Entretien avec Patrick Chamoiseau Par Luigia Pattano
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Entretien avec Patrick Chamoiseau Par Luigia Pattano
Fort-de-France, 5 janvier 2011 Entretien avec Patrick Chamoiseau Par Luigia Pattano L.P. En 1989, vous avez rédigé et publié avec deux autres écrivains martiniquais un manifeste qui concourut, me semble-t-il, à tracer la voie de votre première poétique, voie dont vos trois premiers romans portent la trace. À l'époque de la publication de l'Éloge de la créolité, vous aviez déjà publié Chroniques des sept misères et Solibo magnifique. Texaco suivit en 1992. Si Texaco représente, me semble-t-il, le moment d'acmé de la Créolité dans votre production romanesque, il n'en est pas moins vrai que vos deux premiers romans traitent des mêmes questions d'écriture soulevées par l'Éloge : l'oralité, la mémoire, l'ancrage local, la diglossie et la nécessité d'en revenir au conteur. Est-ce que vous aviez déjà un « éloge de la Créolité » dans votre tête avant la publication de Chronique ? P.C. Ce qui se passe, en général, c'est qu'un roman n'est jamais la réponse à une question préalable. Ou mieux, c'est la réponse à une question préalable, mais c'est la formalisation d'une esthétique qui est encore obscure. Ce qui fait que chaque roman me permet de cristalliser, je dirais, une esthétique particulière. L'exploration qui se fait dans Chronique des sept misères m'a permis d'approcher, entre autres, la question des rapports entre l'oralité et l'écriture, et le phénomène urbain. Par conséquent, Chronique des sept misères est vraiment le début de cristallisation d'une esthétique que j'allais approfondir. Il faut plus considérer qu'un roman me permet de découvrir ce que j'ai ou de formaliser des choses qui sont encore incertaines, un peu floues, un peu obscures. Je ne commence jamais un roman avec des certitudes. Je fais toujours un roman avec des intuitions, des sensations. Et une fois que j'ai terminé le roman, je découvre, d'une certaine manière, quelque chose de ce qui va constituer mon esthétique. D'autant plus que le roman est vraiment un acte de sincérité. Lorsqu'on écrit, on écrit vraiment avec une sorte d'émotion, de don de soi, de vérité intérieure ou de vérité obscure, qui permet de mettre à jour des choses, des sensibilités qui sont là. Mais c'est vrai que je m'étais beaucoup intéressé à toutes les questions du développement urbain. Je m'étais beaucoup intéressé à l'oralité. J'avais lu tout ce qui pouvait se lire sur les contes. Par conséquent, j'avais déjà une bonne base en termes d'exploration et de connaissance. 1 Fort-de-France, 5 janvier 2011 Mais en termes esthétiques, c'est le roman qui me permet de passer un cap. C'est pourquoi, d'ailleurs, chaque roman représente pour moi une étape sur laquelle je n'ai plus à revenir. Si on regarde bien, de Chronique des sept misères jusqu'aux Neuf consciences du Malfini, on verra que je vais toujours dans des zones nouvelles. Je ne crois pas que je me répète. J'explore des choses qui me sont encore obscures et que je voudrais préciser. Donc je n'avais pas encore l'Éloge. L.P. Vous êtes en train de me dire qu'il n'y avait pas de projet poétique conscient au moment d'écrire Chronique ? P.C. Non. Lorsque j'ai commencé à écrire l'Éloge avec Confiant, mon idée était de rendre un hommage à Glissant. À l'époque, j'avais déjà beaucoup lu Glissant; toutes ses thématiques étaient dans ma tête et me permettaient d'écrire. D'ailleurs, c'est Malemort qui m'a permis d'écrire Chronique des sept misères ; ou mieux, l'émotion que j'ai eue en lisant Malemort m'a donné l'envie d'écrire Chronique des sept misères. Pour revenir à l'Éloge, l'idée était vraiment de rendre un hommage à Glissant, simplement pour dire aux Martiniquais comment, grâce à lui, j'avais réussi à libérer ma créativité. J'écris depuis l'âge de douze ans. J'ai eu une période très césairienne, où j'avais la logique Négritude, l'écriture césairienne, un rapport au français très très particulier. Et rapidement je me suis retrouvé dans une sorte d'impasse créatrice. Mais lorsque j'ai lu Glissant, il y a plein de choses qui se sont mises en branle. Beaucoup de perspectives et d'horizons nouveaux se sont créés. Je dis donc à Confiant : « Ça serait bien qu'on dise aux jeunes martiniquais : " Voici la caverne d'Ali Baba. C'est dans Glissant que vous allez trouver de quoi réveiller la créativité collective. " » Mon idée était plus de porter un témoignage. On nous a accusé d'être des talibans ou des ayatollahs, de donner des ordres à la création (comment il fallait écrire, comment il fallait créer) alors qu'il était écrit en toutes lettres que c'était un témoignage. Je souhaitais porter témoignage. Témoigner de la manière dont j'ai réussi à débloquer ma créativité. Je disais aux gens, notamment aux artistes, aux chanteurs, aux musiciens : « Voilà comment j'ai fait. Allez voir dans Glissant si vous pouvez. » Je pense que si les gens lisaient plus Glissant ici, on aurait une créativité beaucoup plus développée. L.P. Donc vous étiez à l'origine du manifeste. L'idée vint de vous. 2 Fort-de-France, 5 janvier 2011 P.C. Ah, oui, oui! L'idée, c'était un éloge à Glissant. C'est Confiant qui l'a appelé Éloge de la Créolité. Mais, à la limite, pour moi, ça aurait été Éloge à Édouard Glissant car c'était ça. Confiant a plutôt pris l'angle de la créolité, mais toutes les questions de créolisation étaient reliées à la question de la Relation. Glissant était, d'ailleurs, informé de toutes les étapes de l'écriture. Il les lisait. L.P. Le mot « Créolité » vient alors de Confiant. P.C. Oui, c'est lui qui l'a introduit. Confiant a été un militant du créole, ce que je n'ai pas été. Pendant très longtemps, il a travaillé pour la langue créole. Il avait un journal en créole et il avait déjà écrit une charte, je crois, de la créolité, mais c'était sous un angle linguistique alors qu'avec Glissant, on a plus la question de la créolisation qui n'est pas une question linguistique. Donc il a appelé « Créolité » quelque chose qui devenait une exploration identitaire. Mais au départ, chez Confiant, la Créolité était une question linguistique dans sa vie militante. Et là il l'a étendue à la question identitaire. Voilà donc pourquoi Créolité, créolisation, etc. L.P. Et Bernabé? P.C. Bernabé vint après. On a d'abord commencé à travailler avec Confiant et puis Bernabé nous a rejoints. C'est lui qui a introduit toute la dimension Négritude, le rapport { Césaire… Ça a été écrit très vite, en fait. On ne savait pas, d'ailleurs, que ça aurait eu cet impact. C'est vrai que l'impact a été aussi très largement conditionné par le fait qu'en même temps, on avait des romans qui avaient beaucoup de succès. Donc, du coup, ça faisait manifeste littéraire alors que c'était plus un témoignage. De toute façon, je ne m'y suis jamais inscrit. Confiant, lui, il a beaucoup parlé de créolité affirmant qu'untel est dans la créolité. Moi, on ne m'a jamais entendu dire qu'untel est dans la créolité. Pour moi, ce n'était pas une école littéraire ; ça n'a aucun sens. Et ce n'était pas non plus un manifeste : c'était vraiment un témoignage. D'autant plus que ma conception, je pense, a beaucoup évolué depuis, que maintenant Confiant doit avoir une conception un peu différente. Bernabé aussi. On est très libre. On n'a jamais eu le sentiment, ni voulu créer un corps, une école qui aurait des règles, bien que ça ait été reçu ainsi. Puisqu'à l'époque on écrivait beaucoup, notamment dans le journal Antilla – Confiant, c'est un polémiste terrible et moi-même, je faisais de la critique littéraire –, on donnait l'impression de 3 Fort-de-France, 5 janvier 2011 vouloir formater la production littéraire alors que c'était simplement l'expression de nos convictions. L.P. Quel fut justement l'impact de l'Éloge à la Martinique et à la Guadeloupe ? P.C. Ah, ici, ça a été terrible. Il y a eu une contestation violente. Les débats ont duré plusieurs années. Il a eu beaucoup d'opposition. L.P. Dans quels domaines ? P.C. Dans tous les domaines : politique, littéraire, artistique. Les gens étaient pour ou contre. Ils étaient surtout violemment contre. Non, non, ça a été chaud. Et nous, on répondait dare-dare. C'était une période assez polémique. Mais c'est vrai que l'opposition a été forte. D'autant plus que Glissant aussi a tout de suite pris ses distances en disant : « Pas la créolité, mais la créolisation, pas l'essence, mais le processus ». Ce qui était, à mon avis, un peu un artifice de sa part. Il y a eu un débat très vif. On a réveillé la vie intellectuelle martiniquaise, ça c'est sûr, et guadeloupéenne, parce qu'on était attaqués de partout. C'était terrible. Mais en même temps on publiait nos romans, on avait des prix littéraires. Et cela énervait beaucoup de monde, mais ça nous faisait aussi beaucoup de partisans. Donc c'était bien. L.P. Et Aimé Césaire, où se plaça-t-il ? Est-ce qu'il prit position dans le débat ? P.C. Il a eu quelques petites déclarations. Il disait que la Créolité, c'était bien, mais que ce n'était qu'un département de la Négritude alors que moi, je pense que c'est plutôt l'inverse. Mais il est toujours resté assez distant par rapport à cela. Je pense qu'il ne s'est jamais penché vraiment sur la question parce que Césaire a connu quand-même ce qu'on peut appeler la « pollution mulâtre ». Le mulâtre, d'une manière générale, reconnaissait son métissage, le mélange de blanc et de noir dont il était constitué, mais simplement pour se rapprocher du blanc et se débarrasser de l'Afrique. C'est-à-dire : « je suis un métis, donc je n'ai plus rien à voir avec les noirs. » Et dans l'esprit de Césaire, tout ce qui était créolisation, métissage, complexité identitaire, c'était peut-être – c'est une interprétation – s'éloigner de l'Afrique, c'est-à-dire mettre en second plan la dimension africaine. Donc je pense qu'il nous soupçonnait de « mulâtrisation », d'une certaine manière. Mais ça ne tient pas la route. Il suffit de lire ce qu'on a écrit pour comprendre qu'on ne peut pas être créole si on ne mobilise pas toutes les zones, et que 4 Fort-de-France, 5 janvier 2011 l'Afrique était considérée comme la colonne vertébrale d'un mouvement beaucoup plus fluide, complexe, mosaïque, d'un maelström, d'un magma... Je pense qu'il a été fermé làdessus. L.P. L'Éloge plaça les questions esthétique et poétique au sein de la question politique concernant le statut de la Martinique et l'identité de son peuple. Comment considérezvous ce texte aujourd'hui à la fois par rapport à son contenu esthétique et à son contenu politique ? P.C. Le contenu politique est, à mon avis, encore d'actualité parce que je pense que si nous n'avons pas accédé à l'indépendance, c'est parce que nous ne savions pas nous définir véritablement, que nous essayions de nous définir comme on se définissait dans les luttes anticolonialistes des années cinquante et soixante. On cherchait des atavismes, des antériorités, des profondeurs alors qu'on était né dans la colonisation, qu'on était donc des produits de la créolisation avec la particularité absolument terrible qui fait que le maître ou le dominant ou le colonialiste fait partie des éléments constitutifs de ce que nous sommes. On n'avait pas une période d'avant la colonisation à laquelle se référer. Avant la colonisation, c'était les Amérindiens. Ou, encore plus loin, comme Césaire avait fait, c'était l'Afrique. Alors que nous, la réalité dont on parlait, c'est une réalité qui est née dans la plantation esclavagiste à laquelle le maître occidental colonialiste était intégré. A partir de là, nous avions un trouble de définition qui, à mon avis, n'a pas pu susciter les réponses inédites qu'il fallait apporter. Donc, je pense que l'Éloge comme socle d'une nouvelle politique, d'une nouvelle conception de l'existence d'un peuple et d'une nation, une nouvelle définition des notions de peuple et de nation, une nouvelle, peut-être, définition des relations entre les peuples, beaucoup plus complexe, en interdépendance, est toujours là, d'une certaine manière. C'est ce que je continue à approfondir aujourd'hui. Donc l'intuition était bonne. On disait : « Si nous n'avons pas réussi à nous libérer de l'emprise française ou, en tout cas, à en faire quelque chose qui nous restitue un peu de souveraineté, c'est que nous n'avons pas pris en compte cette complexité initiale, que nous avons toujours voulu nous traiter d'une manière un peu monolithique, soit africaine, soit ceci, soit cela. » Du point de vue esthétique, tout est encore là aussi. Il y a deux dimensions dans l'Éloge. Il y a la dimension du lieu – comme le dit Glissant, le lieu est incontournable – d'où naissait un certain nombre d'urgences : la langue créole, l'exploration de l'histoire, l'auto-mésestime que nous avons pour nous- 5 Fort-de-France, 5 janvier 2011 mêmes, l'obscurité que nous avons sur nos héros… Il nous paraissait intéressant et important que l'expression artistique ou littéraire prenne en compte ces urgences locales. Et puis, il y a la dimension relationnelle. C'est-à-dire que le sens ultime de l'œuvre est donné dans la relation au monde, et l'évolution du monde. Et cette notion aussi apparaît déjà dans l'Éloge. Donc tout était là. Les gens se sont, bien sûr, beaucoup plus attardés sur la dimension du lieu, c'est-à-dire le créole, l'histoire, l'identité martiniquaise. D'ailleurs, on nous accusait essentiellement d'être des traditionalistes, de vouloir revenir aux traditions anciennes, de vouloir remanger de l'igname, de la dachine, etc. On nous accusait de préconiser un retour au passé alors que c'était simplement le traitement des urgences du lieu qui devait nous amener à la dimension relationnelle. Mais quand on lit bien l'Éloge, tout est là. Je pense que ça a été une intuition assez juste. Aujourd'hui, pour moi, les questions de langage sont, bien sûr, réglées. La question des rapports oralité-écriture et l'exploration de l'histoire comme espace existentiel, ça aussi c'est réglé. Nous avons réglé, en même temps, un certain nombre de choses. Je pense que les générations d'écriture actuelles peuvent continuer le chemin vers la relation au monde, avec des problématiques esthétiques encore plus complexes. L.P. D'ailleurs, c'est votre parcours même qui va dans ce sens-l{… P.C. Les gens me considèrent encore comme un traditionaliste. On me demande d'aller voir la grand-mère d'Untel pour prendre ses mémoires car elle a des choses à raconter. Ou alors, on me dit que dans mes textes il y a moins de créole, moins de petits jeux de langage. On ne comprend pas que tout cela est réglé pour moi. Là, c'est libre maintenant. Donc je me libère et je vais vers des choses qui me paraissent beaucoup plus fondamentales aujourd'hui. L.P. L'Éloge se fondait, me semble-t-il, sur une grande confiance dans la possibilité de représenter une réalité et une vérité locales par le biais de la littérature. Il affichait, d'une certaine manière, une forme particulière de réalisme. En convenez-vous ? P.C. Non, je ne pense pas qu'il y ait de vérité locale ou une essence locale ou une authenticité. On peut en trouver. Moi, je ne pense pas car à partir d'une même réalité, on pourrait avoir plusieurs authenticités. Il y a plusieurs manières d'être martiniquais, d'écrire martiniquais. Je n'ai pas de problèmes avec ça. Non, le souci, c'était vraiment l'urgence de traiter une déperdition – déperdition de la langue – et une mésestime – 6 Fort-de-France, 5 janvier 2011 mésestime collective de nous-mêmes et mésestime de nos réalités. Quand Chronique des sept misères a paru, beaucoup de critiques étaient du genre : « C'est quoi, ces djobeurs? C'est une mauvaise image du Martiniquais. Ce n'est pas assez