Les courtiers sont-ils captifs?
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Les courtiers sont-ils captifs?
Les courtiers sont-ils captifs? De récents événements ont soulevé des doutes quant à l’indépendance réelle des courtiers dans le domaine de l’assurance. Ont-ils les conditions nécessaires pour bien servir leurs clients? GÉRARD BÉRUBÉ Léon Lemoine est ce conseiller qui a fait les manchettes en octobre pour avoir accusé publiquement Services financiers SFL de l’avoir congédié et forcé à céder sa clientèle parce qu’il ne respectait pas les quotas de vente de produits Desjardins. Le Mouvement Desjardins s’en défend, ramenant le tout à une question de relation d’affaires entre une firme et un courtier. N’empêche, son cas, qui s’inscrit dans la problématique plus large soulevée par Eliot Spitzer, procureur général de l’État de New York, est venu relancer une réflexion qui déborde du mode de rémunération et de l’indépendance véri- FÉVRIER 2005 11 Les courtiers sont-ils captifs? table du conseiller pour englober la portée réelle de la solution préconisée par les institutions, soit la divulgation des liens commerciaux. L’Autorité des marchés financiers (AMF) s’est engagée depuis dans un exercice d’inspection, par questionnaire. Une première vague touchant les assureurs de personnes a été lancée, alors qu’une deuxième vague visera les assureurs de dommages. L’organisme de réglementation a admis s’être inspiré des dénonciations de M. Lemoine. «On sentait que le consommateur était peu informé. Du moins, on voulait voir si la divulgation des liens d’affaires pouvait causer problème au Québec», précise le porteparole, Philippe Roy, qui refuse d’aller plus à fond. «Il est trop tôt pour commenter.» L’AMF prévoyait avoir complété son analyse à la fin de janvier. Lien d’affaires confus L’un des aspects les plus litigieux concerne le lien d’affaires qui unit l’intermédiaire aux institutions. Outre les incitations prenant la forme de rémunération indirecte et « Pour ce qui est de l’aspect spécifique des primes du type voyages, «les sociétés offrant de telles incitations exigeront des intermédiaires qu’ils le précisent aux clients pour y être admissibles». À titre d’illustration, à la Standard Life, où on donne priorité à la fois à la transparence et à l’indépendance des courtiers, on est allé plus loin en imposant, en novembre dernier, un moratoire sur cette pratique de vente. «Dans le passé, notre campagne promotionnelle se terminait par la possibilité de gagner un voyage aux deux ans. Or, à l’instar de ce qui s’est fait dans l’industrie des fonds d’investissement, nous mettons un gel sur les voyages, notamment le temps que le législateur se prononce sur ces pratiques», précise le vice-président aux Affaires corporatives et aux communications, Maxime Bernier. Aux yeux de l’ACCAP, la divulgation doit comprendre «des renseignements sur les liens entre l’intermédiaire et les assureurs en cause qui permettront au consommateur de juger de l’objectivité des conseils ou des recommandations qu’il reçoit». Et puisque la loi québécoise vient Il revient au conseiller,soumis à un code de déontologie,de faire son travail. » de bonis, la structure de commissionnement, voire les surcommissions, vient soulever le doute quant à l’indépendance réelle de l’intermédiaire. La confusion est d’autant plus importante qu’au sein des grands ensembles les institutions revendiquent la paternité de la clientèle du représentant. En définitive, c’est s’afficher courtier indépendant et être, dans les faits, un vendeur captif de produits maison. Cette confusion amène une question : le produit recommandé est-il celui qui répond le plus fidèlement possible aux besoins du client? Défendant le principe d’autoréglementation, l’Association canadienne des compagnies d’assurances de personnes (ACCAP) n’a pas attendu les conclusions des travaux de l’AMF. Elle a annoncé, à la fin de décembre, une série de mesures, empruntant à la divulgation et visant à renforcer la confiance des clients de produits financiers. Afin de soutenir ce lien de confiance, qu’ils qualifient de primordial, les assureurs se disent prêts à revoir régulièrement leur mode de rémunération pour y déceler et corriger, le cas échéant, toute pratique pouvant être abusive. définir les obligations de divulgation du