Rituels d`exécration à la mort du souverain dans l`ancienne France

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Rituels d`exécration à la mort du souverain dans l`ancienne France
Cour de France.fr / Histoire et fonction / Perception de la cour & la royauté / Etudes modernes / Rituels
d’exécration à la mort du souverain dans l’ancienne France (1642-1774)
Henri Duranton
Rituels d’exécration à la mort du souverain dans l’ancienne France
(1642-1774)
Article. Source : Cour de France.fr
Henri Duranton, Rituels d’exécration à la mort du souverain dans l’ancienne France (1642-1774), Paris,
Cour de France.fr, 2016 (http://cour-de-france.fr/article4322.html). Article inédit publié le 3 juin 2016.
À la mort des rois, il semble que le peuple regarde ce moment comme celui de se venger de
toutes les calamités qu’il a souffertes. Mémoires secrets pour servir à l’histoire de la
République des Lettres, 3 juin 1774.
Les épigrammes pleuvent sur le tombeau du feu roi et les vers d’éloges volent au pied du
trône de son successeur. Suard, Correspondance littéraire, p. 667 (Lettre du 8 juin 1774)
Composé par un inconnu au moment de la mort de Louis XIV, le manuscrit 1674 de la bibliothèque
municipale de Lyon semble ne se distinguer en rien de tant d’autres recueils du même genre. Il collecte
nombre de pièces suscitées par l’événement. Ce ne sont que Relation de ce qui s’est passé de plus
considérable pendant la maladie du Roi et depuis sa mort, ou Mandement de Son Éminence Monseigneur
l’archevêque de Paris pour ordonner des prières publiques pour le repos de l’âme du feu Roi, ou Oraison
funèbre de très-haut, très-puissant et très-excellent prince Louis XIV, roi de France et de Navarre,
prononcée en l’église de l’abbaye royale de Saint-Denis le 23ème jour d’octobre 1715 par Messire Honoré
de Quiqueran de Beaujeu, évêque de Castres, etc. S’y distingue tout particulièrement une immense
gravure, qu’il a fallu plier en quatre pour la mettre aux dimensions du recueil, intitulée L’apothéose de
Louis XIV et les heureux prémices du règne de Louis XV, tableau allégorique où, sous le regard attendri
de déesses figurant l’Abondance, l’Espérance, la Paix et l’Amour des peuples, l’on voit « dans le ciel
Jupiter qui préside avec Junon son épouse et reçoit le Roi au nombre des Dieux » tandis que sont
célébrées « les merveilleuses qualités du duc d’Orléans ».
Or, de manière abrupte, sans transition, le dernier tiers du recueil est occupé par nombre de textes,
presque tous très courts, qui, sous forme d’épitaphes s’ouvrant par la formule traditionnelle Ci-gît, sont
autant de satires sanglantes du roi défunt [1].
Le contraste est si frappant qu’il interpelle le chercheur en lui laissant entrevoir un double registre de
réactions, violemment antagonistes, à la mort du souverain : celui, bien connu, des célébrations officielles,
et un autre, souterrain, peu étudié à ce jour, qui s’inscrit en total contrepoint du premier.
Pour explorer cette opposition terme à terme, il paraît opportun de commencer par un bref rappel de la
version officielle contre laquelle l’autre viendra s’inscrire en faux.
Célébrations officielles à la mort du roi
Les manifestations qui se multiplient lors du décès de Louis XIV ne constituent en rien un phénomène
original. Elles s’inscrivent dans le droit fil d’un culte royal organisé de manière méthodique dès le début
du règne personnel, orchestré par Colbert et exécuté, pour ses principaux interprètes, par Le Brun,
Perrault, Félibien ou les membres de la Petite académie. La doctrine du droit divin, de fort ancienne
origine, est reprise et systématisée au seul bénéfice du souverain régnant. Le registre religieux qui la
justifiait est de plus en plus délaissé au profit d’un vocabulaire héroïque, qui prend ses modèles de
préférence dans l’antiquité. L’exaltation du roi en toutes circonstances atteint des sommets inouïs de
flagornerie.
On ne songe plus à tel modèle de souverain dont Louis XIV pourrait être le parfait disciple. En
Louis XIV vivent toutes les perfections qu’ont possédées les hommes illustres, et ce prodigieux
concert fait désormais de lui le seul, le plus grand héros, si grand qu’il semble d’une nature
plus qu’humaine, quasi divine, inspirée en tout cas [2].
Cette célébration multiforme accompagne et magnifie les moindres actions du roi. Elle s’exprime de
manière intemporelle dans d’innombrables poèmes encomiastiques ou dans les préfaces d’ouvrages
dédiés au monarque. Au jour le jour, elle donne sens au minutieux rituel de la journée du souverain qui
requiert l’active participation de toute la cour. La Gazette de France en tient chronique et ne se lasse pas
d’en détailler les fastes immuables [3]. Mais elle s’incarne avec encore plus de force lors d’événements
publics (réceptions d’ambassadeurs, Te Deum) ou privés (naissances dans la famille royale, mariages) qui
sont autant d’occasions de manifester avec éclat l’idéologie monarchique. Le pouvoir garde d’ailleurs sur
eux toujours la haute main ; c’est lui qui détermine en dernier ressort si tel ou tel événement mérite
célébration. Preuve en est, par exemple, la décision de proclamer ou non un Te Deum. On aurait pu croire
que c’est le hasard des guerres qui en serait le déclencheur. Il n’en est rien. La décision appartient au roi
seul qui décide de son opportunité. La victoire n’existe qu’à partir du moment où le souverain l’a reconnue
et en autorise la commémoration [4].
