Septembre 1942 Un Visiteur du Soir
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Septembre 1942 Un Visiteur du Soir
Septembre 1942 10 – Fabrice(s) à Waterloo Un Visiteur du Soir 1er septembre Le journal de Jacques Lelong Paris – J’ai repris ma routine monotone de vendeur de journaux. Humble mais utile boulot, l’identification des unités en permission à Paris me permet d’attendre la mission plus glorieuse (et, je l’espère, plus dangereuse) que Brume m’a promise. Le secteur du Moulin Rouge est idéal pour repérer les hommes du rang, mais pour que ces informations aient un sens, je dois les recouper à partir de la présence ou non des officiers de ces mêmes unités. Je passe donc l’après-midi près du Jardin des Tuileries – les gradés boches apprécient la Kultur et font volontiers un petit tour au Louvre avant d’aller goûter des plaisirs inaccessibles au commun des troufions dans un établissement discret. J’ajoute à cette mission le signalement de certains camions allemands qui rôdent dans les rues de Paris. Ils transportent des équipements de détection radio et sont à l’affût des émissions de nos opérateurs, sur lesquels plane une menace de mort constante chaque fois qu’ils émettent. Me concentrer sur ce travail m’aide à oublier, mais dans le même temps, cette relative inaction me pèse. Pendant que d’autres se font tuer pour moi, de la Méditerranée aux îles du Pacifique et des plaines de Russie aux convois de l’Atlantique, je prends le soleil aux Tuileries ! 2 septembre Les carnets de Jean Martin Paris – Cet après-midi, j’ai accompagné Suzanne à la gare. Elle part avec sa tante à Grenoble ! Son père a été libéré en vertu des accords passés dans le cadre du STO – il est officier et il a été grièvement blessé – et vu qu’ils sont originaires de là bas… ça m’a fait un choc et, je crois, à Suzanne aussi. Mais elle m’a répété encore et encore que ce sera juste le temps que son père recouvre ses forces, quelques mois, elle voudrait faire du droit et ce sera mieux à Paris que là-bas… Et surtout, sur le quai, elle m’a dit qu’elle m’aimait… Quand je suis arrivé rue Lauriston, je me suis fait charrier par le Zazou : « Alors brigadier, où t’étais ? Encore en mission spéciale ? » Alphonse est arrivé et a renchéri : « Va pas le perturber ! Monsieur devait être trop occupé à lire les œuvres de… comment s’appelle ton copain déjà ? (Il a pris l’encyclopédie sur l’histoire du cinéma que j’avais dans ma sacoche et que je feuillette quand j’ai du temps libre, ou dans le métro.) Ah oui ! Môssieur devait être trop occupé à lire du Brasillach pour se soucier de l’heure et nous rejoindre, nous autres pauvres illettrés… » C’est vrai que tout le monde était là et s’affairait de façon inhabituelle. J’ai demandé au Zazou ce qui pouvait bien se passer. « T’es au courant de l’arrestation du colonel de La Rocque, l’autre jour ? (C’est tout juste si j’étais au courant, trop occupé à faire mes adieux à Suzanne.) Hé bien, ses partisans se sont offusqués et ont foutu sur la tronche à certains d’entre nous ! On va leur faire payer ça ce soir avec intérêts, et on sera pas les seuls. Paraît qu’il y a un Croisé à Doriot qui a manqué d’y passer ! Mais bon, en même temps c’est un Croisé, faut pas être fute-fute pour entrer là dedans ! » – C’est pour ça que t’as postulé chez eux fin 40 avant de nous rejoindre, pas vrai Zazou ? a demandé Porcelaine qui traînait par là. Le Zazou s’est retourné, mouché, mais une lueur de colère dans les yeux. Alphonse est intervenu et lui a tapé sur l’épaule pour le calmer. J’ai demandé : « Mais qu’est-ce qui est prévu pour ce soir ? » – Hé bien brigadier, a répondu Alphonse, ce qui est prévu ce soir c’est de faire payer aux Froides Queues leur trahison du 6 février, et jusqu’au dernier sou. Puisque t’es gradé maintenant, voici deux lettres, tu les prends avec toi et tu les ouvriras à 20 heures. Ce sont les ordres