conseiller à l’endroit de son client, sans nécessairement interpeller la compagnie d’assurances, l’ACCAP propose que «l’assureur s’implique, ou puisse s’impliquer», précise le viceprésident principal aux affaires québécoises de l’ACCAP, Yves Millette. Plus précisément, on retient que la divulgation en matière de mode de rémunération devrait être sous la responsabilité des assureurs et celle reliée au montant de la rémunération et au taux de commission, sous la responsabilité du courtier, qui serait encouragé à le faire par la compagnie d’assurances. Des engagements vagues Ces engagements ont cependant été qualifiés de vagues par Jacques St-Amand, analyste-conseil d’Option consommateurs. «C’est bien. On ne peut être contre la vertu. Mais qu’est-ce que cela change? Les compagnies disent qu’elles vont revoir régulièrement leurs structures et pratiques concernant la rémunération liée aux ventes, sous OBJECTIF CONSEILLER 12 PHOTO : GESTION SFL Les courtiers sont-ils captifs? DENIS BERTHIAUME, président de Gestion SFL et premier vice-président de l’Assurance pour les particuliers de Desjardins Sécurité financière. l’angle notamment des intérêts des clients. Or je pensais qu’elles faisaient déjà cela», ironise-t-il. L’AMF ne voit pas dans ce geste «proactif» de l’ACCAP une solution à la problématique actuelle. «On ne peut que se réjouir de voir l’industrie faire une réflexion», souligne M. Roy, qui rappelle que l’organisme de réglementation travaille dans l’optique de protéger l’intérêt du client. Il reconnaît, au passage, que l’AMF a hérité de lois qui n’interviennent pas ou qui n’endiguent pas ce genre de pratique. «Mais nous avons la compétence pour l’interdire ou l’encadrer si c’est l’avenue qu’il faut retenir», renchérit-il. À Option consommateurs, on souhaite vivement que l’AMF fasse les efforts nécessaires afin de mériter la crédibilité qu’elle veut bien s’accorder. «Mais l’appréhension demeure. Selon leur code de déontologie, les représentants doivent agir dans le seul intérêt de leurs clients. Or ils sont si souvent aux prises avec les contraintes et pressions de leur employeur qu’il faut souhaiter le plus de transparence possible», martèle M. St-Amand. Un écho à l’affaire Spitzer? Pour sa part, Denis Berthiaume, président de Gestion SFL et premier vice-président de l’Assurance pour les particuliers de Desjardins Sécurité financière, situe cette intervention de l’ACCAP dans la foulée des accusations portées par Eliot Spitzer. En octobre dernier, le procureur général de l’État de New York accusait officiellement le premier courtier en assurances des États-Unis, Marsh and McLennan, d’avoir encaissé des commissions occultes et organisé des enchères truquées, voire gonflé les prix dans le cas d’appels d’offres fictifs. Le courtier aurait, ainsi, dirigé des clients à leur insu vers des sociétés d’assurances en retour d’importantes commissions, pour un total de 845 M$US en 2003. Marsh and McLennan a même reconnu avoir sollicité de fausses offres de contrat afin de laisser sous-entendre aux clients qu’il y avait eu des propositions concurrentielles et qu’ils payaient le prix le plus bas. «Il n’y a rien de comparable ici dans l’assurance de personnes. Nous ne parlons donc pas des mêmes éléments dans le cas Lemoine», insiste M. Berthiaume. Le président de Gestion SFL ne veut pas parler trop longuement de l’«affaire Lemoine». Ex-représentant de Services financiers SFL, Léon Lemoine, un courtier indépendant, a soutenu au cours d’un reportage diffusé par Radio-Canada en octobre dernier, qu’il avait été congédié et qu’il avait été forcé de vendre sa clientèle parce qu’il ne respectait pas les quotas de vente de produits de marque Desjardins, que son cas n’était pas un fait isolé et que le geste de SFL survenait malgré le taux de conservation des affaires de 98 % qu’il détenait. Dans son argumentaire, M. Lemoine, qui est dans l’intervalle passé d’un contrat d’associé à un contrat de distributeur externe de SFL, a déclaré avoir privilégié la défense de son indépendance et préféré travailler dans l’intérêt de ses clients malgré les pressions subies, d’autant que les produits de marque Desjardins n’arrivaient pas nécessairement en tête de liste dans le jeu des comparaisons avec les produits similaires offerts par d’autres manufacturiers. «Puisqu’il s’agit