noble. » Effectivement nous, on n'a pas de grands héros nobles. Quand on voit le héros césairien, c'est le grand rebelle avec l'épée, absolument style Spartacus, alors que là on avait des djobeurs. Les personnages de Confiant sont des personnages anonymes, populaires, avec des noms grotesques. Cela choquait beaucoup les gens – en tout cas, ceux qui essayaient désespérément de nier la réalité antillaise. Pour nous, c'était vraiment lutter contre une mésestime collective, changer de regard. C'était d'autant plus important que moi aussi, d'une certaine manière, quand j'avais quinze ans, j'essayais de passer par le sûr, cherchant les grands héros. J'écrivais des pièces de théâtre avec des héros triomphants, occidentaux, à la Spartacus, et il ne me serait jamais venu à l'esprit que ma mère avait peut-être été héroïque. Et que ces familles qui se battaient, tous ceux qui ont survécu au bateau négrier par des stratégies de détour, ceux qui ont survécu à l'esclavage, les femmes qui ont réussi { faire élever leurs enfants et { les envoyer { l'école… que tout cela était des héroïsmes obscurs, sans statut, qu'il fallait retrouver. Car c'est parce qu'on ne savait pas identifier cette dimension héroïque silencieuse que nous n'avions pas une perception positive de nous-mêmes. Donc il y avait plus l'urgence de dire : « Mais attention ! Là, il y a un trésor. Et ce trésor nous constitue. Il faut apprendre à nous regarder positivement. » Moi-même, je dois toujours faire un effort pour aller chercher la beauté là où apparemment il n'y a pas de beauté. Personne n'aurait pensé qu'on peut avoir de l'émotion, de l'amour, de la profondeur dans le marché aux légumes. Personne ne pourrait penser que dans une assemblé de rhumiers au carnaval avec un conteur comme Solibo, on pouvait essayer de chercher des choses fondamentales, importantes qui allaient structurer une nouvelle collectivité. Donc il fallait vraiment aller chercher dans ce que nous considérions être la «décharge de l'Histoire», c'est-à-dire une sorte de décharge publique, où nous avions rejeté beaucoup de choses de nous-mêmes. Il fallait aller fouiller là-dedans pour chercher des trésors. C'était un petit peu ça l'Éloge. Dire : « Attention. Nous cherchons notre trésor en dehors de nous-mêmes dans une sorte d'universel ». Car les gens avaient tellement peur de cette bâtardise, de ce truc qu'on ne comprenait pas, mélangé, méprisé, qu'ils se réfugiaient souvent dans l'universel ou dans une sorte de copyright des valeurs occidentales. Alors que là, on dit : « Non, non, il nous faut retourner dans la poubelle. » Et dans la poubelle nous avons tout nettoyé pour 7 Fort-de-France, 5 janvier 2011 regarder ce que nous avons jeté de nous-mêmes et qui pourrait nous donner aujourd'hui l'échafaudage d'une nouvelle construction. C'était ça. L'idée d'un réalisme, non. Moi, je pense qu'il y a dix mille manières de raconter le conteur, dix mille manières de raconter le marché aux légumes. Il n'y a pas de vérité. L.P. Je vous pose la question car, en fait, j'avais remarqué que les mots « réalité », « vérité » et « authenticité » sont quand même assez présents dans le texte de l'Éloge. P.C. Oui, parce qu'il y avait un tel déni – c'est vrai, c'est le sentiment que j'avais – il y avait un tel déni, un tel refus de cette réalité-là. Je ne sais plus qui disait que c'était une honte lorsque Chronique des sept misères est paru. Même quand Texaco a eu le Goncourt, des gens d'ici trouvaient que c'était une insulte de donner le Goncourt à quelqu'un qui salit la langue française. Pour eux, mettre du créole, c'était salir la langue. Maintenant on n'a pas l'impression que c'était ça, mais à l'époque les gens étaient très choqués. Beaucoup d'enseignants étaient absolument choqués par Chronique des sept misères. Jamais ils ne permettraient ça à l'école. Ils passaient leur temps à expliquer aux enfants comment écrire le français correctement et voilà quelqu'un qu'on publie chez Gallimard et qui écrit n'importe comment. Il fallait vraiment voir comment les gens rejetaient ce truc-là en disant : « Ça n'a rien à voir avec nous. » Or, pourtant c'était leur réalité. Donc, d'une certaine manière, il y avait le refus d'une vérité et d'une authenticité. Moi, je disais qu'il fallait seulement être nous-mêmes avec nos laideurs et nos beautés, et, à partir de là, exister. Alors qu'eux, ils avaient mis tout ça de côté et essayaient de se constituer à partir de la langue française, avec des valeurs qui venaient de France ou d'ailleurs. C'était ça, d'une manière générale, l'ambiance. Et, à mon avis, c'était la source de la stérilisation collective. Le seul domaine qui y échappait, c'était pratiquement la musique. Il y avait une très très grande vitalité musicale, alors que pour tout le reste, il y avait un tel refus de ce que nous étions qu'on était, à mon avis, en pleine stérilisation collective. Et il ne faut pas oublier que ce témoignage était censé relancer la créativité collective. C'était ça. Moi, j'avais déjà écrit plusieurs romans. J'en avais mille dans la tête. Confiant était très productif. Nous sommes la génération littéraire la plus féconde. Jusque-là, on n'avait jamais vu de générations d'écrivains produire autant. Donc, c'est vraiment une explosion de créativité qui nous vient de ce rapport à nous-mêmes. Peut-être les mots « vérité » et « authenticité » ont été pris dans un sens un peu réduit, mais c'était plus l'idée de dire : « Vous vous écartez de vous-mêmes. Revenez à vous-mêmes et à partir de 8 Fort-de-France, 5 janvier 2011 ce que vous pensez être la boue, cherchez la beauté. » C'était ça. Même Texaco. Pour les gens, les quartiers populaires étaient des trucs épouvantables. Or, Texaco a changé le regard des gens sur les quartiers populaires. Maintenant, on fait même des visites touristiques dans ce quartier. Ça ne veut pas dire qu'il soit beau du point de vue urbain, mais on sent qu'il y a là un manque d'organisation solidaire, culturelle, historique qu'il est intéressant de regarder. On a beaucoup permis aux gens d'être en meilleur accord avec eux-mêmes. L.P. Éloge de la créolité et Lettres créoles sont écrits à la première personne du pluriel. Loin d'être explicite et évident, ce nous énonciatif était, me semble-t-il, plein d'ambiguïtés car s'il était censé rassembler d'autres populations dans votre discours (toutes les populations franco-créolophones et d'autres qui auraient subi un processus de créolisation dans l'Éloge ; les seules populations de l'aire caraïbe partageant le français et le créole dans Lettres créoles), on a pourtant l'impression qu'au fond, il ne concerne directement que les Guadeloupéens et les Martiniquais, voire les seuls Martiniquais… P.C. Oui et non. Oui parce que le lieu est incontournable. C'est-à-dire que c'est un témoignage à la fois individuel et collectif. Il n'était pas dans notre idée – même pour la Guadeloupe bien qu'il y ait une grande proximité – de dire aux gens comment il fallait penser et écrire. L'idée, c'était de dire : « Nous, on a fait comme ça. Voilà la lecture que nous faisons de notre processus identitaire et des aliénations qui sont les nôtres. Et pour nous libérer de cela, pour libérer notre créativité, voilà comment nous avons fait. Que chacun fasse comme il veut. » C'est vrai qu'il n'y a jamais eu la prétention de créer une sorte de discours un peu universalisant, qui serait valable pour tous. Bien qu'il me semble que ce témoignage-là puisse servir à tout le monde. Mais il n'y a pas de volonté de parvenir tout de suite à une sorte d'universel généralisant, au contraire. L'esthétique contemporaine, c'est une esthétique, je dirais, de l'expérience : aujourd'hui, on ne peut pas donner des modèles ou des vérités, mais on peut témoigner d'une expérience. On disait donc : « Nous avons connu cela. Voilà comment nous avons fait pour nous en sortir