miracle de la rose
Transcription
miracle de la rose
“MIRACLE DE LA ROSE” JEAN GENET © Jacky Ferjault protégé par le dépôt légal à la BNF “ 5 novembre 1925. Le jeune Genêt Jean — âgé de quinze ans — présente [...] un certain degré de débilité et d’instabilité mentales qui nécessitent une surveillance spéciale. Avant de prendre une sanction aussi importante que l’internement dans un asile spécial, j’estime qu’on peut essayer au préalable de confier ce jeune à un patronage comme celui de Vaugirard, 379, XVe.1 ” Cet “ incident de parcours ” n’est pas le premier pour l’enfant, né de père inconnu et abandonné par sa mère lorsqu’il avait sept mois. Placé chez des parents nourriciers, il est, à l’âge de l’école, membre de la chorale, enfant de chœur et commet ses premiers chapardages, ce qui ne l’empêche pas d’être reçu premier au certif d’études primaires, fin de sa formation scolaire. A quatorze ans, il s’évade au bout de quinze jours de l’école de typographie où il avait été placé en apprentissage. Retrouvé le 10 novembre 1924 à Nice, il est ramené à l’hospice des Enfants assistés à Paris, puis placé chez un compositeur aveugle où il détourne et dilapide une petite somme d’argent qu’il lui avait confiée. Le 9 février 1926, nouvelle fugue. Arrestation à Marseille deux jours plus tard. Retour à Paris. Nouvelle fugue moins d’un mois après. On retrouve l’adolescent dans un train en partance pour Bordeaux. Le juge d’instruction décide de “ maintenir en dépôt jusqu’à nouvel ordre [...] Genêt Jean, quinze ans, prévenu de vagabondage.2 ”. Voilà donc l’ado en prison pour trois mois. “ On peut aisément imaginer quelle doit être la souffrance d’enfants ou d’adolescents, habitués jusque-là à une vie errante et vagabonde, soudain contraints au silence et à l’immobilité, obligés de calculer chacun de leurs gestes, d’éviter le moindre bruit, sous la surveillance continuelle de gardiens méticuleux et féroces .3 ” L’administration ne faisait pas exactement la même analyse : “ Seul dans sa cellule, le détenu est livré à lui-même ; dans le silence de ses passions et du monde qui l’entoure, il descend dans sa conscience, 1 il l’interroge et sent en lui se réveiller le sentiment moral qui ne périt jamais entièrement dans le cœur de l’homme.4 ” Genêt lui, n’en a cure. A sa sortie de prison, il est, semble-t-il, placé à Abbeville comme valet de ferme ... et s’enfuit à nouveau au bout d’un mois. Il est repris le 19 juillet 1926, et, “ en attendant ”, emprisonné à Meaux. Le 2 septembre, il arrive à la colonie agricole pénitentiaire de Mettray, en Touraine. Il n’y restera que deux ans (pimentant son séjour d’une fugue un mois après son arrivée, suivie d’un retour5 — avant de s’enfuir à nouveau) mais le cadre et certains de ses “ compagnons d’infortune” constituent une part importante de “ Miracle de la Rose ” qu’il écrira dix-sept ans plus tard, lors d’un séjour à la prison de la Santé. “ Si écrire veut dire éprouver des émotions ou des sentiments si forts que toute votre vie sera dessinée par eux, s’ils sont si forts que seule leur description, leur évocation ou leur analyse pourra réellement vous en rendre compte, alors oui, c’est à Mettray, et à quinze ans, que j’ai commencé d’écrire. ”6 A cette époque, Genêt est sous deux influences littéraires fort dissemblables. Celle du poète Pierre de Ronsard (“ Si j’ai été séduit, parce que je l’ai été, par la langue, ce n’est pas à l’école, c’est vers l’âge de quinze ans, à Mettray, quand on m’a donné, probablement par hasard, les sonnes de Ronsard. [...] Ce que j’avais à dire était tel, témoignait de tellement de souffrances, que je devais utiliser cette langue-là7 ”) et celle des romans populaires, mélodrames fourmillant de donjons, de duels, d’assassinats, de viols et de poisons, dont la lecture était très en vogue dans le pénitencier. Genêt a souvent cité Gustave Lerouge, Emile Gaboriau, Paul Féval, “ son préféré ”, et Ponson du Terrail (“ [Ils] ont fait passer furtivement dans leurs textes les silhouettes flexibles et légères des pages mystérieux qui semaient la mort et l’amour*.8 ”) . Archives (microfilm) de l'hôpital Henri-Rouselle. . Registre d'écrou, prison de la Petite-Roquette, 8.03.1926 (Archives de Paris). 