d’un cas litigieux, je ne peux commenter davantage. Il reste que c’est un cas typique de relation d’affaires, un cas de fin de contrat comme il en existe plusieurs», ajoute M. Berthiaume, qui rappelle que M. Lemoine avait un contrat de distribution avec la filiale du Mouvement Desjardins tout en travaillant au sein d’un réseau concurrent. Le président de Gestion SFL soutient que la politique d’embauche ou d’association de la société qu’il dirige ne prévoit aucun quota minimal, que les courtiers sont autonomes et qu’il n’y a pas de critères de production. Et que les contrats d’embauche sont normalisés OBJECTIF CONSEILLER 14 Les courtiers sont-ils captifs? « Une trentaine d’autres ont été limogés [...] sans motif valable autre que le fait de ne pas vendre suffisamment de produits Desjardins. » dans l’industrie. Tout au plus, «il est demandé une loyauté à la bannière. Puisque le courtier vient chercher des outils additionnels, un service de soutien auprès de son centre financier, nous souhaitons qu’il passe par SFL, et ce, quelle que soit l’identité du manufacturier derrière le produit», fait-il observer, tout en soulignant que le courtier associé au réseau de SFL a accès à une quinzaine d’autres fournisseurs. Quant à la politique de rémunération, il y aura toujours des écarts de revenus ou de taux de commission. M. Berthiaume précise que le taux de commission peut varier selon le type de produits, selon sa pérennité ou, encore, selon sa complexité et le besoin de formation qui en résulte. Il illustre son propos en affirmant qu’une assurance vie permanente commande un taux de commission supérieur à une temporaire sans que cela n’enlève à la popularité de cette dernière famille de produits. Des échelles de commissions sont également conçues afin de reconnaître la rentabilité de l’intermédiaire. «Est-ce qu’il s’agit d’incitation? Doit-on y voir une façon de favoriser la vente d’un produit selon le niveau de commissionnement?» se demande M. Berthiaume. Il n’est pas sans reconnaître que la concurrence est forte et que la démutualisation des grands assureurs a intensifié OBJECTIF CONSEILLER 16 Les courtiers sont-ils captifs? la pression sur la rentabilité et les résultats immédiats. «Cette pression des analystes financiers et cet impératif de résultats immédiats sont réels.» Il renvoie toutefois la balle dans le camp du représentant. «Il revient au conseiller, soumis à un code de déontologie, de faire son travail.» Léon Lemoine réfute en bloc Léon Lemoine s’inscrit en faux contre ces propos. «Je réfute les affirmations voulant qu’il n’y ait pas de pression à l’interne pour mousser un produit plutôt qu’un autre.» M. Lemoine montre du doigt ces campagnes promotionnelles axées uniquement sur les produits Desjardins. «Les directeurs de centre financier, qui sont des franchisés, ont également des concours portant uniquement sur la vente de produits Desjardins», ajoute-t-il. Et son cas ne serait pas isolé. «Une trentaine d’autres ont été limogés en fonction des mêmes critères, à savoir sans motif valable autre que le fait de ne pas vendre suffisamment de produits Desjardins», allègue M. Lemoine. L’institution s’en remet alors à la clause 8,2 du contrat de distribution, qui prévoit un tel congédiement sans motif, sur simple présentation d’un avis de 15 jours. Le tout étant suivi d’une vente forcée de la clientèle. Des clauses abusives à défaut d’être illégales, souligne-t-il. «Si Desjardins s’en remettait à un réseau de représentants exclusifs, je comprendrais. Mais l’institution passe par le réseau SFL, qui s’affiche indépendant, sans identification de Desjardins. Nous nous retrouvons devant une situation de conflit d’intérêts qui, faut-il l’admettre, existe ailleurs. Quand un manufacturier de produits est également propriétaire d’un réseau de distribution, il est susceptible de se retrouver dans une telle situation de conflit.» À la Chambre de la sécurité financière, la directrice des communications, Christiane Côté, a refusé de commenter le cas Lemoine. «Nous n’avons aucune juridiction dans ce cas spécifique. Notre responsabilité concerne la déontologie et le domaine de discipline. Quant aux pratiques commerciales et de rémunération, elles sont sous la juridiction de l’AMF», répond-elle, tout en nous invitant à consulter le code de déontologie. Ce code