de mission avec les noms des empaffés que tu dois foutre sous les verrous ce soir. J’ai dit « D’accord, mais on va où, M’sieur Mercadet ? » Ma remarque a semblé l’énerver, il s’est approché et m’a dit en me fixant droit dans les yeux : « Écoute gamin, tu peux pas exhiber ta carte de brigadier à tous les vents, promener ta nénette dans les bureaux histoire de nous montrer qu’elle est roulée comme une déesse, copiner avec le directeur du SONEF, obtenir on sait pas trop comment des faveurs d’un ministre, tout en continuant à t’accrocher à mes basques ! Monsieur le Brigadier Martin n’a eu besoin de personne pour arriver là où il est arrivé et surtout pas de moi, alors il peut sûrement continuer comme ça ! » Il s’est éloigné et a haussé la voix : « Mon partenaire sera Perchet, mon ami Perchet, notre brave Jacquot qui revient parmi nous après une année d’absence ! » Là, Perchet m’a regardé avec sa tronche de fou de ferme, balafré de partout avec un large sourire malgré la bonne dizaine de dents qui lui manquaient. En fait, on était répartis en binômes : Alphonse et Perchet, Zazou et Porcelaine… Célina et Brunel n’étaient pas là, ils ont été détachés en mission spéciale du côté de Reims. Moi, je me suis retrouvé avec le plus vieux de la 1ère Brigade : Loulou Vencel, 48 ans, ancien capitaine dans l’Artillerie. Bardé de décorations gagnées en 14-18 et dans le Rif. Gravement blessé à une jambe, ce qui l’a empêché de monter en grade depuis qu’il est entré au SONEF l’an dernier. Je vais devoir lui donner des ordres ! Je commence à sentir à quel point j’irrite Alphonse… Il est presque vingt heures, l’opération va commencer. 3 septembre Les carnets de Jean Martin Paris – La nuit a été agitée, très agitée même ! Vencel et moi on a pas eu de gros problèmes avec nos deux arrestations. Le premier était un type d’une trentaine d’années, vivant seul. Pas armé, rien. Quand on lui a expliqué qu’il était arrêté car ancien membre du PSF, il s’est mis à crier : « Non, c’est une erreur, j’ai quitté ce parti en 39. Je suis aux Radicaux maintenant ! » Aux Radicaux ! Un parti Fuyard et interdit depuis deux ans ! Y’avait pas de quoi se vanter… Le deuxième m’a touché : 75 ans, ancien des Croix de Feu. Colonel en retraite. Légion d’honneur. On est allé l’arrêter chez lui, il a fallu défoncer la porte, il était dans son lit avec sa femme aussi vieille que lui, elle s’est levée pour protester, disant que c’était forcément une erreur. Vencel lui a foutu un coup de crosse et on a embarqué le vieux. Emporté plutôt, parce qu’il est handicapé ! On a dû le prendre sur notre dos pour le descendre – trois étages ! Heureusement qu’on avait avec nous deux mecs de la Régulière. Les voisins sont sortis dans l’entrée de l’immeuble et ont commencé à nous conspuer ! Les uniformes noirs que les types de la Régulière sont obligés de porter sont moches, mais je crois bien qu’ils intimident les gens et que ça nous a évité des ennuis plus graves que des noms d’oiseau. Après avoir installé le vieux dans la voiture, on est retournés dans le hall et on a mis les menottes à deux personnes : un jeunot et une bonne femme hirsute qui arrêtaient pas de nous insulter. Pas sûr que ce vieux soit un ennemi particulièrement dangereux de la Nouvelle France, c’est vrai… Mais les deux autres, on les a bouclés pour outrage à agent, ça leur apprendra ! On a livré nos colis rue Lauriston. Dans les bureaux de la Brigade, c’était la cohue, ça grouillait de partout ! La salle de bains tournait à plein régime, on a même dû installer une annexe dans le grand placard où les femmes de ménage rangent les produits d’entretien ! Dans le chaos, j’ai cru entendre des bribes de phrase indiquant que deux gars à nous s’étaient fait flinguer dans un guet-apens, je n’ai pas compris où. Déjà Alphonse préparait la contreattaque, il a pris une Thompson (une mitraillette à camembert, comme dit le