SUJET D`EXAMEN PARTIEL - Atelier des Sciences du Langage

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SUJET D`EXAMEN PARTIEL - Atelier des Sciences du Langage
E54SL Analyse du discours écrit, Licences SL et LM, 3eme année, Corrigé d'examen
SUJET D'EXAMEN PARTIEL
Texte de Nicolas Bouvier, Avant-propos de L'usage du monde
1. Question de cours (10 points) : Définir la notion de mise en clôture textuelle. Illustrer cette
définition d'exemples empruntés au texte et mettant en valeur le rôle des mises en clôture dans la
production de sens.
(N.B. en 2008-2009, il n'y aura pas de question de cours de ce type, mais la partie d'analyse que
contient le corrigé sera utile aux étudiants)
2. Question d'analyse (10 points) : Analyser de façon détaillée la composition séquentielle de la
lettre de Thierry
1. La mise en clôture
Définition :
Le structuralisme a posé la notion formelle de clôture textuelle, qui permet de délimiter le texte
comme une unité syntagmatique globale et comme un espace où se nouent des enchaînements et se
manifestent des phénomènes de cohésion. Ce faisant, il a postulé l'autonomie d'un texte qui, refermé
sur lui-même, s'expliquerait par lui-même ; et, en concentrant ses analyses sur le seul texte littéraire,
dont les modèles de clôture paraissent canoniques, il a essentialisé cette notion de clôture, présentée
comme intangible.
Or, c'est plutôt de mise en clôture qu'il convient de parler, afin de déplacer l'attention vers l'osmose
que le texte entretient avec son contexte ainsi qu'avec l'interdiscours. Étudier les mises en clôture
conduit à prendre en compte : d'une part l'activité productrice des sujets communicants, qui
structurent leurs énoncés en une ou plusieurs séquences, selon les canevas d'un ou plusieurs genres
de discours et d'un ou plusieurs types de textes ; et d'autre part, la variation historique et sociale des
marques formelles de mise en clôture, leur porosité au contexte situationnel ainsi qu'aux énoncés
antérieurs et ultérieurs.
Ces marques formelles sont de plusieurs sortes : typographiques et iconiques pour tout ce qui a
trait à la mise en page et à la relation entre le texte et l'image ; paratextuelles et péritextuelles, au
sens où les seuils de l'écrit littéraire ou journalistique attestent à la fois de la réalité d'une
délimitation du texte et de la possible transgression de ces limites ; ou encore séquentielles et
compositionnelles (bornage par des formules initiales et terminales codifiées, comme dans le conte).
Dans les mises en clôture se joue souvent l'attribution du texte à tel ou tel genre genre de discours.
Ce qui ressort de l'étude des mises en clôture d'un texte, c'est la variabilité des modes de
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démarcation, mais aussi de cohabitation des textes, ainsi que l'enchâssement des clôtures
successives. C'est, enfin, la complexité des relations qu'entretient l'objet textuel avec ses contours.
Application au texte :
L'usage du monde : beau titre. Est-ce un livre de moraliste? Un traité de savoir-vivre? En fait, le
lexème "monde" reçoit, de sa confrontation avec le cotexte "Genève… Khyber Pass", un réglage de
sens particulier : il s'agit d'une partie du “monde géographique” ou d'un parcours possible.
Le lexème "usage" peut quant à lui évoquer les conventions sociales et linguistiques, voire
l'expérience (cf. le syntagme figé "à l'usage") ; le cotexte "juin 1953-décembre 1954" indique un
segment temporel, la durée d'une expérience correspondant au parcours et aux cultures rencontrées.
L'usage du monde est le temps de ce voyage et d'un apprentissage. Cela laisse attendre un type de
texte précis : le récit, et un genre littéraire : le récit de voyage.
Est-ce l'usage de l'Orient? Plutôt la rencontre "réelle" d'un Orient topique... ou stéréotypique.
L'usage ne peut être qu'une expérience du monde en général, c'est un usage “mondain”.
La signifiance du lexème “usage” met en jeu une relation intertextuelle (que tous les étudiants ne
sont pas obligés de percevoir) : l'allusion au premier quatrain du célèbre sonnet de Du Bellay,
Heureux qui comme Ulysse… :
"Heureux qui, comme Ulysse a fait un beau voyage,
Ou comme cestuy là qui conquit la toison,
Et puis est retourné, plein d'usage et raison,
Vivre entre ses parents le reste de son aage!" (Les Regrets)
Or, le parcours mythique de Jason, parti quérir la Toison d'or en Colchide, aux confins de
l'actuelle Turquie, de la Géorgie et de l'Iran, correspond à une partie du parcours indiqué. Quant au
nom "usage", coordonné à la "raison", il désigne dans le sonnet de Du Bellay un ensemble de
comportements et de valeurs éthiques, un savoir-vivre acquis grâce à l'expérience d'autres cultures.