Au sommet de cette maîtrise de l’information au seul profit du culte monarchique, quatre cérémonies
s’imposent, d’ailleurs consacrées par un très ancien usage. Certes les entrées royales tendent par la force
des choses, le souverain finissant par ne plus se déplacer, par n’être plus guère en usage [5]. En revanche
le sacre [6], les lits de justice [7] et les funérailles royales [8] garderont jusqu’à la Révolution leur
spectaculaire pouvoir de traduction cérémonielle d’un ordre monarchique qui s’inscrit dans une durée qui
se prétend millénaire.
Il y a là, on le sait, bien plus qu’un simple culte de la personnalité, flattant le potentat du moment. Cette
information ritualisée vise à imposer l’image d’un roi échappant à la sphère de l’humanité ordinaire pour
n’avoir à dialoguer qu’avec les autres rois ses semblables, et à ne devoir rendre compte de ses actes en
définitive qu’à Dieu. « Le processus d’héroïsation de la monarchie est sacralisant, c’est-à-dire producteur
de sacré [9]. »
Cette transcendance politico-théologique a fait depuis les études pionnières de Ernst Kantorowicz l’objet
d’une particulière attention de la recherche historique [10]. Elle s’enracine dans de très anciennes
conceptions du pouvoir qui, en suivant la distinction établie par Jacques Revel [11], s’établissent selon
deux versants, l’un, archaïque, dont l’Égyte ancienne pourrait être le prototype, qui reconnaît un
monarque participant directement du sacré, vrai dieu à sa manière, et l’autre qui installe le souverain
dans un statut intermédiaire, faisant la jonction entre Dieu et le peuple. Cette seconde interprétation a été
lentement perfectionnée par les souverains français successifs à partir d’Hugues Capet, s’adaptant aux
besoins concrets et aux croyances du moment [12]. Elle devient de plus en plus délibérée au fil des temps,
servant de soubassement à des conceptions idéologiques et politiques qui peuvent par ailleurs prendre
des formes sans rapport direct avec le sacré. Mais l’essentiel demeure : Pendant des siècles « La
transcendance monarchique imite la royauté christique, divinement fondée et éternelle, humainement
incarnée dans une forme individuelle et périssable [13]. » Et il en restera des traces jusqu’au règne de
Charles X qui sera encore tenté d’assumer une dernière fois le rôle magique de guérisseur des écrouelles.
Comme l’a démontré Ralph Giesey, le système trouve sa plus haute illustration au moment des funérailles
royales. À sa mort, le souverain en quelque sorte se dédouble. Il continue d’incarner cette entité
immortelle, point de jonction entre l’au-delà et l’ici-bas, et en même temps il est cet individu qui a partagé
le sort commun de la malheureuse humanité. Pour que le système puisse perdurer, il faut, de toute
nécessité, trouver un compromis entre deux réalités irréductibles et contradictoires. En ce sens sonnent
comme un défi à la plus élémentaire évidence les formules traditionnelles « Le roi ne meurt jamais » ou «
le roi est mort ! vive le roi ! », qui permettent de concilier vérité métaphysique et réalité matérielle du
cadavre royal [14]. Comme on sait, les légistes royaux ont pendant quelque temps voulu exprimer
concrètement aux yeux du peuple cette contradiction par la fiction du « double corps du roi », le défunt
encore paré des insignes royaux continuant fictivement à assumer le pouvoir sur son lit d’apparat, tandis
que son successeur patientait dans l’attente de sa prise effective du pouvoir. Ainsi en fut-il pendant
environ trois siècles, entre les règnes de Philippe le Hardi et de Louis XIII [15]. Avec plus ou moins de
faste il y eut de la sorte, à chaque fois, entre la mort du roi et le couronnement de son successeur une
sorte d’« interrègne cérémoniel » [16].
En 1610 cependant, au lendemain de l’assassinat d’Henri IV, la reine fit tenir au petit Louis XIII un lit de
justice en parlement pour gagner de vitesse d’autres ambitions et assurer son pouvoir pendant la minorité
du nouveau roi, ce qui eut pour effet de rendre caduque la période traditionnelle de latence. L’effigie
funèbre du précédent roi, qui fut pourtant effectivement dressée, perdit en effet toute signification
puisque son successeur avait déjà fait acte d’autorité.