Zazou), et il a hurlé en la brandissant : « Dix hommes avec moi pour bouffer ces assassins ! » Porcelaine en a pris une lui aussi (les mecs de la Brigade en sont friands depuis qu’on en a trouvé un stock chez Lafont, en mai), mais vu son physique, l’arme faisait moins impressionnant ! Je me suis porté volontaire pour aller au feu, mais Alphonse m’a toisé et m’a dit d’un ton grinçant : « Ah non pas vous brigadier ! Nous avons besoin de sous-officiers de votre trempe pour rédiger les rapports et les comptes-rendus d’interrogatoire ! » A côté de lui, il y avait Perchet qui me souriait… Foutu édenté ! Il a dû perdre un bout de cerveau en même temps que ses chailles ! Ça a duré toute la nuit. En écoutant les camarades restés là, Marchand notamment, je me suis rendu compte qu’on avait eu du bol pour nos arrestations, la plupart des autres avaient eu des difficultés bien plus graves que les nôtres et avaient parfois dû se battre, ou au contraire ils s’étaient retrouvés à de mauvaises adresses, ou chez des gens qui avaient Fui en 40 (les Africains disent Déménagé), et il y avait même un type mort depuis deux ans ! J’ai commencé à me poser des questions, sur l’utilité de ce qu’on était en train de faire. Faut dire que Marchand n’a pas arrêté de critiquer la façon de faire du directeur Bonny et du numéro 2 du SONEF, Monsieur Filliol ! Il y avait de quoi douter des vertus du fascisme dont m’avait tant parlé Monsieur Brasillach. Heureusement, tous ces doutes n’ont pas duré ! Vers 6 heures du matin, il y a eu une certaine effervescence dans l’immeuble, un des mecs de la Régulière est monté nous prévenir : « Moustache arrive les gars, faites un peu d’ordre là dedans ! Paraît qu’il est furax ! L’opération a pas l’air de s’être déroulée comme prévu ! » – Moustache, lequel Moustache ? a demandé Marchand. Le mec a pas eu besoin de répondre, “Moustache” est arrivé. C’était le ministre Darnand ! Il a dit bonjour aux agents présents – moi il m’a tapoté la joue en esquissant un sourire, le seul qu’il a eu de toute sa visite, en disant : « Tiens, le commis ! Jean, c’est ça ? », du coup j’ai eu droit à des coups d’œil jaloux, encore heureux que Mercadet n’était pas là, mais il y aura bien quelqu’un pour lui raconter. Ensuite, le ministre a inspecté les locaux, où il y avait encore une bonne demi-douzaine de prisonniers attendant d’être interrogés. Il a posé quelques questions sur la façon dont ça s’était passé, tout le monde s’est empressé de répondre, belle occasion pour faire de la lèche ! Puis Marchand est intervenu : « Monsieur le ministre, vous êtes sûr que c’est dans l’intérêt de la France ce qu’on fait ? » Darnand s’est tourné vers lui, étrangement il n’avait pas l’air en colère, juste surpris : « Allons jeune homme, pour qui d’autre ferions-nous ça si ce n’est pour notre patrie, pour notre mère la France ? » Un tel aplomb, une telle certitude, une telle lueur dans son regard… Mes doutes se sont envolés ! Nous sommes du bon côté. 11 septembre Un Visiteur du Soir Entre Vence et Tourrette-sur-Loup (France, zone d’occupation italienne) – Extrait d’une interview effectuée pour Les Cahiers du Cinéma le 2 mai 1951, à l’occasion du décès, le 23 avril précédent, du comédien Jules Berry. – Mon amitié pour Jules Berry remonte au tournage des Visiteurs du Soir, exactement en septembre 1942. Il faut vous dire qu’à l’époque, je ne travaillais pas pour le cinéma, mais pour mon gouvernement – je veux dire, celui de Sa Majesté George VI. – Vous êtes Anglais ? – By Jove, je ne me suis pas toujours appelé Arsène ! Et je n’ai pas toujours été truquiste de cinéma… Mais à ce moment-là, figurez-vous que je me trouvais à Marseille, peuchère – oui, je prends assez bien l’accent du Vieux Port, n’est-ce pas ? Mes… commanditaires m’avaient confié un petit travail pour lequel leurs… correspondants locaux m’avaient trouvé un assistant. Hélas, l’assistant