L'indication "Avant-propos" est une marque péritextuelle : un avant-propos désigne en général
un texte extérieur au texte principal, doté d'un autre énonciateur ou d'un autre point de vue
énonciatif (par exemple l'auteur, distinct du narrateur). L'objet de l'avant-propos consiste souvent à
préciser dans quelles conditions le livre a été écrit, à quel genre il se rattache, quelles personnes sont
associées à sa parution et éventuellement remerciées pour leur aide, etc.
Mais cet avant-propos ne dit rien de cela. Il suggère seulement, avec force mais de manière
implicite, qu'un voyage réel (expérience) a été à l'origine du livre, il répond seulement aux questions
suivantes : comment le voyage a-t-il commencé? d'où vient le désir de voyager? (à l'origine du
voyage est un désir vague, une divagation ou un vagabondage du désir).
"Genève, juin 1953 - Khyber Pass, décembre 1954" : l'indication n'est pas posée comme celle des
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bornes de l'opération d'écriture (ce qui est le propre de beaucoup d'avant-propos), mais, en cotexte
avec l'énoncé initial ("J'avais quitté Genève…"), comme l'espace du voyage ou de l'expérience
relatée. Car le livre est écrit rétrospectivement : il n'offre aucune des marques textuelles propres à
un journal de voyage, nulle date n'est associée à chaque texte.
Le Khyber Pass indique-t-il le terme d'un parcours? Certes, mais ce lieu n'est guère le terme du
voyage. Tout au plus localise-t-il une sortie de l'Asie Centrale et une entrée dans le sous-continent
indien. Le parcours n'est pas un aller-retour complet ; il est l'accomplissement d'un “voyage” qui ne
coïncide pas exactement avec les déplacements physiques. C'est un aller simple, dont la durée est
indiquée (18 mois). Au sortir de l'Afghanistan, une certaine expérience est accomplie, le voyage
s'est inscrit dans le moi, le voyageur s'est transformé, accompli. Et peu importe comment se
termineront les déplacements physiques.
Qui plus est, le début de l'expérience relatée dans le texte ne coïncide pas avec celui de ces
déplacements : le narrateur (marque énonciative "je") est à Zagreb, plusieurs jours après son départ
(plus-que-parfait) : "j'avais quitté Genève et je cheminais" (sens du V. “cheminais” – le chemin, la
route, préexistent au voyageur – et valeur de l'imparfait). En un sens, le voyage est pris en cours de
route, le livre s'offre un début in medias res. Mais on peut aussi soutenir que le voyage n'en est qu'à
son prologue : un voyage se fait souvent à deux ou à plusieurs et, ici, le compagnon de voyage,
Thierry, n'a pas encore été rencontré ; il est à Travnik, la rencontre doit avoir lieu à Belgrade une
vingtaine de jours plus tard.
Pourtant, la mise en clôture finale laisse présager le début de l'expérience : au plus-que parfait
"j'avais quitté…" répond le verbe "entrer" : "j'avais bien l'impression d'entrer dans la deuxième", ce
qui est un commencement absolu.
Cet avant-propos, qui donne l'illusion d'être un péritexte, extérieur au texte, est en fait déjà une
partie du texte principal : le "je" du narrateur, le personnage de Thierry, l'adresse implicite au
narrataire, au moyen du déterminant démonstratif ("cette lettre de Thierry") définissent déjà un
mode de discours propre au récit de voyage : un ou des personnages de voyageurs, un énonciateurnarrateur qui multiplie les connivences avec son lecteur, tout en étant assimilé, par le pronom “je”, à
un personnage de voyageur. Nous n'avons pas affaire à un avant-propos conventionnel, où un JE
d'auteur s'adresse préliminairement à son lecteur. Cet avant-propos et les chapitres suivants ne
s'opposent pas, mais ils coulissent entre eux comme des panneaux. Le péritexte n'est pas ici un
“seuil” du texte, plutôt un “panneau coulissant”. Revenons à la production de sens : ce “faux”
avant-propos vise à suggérer que les voyages n'ont pas de vrai début. Il exprime l'indécision relative
au début du voyage : le moment où l'on pense que cela va commencer se confond avec celui où l'on
sent que cela a déjà commencé. Le voyage est une affaire de désir.
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2.
Analyse séquentielle de la lettre de Thierry
Cette lettre, qui présente l'emploi du temps d'une journée, raconte beaucoup moins une suite
d'actions qu'elle ne rapporte un ensemble de choses vues, constituant une perception topique de
l'Orient à travers la description parcellaire d'un lieu, la ville de Travnik et ses environs. C'est
pourquoi, en dépit de la présence d'un cadre temporel (une journée), qu'on pourrait juger propre à la
narration, on reconnaîtra plutôt ici les structures d'une séquence descriptive, saisie au besoin, dans
certaines de ses parties, comme description d'actions.
Thème-titre
[Travnik, le 4 juillet] = une journée à Travnik
Mise en relation spatio-temporelle1
1. "ce matin… je suis monté" 2. "au retour…croisé"
3. "ensuite… au marché" 4. "ce soir, … boire sous les acacias" 5. "sur le chemin du retour…"
reformulation - évaluation : "l'Orient, quoi!"
mise en relation 1.
