou « Plus d’un client se sont tromIl n’en fut rien et nous écrivons plus que pés » ? Puisqu’ils sont plus d’un, ils sont
jamais, y compris de passionnantes ré- plusieurs ; c’est donc un pluriel ? Raté !
flexions sur tout et (surtout) sur rien : ce Combien de siècles pour accorder corque nous avons mangé, la couleur du ciel, rectement le participe passé des verbes
notre humeur, nos amours, etc.
pronominaux (les vrais ou les faux) ?
Combien de millénaires pour féminiser
Par ailleurs, l’obsession de l’emploi, la
correctement les noms de fonction ? Si
fixation sur la question de la formation
« M me le député » est française, « M me la
ou la manie de l’insertion (notamment
députée » est incontestablement belge.
des étrangers) amène à de tonitruantes
déclarations sur l’importance de la Comment se fait-il que mon ainé, en cinquième primaire, n’en soit qu’aux ballangue et de son écriture.
butiements de l’orthographe alors que
Chacun en convient donc : il faut savoir
ses cousins espagnols, au même âge, en
user de sa langue. Mais, pour un francoavaient bientôt terminé des difficultés de
phone, la question de l’usage débouche
la matière ?
tôt ou tard sur celle de l’orthographe.
Écrire, certes, mais sans fautes, sur- Ce temps perdu à étudier des règles abtout ! Serions-nous hispanophones, ita- surdes, c’est-à-dire dénué de sens, ils ne
lophones ou néerlandophones, que les le passeront pas à étudier la langue. La
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Anarchiste que vous êtes !
Vous voilà cloué au pilori avant même
que d’avoir pu expliquer votre point
de vue : qu’il y a mieux à faire de nos
professeurs de français que de les faire
ânon ner une gram maire qu’i ls ne
maitrisent pas (parfaitement), qu’il est
souhaitable pour une langue de pouvoir
Mais qu’avons-nous subi, des années durant pour ne pouvoir convenir de l’ampleur du problème ? Par quels affreux
lavages de cerveaux sommes-nous passés
pour qu’aujourd’hui, nous en venions à
gouter notre torture ? Sommes-nous les
proies d’un syndrome de Stockholm qui
nous amène à aimer notre geôlier ?
Mais peut-être me trompé-je et l’objectif
n’est-il pas de faire de la langue écrite un
lieu accueillant, mais, au contraire, l’instrument d’une domination et de processus de sélection sociale ?
Le français ne sera jamais d’une écriture
aussi aisée que l’espagnol ou l’italien. Il y
a de bonnes raisons à cela, mai de la à en
fère le cafarnaüm qu’il est aujourdui…n
À lire également Théo Hachez, « Réforme
de l’orthographe. L’accès à l’écrit », RN, octobre 1996.
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Syndrome de Stockholm
Et pourtant, s’il est bien une question
plus sensible que la libération conditionnelle de Michèle Martin ou que le
rôle des syndicats dans l’entreprise, c’est
bien celle de la réforme de l’orthographe.
Osez-vous remarquer que le participe
passé est invariable en espagnol, que le
« th » et le « ph » n’y sont pas d’usage,
que la graphie des mots d’origine étrangère y est adaptée au son des lettres en
espagnol (« güisqui » = « whisky »), tout
ceci sans les priver de la faculté de se
comprendre ? L’on vous assassine ! Ainsi
donc, vous voulez niveler par le bas ? Vous
cherchez la facilité au lieu d’éduquer les
enfants aux beautés de l’angoisse orthographique ? Vous seriez prêt à cautionner
un français que tous sauraient écrire ?
Vous cherchez à priver le pour-cent de la
population qui en jouit du plaisir étymologique conféré par la distinction entre
les préfixes « dys » (-calculie, -lexie,
-fonctionnement, etc.) et « di » (-ptère,
-pôle, -phtongue) ? Vous seriez prêt à brader le « ph », à sacrifier l’accent circonflexe, à accorder la composante d’origine
verbale d’un nom composé ? Vous oseriez
n’accorder le participe passé avec avoir ni
s’il est avant le complément direct (Dieu
vous bénisse, c’est chose bien normale)
ni s’il est placé après (puissiez-vous rôtir
en enfer, c’est un péché mortel) ?
être écrite par un maximum de ses
usagers, qu’une règle n’a de valeur que
tant qu’elle est utile, qu’il est bon que le
français puisse être aisément appris par
des étrangers si l’on veut qu’il soit un
vecteur d’intégration, que l’absurde n’a
jamais rendu intelligent, du moins quand
il était normatif, que le nivèlement par le
bas, c’est d’emmagasiner des imbécilités
par cœur plutôt que d’apprendre à aimer
et à utiliser sa langue, qu’avoir tant
souffert pour maitriser les redoublements
de consonnes ne prive pas du plaisir de
pouvoir s’en passer (ou de continuer de le
faire malgré l’évolution de la règle), que
Rabelais écrivit certaines des plus belles
pages en français sans se soucier d’autre
chose que d’inventer l’orthographe qui
lui plaisait…
billet d’humeur
langue elle-même, ses usages, sa beauté,
les œuvres qui ont pris forme en elle, les
discours qu’elle a véhiculés, son histoire,
ses heurs et malheurs. Quel incommensurable gâchis !