en question s’était révélé peu doué pour le maniement de certaines substances délicates et avait rejoint brutalement les rangs des martyrs de la Résistance. Bien sûr, l’explosion avait immédiatement provoqué dans le quartier où nous demeurions un grouillement de gestapistes et de collabos, et l’un de mes amis marseillais m’avait donné l’excellent conseil de me mettre au vert quelque temps dans un endroit tranquille. Oui, mais où ? Un autre de mes amis avait la solution : en zone d’occupation italienne, près de Vence, une équipe de cinéma tournait un film sous la direction du célèbre Marcel Carné, avec des dialogues du grand Jacques Prévert. Je compris bien que l’équipe se débrouillait pour cacher en son sein diverses personnes mal vues des sbires de Laval, Darnand et compagnie (des Juifs notamment) et même pour couvrir quelques activités de renseignement. Je serais donc bien accueilli, d’autant plus que mes petits talents personnels pourraient être utiles dans la réalisation de quelques effets spéciaux. J’arrivai donc en gare de Vence par une belle journée de septembre. J’eus la joie d’être “réceptionné”, comme nous disions, par une charmante jeune femme. J’appris par la suite que sa famille logeait les frères Prévert et qu’elle-même s’occupait de différentes missions de liaison, du genre obscures et sans gloire, mais qui pouvaient aussi bien que des bagarres à la mitraillette vous expédier dans un camp ou au poteau d’exécution. Chemin faisant, elle m’avoua que ma venue à Vence était particulièrement heureuse. L’équipe soupçonnait en effet l’un de ses membres d’être un espion de Darnand. Mais pour le démasquer sans qu’il s’en doute, il fallait quelqu’un capable d’ouvrir sans qu’il s’en aperçoive la porte de la chambre du meublé où il logeait, puis de retrouver d’éventuelles preuves de traîtrise. Mes amis marseillais avaient affirmé que cette tâche ne serait pour moi qu’un jeu d’enfant… – Et c’était vrai ? – Mais bien sûr que c’était vrai ! Vous voulez me vexer, jeune homme ? Dès le lendemain, j’avais toutes les preuves voulues. Mais que faire ? Mes cinéastes n’avaient pas pensé à ça. Tout d’un coup, ils se rendaient compte qu’il allait falloir se débarrasser du gaillard de manière brutale, ce qui les troublait beaucoup. La mort au cinéma et dans la vie, ce n’est pas la même chose. Pourtant, l’espion n’allait pas tarder à les envoyer tourner un film dans un camp en Pologne ! Ah, les amateurs… – Et vous avez pris les choses en main ? – Bien obligé. Mais avec élégance, ma marque de fabrique ! Il fallait que cela ait l’air d’un accident. Et voilà comment le tournage des Visiteurs du Soir a été endeuillé, comme vous le savez, par le décès d’un machiniste, après la rupture d’un décor – c’était la guerre, on devait travailler avec des matériaux de mauvaise qualité, n’est-ce pas… – Vous voulez dire que ce n’était pas un accident ? C’est vous qui… – C’était la guerre, jeune homme, et quand on devait travailler avec des hommes de mauvaise qualité, mieux valait s’en débarrasser. (Silence gêné de l’interviewer, qui se reprend cependant :) – Mais Jules Berry… – Ah oui. Vous vous souvenez, bien sûr, de la scène des flammes. – Evidemment ! Le Diable arrive au château, se penche vers l’âtre et se retrouve environné de flammes, en expliquant qu’il aime le feu et que le feu l’aime… Magnifique ! Un numéro extraordinaire de Berry, plus diabolique que le Diable même ! – Mmm… Donc, je m’y connaissais en pyrotechnie, et Monsieur Carné, informé, me demanda ce que je pouvais faire pour rendre la scène un peu plus spectaculaire. J’avais quelques idées et j’y travaillais assidûment, avec Jules Berry, que cela amusait fort. Arrive le jour du tournage de la scène. (Un temps, sans doute de réflexion. Puis :) Nous étions tous deux seuls, en train de tout mettre au point et nous n’avons, je le crains, pas vu passer l’heure. Et