L`art dans l`éducation, poudre aux yeux ou discipline

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L`art dans l`éducation, poudre aux yeux ou discipline
PHILIPPE MEIRIEU
L’art dans l’éducation, poudre aux yeux ou discipline fondamentale ?
Cette conférence a été donnée le 26 octobre 2000 à la Bourboule.
Le titre qui m’a été proposé, et que j’ai accepté puisque je n’ai pas réagi, c’est « l’art dans
l’éducation, poudre aux yeux ou discipline fondamentale ? » Je réponds d’entrée de jeu, de
façon à me permettre de parler d’autre chose : ni l‘un ni l’autre, évidemment. Je défendrai
l’idée que l’art dans l’éducation n’est pas de la poudre aux yeux, mais quelque chose
d’absolument essentiel, et que ce n’est pas non plus une discipline ; en particulier dans le
cadre de la petite enfance, on ne peut pas considérer l’éducation artistique comme une
discipline à enseigner au même titre que les autres disciplines que sont l’arithmétique, la
grammaire, l’histoire ou même l’éducation physique. Je pense en revanche que l’art peut être
considéré comme une dimension éducative essentielle de l’ensemble des disciplines
d’enseignement. Le fait de présenter toutes ces disciplines dans une perspective artistique
permet de leur faire prendre un sens différent aux yeux des enfants, de les inscrire à l’intérieur
d’une construction de la personnalité qui n’est pas tout à fait la même, et d’inscrire l’enfant
dans un monde qu’on va appeler « symbolique », qui lui permet de sortir de son infantilité
tout en restant un enfant.
Pour développer ce point de vue, je développerai deux idées simples : ce qui est essentiel dans
l’éducation, c’est la construction du sens, et aussi l’inscription dans une perspective que
j’appelle, en première approximation, d’universalité. Ces deux idées sont à la fois
contradictoires et solidaires, comme toujours en éducation - il n’y a du sens subjectif et de la
construction personnelle que parce qu’il y a de l’universel objectif, et inversement -, mais
permettent de comprendre la place de l’art dans le développement de la personne.
La question du sens est une très vieille question pédagogique. Donner du sens au savoir n’est
pas une exigence qui daterait de quelques années ou dizaines d’années. On pourrait dire que
dès qu’il y a eu réflexion sur la pédagogie, on s’est interrogé sur cela. Déjà, Platon s’intéresse
au sens des savoirs , et le pédagogue, dans l’ Antiquité - celui qui amène l’enfant à l’école, au
maître, au précepteur -, s’interroge sur le sens des disciplines enseignées, et non pas sur leur
contenu, ou en tout cas il tente de lier les deux. Néanmoins, cette question est restée « en
sommeil » tant qu’elle était résolue sur le mode théologique : tant que la religion est restée la
pensée dominante de notre occident, tous les problèmes de sens étaient référés à ce qui faisait
le sens ultime, celui de la vie elle-même, et qui était Dieu et l’ensemble de l’univers que celuici organisait et sous-tendait. Ce n’est donc pas un hasard si les deux premiers grands
pédagogues que sont Montaigne et Rabelais apparaissent au moment où commencent à
s’effondrer les grandes certitudes du Moyen Age, où les grandes découvertes techniques,
scientifiques, géographiques font vaciller toute une série de réalités considérées comme
essentielles, au sens propre du terme, jusque- là.
Ce n’est pas un hasard non plus si le premier à s’interroger réellement sur la question du sens
à donner au savoir d’une manière pédagogique, c’est évidemment Rousseau dans l’Émile.