et voilà ce que nous faisons de nos blessures, de nos douleurs, de nos malheurs, etc. Voyez comment vous pouvez faire. » Cela est, à mon avis, valable pour tous à titre d'expérience, un peu comme l'expérience de ceux qui ont connu la Shoah a été importante pour nous. Ou l'expérience de ceux qui ont connu l'exil. Toutes les 9 Fort-de-France, 5 janvier 2011 expériences culturelles, civilisationnelles, sont importantes, mais à titre d'expérience parce qu'il me semble qu'il y a là deux problématiques. Premièrement, il n'y a que l'expérience qui puisse être transmise aujourd'hui, et non pas un modèle ou une vérité. Et deuxièmement, l'expérience peut être collective, mais aujourd'hui elle est surtout individuelle. C'est-à-dire qu'aujourd'hui seule l'expérience individuelle peut nous permettre de construire notre propre expérience, transformer notre vie et ce que nous vivons en expérience. L.P. Donc ce « nous » ne rassemblait que trois « je ». P.C. Oui, voilà, c'était trois « je ». La preuve, c'est qu'après on n'a pas fait d'autres textes, à part Lettres créoles. Moi, je n'ai jamais cherché à monter une école. Je ne suis jamais allé, sauf si on me l'a demandé, à imposer quoi que ce soit. Par contre, on faisait de la critique littéraire en fonction de notre esthétique. Mais c'est normal. Tout critique littéraire a une esthétique. On lit toujours un livre en fonction de cela. L.P. Oui, d'ailleurs Lettres créoles est plus une critique qu'une histoire littéraire. P.C. Oui, oui, c'est notre vision. C'est notre expérience, notre apport. Un écrivain, c'est toujours quelqu'un qui a une lecture particulière de l'histoire littéraire. Et c'était marrant de voir comment Chamoiseau et Confiant lisaient leur histoire littéraire. D'ailleurs, on pourrait refaire la même chose avec la littérature mondiale. Quelle est notre vision de la littérature mondiale ? Quelle lecture je fais ? C'est intéressant. Moi, j'aurais bien aimé savoir comment Faulkner lisait l'histoire littéraire du monde. C'était ça notre idée. Donc ce sont des expériences individuelles. L.P. Dans Écrire en pays dominé, vous parlez de vos premières épreuves d'écriture, de vos poèmes français et de vos bandes dessinées en créole. Cette mention à vos pratiques créoles d'écriture ne sera pas suivie d'autres références dans le texte. Bien des pages après, vous revenez à la langue créole en affirmant que vous l'emploierez sans doute un jour pour écrire – je vous cite – « sans défense et sans illustration ».1 Qu'est-ce qui s'est passé après cette affirmation ? Est-ce que vous avez continué à pratiquer une écriture 1 P. Chamoiseau, Écrire en pays dominé, op. cit., p. 284. 10 Fort-de-France, 5 janvier 2011 créole « à l'en-bas d'une feuille »2, comme vous définissiez votre production en créole de BD ou d'« histoires racontées en contrebande » ? P.C. Non, je n'ai pas écrit de textes entièrement en créole jusqu'à maintenant. Je n'en ai pas éprouvé le besoin. Je pense que la langue n'est plus un marqueur identitaire déterminant. C'est un outil. Et je pense que les identités relationnelles sont multilingues. Et même peut-être plus que multilingues, elles sont potentiellement fluides. C'est-à-dire qu'elles peuvent se déplacer dans les langues. Je n'ai pas le sens des langues et le goût des langues différentes – je suis assez handicapé de ce point de vue-là – mais mon imaginaire est un imaginaire multilingue. Je n'ai pas la fétichisation de la langue, d'une langue. Aujourd'hui, je suis très libre par rapport aux langues, ce qui fait que je ne pourrais pas me positionner en militant par rapport au créole, même si je vois les dangers que court la langue créole aujourd'hui et que je sais qu'il y a des choses politiques et esthétiques à faire. Peut-être qu'il y aura d'autres écrivains – peut-être que Confiant est plus militant que moi de ce point de vue-là, mais moi, ma problématique est plus une problématique de poétique des langues. Quelle est la poétique des langues aujourd'hui dans le monde ? Il me semble que la poétique des langues aujourd'hui, c'est une poétique de fluidité, d'interaction, de mélange, de langage intermédiaire, de surgissement langagier éphémère. Tout en sachant que, du point de vue politique, il faut se battre pour qu'aucune langue du monde ne disparaisse. Donc il y a un travail politique à faire pour que la langue créole ne disparaisse pas et il y a un travail esthétique à faire, mais d'une esthétique qui ne serait pas militante. Lorsqu'on est dans l'esthétique, on n'est pas dans le militantisme. Le militantisme relève plus de la partie politique. Ce travail doit être sans doute accompli. En ce qui me concerne en tant que créateur, mon problème est plus cette poétique et cette formulation d'un imaginaire des langues du monde. C'est à ce niveau-là que je suis. Je ne suis pas très très militant au sens « défense et illustration ». L.P. Hier j'ai appris que vous aviez écrit des textes de chansons en créole… P.C. Oui, parce qu'en général les chanteurs utilisent la langue créole ici. Je ne sais pas pourquoi. Le français a du mal à s'imposer dans le monde de la musique et du zouk. C'est un mystère. Les textes de chansons que j'écris, c'est plus pour des amis. Comme les 2 Ibid., p. 67. 11 Fort-de-France, 5 janvier 2011 textes sont tous en créole, j'écris en créole. Mais ce n'est pas par une position idéologique. On peut être complètement aliéné en créole… L.P. Ce n'était pas par rapport à ça que je vous interrogeais, mais plus par curiosité. Je voulais savoir si vous avez continué à écrire des chansons en créole. Si cela vous arrive souvent… P.C. Ah non, c'est quand des amis me demandent. Quand un ami que j'aime bien me le demande, je peux lui faire un texte de chanson. Il y a un phénomène qui me paraît important : c'est que moi, j'essaie toujours de ne pas sacraliser l'écriture. Ou mieux, je la sacralise sans la sacraliser. Je la sacralise un peu – comment je peux expliquer ça ? Ce que j'ai constaté chez Perse, chez Faulkner ou chez Glissant, notamment, c'est qu'il y a vraiment une sacralisation de l'écriture. C'est-à-dire que Glissant ne va jamais écrire de chansons. Il ne va jamais écrire de chansons de zouk. Il m'a toujours reproché d'écrire de petits livres avec des amis photographes. Moi, j'essaie d'avoir une pratique d'écriture qui soit aussi affectueuse. Je peux écrire pour un ami qui est peintre, musicien ou faiseur de marionnettes. Je peux écrire des contes. Là je vais certainement écrire un roman policier. J'essaie de ne pas avoir une pratique solennisée de l'écriture. Pour qu'il demeure quelque chose qui existait à l'origine, qui était le plaisir d'écrire, le plaisir de raconter des choses, le plaisir d'entendre les mots, etc. Donc j'essaie de garder cette liberté-là et de ne pas prendre la posture de l'écrivain qui ne fait pas ceci, qui ne fait pas ça. Je vais certainement continuer toute ma vie à écrire de petites choses. En toute liberté. L.P. Toujours dans Écrire en pays dominé, vous décrivez les difficultés que vous avez eues à trouver un langage dans votre première production littéraire, celle qui ne connut pas l'édition. A propos de votre premier roman (non publié) portant sur une grève agricole, vous dites avoir dû adopter des « ruses de mangouste »3 pour contourner les problèmes soulevés par la nécessité de mettre du français dans la bouche des nèg-deterre dont parlait votre texte. Or, l'impression qu'on a en lisant vos romans édités est que vous sortez avec une certaine aisance et finesse de ces problèmes langagiers liés à la diglossie martiniquaise. Quelles étaient ces premières « ruses de mangouste » dont vous parliez ? Et est-ce que vous aviez établi une stratégie linguistique précise avant 3 Ibid., p. 85. 