Télécharger La Chatte bleue

Transcription

Télécharger La Chatte bleue
La Chatte bleue
« Hey ! Toi, le gamin ! »
Une voix dans le silence.
Je lève la tête des décombres ; interromps mes recherches.
Une silhouette se découpe sur les hauteurs.
La chatte bleue se réfugie derrière un fragment de mur incliné.
La silhouette avance de quelques pas – un reflet étincelant entre ses
mains.
Inconnu.
C’est pendant la nuit qu’on les discerne le mieux.
De grandes traînées claires dans le ciel, comme des plaies anciennes sur
les restes froids d’un cadavre. Taches blanches dans un dégradé de gris.
Le vieil homme m’a parlé des étoiles qui tapissaient le ciel – avant. Je n’ai
pas très bien compris. Il parlait de dessins dans le ciel. Il parlait d’histoires.
Avec une brindille, je tisse des rayures sur la terre cendreuse.
Le silence.
La chatte bleue vient heurter la brindille et apposer ses empreintes sur le
sol ; briser les lignes.
Elle me rappelle à l’ordre.
« Ne bouge pas ! »
Je ne comptais pas m’en aller.
Plus rien ne va nulle part, ces temps-ci.
Je regarde la silhouette cavaler, le long du sentier qui serpente autour du
promontoire rocheux surplombant le village – toujours ce même reflet étincelant
entre les mains, comme émanant de son propre corps.
J’attends.
Impatience.
Je défais les sangles de ma sacoche. Je sors ma gourde et le morceau de
pain rassis que j’ai pris au vieil homme. Puis, je déballe les baies soigneusement
enveloppées dans un morceau de tissu. Ma trouvaille de la journée.
Je n’ai plus rien d’autres à boire ou à manger.
Je romps le pain et remets le plus gros bout dans la sacoche. Je mâche
lentement la part restante. Elle s’effrite dans ma bouche, se mêle à ma salive. Je
mastique.
Ça n’a aucun goût.
La silhouette me dévisage ; ses yeux se plissent ; ses cheveux attachés
avec un bandana voltigent sous l’effet du vent qui s’est levé.
Elle s’est arrêtée à quelques enjambées de moi.
Elle se cramponne à l’objet en ferraille qui scintillait tout à l’heure.
Je me souviens d’histoires lointaines. Du mot arme.
Inquiétude.
Je laisse tomber quelques gouttes d’eau sur ma langue.
Ma gourde sera bientôt vide. Combien de temps pourrai-je tenir, après ?
Arkady Knight – La chatte bleue
1
J’espère que le vieil homme ne s’est pas trompé, que le village n’est plus
très loin. Je marche déjà depuis trop longtemps.
La chatte bleue grimpe sur mes genoux ; se presse contre mon ventre.
Nos regards se croisent – ses pupilles fixes.
Oui, oui.
« Qu’est-ce tu fous par là ? »
Sa voix est étrange – comme inachevée.
Je réalise : c’est une fille. J’ai vu des photos, un jour.
Ses joues creuses. Sa peau souillée. Sa chemise trop grande pour elle.
Son pantalon déchiré jusqu’aux cuisses.
« Réponds ! »
Le vieil homme ne m’avait pas prévenu que le village était habité.
« Tu vis seule, ici ? »
Elle hoche son arme : « C’est pas ton affaire ! »
Le vent fait voler en arrière les pans trop amples de la chemise. Le tissu se
presse contre le corps de la fille ; dessine des formes nouvelles.
Il souffle de plus en plus fort ; s’imprime sur mon dos.
Il souffle toujours ainsi avant la pluie.
Intensité.
Il se met à pleuvoir. Des ombres dans le ciel masquent en partie les
traînées blanches. Puis, les ruines se déversent sur le monde.
« Je cherche à manger. Et à boire. »
Elle ne répond pas ; tergiverse.
Ne se rend-t-elle pas compte que le vent s’est réveillé ?
« Et c’est tout ?
 Ouais.
 Alors, va-t-en. Je n’ai rien à te donner. »
Menteuse.
Inconscience.
Des montagnes de terres et de roches se soulèvent et cascadent dans le
ciel. Gerbes grises ininterrompues. Mon paysage nocturne quotidien.
Je fourre une des baies dans ma bouche. Elle éclate.
Du jus se répand sur mes dents ; mes gencives.
Un pincement vif ; une douleur aiguë sur ma langue.
Amère ? Sucrée ? Je ne sais pas, mais j’assimile cette nouvelle sensation.
Contre moi, je sens la chatte bleue me regarder. Impatiente.
Sans me presser, je finis de manger les autres baies, au milieu des ruines
qui pleuvent.
Ils mentent tous. Toujours.
Ils veulent garder leur boire et leur manger pour eux.
« Je n’ai pas besoin de grand chose, tu sais ? »
Elle baisse son arme et la pointe vers ma sacoche : « T’as quoi, làdedans ? »
J’écarte les mains : « Pas grand chose.
 Donne. »
Arkady Knight – La chatte bleue
2
Sa voix se veut dure, mais ses pupilles luisantes la contredisent.
Imperfection.
J’introduis mon index entre les lèvres de la chatte bleue. Jusqu’au bout.
La pluie s’est arrêtée. Elle a été brève ce soir.
Le temps est redevenu immobile.
La chatte bleue referme ses dents sur moi ; pénètre dans ma chair.