Depuis, nous ne faisons que ressasser l’Émile et sa fameuse leçon d’astronomie : Emile n’est
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pas intéressé par les astres, les points cardinaux, il ne veut pas savoir comment se déplacer en
tenant compte de l’emplacement de la lune et du soleil… Jusqu’au jour où son précepteur le
perd dans une forêt, juste avant le repas du midi, alors qu’il a faim et soif. Comme Emile veut
retrouver son chemin, et que le seul moyen pour le faire est de repérer le soleil et les points
cardinaux, alors Emile va se mettre, à partir de ce jour-là, à trouver important d’apprendre
l’astronomie…
Cette situation première de la pédagogie a été déclinée depuis en une multitude de « ruses »
de toutes sortes. Le pédagogue, comme le précepteur, passe son temps à essayer de faire
croire à l’enfant qu’il désire (ou qu’il juge important) ce que lui-même a considéré comme
nécessaire qu’il désire, et que l’enfant ne peut pas décider de désirer, puisque si tel était le cas,
il serait déjà éduqué… L’éducateur passe donc son temps à faire semblant d’expliquer à
l’enfant que c’est lui qui décide ce qui est en réalité décidé par son maître.
Cette ruse a relativement bien fonctionné, les pédagogues l’ont usée jusqu'à la corde, sous
toutes ses formes - et ce qu’on appelle aujourd’hui la didactique n’est qu’une manière un peu
argumentée de décliner la ruse pédagogique de Rousseau. Ce qu’on appelle les situationsproblèmes, les problèmes ouverts ne sont qu’une autre manière de mettre l’enfant dans une
situation où il rencontre un obstacle ; on fait alors en sorte qu’il aille vers des solutions lui
permettant de le surmonter, et qu’il s’approprie ces solutions en « se construisant » ainsi ses
savoirs. On pourrait dire que cette ruse fonctionne encore assez largement ; et bien téméraire
celui d’entre nous qui dirait qu’il ne l’utilisera plus jamais, que ce soit avec ses propre
enfants ou ses élèves. Assez systématiquement, nous placerons des obstacles et, à partir
d’eux, nous essaierons de faire se déplacer l’enfant vers des objectifs que nous aurons nousmêmes identifiés à l’avance comme importants.
Mai ce qui me paraît caractériser ce que j’appellerai la modernité, pour aller vite, c’est que
dans un certain nombre de lieux, de plus en plus nombreux, la ruse ne fonctionne plus. Parce
que dans l’immense majorité des cas, le pédagogue utilise la ruse pour faire entendre le fait
que les savoirs sont utiles, alors que la catégorie même de l’utile est récusée par ceux à qui ces
savoirs sont enseignés.
Pour dire les choses autrement, prenons le cas de Célestin Freinet, pédagogue très connu.
Lorsqu’il introduit à l’école l’imprimerie, puis l’organisation du journal scolaire, en émettant
l’hypothèse que par l’imprimerie, les enfants vont découvrir un certain nombre de règles
d’orthographe et de grammaire devenues nécessaires – on n’aura donc pas besoin de les leur
enseigner puisque le journal les fera accéder à ces règles, qui émaneront naturellement du
produit d’un travail dans lequel l’enfant aura investi énergie et activité. Pour qu’une telle
formule fonctionne , il faut que le journal soit investi comme un objet de désir de la part des
élèves. Or ce qui se passe aujourd’hui, c’est qu’il existe des élèves qui ne veulent plus faire de
journaux… Et quand ils récusent les objets traditionnels sur lesquels on les faisait travailler, le
pédagogue qui utilise la « ruse » est en péril. Il se débat et se rabat sur des méthodes dites
traditionnelles, ayant expérimenté l’échec de ce qu’il croit être les méthodes nouvelles – et qui
ont trois cents ans.
Pour approfondir cela, il me semble que nous redécouvrons, grâce à ces enfants qui refusent
d’entrer dans le jeu scolaire traditionnel, le rapport entre le fonctionnel et le symbolique. Nous
redécouvrons que si des choses sont importantes pour nous, humains, ce n’est pas parce
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qu’elles sont utiles et fonctionnelles mais parce qu’elles ont une place dans notre univers
symbolique. C’est Claude Lévi-Strauss qui, revenant d’Amérique du Sud et faisant la même
constatation là-bas que celle qu’il avait faite en Océanie, tout comme Margaret Mead, observe
que ceux qu’on appelle des êtres primitifs passent leur temps à côtoyer des baies sauvages
particulièrement goûteuses et nutritives qu’ils ne consomment pas, alors qu’ils font des
kilomètres de marche dans le désert pour cueillir des herbes nauséabondes dont ils font des
concoctions ni agréables à manger ni nutritives. Et Lévi-Strauss en conclut, ce qui est
d’actualité, que les choses ne sont pas connues parce qu’elles sont utiles, mais sont déclarées
utiles parce qu’elle sont d’abord connues. Sinon les baies sauvages seraient cueillies.