12 Fort-de-France, 5 janvier 2011 d'entamer l'écriture, un peu à la manière des contraintes que se donnaient Perec et les Oulipiens, par exemple ? P.C. Non, c'était plus inconscient. La seule contrainte, c'est que je ne pouvais pas écrire en créole. Ou alors, si je faisais une phrase en créole, il fallait qu'elle soit courte parce qu'il fallait la traduire. Il ne fallait pas casser le fil narratif qui était en français. La petite phrase créole de l'ouvrier agricole devait être très très brève. Donc du coup, la stratégie centrale, c'était qu'il n'y ait pas de dialogues. Je décrivais. D'ailleurs, j'ai gardé cette pratique-là : il y a toujours très peu de dialogues dans mes textes. Il y a plus de descriptif et puis, de temps en temps, on peut avoir un petit échange très bref. Ou alors je m'installe complètement dans une page de dialogue, mais alors là avec une stratégie qui est un mélange français-créole que les gens utilisent ici. Parce que les gens parlent en créole, mais lorsqu'ils parlent entre eux, il y a un français local. Et là le français local me libère. L.P. Ah oui, les dialogues de Solibo sont géniaux… P.C. Oui, ça c'est le français local. Les dialogues vont fonctionner avec le policier puisque c'est la diglossie. Avec le policier, les personnages ne vont pas parler en créole. Ils vont essayer de se mettre au niveau du policier. Donc ils vont essayer d'articuler un français qui devient un français spécial. Mais entre eux, il n'y a pas de dialogue inter-assemblée parce que, inter-assemblée, ça aurait dû être en créole. A part Congo qui parle en créole un peu partout, on ne voit pas de dialogue entre Sidonise ou Untel parce que là ça aurait dû être en créole. Mais tout ce qui est le rapport au policier, c'est en français. Là je suis à l'aise. Je peux prendre le français local. La plus grande ruse, c'était de trouver le moyen de tout raconter sans que les gens ne parlent entre eux. C'est une petite contrainte que j'ai gardée jusqu'à maintenant. Parce que c'est vrai que si on plonge dans la réalité populaire, on est en plein créole. En revanche, j'essaie de penser – ça aussi c'est une ruse de mangouste – en créole. C'est-à-dire que j'écris en français, mais j'essaie d'imaginer comment les gens l'auraient dit en créole et comment ils l'auraient vu en créole. Et le français est mis au service d'une « vision créole » de la situation. D'ailleurs, c'est intéressant parce que ça renouvelait un peu l'approche, la vision. Le fait que le soubassement et la vision étaient créoles donnait au texte une certaine originalité. Mais c'était vraiment un exercice. Le naturel aurait été que tout soit en français. C'est paradoxal. C'est ça l'aliénation. Mon naturel m'aurait transformé en écrivain français. 13 Fort-de-France, 5 janvier 2011 Pour être le plus proche de la complexité qui était la mienne, il fallait une très grande vigilance et des stratégies narratives qui me permettent d'éviter les dialogues en créole, toutes les situations où il aurait fallu recourir à un créole intégral. Ça c'est assez marrant. L.P. Parmi les éléments stylistiques récurrents dans vos romans, il y a le choix, pour les personnages, de noms qui sont à eux seuls pleins de sens. Dans ses Essais, Italo Calvino, qui accordait une grande importance aux noms de ses personnages, partageait les écrivains italiens de son époque en deux catégories : ceux qui donnaient des noms anodins à leurs personnages, et ceux qui choisissaient les noms en fonction de leur pouvoir évocateur pour qu'ils soient une sorte de définition phonétique des personnages qui les portent. Calvino se plaçait dans la deuxième catégorie et justifiait sa position par la volonté de susciter, dans la fiction, le même rapport subtil, impalpable, parfois contradictoire qui existerait dans la réalité entre un nom propre et la personne qui le porte. Est-ce que vous partagez la position de Calvino ? Quelle importance donnezvous au choix des noms des personnages dans votre écriture ? P.C. Ah oui, pour moi, le nom est toujours symbolique. Tous les noms que j'utilise signifient à la fois une place dans une situation sociolinguistique, voire sociale, et un rapport particulier à l'autorité dominante, à l'oppresseur. Ça c'est clair. On nous a beaucoup reproché les noms dérisoires comme « Pipi » et « Bouaffesse », qui choquaient énormément les gens parce qu'ici les gens ont envie de noblesse. Ils voulaient des noms corrects car voir cette bande de gens avec des noms pareils, qui correspondent d'ailleurs aux réalités populaires, les choquait. Ils pensaient que c'était dénigrer les Martiniquais. Mais tous ces noms dérisoires montraient à quel point la réalité créole était considérée elle-même comme dérisoire. Et comment notre « vérité » était elle-même considérée comme méprisable et dérisoire. Donc c'était, d'une certaine manière, leur mettre le nez dans ce qu'ils pensaient être sale, dérisoire, inutile. Les noms ont toujours été choisis comme ça. Et sans se concerter, Confiant fait la même chose. En même temps, il n'y avait pas à faire de création dans la mesure où dans la réalité populaire – je me souviens quand j'écoutais les avis d'obsèques car ça a disparu aujourd'hui – on avait le nom, mais on avait aussi le petit nom, le surnom, qui était toujours un peu bizarre. Et c'était le surnom qui permettait le mieux d'identifier la personne, comme s'il y avait deux réalités: le nom officiel et le surnom. Le second était lié à une réalité de proximité. Tous nos noms 14 Fort-de-France, 5 janvier 2011 sont donc l'équivalent des surnoms qui, pour nous, sont les vrais noms de la réalité. Je crois que j'ai un personnage, Nicéphore Adeldade, 4 qui est en dehors du milieu populaire, comme son nom l'indique. Je peux avoir des noms comme ça, complètement délirants, mais qui montrent tout de suite un positionnement social, un rapport à la France, une sorte d'extraction. Par conséquent, il y avait vraiment une stratégie nominative car le nom me permettait d'identifier les stratégies de domination, d'acception, de soumission, de résistance. Ça a bien fonctionné. Mais il s'agissait aussi de dire, fondamentalement, que les noms n'ont pas la même importance ici que dans les lignées occidentales. Ici il n'y a pas de lignée. Ou mieux, il n'y a pas l'idée de la lignée : la légitimation. La légitimation était ici donnée par la mère. Mais c'est vrai que lorsque j'étais petit, on demandait le nom de famille parce que le nom de famille permettait de situer la famille dans sa région. La première phrase qu'un Antillais va dire en rencontrant un autre Antillais, c'est : « Quel nom ? Quelle famille ? ». Car le nom permettait de situer une famille dans le sud, par exemple. C'étaient plus des localisations que des lignées ancestrales qui ne remonteraient à je ne sais pas quelle noblesse ou quelle tradition. C'était plus pour identifier géographiquement la personne. Surtout en ville. Dans les communes 5, un nom indiquait si quelqu'un faisait partie d'une telle commune ou pas ; alors qu'en ville, où les gens venaient de toutes les communes, ça permettait de dire avec précision : « Untel est de telle commune. » Donc ici ça n'a pas la même importance de légitimation. Ça n'accompagne pas le processus d'une lignée qui donnerait une sorte de transmission, de propriété. Ça renvoie à un autre rapport. La problématique des noms est très différente, en tout cas, ici. Mais notre symbolique était plus une symbolique du dérisoire, de l'inutile et du vulgaire parce qu'il s'agissait de dire : « Voilà, compte tenu de ce qu'on a fait de nous, nous sommes obligés de partir du fond de la poubelle pour chercher la beauté, le souffle et le ciel. » L.P. J'aurais voulu vous demander si vous vous inspirez toujours des avis d'obsèques à la radio pour les noms de vos personnages, mais apparemment… P.C. Non, il n'y en a plus. Il n'y a plus de surnoms. Ça disparaît progressivement. Personnage d'« orfèvre triomphant » dans Chronique des sept misères. Chamoiseau, Chronique, op. cit., pp. 48, 83-84. 