quand nous nous sommes présentés sur le plateau… Nous avons été acclamés. Marcel Carné et les frères Prévert, mais aussi tous ceux qui étaient là, applaudissaient le jeu de Berry, « grandiose », et mon trucage, « génial », disait-on. D’abord, Berry et moi avons cru à une farce, pour nous faire honte de notre retard. Puis, nous nous sommes rendu compte que la scène avait effectivement été tournée. « En une seule prise, une prise parfaite ! » s’extasiait Carné, ravi. « Je ne sais pas ce qui était le plus réaliste, renchérissait Prévert, le Diable ou les flammes qui l’enveloppaient ! » Je ne sais plus lequel de nous deux a dit à l’autre de se taire et de jouer le jeu jusqu’à la projection des rushes, le lendemain : il faudrait alors, évidemment, avouer la plaisanterie et tourner enfin la scène. Mais le lendemain, nous avons vu de nos yeux sur l’écran les flammes et le personnage qui s’exclamait : « J’aime le feu, et le feu m’aime ! » Ensuite, bien sûr, il n’a plus été question de parler de cette histoire à qui que ce fût. Je reconnais d’ailleurs que ces flammes dont je n’étais nullement responsable m’ont bien aidé, après la guerre, à faire carrière dans le cinéma. (Silence ahuri du journaliste, qui parvient pourtant à se reprendre :) – Mais qui… – Quelque temps plus tard, nous avons tourné la très belle scène finale, vous savez, celle qui se termine par la rage impuissante du Diable, qui cravache en vain les statues des deux amants dont le cœur continue de battre. J’étais seul dans l’ombre, à quelque distance du plateau, et j’observais Jules Berry qui grondait : « Et qui bat ! et qui bat ! et qui bat !… » devant la caméra, quand j’entendis une voix qui ressemblait exactement à celle de Jules murmurer à mon oreille : « Il est bien. Le scénario le rend un peu trop ridicule à mon goût, mais il est très bien. Vous le lui direz de ma part. » J’ai tourné la tête. Il y avait à côté de moi un personnage qui avait le visage de Jules Berry et son costume, mais Berry était là bas, sur le plateau. Heureusement, ma mère était Galloise, elle m’avait transmis les leçons de sa propre mère, et je sais prendre au sérieux certaines choses. J’étais terrifié. J’aurais dû me taire, mais j’ai dit, en bégayant un peu, tout de même : « Pourquoi… » L’Autre a répondu, sans se fâcher : « Pourquoi je suis là ? Apprenez, Arsène, que certaines choses ne se sont pas passé comme prévu, dans ce pays et dans cette guerre. Et je suis venu voir pourquoi. Apparemment, un stupide accident d’auto a dérangé mes plans. Un coup heureux de… la concurrence, je présume. Mais baste, je ne vais pas faire la fine bouche, cette guerre reste tout de même une de mes plus belles réussites. Et il y a d’autres univers où tout va comme prévu… » Je n’avais rien compris, et cela se voyait. Il a souri : « Ah, oui, pourquoi ici ? Mais par cabotinage, mon cher. Et pour m’amuser ! Est-ce qu’au Pays de Galles, on croit que je n’ai pas le sens de l’humour ? » Et il n’a plus été là. Il ne restait même pas une odeur de soufre. (Silence total et consterné.) – Je n’ai jamais parlé de cette rencontre qu’à Jules Berry, mon ami Jules. Je dois dire qu’il a été flatté, vraiment flatté, d’apprendre qu’il était « très bien » ! Mais qui d’autre m’aurait cru ? – Alors, pourquoi… – Pourquoi à vous, ce soir ? Parce que Jules est mort et que je ne vais pas tarder à le suivre. Je suis très malade… Et je me fiche pas mal de ce que vous pourrez raconter, à présent. Arsène, que certains, tel Jacques Lelong, appelaient affectueusement Oncle Arsène, s’est éteint le 23 mai 1951, un mois jour pour jour après son ami Jules Berry. L’interview ci-dessus n’a bien sûr jamais été publiée par Les Cahiers du Cinéma. Les anciens de la revue se souviennent encore que le rédacteur en chef s’était mis en la lisant dans une colère épouvantable – c’était un marxiste convaincu, persuadé que le Diable n’était qu’un personnage de contes, ou à la rigueur un fantôme de cinéma. 