Or ces herbes sont déclarées utiles parce qu’elles ont une place dans l’univers symbolique des
personnes qui se représentent le monde de telle manière que ces herbes-là y occupent cette
place.
Pour être plus trivial, je pourrais vous expliquer que les Indiens d’Amérique du Nord
consomment régulièrement des chiens et en considèrent la viande comme la meilleure de
toutes, qu’on peut l’accommoder selon des recettes très variées, qui de plus ne transmettent
pas la vache folle. Je pourrais même vous dire qu’économiquement, si on faisait des élevages
de chiens en France pour les mettre en boucherie, ce serait extrêmement intéressant au plan
financier et ça permettrait de nourrir beaucoup de monde. Je pourrais être très convaincant,
mais je doute que demain, en rentant chez vous, beaucoup fassent un méchoui avec leur
chien… Parce que la rationalité de la démonstration se heurte irréductiblement au fait que
dans notre univers culturel, la place du chien n’est pas celle de la vache : c’est celle d’un
compagnon, et pas d’une viande de consommation.
Voilà sans doute des banalités étrangères à vos préoccupations… Pas si sûr, parce que j’en
tire la conclusion suivante, que je vois à l’œuvre avec les jeunes, les élèves, et aussi les
adultes : au fond, ce qui est premier, c’est la place des objets dans l’univers symbolique ; à
partir du moment où un enfant a disqualifié d’entrée de jeu les savoirs scolaires, et les
considère comme étrangers à son univers symbolique – voire comme compromettant
l’équilibre de cet univers parce qu’ils y font une intrusion excessive, y bousculant ses valeurs
fondamentales -, alors le savoir est rejeté, aussi fortement que vous rejetez l’idée de
consommer du chien.Vous rejeter cela parce que dans votre construction mentale, vous vivez
avec des emplacements qui sont affectés à un certain nombre d’objets et de personnes, et que
ces emplacements déterminent très largement ce que vous considérez comme utile. Et cela est
vrai pour tout, la nourriture au quotidien – si nous mangions pour nous nourrir, nous
mangerions une fois tous les trois jours, ça suffirait très largement, – les vêtements – si nous
nous habillions simplement pour ne pas avoir froid, nous serions ici habillés tous de la même
façon et nous vivrions d’une manière relativement peu agréable. C’est pour cela que nous
échouons tant à expliquer aux enfants qu’il faut apprendre à l’école « parce que c’est utile ».
Nous échouons à peu près autant que quand je vous explique qu’il faut manger du chien.
Parce que nous nous situons dans un registre où les enfants ne nous entendent pas : l’utilité
n’est ni perceptible , ni significative, elle n’apparaît pas comme susceptible de donner du sens
à leur univers symbolique. C’est la raison pour laquelle nous avons aujourd’hui affaire à cette
perte de sens des savoirs scolaires, qui sont « disqualifiés d’avance », et quand nous
cherchons à convaincre des enfants qu’il faut qu’ils apprennent à lire parce que parce que
parce que parce que parce que… et s’ils ne veulent pas de parce que ?
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Tu vas apprendre à lire parce que tu pourras lire l’hebdo de télé. Oui, bien sûr, je deviendrai
plus autonome si je peux lire moi-même l’hebdo de télé… Tu vas apprendre à lire parce que
tu pourras trouver un numéro de téléphone dans l’annuaire. Oui, bien sûr, je deviendrai plus
autonome si je peux lire moi-même un numéro de téléphone dans l’annuaire. Tu vas
apprendre à lire parce que tu pourras lire le mode d’emploi d’un appareil électro-ménager…
Oui, bien sûr, tout cela est vrai, mais si ça ne m’intéresse pas, de devenir autonome ? Si je
peux me contenter de demander à quelqu’un le numéro de téléphone, ou de zapper devant la
télé sans avoir besoin de consulter le programme ? En effet, pourquoi consulter le programme,
zapper est à la fois plus agréable, plus conforme aux habitudes du groupe dans lequel je vis…
Expliquez-moi, dit l’enfant, à quoi ça sert ; moi, ça ne me sert à rien ! Pour que ça serve, il
faudrait qu’il soit convaincu qu’il est important de lire le programme avant d’ouvrir sa télé, ce
qui n’est pas évident. Je ne peux convaincre un enfant qu’il est important d’apprendre à lire
pour lire un programme télé et regarder intelligemment le poste que s’il pense, comme moi,
que regarder intelligemment la télé, c’est ouvrir en début d’émission, fermer en fin
d’émission, regarder l’émission dans sa totalité et en discuter avec son entourage. Je prêche
pour l’utilité, alors que ce qui est à construire, c’est la place des savoirs dans son univers.