5 Comme on le peut déduire du propos de Chamoiseau, le terme « ville » n'est couramment utilisé à la Martinique qu'en référence à Fort-de-France, les autres municipalités étant appelées « communes » pour les distinguer de la première. 4 15 Fort-de-France, 5 janvier 2011 L.P. Donc vous avez perdu une source. P.C. Comme ça a changé et qu'on n'a plus ce souci, c'est une question réglée pour moi. Je me souviens d'un critique littéraire – je crois que c'est Richard Burton – qui disait que Chamoiseau affichait un nous polyphonique dans Chronique des sept misères, alors que dans Texaco, on arrivait à une sorte de je. Pour lui, j'aurais abandonné la question du nous. Mais pour moi, nous sommes dans une problématique du nous et du je. On a un collectif à faire et, en même temps, on est dans un processus d'individuation qui est celui qui se passe dans le monde actuel. La problématique du nous est réglée, une fois que ça a été fait. Pour moi, un roman règle une question. Après, il n'y a plus à y revenir dessus car elle finit par irriguer de manière plus profonde ce que j'ai à faire. Donc chaque roman me libère d'une certaine manière. Une fois qu'elle est réglée, la question qui était apparente, démonstrative, irrigue les fondements du texte et cesse d'être spectaculaire dans les textes suivants. Elle est encore là, mais elle n'a plus le côté spectaculaire. Je n'ai plus un artifice créole-français aussi spectaculaire que dans Chronique des sept misères. Ça serait artificiel, d'ailleurs, de le faire, car quand on voit le rapport des gens à la langue française, on se rend compte qu'il s'est modifié aussi. Il y a plus de liberté, plus de fluidité entre créole et français. Il y a une décréolisation du créole. Il y a peut-être plus de désacralisation du français. Donc la problématique a changé par rapport aux années quatre-vingt. L.P. Dans vos textes, il y a deux figures que vous évoquez souvent et que vous reliez : Édouard Glissant et le conteur créole. Le premier, Édouard Glissant, serait à l'origine de la fondation d'une littérature authentiquement créole – entreprise qu'il aurait accomplie en relayant l'entreprise du conteur créole, que vous considérez comme une sorte d'ancêtre de l'écrivain créole. Par rapport au premier, vous avez expliqué, dans diverses circonstances, l'importance de votre rencontre avec ses textes, notamment avec Malemort. Mais vous ne dites ni comment et quand eut lieu votre première rencontre avec l'œuvre de Glissant ni comment et quand eut lieu votre première rencontre avec l'écrivain en chair et en os. Ça vous dirait de me raconter ces deux rencontres ? P.C. Je connaissais Glissant depuis très longtemps, même si pas personnellement. Je connaissais son travail, qui ne m'avait pas particulièrement frappé. J'ai d'abord eu ma période Négritude. Je passais plus de temps à lire et à relire Césaire, et à me déclarer 16 Fort-de-France, 5 janvier 2011 nègre, africain, anticolonialiste. La Négritude est un outil de combat. C'est vraiment ce qu'il faut pour un adolescent alors que les nuances et les subtilités de Glissant, l'approfondissement, me passèrent au dessus de la tête pendant longtemps. Mais je le lisais. L.P. Vous aviez quel âge ? P.C. Je devais avoir seize, dix-sept, dix-huit ans. Il avait déjà publié Soleil de la conscience, que j'avais. Il avait déjà publié L'Intention poétique. Mais je n'avais pas les bonnes questions. Et la Négritude fonctionnait bien pour moi. Donc j'avais rencontré ses œuvres ici, mais sans écho particulier. D'ailleurs, j'ai passé une bonne partie de ma vie à offrir des livres de Glissant en pensant qu'il y aurait une révélation. Mais souvent il n'y a pas de révélation : les gens lisent exactement comme moi quand j'avais quinze ans. Si on n'a pas les questions, on n'a pas les réponses. La Négritude a marché parce que j'avais des questions sur ma peau noire, sur qui j'étais. On avait des problèmes avec nos cheveux. Avec mon nez. Les filles préféraient les gens plus clairs. Bref, on était vraiment dans des problématiques existentielles un peu dramatiques. Et l'idée de la Négritude, le black power, nous donnait des outils alors que la complexité de Glissant, non. Il était déjà dans la relation, la créolisation, le mélange, des problématiques littéraires très avancées. On n'en était pas là. Il faut vraiment que je parte en France et que je tombe sur Malemort. À l'époque, j'étais vraiment dans l'impasse littéraire. C'est donc en France que je lis pour la première fois Glissant de manière différente. Je lisais avec la nostalgie du pays en cherchant vraiment les petits détails véridiques. La littérature de la Négritude me coupait, d'une certaine manière, de ma réalité. Ici, j'étais dans une sorte d'abstraction universaliste à la couleur négriste, qui me faisait perdre le rapport aux djobeurs, qui étaient pourtant autour de moi. J'étais vraiment dans une sorte de grand discours anticolonialiste, négriste alors que quand j'étais en France, j'avais ce désir du pays perdu, du détail, des souvenirs. Et du coup, Malemort prend un éclat particulier parce qu'il me ramène les djobeurs. Il me ramène des gens que je connaissais. Il me ramène mon enfance. Il me ramène un langage qui n'est pas purement créole, mais un mélange créole-français... Il me ramène donc à quelque chose qui était en moi et qui me manquait. C'est pour cela que l'impact a pu se faire. Et c'est là que la grande histoire va commencer. Mais il y a aussi le fait qu'auparavant j'avais un rapport plus analytique avec Glissant. C'était un rapport plus d'ordre analytique qu'esthétique. D'ailleurs, le Discours antillais 17 Fort-de-France, 5 janvier 2011 nous permettait de trouver ce que nous cherchions. Avant de partir, je lisais la revue Acoma aussi, où il faisait des analyses sur la réalité antillaise. J'avais lu tout ça. L.P. Vous l'aviez déjà rencontré ? P.C. Non, je l'avais rencontré une fois à l'époque où je faisais les bandes dessinées. J'étais avec un ami qui était à l'IME, l'école qu'il dirigeait. C'était un ami d'enfance. Il avait réussi au bac et allait donc visiter ses professeurs. J'avais accompagné cet ami chez Glissant et lui, en me voyant, il m'avait dit : « Ah, c'est vous qui faites les petites bandes dessinées. Bravo! Continuez, continuez. » C'est tout. Il n'y avait eu aucun contact. C'est lorsque j'ai lu Malemort que du coup j'ai commencé à écrire Chronique des sept misères. Et quand Chronique des sept misères a été fini, j'ai pensé tout de suite que c'était à Glissant de le préfacer. Et comme en plus ça venait de son travail, j'avais envie de savoir ce qu'il allait en penser. C'est donc à ce moment-là que j'ai cherché à le rencontrer. J'ai appris qu'il était directeur du Courrier de l'Unesco, j'ai téléphoné à l'Unesco et on me l'a passé. Je lui ai dit que j'avais écrit un roman et demandé s'il voulait le lire. Glissant m'a répondu de le déposer chez lui, et que oui, il allait le lire. Par conséquent, je suis allé à l'Unesco. Je ne sais plus en quelle année. Peut-être quatre ans avant la sortie du livre. Peut-être dans les années quatre-vingt-trois quatre-vingt-quatre. Je suis allé à l'Unesco, je lui ai donné le manuscrit. Lui, il était au téléphone. Il m'a dit : « Déposez le manuscrit sur la table. » Moi, je l'ai déposé et suis reparti. Trois ou quatre mois plus tard, n'ayant aucune nouvelle, je l'ai rappelé pour savoir s'il l'avait lu. Glissant m'a répondu que c'était pas mal et qu'il l'avait déposé aux Éditions du Seuil. Et il l'avait effectivement déposé aux Éditions du Seuil avec une recommandation pour qu'il soit édité. Ce qui m'avait surpris parce que moi, j'avais l'idée de ne pas me faire publier en France, mais de me faire publier en Martinique. Au lieu de faire le circuit habituel, je voulais choisir une maison d'édition antillaise. Soit les Éditions Desormaux soit les Éditions