3 . Henri Gaillac, Les maisons de correction, 1830-1945, Ed. Cujas, 1971. 4 . Journal des Economistes, II, 1842. 5 . " Accusé d'infraction à la " liberté surveillée ", il fut acquitté, attendu qu'il avait " agi sans discernement " et que le directeur de Mettray avait fait savoir qu'il était disposé à le reprendre " (Tribunal de grande instance pour enfants et adolescents d'Orléans, minute de jugement, 28.12.1927, Archives du département du Loiret) 6 . Interview d'André Clarté par Albert Dichy et l'auteur, 1989. 7 . Entretien avec Bertrand-Poirot-Delpech, in L'ennemi déclaré, textes & entretiens, Ed. Gallimard, 1968. 8 . Les textes en italique suivis d'un astérisque sont extraits de " Miracle de la Rose ". 2 _ PROSCRIT brise ses chaînes 14 _ “ Toute sa vie, Genêt fut sensible à ce mélange de l’art le plus noble et du mélodrame. ”9 En 1943, Genêt acquiert des livres, parmi lesquels Le Dictionnaire de la Rose, d’Abel Delmont10, qui évoque notamment Héliogobale, le chevalier de Guise, Jeanne d’Arc, Marie-Antoinette, Robespierre et la Rosa Mystica, personnages et thèmes chers à Genêt. Il semble que Genêt travaillait déjà à son Miracle de la Rose, qui narrait le changement merveilleux d’un condamné à mort en saint. Un vol de livres11 le ramène à la Santé pour trois mois12, durant lesquels il peaufine son ouvrage. “ Dans un mois et demi peut-être, j’aurai fini un petit livre de cent à cent cinquante pages : “ Miracle de la Rose. ” C’est l’avanture, merveilleuse, des quarante-cinq derniers jours d’un condamné à mort. Merveilleuse, vous comprenez. Après mes souvenirs, romancés à peine — pas du tout même — sur Mettray. Voilà 13 ” La conception était au départ celle de deux courts textes distincts, l’un étant une description brute de l’univers de Mettray. L’autre texte, intitulé Miracle de la Rose, se voulait allégorie médiévale, qui se déroulait dans l’abbaye de Fontevrault (prison après la Révolution) et finissait en miracle : les chaînes du prisonnier devenaient guirlandes de roses alors que son corps était transfiguré. Genêt décida de fondre les deux récits, tâche pas évidente car ils sont de genre différents et guère compatibles. D’un côté, ce qu’on peut appeler “ une étude sociologique ” et de l’autre, un texte abstrait, lyrique, exalté, plus poème que roman. Fontevrault, qui sert de cadre à l’action du Miracle, fut en fait une abbaye royale fondée au XIe siècle. Après la Révolution (suppression de tous les ordres religieux), Napoléon la transforma en pénitencier et elle accueillit au XIXe siècle entre deux et trois cents enfants14 . Genêt ne s’embarrassa pas du passé et se contentant de choisir quelques détails brûlants pour édifier sa “ légende dorée ”, relia Mettray à un système féodal, univers entièrement masculin et quasi-militaire. Et comme Mettray était lié à l’éveil de sa sexualité, il en parsema ses descriptions. “ Dans l’univers de Genêt, il n’y a que des hommes hétérosexuels, plus âgés et plus durs, et des garçons homosexuels, plus jeunes et plus faibles.15”. Il est par exemple amené à se demander s’il existe “ un adolescent qui aimerait assez le vol pour chérir les voleurs, méprisant assez les femmes pour aimer un voyou, enfin assez honnête pour se souvenir que Mettray