15 septembre Les carnets de Jean Martin Paris – Aujourd’hui, on a eu la visite de notre nouveau patron : Monsieur Paul Touvier. Ça nous a fait bizarre de le voir arpenter nos couloirs pendant que les officiers des Brigades Spéciales lui faisaient de la lèche : il a même pas trente ans ! Avant son arrivée, Mercadet, Marchand et Jeannet (le chef de la Troisième) râlaient que c’était inconcevable « qu’un petit arcandier puceau nous dirige » (Marchand). « Cureton de surcroît » a ajouté Jeannet, mais ça n’a pas trouvé d’écho chez Mercadet, ancien de l’Action Française (et probablement de la Cagoule, bien qu’il soit assez discret sur ce sujet), ni chez Marchand, qui faisait son Berrichon bourru et bon chrétien… J’ai été voir dans le grand Larousse (j’ai gardé cette habitude de la Communale), un arcandier, c’est un petit escroc, un bonimenteur… Touvier a débarqué, se donnant de grands airs au milieu de la petite foule des courtisans, dont Bonny – « Décidément, il a pas tardé à remplacer Filliol, le père Bonny, il sait plus à quel fion se vouer ! » a glissé Mercadet. Les mecs de la Deuxième et de la Troisième nous ont regardé de travers : la Première commence à avoir une réputation de nid de mal-pensants, entre les calembours à voix haute de Mercadet et les critiques à peine voilés de Marchand, l’ancien du « 36 » (du quai des Orfèvres), sur les défaillances du « 93 » (de la rue Lauriston) – sécurité nulle, absence de plan à long terme, arrestations d’un peu tout le monde au hasard (je suis pas complètement d’accord avec lui, quand même !). Mais Première, Deuxième ou Troisième, on entend de plus en plus parler d’une restructuration des Brigades Spéciales, de la création d’une Quatrième consacrée spécialement aux Juifs, de mutations un peu partout – c’est vrai que « l’offre généreuse » du directeur Bonny en a expédié pas mal dans la LVF (quelques-uns pour casser du Rouge, d’autres pour toucher la copieuse prime d’engagement…). Bon, Touvier, il a fait fort pour sa première apparition au « 93 » : il a promu un certain Jean Degans comme son représentant spécial auprès du SONEF de Paris, un mec qui est resté silencieux, nous observant tout du long. Il a ensuite annoncé des mutations – Marchand et cinq autres gars ont été désignés pour une Brigade qui vient de se former dans le Sud, quelque chose de ce genre, ils ont dû aller dans l’heure faire leurs bagages.1 Ensuite, il a dit que Degans ferait une évaluation des forces actuelles et qu’en janvier, il y aurait une refonte complète du SONEF pour qu’il soit plus efficace et puisse mieux affronter « les vrais ennemis du Nouvel Etat Français. » Touvier allait pour partir quand Mercadet lui a demandé : « Pardon, chef, vous ne venez pas à la cérémonie de cet après-midi, en mémoire de nos compagnons qui ont été assassinés le 4, à Versailles ? » C’est vrai qu’on a perdu Loulou Vencel, notre doyen, et un mec de la 1 NDE – Le sous-lieutenant Marchand et ses cinq collègues vont en réalité être arrêtés, sans doute sur ordre de Darnand. Après un interrogatoire qu’on imagine musclé, ils seront abattus et enterrés dans un bois proche de Fontainebleau, où des promeneurs retrouveront leurs corps en 1957. Seul Marchand sera identifié rapidement, grâce à des insignes métalliques et au témoignage des Carnets de Jean Martin. Pour les autres, il faudra plus de temps, les archives du SONEF ayant été en grande partie détruites lors de la débâcle du NEF durant l’hiver 1943-1944. A l’heure actuelle, deux corps n’ont toujours pas été identifiés. Deuxième. Touvier a eu un sourire gêné, il a bafouillé qu’il avait d’autres obligations, qu’il était au regret, mais il a murmuré quelque chose à l’oreille de Degans, et lui et Bonny sont restés pour nous accompagner. Inutile de dire que l’après-midi, à la cérémonie, l’ambiance était tendue !