Pour beaucoup de nos enfants, les savoirs suscitent une inquiétude, une peur fondamentale
parce qu’ils déconstruisent son univers. Un psychanalyste que j’aime beaucoup, auteur d’un
livre superbe (L’Enfant et la peur d’apprendre), Serge Boimare, explique très bien à quel
point apprendre peut être générateur de frayeurs terribles chez un certain nombre d’enfants.
En particulier, les apprentissages que propose l’école peuvent venir renverser complètement
toute une série de processus psychologiques auxquels l’enfant s’accroche, et qui constituent
pour lui une sécurité. D’où le refus d’apprendre, comme une manière de rester dans une
carapace… Serge Boimare prend l’image d’Hercule et montre comment il s’enferme dans la
peau du lion de Némée, ce qu’il appelle la « carapace virile », pour camoufler son inquiétude
interne et transformer en violence externe sa faiblesse intérieure, qu’il ne sait pas transformer
en désir.
Si cette question du sens est devenue si importante, c’est sans doute en grande partie parce
que les savoirs enseignés à l’école sont coupés des questions fondatrices qui leur ont donné
naissance. Au fond, pourquoi fait-on des math, de l’histoire, de la biologie ? Essentiellement
pour passer des examens, dans une pédagogie que Paolo Freire qualifiait de « bancaire » : je
donne un peu de mon temps pour obtenir quelques notes. En revanche, les vraies questions,
les questions fondatrices, sont rarement abordées. Et quand elles émergent, par les quelques
interstices qui leur permettent de le faire, elles sont souvent refoulées. Dans un de ses
ouvrages, qui s’appelle justement Donner du sens à l’école, un de mes collègues cite l’
anecdote d’une petite fille de CE2 à qui la maîtresse explique qu’il y’ a une graine, qu’on la
met en terre, qu’elle donnera une plante qui elle-même fera une graine, etc. Et la petite fille
demande : « Et la première graine ? » La maîtresse lui répond qu’elle ne peut pas comprendre
la réponse à cette question, que ce n’est pas de son âge, et que ce n’est pas au
programme…(Rires). On rit de la maîtresse, mais nous aurions été aussi ennuyés. Avec du
métier, on aurait commencé par dire : « C’est une très bonne question… » , ce qui aurait
rassuré la petite fille. Mais après… Lui aurait-on parlé de Darwin, de la génération spontanée,
etc. ? Nous aurions été amenés, après avoir reconnu la légitimité de sa question, à lui
expliquer comment les hommes ont tenté de résoudre cette question depuis qu’ils sont sur la
terre, par la mythologie, puis par le créationnisme… Nous aurions tenté de lui montrer que sa
question n’est pas stupide, mais que c’est elle qui fait que les gens qui travaillent dans les
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sciences, tout autant qu’Hésiode quand il écrit la Théogonie, travaillent en fait sur cette
question-là, et qu’elle fomente du savoir, du savoir apprendre, et du désir de connaître, de
l’épistémophilie… qui n’est pas une maladie sexuellement transmissible, malheureusement.