était un paradis. * ” Car, pour aussi dure qu’était l’existence à Mettray (“ Mon séjour à Mettray ne paraît avoir été qu’une longue noce coupée de drames sanglants où j’ai vu des colons se cogner, faire d’eux des tas de chairs saignantes, rouge ou pâle, dans une fureur sauvage, antique et grecque *.”), Genêt a toujours considéré le séjour qu’il y a fait comme une période heureuse (“ Je ne puis trouver les mots qui vous la présenteraient soulevée du sol, portée par des nuages, comme les villes fortifiées des tableaux d’autrefois, suspendue entre ciel et terre et commençant une assomption éternelle. * ”). On sait que dans la cour se trouvait une maquette de bateau, grandeur nature. A sa vue, Genêt se rêvait mousse à bord d’un vaisseau-pirate, où il était régulièrement violé par le capitaine ou les matelots. Dans Miracle de la Rose, ce rêve est la transposition homosexuelle des histoires de pages au service de vaillants chevaliers (“ J’aspirais alors [...] à me laisser étreindre par la splendide et paisible nature d’un homme de pierre aux angles nets.* ”). Par ailleurs, Genêt entrecoupe les épisodes de son adolescence à Mettray d’évocations de sa vie d’adulte en prison (“ Lever à six heures. [...] Nous allions chercher dans le couloir dallé de pierres, les fringues posées la veille [...] On s’habillait. Cinq minutes au lavabo ... ” *). Il transpose également à l’un de ses personnages, Divers, sa propre évasion : “ Quand on me parla de lui, à mon arrivée à Mettray, il était en prison à Orléans. Lors d’une évasion les gendarmes l’avaient repris à Beaugency. [...] Puis, un beau jour, il revint à la Colonie, et, après un séjour assez bref au quartier de discipline, il sortit, affecté à la famille B, la mienne. ” 9 . Edmund White, Jean Genêt, Ed. Gallimard, 1993. . Le titre complet est Dictionnaire historique et artistique de la rose. Contenant un résumé de l'histoire de la rose chez tous les peuples anciens et modernes ; ses propriétés, ses vertus, etc. (1896) 11 . Pour lequel Jean Marais et Jean Cocteau seront appelés à témoigner 12 . A l'expiration de cette peine, Genêt sera transféré au camp des Tourelles, en vertu de la loi du 15.10.1943, qui permettait " l'internement administratif de toute personne présentant un danger pour la sécurité publique. ", où il continuera la rédaction de son livre. 13 . Lettres à Olga et Marc Barbezat, Ed. L'Arbalète, Paris, 1988. 14 . La prison fut fermée en 1963. 15 . Edmund White, id. 10 _ PROSCRIT brise ses chaînes 15 _ Voilà pour ce qui, dans Miracle de la Rose, touche à Mettray (le récit original s’intitulait Enfants du malheur). L’intégration de l’influence de Ronsard se fait, elle sentir dans l’esthétique, explicitement développée. Tout l’ouvrage traduit l’obsession de Genêt pour le langage et l’imagerie poétiques. Ainsi l’évocation du criminel : “ Je suis poète en face de ses crimes et je ne puis dire qu’une chose, c’est que ces crimes libérèrent de tels effluves de rose qu’il en restera parfumé, et son souvenir et le souvenir de son séjour ici, jusqu’aux plus reculés de nos jours. ” ou encore : “ …ceux qui virent la scène de loin 16 purent croire que cet assassin avait la fragilité d’un duc de Guise ou d’un chevalier de Lorraine, dont l’Histoire dit qu’ils défaillaient, terrassés par l’odeur et la vue d’une rose. ” Par ailleurs, Genêt nous dit que “ la laideur est de la beauté au repos *”, que la beauté est la projection de la laideur (“ Je ne sais pas grand-chose sur le Mal, mais il fallait bien que nous fussions des anges pour nous tenir élevés au-dessus de nos propres crimes. * ”), et qu’en développant certaines monstruosités, “ on obtient les plus purs ornements * ”. (“ Félicitons-nous [...] qu’il reste assez de cruauté, sans quoi la beauté ne serait pas. *”) : idées issues de Baudelaire. Edmund White attribue à la faim (“ Cette faim qui d’abord aida au désenchantement de la prison, voici qu’elle devient si grande qu’elle est un élément tragique qui achève de couronner la Centrale d’un motif baroque et sauvage, d’un chant sonore plus fou que les autres.