impose notamment que la conduite du représentant soit empreinte d’objectivité et de FÉVRIER 2005 17 Les courtiers sont-ils captifs? LÉON LEMOINE, AVA, Pl. Fin., est courtier indépendant. modération, que ce dernier s’abstienne d’inciter une personne de façon pressante ou répétée à recourir à ses services professionnels ou à acquérir tout produit, qu’il sauvegarde en tout temps, dans l’exercice de ses activités, son indépendance et évite toute situation dans laquelle il serait en conflit d’intérêts. Mais, en matière de vente de produits maison, où trace-t-on la ligne qui sépare un conseiller indépendant d’un courtier captif? Le flou persiste. M. Lemoine estime qu’un courtier ayant plus de 30 % de ses activités auprès d’un seul manufacturier peut difficilement prétendre être indépendant. La Chambre de la sécurité financière n’est pas aussi précise. Si on se réfère aux paramètres de la Loi sur la distribution de produits et services financiers, tout au plus retire-t-on que le point de départ de l’intervention du représentant est l’analyse des besoins du client. On ne se sert ni de pourcentage ni de concentration de volume d’activités auprès d’un seul manufacturier pour faire la distinction. «On entrerait alors dans le domaine des pratiques commerciales et du code d’éthique», renchérit Mme Côté. Sur cette base, si le client se sent lésé, le tout est ramené au dépôt d’une plainte auprès de l’AMF. Le conseiller fait-il le poids? Le conseiller est donc convié à exercer le rôle de chien de garde des intérêts du client. Mais en a-t-il les moyens? Dispose-t-il d’un rapport de force entre l’institution financière et les organismes de réglementation? Est-ce que les conseillers en sécurité financière ressen- tiraient le besoin de se regrouper ou de former un ordre professionnel quelconque? «Je ne peux répondre en leur nom», commente Me Jean Girard, planificateur financier et président de l’Institut québécois de planification financière (IQPF). «Cependant, on [l’IQPF] s’est donné un code de déontologie et des normes de pratiques professionnelles spécifiques afin de mieux protéger le patrimoine des Québécois. Pour le moment, nous n’avons pas le pouvoir d’imposer ces normes aux planificateurs financiers mais nous avons entrepris des démarches auprès de l’Office des professions du Québec pour que la planification financière soit régie par le Code des professions», fait-il valoir. «Ce code de conduite, ajoute Me Girard, stipule qu’il doit y avoir divulgation et transparence dans l’acte professionnel, autant sur le plan des services que de la rémunération». Me Girard estime que la rémunération d’un service-conseil devrait être faite à honoraires ou à salaire alors que la vente de produits rapporte généralement des commissions. Il revient donc aux conseillers multidisciplinaires de s’assurer de la pertinence des produits vendus par rapport aux besoins du client. «Quel que soit le mode de rémunération, c’est une question d’éthique et de professionnalisme, les intérêts du client doivent prévaloir.» Me Girard juge que la divulgation et la transparence peuvent devenir garantes de cette objectivité dans la mesure où elles apportent au client des éléments de comparaison qui lui permettent de faire des choix éclairés et de déterminer les situations potentielles de conflit d’intérêts. Richard Giroux abonde en ce sens. Le responsable du développement à l’Industrielle Alliance, Valeurs mobilières estime que des situations de conflit d’intérêts comme celui évoqué par Léon Lemoine ne sont pas une chimère. Et que la confusion peut être grande, notamment en raison de cette tendance des grandes institutions à proclamer par contrat leur paternité de la clientèle du conseiller lorsqu’il quitte ou à la revendiquer. «Le manufacturier de produits a intérêt à se doter d’un réseau de distribution. Que ce réseau de distribution soit exclusif ou non, avec les pressions qui s’exercent sur les marges bénéficiaires, il a également intérêt à s’assurer d’une allégeance morale, ne serait-ce que minimale, de la part du conseiller.» Cela étant dit, la divulgation des liens d’affaires peut devenir un moyen de minimiser les abus potentiels. «Il y a cet impératif du conseiller de bien connaître son client. Mais cela devrait aller dans les deux sens», OC résume M. Giroux. OBJECTIF CONSEILLER 18