(Rires) C’est simplement l’amour du savoir…
Ces questions fondatrices sont trop souvent oubliées, voire écartées systématiquement parce
qu’elles nous revoient à nos peurs d’adultes. Comment répondre à la petite fille, d’autant que
sa question a un rapport avec sa propre naissance et le désir de savoir d’où on vient soimême ? On pourrait multiplier les exemples qui montrent à quel point l’école a
systématiquement écarté les questions anthropologiques, constitutives de ce qui nous fait
hommes, et que se pose très vite tout enfant. Pourquoi puis-je haïr et aimer quelqu’un en
même temps ? Si je vais tout droit, où j’arrive ? Que se passe-t-il au delà de l’infini ? L’école
a lâché ces questions au nom d’une sorte de laïcité un peu frileuse, et en oubliant que la laïcité
n’est pas le fait d’exclure les questions mais de ne pas imposer les réponses, ce qui est très
différent. L’école a abandonné ces questions qui étaient traditionnellement portées pas le
conte, la mythologie, toute une série de formes d’expression traditionnelles. Elle a laissé ces
questions, pour faire gros, au marché… Car qui les traite aujourd’hui ? Walt Disney, les
mangas, les thrillers américains…Même les Pokémon parlent de ces questions fondamentales,
comme celle de la rivalité entre frères, par exemple,essentielle depuis Caïn et Abel et même
avant. Elles sont traitées dans des zones où le marché c’est emparé de l’enfance parce que
nous autres, adultes, avons un peu déserté ce champ-là.
Au point que nous vivons des paradoxes étranges. Depuis longtemps, on sait qu’une des
choses qui fascinent le plus les hommes, et les enfants, c’est la carte de géographie. Mais
comment se fait-il que quand Indiana Jones cherche le Graal avec une carte, ça passionne les
gamins, et que quand on veut leur faire faire une carte de géographie, et que c’est Perceval qui
cherche le Graal, ça leur paraît aussi ennuyeux … ? La carte est un labyrinthe, une
mentalisation de l’espace, une chose formidable sur laquelle on rêve… Moi-même je ne
voyage pratiquement que sur les cartes, parce que c’est infiniment plus agréable et riche que
de voyager dans la réalité. C’est un univers fabuleux, et aussi un des premiers moyens par
lequel l’homme a commencé a ne plus être perdu. Il a travaillé l’espace pour l’apprivoiser,
pour qu’il ne lui fasse plus peur. Ce que je veux dire là, c’est que si on veut réhabiliter la
carte, il faut le faire en montrant qu’elle répond à une question anthropologique et à une
angoisse de se perdre, et pas que c’est un outil pour évaluer la capacité de l’élève à se repérer
sur un diagramme orthonormé… Ça ne veut pas dire qu’il ne faudra pas parler un jour de
diagrammes orthonormés, d’échelle, d’abscisse et d’ordonnée… Mais ces données n’ont de
sens que si la carte a d’abord retrouvé son statut symbolique, sa place dans l’univers mental
de l’élève. Et pas seulement pour retrouver le chemin de la gare, qu’on peut toujours
demander à quelqu’un, mais aussi et surtout parce que tout enfant a peur de se perdre, pour
aller à la gare déjà, mais surtout dans un monde qu’il ne connaît pas, qu’il ne comprend pas,
qui lui est hostile et étranger, et où ses seuls points d’ancrage sont les repères affectifs que
constitue sa famille.
Il faut donc retrouver les questions fondatrices, et réinscrire les objets de savoir dans cet
espèce de souffle premier qui fait qu’ils ont émergé dans l’histoire des hommes.