* ”) dont souffrait Genêt au camp des Tourelles “ le ton exalté, halluciné du récit ”. (“ Je sentais, dans toutes mes veines, que le miracle était en marche. Mais la ferveur de notre admiration avec la charge de sainteté qui pesait sur la chaîne serrant ses poignets — ses cheveux ayant eu le temps de pousser, leurs boucles s’embrouillaient sur son front avec la cruauté savante des torsades de la couronne d’épines — firent cette chaîne se transformer sous nos yeux à peine surpris, en une guirlande de roses blanches. La transformation commença au poignet gauche qu’elle entoura d’un bracelet de fleurs et continua le long de la chaîne, de maille en maille, jusqu’au poignet droit. * ”) Le mélange opéré par Genêt des deux récits originels donne naissance à des images dont la fulgurance tient à l’amalgame du Bien et du Mal, en un style souvent violent qui trahit parfois une colère (à 16 . L'auteur rencontre Harcamone, son héros, dans les couloirs de la prison. . Maurice Toesca, Cinq ans de patience, Ed. Emile-Paul, Paris, 1975. 18 . Edmund White, ibid. 17 _ PROSCRIT brise ses chaînes 16 _ peine) à fleur de peau. (“ Chaque arbre, fleur, abeille, le ciel bleu, le gazon, devinrent accessoires d’un lieu et d’un site infernaux. * ” ou “ Le rosier était attaché au mur par des clous rouillés. Son feuillage était luisant et les fleurs avaient toutes les nuances de la chair. * ” ). Cette alchimie se développe au fil du récit de façon progressive jusqu’à s’exacerber. (“ Si le simple précepte de Jésus “ Amour ” devait donner naissance au plus extraordinaire ramassis de monstres : métamorphoses en fleur, évasions pare les Anges, tortures sur le gril, résurrection, danses avec des animaux païens, côtes dévorées, lépreux guéris, lépreux baisés, tripes canonisées, [...] enfin toute une légende que l’on qualifie de Dorée, les miracles les plus bouleversants encore, grouillants dans nos familles, devaient à la fin s’unir, se fondre, se mêler, cuire, bouillir dans des chaudrons pour laisser voir au fond de mon cœur le plus scintillant des cristaux : l’Amour.* ”). Et Genêt d’affirmer que, celui qui n’a pas péché ne peut se repentir et n’a donc guère de chance d’être purifié (“ La sainteté se reconnaît [...] à ceci, c’est qu’elle conduit au Ciel par la voie du péché *”) Le 23 février 1943, l’avocat Maurice Toesca, chargé des intérêts de Genêt, écrit dans son Journal : “ Le dossier est accablant. Ce poète est un asocial. Je pense à Villon [...], à Verlaine [...], à Rimbaud. [...] Aujourd’hui, je fais transmettre à Genêt un paquet de pages blanches où il puisse écrire. Son roman sera remis au chef de la police qui le donnera à la dactylo envoyée à Genêt par ses amis. 17”. Edmund White 18 , lui, ajoute : “ Heureusement, le directeur du camp ne lut pas Miracle de la rose, qui est une apologie du crime (“ J’aime l’acte de dérober parce que je le vois en lui-même, élégant, mais surtout, j’aime les voleurs de vingt ans dont la bouche ronde est entrouverte sur des dents petites et fines.* ”) une glorification de la sodomie, une satire impie de l’Eglise catholique et un crachat au visage de toute société qui se respecte. ” Miracle de la Rose partage entre une admiration et un agacement parfois réprobateur pour certains : image du combat entre les notions de Bien et de Mal qui font l’existence, et qui rendent cette Rose-là pour le moins sulfureuse.