Caribéennes. Mais quand Glissant m'a dit qu'il l'avait déposé au Seuil, j'ai laissé aller. Le Seuil a refusé. Et d'ailleurs, toutes les maisons d'édition antillaises ont refusé. Les Éditions Caribéennes ont refusé. Les Éditions Desormaux ont refusé. Tony Delsham (les Éditions MGG) a refusé aussi en me disant : « Non, mais c'est un truc d'intellos. Personne ne va lire ça. C'est illisible. » Et quand ça a été refusé un peu partout, en désespoir de cause, je l'ai déposé chez Gallimard, où il a été accepté. Chronique des sept misères est donc sorti et a eu un grand succès. Je suis passé chez Bernard Pivot. Je n'avais toujours pas revu 18 Fort-de-France, 5 janvier 2011 Glissant. Ce n'est qu'en quatre-vingt-huit, quand j'ai publié Solibo Magnifique, que j'ai essayé de le revoir pour lui offrir le livre. Je suis allé donc chez lui, place Furstenberg… Je l'ai rencontré dans la rue au moment où il était en train d'entrer. Je lui ai dit: « Je vous ai apporté mon dernier livre. » Et lui : « C'est formidable! On fait une fête. » Et c'est là que ça a commencé. Il a fait une fête chez lui pour la sortie de Solibo Magnifique. Son épouse avait fait des marinades. Ça avait été une belle soirée. On avait diné ensemble. Et depuis on ne s'est jamais quittés. L.P. Comment et quand eut lieu votre première rencontre avec les conteurs ? Est-ce que vous avez vraiment eu la possibilité de fréquenter ce personnage pendant votre enfance et jeunesse, lors des veillées mortuaires ou en d'autres circonstances ? P.C. Non, je ne connais pas les conteurs. Le milieu de Fort-de-France est un milieu urbain ; il n'y a pas de conteurs. Le seul rapport que j'ai eu avec les contes est lié à une jeune fille, qui s'appelait Jeanne-Yvette et qui était une conteuse naturelle. Or, il faut savoir que dans la tradition il n'y a pas de femmes conteuses. Jeanne-Yvette nous racontait des histoires. Quand elle était là – elle venait chez les voisins très rarement, une fois tous les six mois –, elle nous racontait les pires histoires de diables, de zombis… On était tous petits autour d'elle et on était complètement épouvantés. Ça m'a beaucoup marqué. C'était vraiment une conteuse exceptionnelle parce qu'elle nous mettait dans des états de terreur qui étaient absolument fascinants. Je pense que c'est elle qui m'a donné le virus du conte, en tout cas, qui a donné du sens au conte pour moi. Ce n'est pas simplement une démarche intellectuelle. Lorsque Jeanne-Yvette était passée, on avait des mois et des mois de cauchemars et de peurs. On avait peur du noir. On voyait des zombis partout. Donc elle m'a vraiment initié au conte créole. Ce n'est que lorsque je vais revenir en Martinique, en quatre-vingt-six, que je vais avoir une démarche militante pour aller rencontrer les vieux conteurs. J'ai même enregistré de vieux conteurs. A l'époque, il y en avait encore alors qu'aujourd'hui, ils sont presque tous morts. J'ai écouté, j'ai entendu pendant des soirées complètes de vieux conteurs conter avec la méthode ancienne. C'est fascinant. J'ai même fait des émissions de télé et de radio où je les invitais. Et c'est là que j'ai découvert le monde du conte de la campagne, que je ne connaissais pas quand j'étais enfant. L.P. Une petite curiosité : y-a-t-il un visage réel derrière Solibo Magnifique ? 19 Fort-de-France, 5 janvier 2011 P.C. Oui, il y a un visage réel. C'est celui qui est sur la couverture de l'édition originale, qui était une photo, en fait. Je crois que c'est un nègre de Cuba. Un personnage très étonnant. Je me souviens que quand j'écrivais Solibo, j'avais cette photo devant moi. Je suis très sensible aux photos. À partir d'une photo je peux raconter des histoires. Quand j'ai vu ce personnage avec son petit chapeau, avec son air malicieux, je l'ai mis devant moi : il a nourri le personnage pendant les trois ou quatre ans d'écriture. Il y a donc un vrai visage, mais je ne sais pas d'où il est. Je pense que c'est un nègre cubain quelconque. Pour moi, Solibo c'est un symbole… parce que je n'ai pas le souvenir de soirées de contes à Fort-de-France. Je n'ai jamais vu ça pendant le carnaval. Je sais qu'il y avait des cercles de tambour, de tambouyé, et je sais qu'il y avait des chanteurs qui accompagnaient les tambouyés, mais je n'ai jamais vu de contes dans les rues de Fort-de-France. L.P. On dirait que vos premiers romans sont bâtis autour de deux thématiques principales, celle des langues et celle de la parole, qui renvoie à l'oralité créole et donc au conteur, paroleur fondamental. En ce qui est de la première thématique, on a l'impression que vos textes mettent en scène et dévoilent les mécanismes de pouvoir qui sont à la base des conversations quotidiennes et que Bourdieu a étudié dans ses essais consacrés au pouvoir symbolique du langage. Pour ce qui concerne la seconde, on dirait que c'est le moteur même de la narration. Dans Texaco, qui est, au fond, le récit d'une bataille verbale se terminant par la victoire de la narration et de la parole poétique sur une administration aveugle, la force de la protagoniste est dans son nom secret (une parole) et dans sa parole (son récit), dont elle n'est que l'instrument. D'où vous vient cet intérêt ? P.C. Je pense que ça vient simplement de ce qu'était ma propre histoire littéraire. J'ai commencé à écrire à partir de Césaire, avec une langue française qui, à mon avis, n'était pas problématisée. Ou mieux, elle était problématisée selon des modalités qui ne remettaient pas en cause le fait que ce n'était pas ma seule langue ou ma langue première. C'est lorsque je suis arrivé au bout de l'impasse que du coup la seconde langue, la langue créole s'est imposée. Elle m'a permis de retrouver un bond de créativité simplement par son imaginaire, l'imaginaire créole. Retrouvant une vision créole. Par exemple, je veux décrire un coucher de soleil. La question que je me pose est : « Et bien, comment en langue créole on dirait ça ? Comment ma mère verrait ça ? Comment un nègre du marché verrait ça ? » Donc ça m'a permis vraiment de relancer la 20 Fort-de-France, 5 janvier 2011 machine narrative à partir de quelque chose qui était beaucoup plus proche de ce qui était à l'intérieur de moi. Et du coup la langue créole a jeté un éclairage sur des choses qui étaient invisibles, c'est-à-dire le marché, les djobeurs, les petites gens… Toutes ces problématiques qui correspondent vraiment à ce que j'ai vécu. J'ai vécu l'impasse de la langue française utilisée comme langue-soleil, langue magnifiée qui tentait d'ignorer la langue créole. Pour ce qui est de la problématique oral-écrit, c'est pareil. Parce qu'une fois qu'avec la langue créole on revient aux réalités populaires, qu'est-ce qu'on trouve ? On trouve la langue créole. On trouve le parler créole. Alors, comment écrire cela ? Estce qu'il faut mettre du français dans la bouche des gens ? Si on met du créole, c'est illisible. On ne peut pas tellement être publié. Comment il faut faire ? Il faut trouver un moyen. Quand on écoute bien, ils parlent aussi français. Mais derrière leur français, il y du créole. En ces moments-là, on entre dans une autre problématique qui donne encore des impulsions de créativité. Donc c'était lié simplement à une histoire personnelle. Une histoire qui était paradoxalement authentique. C'est ça peut-être la chance que j'ai eue : j'ai toujours eu un truc sincère. C'est vraiment lié à des problématiques qui correspondent à ce que je vivais. Et du coup cela me permettait de clarifier toutes ces questions que je rencontrais dans ma vie quotidienne. Voilà pourquoi ces deux thématiques-là apparaissent – et disparaissent, d'ailleurs, aussi vite. Mais il y a une problématique aussi qui est importante : c'est la problématique de la ville. Moi, je suis né en ville. Je ne connais pas la campagne comme la connaît Confiant, qui est né au Lorrain. Je n'ai jamais vu un seul béké : les seuls békés que je voyais, c'était ici au bord de mer, dans des boutiques. Et pourtant, c'est à la campagne que mes premiers textes se passaient. Je niais complètement la ville parce que toute la littérature antillaise était une littérature de plantation. C'était plutôt la littérature de Saint-Pierre. Pour moi, il fallait raconter la campagne, avec les herbes, les champs de canne, l'usine, etc. C'était ça le fond antillais. La récupération de la ville que j'ai faite à partir de Chronique de sept misères a été, pour moi, importante. Et ça s'est fait toujours par la langue créole. Par le problème de l'oralité. Donc du coup je suis allé chercher ce que je connais de plus intime, et ce qui en moi était considéré comme inutile, vulgaire, insignifiant, sans intérêt. Et qu'est-ce que j'ai trouvé ? J'ai trouvé la ville. Parce que j'ai toujours inconsciemment nié, dans ma réalité, ma dimension urbaine, je suis parti à sa conquête. Par conséquent, la ville aussi, c'est une de mes grandes thématiques. Mais ce n'est pas une thématique intellectuelle, c'est une thématique personnelle. Je récupère mon espace urbain. 