Une bulle artistico
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Une bulle artistico
LNA#65 / cycle à propos de l'évaluation Une bulle artistico-financière Par Nathalie HEINICH Sociologue au Centre National de la Recherche Scientifique, Paris En conférence le 11 février Les nouveaux collectionneurs, arrivés sur le marché de l’art contemporain à partir de la fin des années 1990, enchérissent aisément dans les salles des ventes, jusqu’à 3, 4 ou 5 millions. Attirés par un art contemporain facile d’accès, qui se reconnaît comme un sigle, ils proviennent soit des milieux financiers qui se sont développés grâce à la financiarisation de l’économie, avec les grandes fortunes rapidement acquises par des traders et des responsables de fonds d’investissement, soit des pays émergents tels la Chine, la Russie, l’Inde et les Émirats. La Chine, en particulier, a connu un essor spectaculaire, et du marché de l’art (en 2007, elle était passée en troisième position des ventes mondiales), et du nombre de ses artistes présents sur la scène de l’art contemporain. L e marché de l’art contemporain des années 2000 a connu une hausse vertigineuse avec, de 2002 à 2006, une progression de 95 % en termes de valeur et de 24 % en nombre de transactions et, en 2007, une progression annuelle de plus 18 %. Non seulement le monde de l’art s’est élargi et accéléré, confirme l’anthropologue Sarah Thornton, mais il est devenu « plus chaud, plus chic et plus cher » (hotter, hipper, and more expensive). Il est à présent, définitivement, un art de riches, devenu à la fois un bien de luxe et un symbole de statut. Il s’agit bien là toutefois d’une bulle, sinon au sens économique, du moins au sens statistique, tant la plupart des artistes contemporains échappent à ce phénomène. Rappelons qu’en France, pour être affilié à la Maison des artistes et bénéficier de la Sécurité sociale, un artiste doit justifier d’un revenu au moins égal à 900 fois la valeur horaire du smic, soit 7 038 € en 2005 ; or nombre d’entre eux n’atteignent pas ce montant, voire émargent au RSA. En même temps que l’art contemporain, du moins dans sa partie la plus visible, s’infléchit vers une mercantilisation spectaculaire, il se laisse pénétrer par la culture de la célébrité, dans la voie ouverte il y a cinquante ans par Andy Warhol : emprise de la communication, popularité auprès de nouveaux publics jeunes et « branchés » ou même appartenant à la jet-set, extension à l’art de la « logique de la célébrité » propre aux industries du film et de la mode, starification de quelques vedettes, y compris au-delà du monde de l’art proprement dit. Au premier rang de celles-ci figure Damien Hirst, qui soigne son style de vie aussi attentivement que son art et qui possède, selon son collègue et rival Maurizio Cattelan, « quasiment la même notoriété qu’une pop star ». C’est dire que l’art contemporain a réussi à intégrer certains des traits de la culture populaire en même temps que ceux de la mondanité la plus élitiste, notamment grâce aux vernissages et soirées mondaines organisées lors des foires et biennales pour les collectionneurs les plus en vue – telle la foire d’Art Basel Miami Beach, où aff luent les plus grands collectionneurs internationaux, attirés autant par l’art que par les fêtes et visites de collections organisées en parallèle. C’est, pourrait-on dire, l’ « effet-Longchamp » de l’art contemporain actuel, pris entre culture de la célébrité, mondanité et luxe. Dire que l’art contemporain est devenu « à la mode » doit se prendre au pied de la lettre : il a rejoint des secteurs qui lui étaient jusqu’alors très étrangers, tels que la mode, le design, le luxe et la culture de la célébrité. Boutique Louis Vuitton proposant des sacs monogrammés pour accompagner l’exposition Murakami au MOCA 1 de Los Angeles en 2007 ; carrés Hermès dessinés par Daniel Buren, exposés à la Monnaie de Paris en partenariat avec la galerie Kamel Mennour ; participation de responsables institutionnels de l’art contemporain parisien à un défilé de mode organisé par Hermès le soir du vernissage de la Biennale de Lyon en 2005 ; maisons de ventes aux enchères possédées par deux grands collectionneurs d’art contemporain, Bernard Arnauld et François Pinault ; foires organisées dans tous les hauts lieux de la jet-set internationale : le mélange actuel de l’art, de la mode et du luxe ne manque pas d’exemples, d’autant que les styles aisément reconnaissables des artistes-stars – notamment les Anglo-américains – tendent à fonctionner comme des logos. Du sac de luxe à l’œuvre d’art contemporain, l’on est dans une même logique de distinction ostentatoire qui semble faite pour confirmer la validité de la thèse plus que centenaire du sociologue américain Thornstein Veblen sur la « société de la classe de loisirs ». Voilà qui suscite forcément des rejets, y compris à l’intérieur même du marché de l’art, où les galeristes trop unilatéralement engagés auprès de ce type d’artistes subissent Museum Of Contemporary Art. 1 8 cycle à propos de l'évaluation / LNA#65 parfois le dédain de certains de leurs pairs, encore attachés aux valeurs de naguère : « J’ai souffert pendant toute ma carrière de l’accusation d’ être une entreprise commerciale, je vais peut-être réussir à m’en sortir, comme l’a fait Larry Gagosian. On s’est moqué de moi comme on se moquait de lui naguère : forcément, les œuvres que nous présentons ne sont pas intéressantes puisqu’elles se vendent bien ! », témoigne le galeriste à succès Emmanuel Perrotin, exaspéré par « la mauvaise foi de ceux qui méprisent l’art commercial, l’art paillettes que je symbolise ». C’est que, de ce point de vue-là au moins, les choses ont bien changé depuis la première génération de l’art contemporain, lorsque les « artistes du siècle dernier », comme dit Christian Boltanski, se faisaient un honneur de ne rien vendre. 9