Texte - L`expérience de la guerre entre écriture et image

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Texte - L`expérience de la guerre entre écriture et image
1 NOTE DE RECHERCHE : Des gens très bien, roman d’Alexandre Jardin
LUMIÈRE SUR UN CRIME DE GUERRE CAMOUFFLÉ
La guerre peut laisser des cicatrices profondes, qui passent d’une génération à
l’autre sans réussir à se refermer. Si la cicatrice provient souvent des morts et des blessures
causées par l’ennemi durant la guerre, elle peut aussi provenir de la souillure laissée par
un crime de guerre commis par son propre clan et qui demeure étouffé dans le silence.
Dans ce dernier cas, la cicatrice peut se faire la plus invisible possible, disparaître sans
passer par une guérison, se faire oublier en raison du dégoût qu’elle inspire. Pourtant,
même ces histoires de crimes de guerre cachés nécessitent d’être racontées. Ainsi,
Alexandre Jardin, dans son roman Des gens très bien, nous propose un récit qui nous plonge
au cœur d’un passé trouble de son histoire familiale, où il dialogue avec son grand-père,
Jean Jardin, et le confronte sur le rôle que ce dernier a joué dans le gouvernement Vichy
durant la Deuxième Guerre mondiale. Le roman suit les traces incriminantes de Jean
Jardin, progressant vers la découverte douloureuse de la vérité, mais aussi vers
l’acceptation de celle-ci, malgré toute l’horreur qu’elle représente pour l’auteur. Ce
dernier se convainc de la véracité d’un fait qu’il se refusait d’admettre, soit la
collaboration de son grand-père à la rafle du Vel d’Hiv, en juillet 1942, durant laquelle
plus de 12 000 Juifs ont été capturés pour être envoyés dans des camps de concentration
nazis.
de son grand-père.
Le souci de rétablir la vérité sur ces
événements constitue le fil conducteur de l’œuvre.
Pour se convaincre lui-même et convaincre le
lecteur de la culpabilité de son grand-père, Jardin
met en lumière des faits qui, en dépit de leur
évidence, étaient demeurés tus par la famille sous
l’effet d’un aveuglement volontaire. Il compare
d’ailleurs ces faits à « ces toiles de maîtres volées
sous Hitler à des collectionneurs juifs puis
accrochés aux murs des salons allemands »1, mais
dont personne ne voulait voir l’origine. Son récit
se distingue donc de l’enquête classique modelée
sur le paradigme indiciaire et qui consiste à
découvrir des faits à partir d’un indice,
reconstituant la chaîne des événements jusqu’à la
cause première ⎯ en l’occurrence ici une
responsabilité personnelle. Alexandre Jardin tente
plutôt de faire voir des faits qui ont toujours été
présents, mais que l’aveuglement a empêché de
voir. Jardin ne fait que les mettre en relief, afin que
de leur addition surgisse l’évidente responsabilité
1
Jardin, Alexandre, Des gens très bien, Grasset, Paris, 2010, p. 12.
2 Le roman met en confrontation deux récits concernant les actions de Jean Jardin:
la version de l’auteur et celle de Pascal Jardin, le père d’Alexandre. Dans le roman intitulé
Le Nain Jaune, Pascal Jardin brosse un portrait sympathique du grand-père, mais
qu’Alexandre juge déformé et superficiel en raison des omissions de plusieurs traces de la
participation de Jean à la rafle organisée par l’homme d’État Pierre Laval. Alexandre
tente de prouver les liens de complicité entre son grand-père et Pierre Laval. Pour ce
faire, il construit petit à petit sa preuve, « en traquant les traces de vérité, ces fragments
encore lisibles de notre passé gonflé de fables »2. Des mots de mépris que son grand-père
a prononcés contre une « petite Juive » dont un de ses fils s’était amouraché, une photo
de Pierre Laval que l’auteur se souvient avoir vue trôner sur le bureau de son grand-père,
des visites inopportunes de personnages suspects à la maison familiale, les relations
douteuses que son grand-père entretenait, ainsi que des arrestations tardives d’anciens
collaborateurs ayant fréquenté son grand-père, sont autant de faits qui construisent la
preuve de l’auteur. Même l’absence de trace constitue une trace aux yeux du narrateur.