"ce matin…" –– aspectualisation : propriétés (météo) "soleil, chaleur"
"dans les collines…" –– aspectualisation : parties constitutives (campagne, nature) "marguerites",
"blé frais", "calmes ombrages"
mise en relation 2. "au retour croisé… " –– topos "un paysan monté sur un poney"
ce topos n'est pas spécialement oriental (cf. La Fontaine, Le meunier, l'âne et son fils), mais il
peut participer à la construction d'une isotopie de l'Orient
hypothèse d'une séquence descriptive : la mise en relation est une mise en situation temporelle
("descend", "roule une cigarette", "on fume accroupis"). Elle est suivie d'une aspectualisation (ce
qui constitue la vie d'un paysan Croate) : "ramener du pain", [rencontrer une prostituée], la famille
+ le cheptel, les informations données sur la région, telles qu'on en échange au marché ou au café.
Mais ne pourrait-il pas s'agir d'une séquence narrative enchâssée? C'est possible, mais peu
probable. Les temps verbaux ne construisent pas l'idée d'une succession très marquée : à un passé
composé (situation initiale), succèdent 3 présents dont la successivité n'est pas certaine. D'autre
part, la rencontre débouche sur une simple conversation (discours rapporté ou narrativisé) : on ne
trouve pas ici de complication-réaction-résolution, pas de situation finale. Si l'on veut à tout prix
voir là l'ébauche d'une narration, il faut admettre que celle-ci se réduit à l'anecdote.2
1
Où l'on relève trois indicateurs temporels (ce matin, ensuite, ce soir) et deux indicateurs spatio-temporels (au
retour, sur le chemin du retour).
2
Ce paragraphe figure dans le corrigé pour rectifier certaines erreurs rencontrées dans les copies d'étudiants, ou
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mise en relation 3. Séquence descriptive enchâssée
(sous-thème : le marché, relié au thème-titre Travnik, par l'énoncé : "c'est le jour")
aspectualisation : parties constitutives (liste des objets vendus au marché) :
Cette liste d'objets comporte 9 ou 10 items, avec un début de script possible correspondant à une
praxis unifiante comme la récolte ou la moisson [sacs, faucilles] ; puis une liste hétéroclite de 6
items [peaux de renard, paprikas, sifflets, godasses, fromage, bijoux en fer blanc] ; un 9eme item,
"des tamis de jonc encore vert", fait à son tour l'objet d'une aspectualisation (propriété : "encore
vert") et d'une mise en situation ("auxquels des moustachus mettent la dernière main").
Vient ensuite une construction détachée [régnant sur tout cela], qui introduit une mise en relation
[la galerie des…] développant un thème secondaire "hommes, mendiants ou handicapés". Ce sousthème fait lui-même l'objet d'une aspectualisation en 5 parties constitutives [unijambistes (jambe -),
manchots (bras -), trachomeux (oeil -), trembleurs, béquillards (plus vague, les catégories de
handicaps se confondent)] : sémantiquement, les sèmes de pauvreté et de dépendance sont activés.
Qu'est-ce que l'Orient? L'envahissement d'objets hétéroclites (la liste des items au marché) et le
grouillement d'êtres diminués. Le texte se construit selon un topos répertorié, celui de la pauvreté et
de la dépendance économique3.
mise en relation 4. "ce soir…"
mise en relation par connexité : topos “oriental” (boire, écouter les Tziganes)
mise en relation 5.
Mise en relation [retour, acheté pâte d'amande] et aspectualisation de l'objet [pâte d'amande,
(propriétés) rose, huileuse].
Conclusion :
Cette séquence est sans mystère ; elle décrit l'emploi du temps d'une journée. Une isotopie
lexicale de l'Orient est progressivement construite. La description du marché est décisive à cet égard
: elle "orientalise" Travnik, non seulement sur la base de détails à caractère référentiel, mais aussi en
s'appuyant sur des stéréotypes idéologiques. C'est un ensemble de topoï de l'Orient qui commande
l'organisation de la description : quoi qu'il y ait au marché, quoi que dise le paysan rencontré, tout
sera placé sous le signe de l'Orient. Ce sont surtout les sèmes du fourmillement, de la dépendance
économique et de l'apathie qui commandent la construction de cette vision de l'Orient.
N.B. : mais dans la suite du livre, le voyageur Nicolas Bouvier sait justement se départir, presque
totalement, de ces “oeillères” stéréotypiques.
pour admettre d'autres réponses que celle du correcteur, réponses valides si – et seulement si – elles sont bien
argumentées. Il serait inutile dans une "réponse modèle".
3
Ce topos est attribué à l'Orient... mais il a pu correspondre au passé de l'Europe, moyen-âge ou autre... et il
pourrait correspondre à son présent. Le topos stérétotypique sert à rejeter dans un ailleurs géographique, ou dans
un passé soit historique, soit mythique, ce qui est peut-être présent mais ne doit pas être dit (peur inavouée?).
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