21 Fort-de-France, 5 janvier 2011 L.P. Par rapport à l'adjectif « inutile » que vous avez déjà utilisé deux fois, il y a une expression qui revient dans vos textes et qui est celle de « paroles inutiles ». D'où vient cette expression ? Est-ce qu'elle a un sens en créole ? P.C. Ah, oui, parler des paroles inutiles. Quand on dit à quelqu'un en créole qu'il parle de paroles inutiles, cela signifie qu'il parle pour rien. Que ce qu'il dit n'est pas constructif, fondateur. Mais c'est important l'inutile. Même Solibo dit à un moment que c'est bien d'avoir une parole inutile parce que l'inutilité permet d'échapper aux nécessités dominantes. L.P. Et finalement on se rend compte dans le roman que ce ne sont que les paroles inutiles qui ont peut-être une utilité, alors que l'utilité publique de… P.C. Oui, l'inutile nous ramène à ce que nous avons déserté. Or, le problème, c'est que pour être authentique, pour retrouver notre réalité, il fallait aller chercher ce que nous sommes en train de délaisser. Et je pense que cela est toujours valable aujourd'hui pour tous les écrivains du monde. J'ai toujours pensé que dans l'écriture littéraire, il fallait une certaine impudeur, c'est-à-dire qu'il fallait travailler avec ce qu'on a tendance à cacher puisque dans la vie, dans les rapports quotidiens, nous passons notre temps à cacher des choses qui sont intimes, qui sont à nous, qui sont dans la zone obscure : nos secrets, nos fondements, nos peurs. On est constitué de toute une cale, je dirais, un fond obscur qu'on refoule et qu'on ne présente pas aux autres. Alors que l'écriture est directement reliée à cette partie-là. Quelqu'un qui écrirait ou qui ferait de l'art sans être relié à sa partie obscure, secrète, n'est pas sincère. Et c'est ce qui fait que j'ai toujours un sentiment d'impudeur lorsque j'écris car c'est vraiment quelque chose qui est au plus profond de moi que brusquement je ramène sous couvert de littérature. Et cette démarche qui est une démarche personnelle rejoint une démarche collective parce que collectivement nous avons refoulé tout ce qui constitue notre réalité la plus profonde. Donc l'inutile est précieux aujourd'hui comme le vulgaire est précieux, comme le laid est précieux. A priori, dans notre réalité, c'est à partir de ce qui est détestable qu'il faut commencer à explorer parce que c'est là que se situe le point de l'aliénation. 22 Fort-de-France, 5 janvier 2011 L.P. Par rapport au mot « parole » même, dans vos textes il est souvent introduit par des verbes comme « donner », « bailler », « envoyer ». Est-ce que c'est une manière créole de dire l'acte de parler ou de raconter ? P.C. Oui, c'est une manière créole. En créole, on dit toujours « donner la parole ». « Donne-nous la parole. » « Baille la parole. » La parole est considérée comme un objet. Mais ça c'est un vieux truc africain. C'est la question du verbe initial, fondateur. Le langage nous révèle des fondements sociétaux et identitaires. Et la parole a, d'une certaine manière, été toujours sacralisée ici. Donc, oui. Ça c'est purement créole. L.P. Est-ce qu'il y a un roman ou un écrit dont vous êtes particulièrement satisfait ou auquel vous êtes sentimentalement attaché dans votre production littéraire ? P.C. Ah oui, c'est Solibo Magnifique, qui est le plus créole de mes romans. J'ai écrit Solibo Magnifique en écoutant du gwo ka, du bèlè, des musiques de tambour. C'est un roman qui a été écrit avec des sons de tambour. Mais j'aime beaucoup aussi Biblique des derniers gestes, qui est une tentative de « roman-monde ». Là, je pense que je me suis un petit peu… pas trompé… mais je pense qu'il y a deux manières d'envisager un romanmonde. Soit à la manière Biblique soit peut-être à la manière L'esclave vieil homme. Je pense qu'on a deux romans-monde, d'une certaine manière. Et on peut avoir une approche du monde qui ne soit pas nécessairement baroque et épique au sens traditionnel. On peut l'avoir d'une manière un peu différente. L.P. Deux petites questions finales. Comment classeriez-vous votre écriture aujourd'hui ? Comme littérature créole en langue française ? Littérature martiniquaise ?... P.C. Non, c'est un langage personnel. Moi, je crois qu'aujourd'hui les langues sont devenues secondes. Tout écrivain, c'était un langage dans une langue. Aujourd'hui tout écrivain, c'est un langage dans le monde. L.P. Donc littérature tout court ? P.C. Oui, oui, c'est mon langage. L.P. Et est-ce que vous êtes en train de travailler à quelques projets d'écriture ? Vous avez un roman prêt ? 23 Fort-de-France, 5 janvier 2011 P.C. Oui, il y a beaucoup de choses. Là je vais écrire un roman policier que j'ai promis depuis longtemps à un ami qui dirigeait une collection : Patrick Raynal. Je vais écrire aussi un essai sur Saint-John Perse. Et puis, j'ai un roman qui est terminé, que j'ai écrit pour un autre ami, qui dirigeait une collection qui s'appelle « Interstices ». C'est une variation sur Robinson Crusoe. Qu'est-ce qu'on peut dire ? On peut dire que le Robinson de Defoe essayait de reconstruire la civilisation perdue sur une île. Donc c'était un peu le colonisateur. On peut dire que le Robinson de Tournier c'était la problématique de vivre sans l'autre : qu'est-ce que ça devient vivre sans l'autre ? Et mon Robinson à moi sera comment on peut vivre avec l'impensable. L.P. Il se déroule à la Martinique ? P.C. Non, dans une île des Caraïbes. Robinson, c'est sur une île par ici qu'il était isolé. Donc c'est une île quelque part par ici. Il doit apprendre à vivre avec l'impensable, qui est la problématique contemporaine. Et ça s'appelle Empreinte à Crusoe parce que c'est à partir de sa propre empreinte qu'il va développer l'introspection terrible qui va l'amener à se confronter à l'impensable. Il va paraître dans le courant de cette année. L.P. Et vous avez renoncé à votre projet sur l'Odyssée ? P.C. Non, non. Le problème des projets c'est que ça dépend de leur temps de maturation. J'ai le projet de L'esclave vieil homme et le molosse depuis l'âge de quinze ans. J'avais lu Le vieil homme et la mer et j'avais toujours voulu écrire Le vieux nègre et le chien. J'avais donc ça comme projet à quinze ans. Et ça s'est déclenché beaucoup plus tard. Par contre, la question de l'Odyssée, c'est pour moi l'histoire d'une lignée de femmes à partir d'une réalité contemporaine. Une femme d'aujourd'hui avec toutes les problématiques d'aujourd'hui qui serait habitée par les expériences anciennes de toute une lignée de femmes. Mais ça n'a pas encore muri. On verra. Le jour où ça va murir, ça sortira très vite. J'ai l'impression que ça sera un grand roman. Je ne sais pas s'il sera long ou court, mais j'ai l'impression qu'il sera un roman assez conséquent. 24