Je terminerai cela par une simple anecdote. Voilà peu, dans une classe, j’étais à écouter,
comme disent nos amis québécois, une maîtresse qui racontait Le Petit Poucet avec beaucoup
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de talent. C’est une vieille histoire dont je ne me rappelais pas le détail, et qui m’a surpris,
parce que c’est assez gore, plutôt violent – abandon d’enfant, trahison de la fratrie,
anthropophagie, etc. -, avec des sous- entendus sexuels extrêmement violents. Et les enfants
étaient complètement passionnés par ce Petit Poucet, qu’ils écoutaient comme quelque chose
d’absolument essentiel. En discutant ensuite avec la maîtresse, elle me disait, ce qui me
convainc complètement, que s’ils sont tellement passionnés par Le Petit Poucet, c’est qu’il
leur parle d’eux, de leurs vraies questions : leur peur d’être abandonnés par leurs parents, leur
peur d’être mangés, cette frontière si difficile entre l’affection et la voracité (probablement la
seule question humaine qui vaille la peine d’être travaillée : à partir de quel moment l’autre
m’aime-t-il tellement qu’il m’étouffe ? Et comment peut-il m’aimer suffisamment sans
m’étouffer ?). Ces questions-là, qui intéressent évidemment les gamins au premier chef, la
maîtresse ne va pas les traiter en faisant de la psychanalyse sauvage ; elle va le faire en
apportant un objet culturel, artistique aussi, dans lequel l’enfant va se reconnaître, va savoir
qu’on parle de lui, sans être violé dans son intimité. Il va identifier qu’il s’agit de quelque
chose qui le concerne, que cette chose-là le relie aux autres élèves de la classe et qu’il n’est
pas seul à avoir ces angoisses, qu’elle le relie aussi aux gens qui ont existé avant lui dans
l’histoire du monde, et peut-être même à ceux qui existeront après lui – parce que le sommet
du plaisir pour un enfant qui a aimé Le Petit Poucet, c’est de le raconter à son tour à d’autres,
en faisant en sorte qu’en le racontant à d’autres, il fasse aussi vivre aux autres les émotions
qu’il a vécues.
Nous touchons là quelque chose de fondamental, et vous voyez bien la place que peut prendre
ce qu’on appelle l’art. L’art, ça peut être justement cette manière d’introduire cette dimension
anthropologique, ces questions fondamentales, sous une forme acceptable pas l’imaginaire
enfantin, et pas dans une discipline séparée. Cette forme acceptable doit à la fois être efficace
en termes de rapport entre les moyens et le résultat, en termes d’ellipse – il faut laisser
l’enfant penser, c’est pour cela que le contraire de l’art n’est pas le non-art, mais l’obscénité, à
savoir ce qui dit tout et ne permet pas de penser, ni d’imaginer, ni de trouver s propre place.
On voit bien que l’art va donner la possibilité d’accéder à ces questions-là, de réinscrire
l’enfant dans une chaîne généalogique extrêmement importante pour lui – si on lui présente
des œuvres qui font écho, qui ne soient pas simplement des manières d’habiller ses
préoccupations, mais des manières de leur donner de l’ampleur tout en les relativisant - , ce
qui est essentiel pour grandir. Il faut que je sente que mes angoisses ne sont pas seulement à
moi, ce qui leur donne de l’ampleur, et c’est parce que je sens qu’elles sont aussi à d’autres
que je les relativise, que je peux les apprivoiser et vivre avec elles. L’art va favoriser et
permettre cela, sous des formes diverses, picturales, théâtrales, musicales, etc. Toutes les
formes d’art possibles sont des échos de ces questions fondamentales, mas exprimées de telle
manière qu’elles sont « traitables » par l’imaginaire enfantin.
Ce qui ne serait pas un traité de psychanalyse ou une exhibition grossière de leur contenu.
Prenons l’exemple de la sexualité, qui préoccupe les enfants. Sur cette question, le discours de
type prêche, ou de type scientifique, ou de type démonstration exhaustive vont provoquer soit
une rétractation, soit un rejet rigolard, ou encore une peur… En revanche, on sent bien à quel
point un tableau, une forme d’expression picturale ou une scène de théâtre peuvent permettre
d’entre dans l’intelligence de la complémentarité des sexes sans bousculer, et en présentant es
formes saisissables par l’intelligence de l’enfant, à un moment donné de l’évolution de cette
intelligence.
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Deuxième série de remarques : l’art est à la convergence de cette question du sens et d’une
seconde question essentielle pour les enfants d’aujourd’hui, celle de l accès à l’universel.