Le fait qu’il ne subsiste que si peu de documents mentionnant le nom de Jean Jardin dans
les archives du gouvernement de Vichy est en soi problématique et incite à imaginer une
destruction de ceux-ci par peur de poursuites judiciaires.
Parallèlement à ce travail d’enquête, l’auteur lutte contre lui-même pour accepter
la douloureuse vérité. Il se bat avec les doutes qui l’assaillent par moments. Le devoir de
respect filial s’oppose à son besoin de faire éclater la vérité au grand jour pour se purger
du sentiment de honte qui l’étouffe. Il avoue avoir longtemps choisi la fuite dans
l’imaginaire de la littérature comme stratégie de déni. Mais en même temps, il a du mal à
comprendre le déni dans lequel son grand-père s’est réfugié, même devant les preuves les
plus convaincantes, telles que les images projetées au procès du Nuremberg. Il en veut
également à son père d’avoir volontairement entretenu une cécité concernant cet épisode
troublant du passé de Jean Jardin. Dans le but de comprendre, Alexandre scrute ce qui se
cache au fond des consciences qu’il juge coupables. C’est un ami de longue date, Zac, qui
lui donnera le courage d’ouvrir les yeux devant l’horreur qu’il n’ose pas regarder en face.
Zac a en commun avec Alexandre le fait de porter le poids du crime de guerre d’un de ses
grands-parents : la grand-mère de Zac était une nazie non repentie avec qui il a rompu
tout lien.
C’est dans la fiction pure que l’auteur réussit à établir ses propres conclusions sur
la responsabilité de son grand-père. En imagination, il lui rend visite le soir fatal de la
rafle et discute avec lui. Il reconstitue dans son récit la scène où son grand-père se rend
coupable. Il y ajoute une confrontation totalement fictive avec son grand-père qui le
forcerait à rendre compte de ses actes. Le lecteur est amené à croire que grâce à ce
procédé d’écriture fictive, Alexandre peut finalement tourner la page et faire la paix avec
son grand-père.
Contrairement à des témoignages de victimes ou de héros de guerre, l’auteur ne
cherche pas à susciter la sympathie du lecteur. Au mieux, il est lui-même une victime
collatérale de la guerre, une victime qui se situe cependant du côté des bourreaux par sa
filiation. Si l’auteur cherche à dissiper le mensonge et à déconstruire les illusions, c’est
avant tout pour se libérer d’un fardeau. Des gens très bien n’est donc pas un roman qui vise
2Ibid.,
p. 82.
3 en premier lieu à imprimer chez le lecteur de fortes émotions sur l’expérience de guerre.
Néanmoins, la catharsis n’est pas absente de l’œuvre. C’est l’écriture elle-même qui a une
valeur cathartique pour l’auteur, car le roman lui permet d’alléger le fardeau que le nom
de sa famille lui fait porter. L’épisode de la rencontre fictive avec le grand-père est celui
qui rend le mieux compte de cet effet cathartique. Mais pour que cette libération opère, il
faut des témoins, qui sont les lecteurs eux-mêmes.
Le roman traite donc de l’oppression du silence qui pèse sur l’expérience de
guerre, et qui se transmet de génération en génération. Il fait comprendre que le besoin
de témoigner ne s’efface pas forcément avec la disparition de la génération des témoins
directs. Un peu à l’image du caractère récessif d’un gène, qui passe invisiblement à travers
une ou plusieurs générations, pour éventuellement se manifester au sein d’une génération
future, le besoin de témoigner, étouffé pour un temps dans le silence, n’attend pour se
manifester que la naissance d’une sensibilité aiguë par rapport au traumatisme
collectivement vécu dans le passé. Le roman se comprend ainsi comme l’exercice de
libération de cette oppression, ainsi qu’une dénonciation de la fausse innocence d’une
partie d’une génération de Français qui, par son silence et son consentement tacite aux
horreurs de la guerre dont elle a été témoin, s’est aussi rendue coupable.
Par Philippe O’Reilly
Étudiant au Majeure en Histoire, Culture et Société, UQAM
Bibliographie
GINZBURG, Carlo, Mythes, emblèmes, traces, Paris, Flammarion, 1989.
JARDIN, Alexandre, Des gens très bien, Paris, Grasset, 2010.
© L’expérience de la guerre entre écriture et images, 2013
http://experiencedelaguerreecritureimage.uqam.ca

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