Elle déballe mes affaires une à une – petite insolente.
Je me demande ce que ces objets insignifiants, glanés ici et là, peuvent
bien lui raconter. Pour moi, il y a longtemps qu’ils ne racontent plus rien.
Elle semble fascinée par un bracelet : un cercle de métal simple, sans
relief, avec juste des inscriptions à l’intérieur – un nom que plus personne ne sait
déchiffrer.
« C’est quoi ce truc ?
 J’en sais rien.
 Tu te fous de moi ? »
Du coin de l’œil, j’aperçois la chatte bleue qui est sortie de l’ombre du mur.
La fille ne paraît pas l’avoir remarquée.
« Qui t’envoie ? Réponds ! »
Personne. Personne ne m’envoie.
Impulsion.
La senteur des baies. Le contact de leur peau fine sur ma langue. Le reflet
or et rouge quand elles tournent entre mes doigts.
Avant. Le contact râpeux des feuilles. Leur caresse piquante qui irrite ma
peau. Une sensation curieuse, un picotement qui s’éternise.
Avant. L’haleine empesée du vieil homme. Ses rides qui se déforment
sous ma paume. Son long râle tandis que je retire le fragment de verre de son
corps.
Ça y est. Il se met à pleuvoir.
Affolée, la fille se relève ; abandonne mes affaires.
« Putain ! »
Elle regarde tout autour d’elle ; cherche un abri ; me fait signe : « Allez !
Reste pas là, viens ! »
Elle a oublié toute méfiance envers moi.
Je ne bouge pas. La chatte bleue vient s’enrouler entre mes jambes.
Des ombres – plein d’ombres – dans le ciel.
Paniquée, elle lâche son arme ; fuit entre les ruines.
Et les ruines tombent sur elle.
Impact.
C’est fini. La chatte bleue m’a tout pris ; m’a rendu au silence, à ce monde
gris. Le parfum des baies s’est estompé. Le contact de la peau du vieil homme a
rejoint ses étoiles oubliées.
La chatte bleue se roule en boule sous un rocher. Assimilation.
J’essuie les perles de sang sur mon doigt puis m’allonge sur le sol. Face
au ciel. Je peux m’endormir maintenant, l’esprit vide de toutes ces sensations
inutiles, encombrantes.
Arkady Knight – La chatte bleue
3
Un éclat de brique a atteint la fille au visage.
Elle s’est effondrée dans un nuage de poussière grise.
J’ai attendu que la pluie cesse, puis je me suis approché d’elle.
La chatte bleue est restée à distance, méfiante.
Le vent s’est éteint – apaisé.
Je me penche sur le corps inerte de la fille. Il semble figé dans le temps.
Des taches noires : de minuscules amas de taches noires sont disséminés
un peu partout sur sa peau.
Je pose ma main sur sa jambe. Je sens la dureté et la fragilité des os qui
tendent sa peau.
Il y a quelque chose de solennel dans l’immobilité de son corps.
Immortalité.
Personne ne peut échapper aux ruines. Sauf moi ; la chatte bleue me
protège. C’est notre pacte.
Pour encore combien de temps ?
Je caresse la peau de la fille. Un léger frémissement l’anime. Elle est
encore vivante, mais elle se consume de jour en jour.
Pour encore combien de temps ?
J’écarte les pans de sa chemise.
Son ventre est plat, vide, strié de noir. Mon index joue avec son nombril.
Puis, j’enlève l’attache qui retient son pantalon et glisse ma main entre ses
jambes maigres.
Douce – humide – imparfaite.
Je laisse ma main explorer cette nouvelle sensation.
La fille remue doucement. Un gémissement naît de ses lèvres – un son
très faible, mais achevé. Je perçois sa souffrance. Ses souffrances. Elle a été
salement touchée à la tempe. Je doute qu’elle retrouve toutes ses facultés – si
personne ne lui vient en aide rapidement. Croit-elle aux miracles ?
Ma main s’insère plus profondément en elle.
Autour de moi, des choses prennent vie.
Des couleurs, des sons, des odeurs.
Du vert sur quelques touffes d’herbe rescapées. L’odeur âcre d’une fumée
qui s’élève d’une ruine. Un crépitement sourd. Le rouge éclatant du bandana qui
enserre ses cheveux bruns. Des sons ambiants, lointains, qui s’éveillent. Et des
taches bleues qui se forment dans le ciel – je pense au vieil homme qui n’est pas
là pour les voir revenir.
Immensité.
Et la chatte – la chatte bleue a disparu. Je me demande où elle a bien pu
encore passer.
La fille gémit à nouveau.
Ma main gauche effleure sa joue tremblante.
L’odeur de son corps sale se colle à ma peau.
Plusieurs taches noires se sont muées en nuées colorées.
Des étoiles d’eau brillent au coin de ses yeux.
Je porte mes doigts à mes lèvres ; goûte sa sueur, sa maladie.
Ma main droite continue sa pénétration dans son corps.
Arkady Knight – La chatte bleue
4
Jusqu’à se refermer sur son cœur.
Ses paupières lourdes se soulèvent. Du sang continue de couler sur sa
tempe, le long de son cou et de sa nuque.
Du sang bleu.
Arkady Knight – La chatte bleue
5

Documents pareils