La notion d’universalité est constitutivement ambiguë puisque la Déclaration universelle des
droits de l’homme a été faite… au nom du peuple français. C’est au nom d’un peuple
particulier qu’on déclare « universellement » les droits de l’homme. Et c’est au nom des droits
de l’homme qu’on ira apprendre aux Africains « nos ancêtres les Gaulois » puisqu’il faut
qu’ils aient accès à la culture… puisque les droits de l’homme le disent. On voit bien que la
notion d’universel a été « instrumentalisée » au profit de l’occident qui, après en avoir fait un
outil de libération de ses propres sujets, en a fait un outil d’oppression des autres, et
d’imposition de ses propres normes culturelles. On sent bien que certaines manières
d’imposer l’universalité ont un rapport avec la colonisation, et il n’y a pas besoin d’être grand
clerc pour savoir que la colonisation se continue actuellement dans nos banlieues, de
l’intérieur, au forceps, avec toute une série de populations que nous continuons à coloniser de
l’intérieur, avec les mêmes méthodes, les mêmes principes et les mêmes effets… C’est-à-dire
les effets en termes d’expression d’agressivité qu’a produit jadis la colonisation en externe.
Cette manière d’imposer à des enfants des formes culturelles considérées comme universelles
et supérieures aux autres, dans une démarche que je qualifie « de colonisation » par
provocation, est une façon de nier ce que les autres cultures d’une part, et ce que tout enfant
d’autre part peuvent découvrir d’universalité. Et contre cette manière un peu arrogante
d’imposer un universel qui serait édifié de façon définitive par l’Académie française et le
Panthéon réunis, il me semble intéressant d’explorer des voies où l’universel se construit avec
les personnes, dans un travail où se rencontrent les singularités et les différences. Le véritable
universel est modeste, ce n’est pas celui que l’on impose, c’est celui auquel on accède. Si les
Misérables sont un texte universel, si la « tempête sous un crâne » de Jean Valjean est un
texte universel au sens où il exprime de la manière la plus forte ce qu’est le cas de conscience
d’un individu pris entre deux exigences contradictoires, ce n’est pas parce que l’Académie
française l’a décrété en expliquant qu’il s’agissait d’un chef-d’œuvre à enseigner à tout le
monde… C’est parce que des millions d’instituteurs ont réussi, en parlant de Jean Valjean et
de la « tempête sous un crâne », à faire entendre à des enfants que ce dont il était question ici
s’adressait aussi à eux. L’universel s’est construit dans l’éducatif. C est pourquoi je fait cette
hypothèse : dans un certain nombre de lieux où ce qu’on appelle aujourd’hui l’interculturalité
se réduit le plus souvent à la multiculturalité ou à la juxtaposition des cultures, avec bien
évidemment une hiérarchisation subtile de celles-ci, je crois que cette multiculturalité, pour
devenir une véritable interculturalité et accéder à une véritable universalité, doit passer par
une confrontation qui permet d’accéder à la manière dont ces différentes cultures répondent
ensemble, différemment mais ensemble, aux fameuses questions anthropologiques dont je
parlais tout à l’heure.
Quand j’ai repris voilà quelques années un cours de français dans un lycée d’enseignement
professionnel, nous avons travaillé avec mes élèves de BEP « ORSU » (opérateur régleur de
systèmes d’usinage, c’est-à-dire ajusteur-fraiseur, ou plus globalement chômeur) sur la
fonction du masque, en comparant la commedia dell’arte italienne, la statuaire africaine et les
Milles et une nuits. Et nous avons fini par étudier ensemble le dernier acte des Noces de
Figaro de Mozart, en montrant, par les coups de théâtres successifs, comment le masque
pouvait à la fois être une manière de se cacher et de se révéler… On découvre que la question
du masque est celle du même et de l’autre, de « qui je suis derrière ce que je cache », etc., et
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que cette question, constitutive de l’humain, se vit au quotidien – par exemple dans la bande
où on se demande ce que cache le caïd derrière son masque. Dans les Noces, elle se vit en
étant portée à un degré d’expression et de force qui lui permet de parler à l’ensemble des
hommes qui ont commencé à arpenter le chemin d’accès à cette problématique.
Nous touchons là ce en quoi l’art est extraordinairement porteur de rassemblement entre les
hommes. Pour reprendre une expression d’Edgar Morin, il produit de « la reliance ». Il relie, à
condition qu’il ne relie pas comme on rattache ou comme on colonise mais qu’il relie comme
on appelle, comme on est capable de faire entendre que ce qu’il dit a de l’écho chez d’autres
que ceux qui le disent. À ce titre, on voit bien la portée de l’éducation artistique, en tant
qu’elle est une seule, peut être la seule éducation citoyenne fondamentale – dans la mesure où
elle fondatrice de tous les concepts de citoyenneté, à savoir que l’homme est quelqu’un de
sacré… Et cette découverte du sacré à travers les formes d’expression artistique est quelque
chose de tout à fait fabuleux.
J’ai eu la chance, voilà un an, d’être invité dans un colloque de musiciens intervenants, et de
tenir ce type de propos à des gens qui connaissaient très bien la musique (que je ne connais
que comme amateur). Et ils m’ont dit à quel point ce qu’ils réussissaient à faire participait –
quand ça réussissait – de cette démarche-là, c’est-à-dire partir des formes d’expression
primitives ou des musiques vernaculaires utilisées par les enfants pour montrer qu’à travers
des confrontations et des dépassements successifs, il y a des enjeux. Par exemple, le rap, c’est
le primat du rythme sur la mélodie, ça renvoie à l’histoire de la musique. Ils m’ont expliqué,
avec beaucoup de génie, comment ils étaient capables à travers la musique de faire accéder
des enfants différents, dans le respect de leur différence, à une forme d’universalité.
Je conclus pour dire que si l’art pour moi n’est pas de la poudre aux yeux, et pas non plus une
« discipline » d’éducation à l’école primaire, il doit nécessairement être une dimension de
l’éducation. D’une certaine façon, l’exigence artistique, l’exigence dans la perfection du
geste, dans l’économie de moyens par rapport aux effets qu’on peut produire, est absolument
essentielle parce qu’elle est ce qui fait marcher, produire, est absolument essentielle parce
qu’elle est ce qui fait marcher, probablement, la construction du symbolique – au sens que lui
donnent les psychanalystes. J’aime bien rappeler l’étymologie de ce terme selon Francis
Imbert, qui veut dire sym-boilos, « sans le javelot », c’est-à-dire sans la violence, sans le
passage à l’acte. La capacité de symboliser, c’est la capacité de vivre dans un univers où on ne
passe pas à l’acte, d’accéder à cette espèce de geste premier de l’humain que l’on trouve si
bien exprimé, par exemple, dans la métaphore des chevaliers de la Table ronde (déposer son
épée à l’entrée). Il y a là une dimension qu’on peut trouver dans toutes les disciplines, c’est la
raison pour laquelle je crois qu’entre 0 et 10 ans, puisque c’est l’objet de ce colloque, une
multitude de formes d’art sont accessibles aux enfants – des maths (les logiciels, Vasarely) au
conte, de la musique au théâtre, par le geste, le mime, la voix… Une dimension fondamentale
au sens où, comme le disait la grande pédagogue de l’enseignement artistique Germaine
Tortel, l’art mène le geste à l’ essence et à l’épure, car il contraint à se focaliser sur l’objet et à
faire en sorte que tout le poids d’un corps passe dans une main… Il y a là matière à travailler
en permanence pour que cette expression artistique soit, avec les enseignants et les
professionnels qui peuvent les aider, présente dans l’univers de l’enfant comme une exigence
pour lutter contre cette espèce de dispersion permanente, cette tentation de l’immédiateté, du
« tout tout de suite » - exigence de la concentration, de l’attention, de la centration sur quelque
chose, de l’économie de moyens, qui sont fondamentales pour l’accès au symbolique et dans
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la construction d’une personnalité qui ne soit pas un boilos, un enfant-bolide, un enfant qui
n’a pas accédé au sym-boilos, au symbolique. Mais des enfants-bolides, il y en a beaucoup :
quand ils ne sont pas contents, ils jettent leur trousse, ils se lèvent, ils crient, ils vont boire, ils
reviennent en ayant cassé deux carreaux et éventré trois cartables… Ils sont dans le bolide, ils
n’ont pas accédé au symbolique.
Phillipe Meirieu est pédagogue à l’IUFM de Lyon.
Pour de plus amples informations, on peut consulter le site Internet : www.meirieu.com
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