Mais par-delà cette péripétie conjoncturelle, il y avait déjà longtemps que la symbolique du double corps
du roi était atteinte en sa dynamique même par ses contradictions internes. De fait, la reconnaissance de
la nature sacrée de la personne royale ne pouvait aller de soi, comme le démontrait éloquemment la
cérémonie même du sacre. Elle se devait d’être consacrée par l’institution qui en était par nature
détentrice : l’Église. Or la connivence entre sacré et profane, Église et monarchie, qui a fonctionné
pendant des siècles, ne pouvait que se fissurer avec le temps, le monarque entendant bien continuer à
tirer les bénéfices de sa participation à une sphère suprahumaine par l’élection divine à lui décernée, mais
n’admettant qu’avec impatience la subordination dont elle était tributaire au point de départ [17]. A quoi
s’ajoute une lente évolution des mentalités, moins disposées à admettre sans discussion le sacré sous la
forme magique qu’il revêtait au Moyen Age. En un mot, sans renoncer aux formes spectaculaires qu’elle
pouvait endosser et dont l’efficacité n’était pas à démontrer auprès d’un public populaire, et sans aller au
bout de sa logique déstabilisatrice, la foi monarchique tend de plus en plus à se laïciser, à se confondre
avec la simple exaltation du souverain régnant. On assiste à un mouvement de recentrage sur le politique.
Le roi perd peu à peu de sa sacralité, n’apparaît plus que comme un homme, certes extraordinaire, mais
dont la mort ne revêt plus l’aspect scandaleux qu’elle pouvait avoir aux temps passés. En revanche, en ce
moment où une vie s’achève et se transforme en destin glorieux, il importe de demeurer dans la logique
d’adulation qui a accompagné le souverain pendant toute son existence et de finir sur un point d’orgue qui
n’apprend certes rien de nouveau sur le défunt, mais qui se doit d’établir entre cérémonie du sacre et
funérailles une totale continuité. Les oraisons funèbres qui se multiplient à l’infini à la suite du décès du
Roi-Soleil assument totalement cette fonction. Elles
retrouvent et parachèvent le mythe du Grand Roi, héros suprême, que la littérature officielle
avait contribué à créer durant la vie du monarque ; ce sont les mêmes images, le même
dithyrambe, ceux qui plaisaient à Louis XIV. Le portrait du roi atteint une perfection quasi
divine, et semble figé dans un ciel idéal. Drapé dans une splendeur qui n’est plus à la mesure
humaine, le souverain pose alors devant l’éternité, auréolé d’une lumière éclatante [18].
Nicole Ferrier-Caverivière a retrouvé pas moins de 32 oraisons funèbres prononcées en cette occasion. «
Un fait peut surprendre ou décevoir » nous dit-elle : tous ces discours sont parfaitement interchangeables,
déroulant d’imperturbable manière les mêmes clichés, célébrant selon un ordre immuable le conquérant,
le bon roi attentif à la prospérité de son peuple, enfin le saint homme édifiant son entourage par une mort
exemplaire. Rien pourtant de surprenant à cela. Par destination le discours officiel se doit d’accomplir
toujours le même parcours. Il ne peut être qu’une perpétuelle réitération d’un propos déjà ressassé tout
au long de l’existence du défunt. Il convient certes de célébrer ses funérailles avec tout le faste requis,
point d’orgue d’une vie bien remplie et promesse d’un semblable sort pour son successeur. Mais c’est un
rituel à la fois plein de sens et vide de contenu. Preuve en est qu’en cet instant on peut sans risque
accorder à nouveau une place prééminente aux prélats chargés de la cérémonie, qui sauront l’espace d’un
instant masquer ce que l’événement a en fait d’irrémédiablement profane : c’est bien un simple mortel
qu’on mène en terre.
Le revers négatif
Sans doute est-ce pour cette raison que les biographes des souverains ne portent guère d’attention à ces
célébrations post mortem, dont ils connaissent bien l’aspect convenu et artificiel.
Pas plus qu’ils ne s’attardent à des réactions sporadiques de protestation, voire d’hostilité à l’encontre du
souverain défunt. Cela apparaît aussi comme une sorte de tradition non écrite, actualisation d’un
phénomène de rejet plus ou moins spontané de la propagande officielle.
D’abord parce qu’on n’ignore pas que le culte royal a toujours trouvé sa contestation. Dès les débuts du
gouvernement personnel de Louis XIV, alors même que la glorification du souverain est en train de se
mettre en place, des oppositions se font entendre qui proposent une image inversée de l’idéal
monarchique. Il n’est plus question du roi en gloire, ne faisant que des guerres justes pour mieux protéger
ses peuples, souverain tutélaire, pasteur de ses troupeaux. Par des canaux clandestins se propage l’image
d’un souverain dévoré d’ambition, cruel dans l’accomplissement de ses rêves de gloire, peu conscient des
catastrophes que déclenchent ses appétits de roi de guerre. Et l’on n’a pas oublié la Fronde et le
défoulement collectif qu’ont représenté les quelques 5000 mazarinades parues pendant les cinq années de
troubles [19].
Même au plus haut temps de la célébration du monarque, et malgré une attentive répression menée par
une police prompte à réagir au moindre propos insolent, ce qu’il convient d’appeler déjà sans trop
d’anachronisme une « opinion publique » aux contours mal définis a su trouver sa voix et sa voie pour
dénoncer l’image glorieuse qu’on voulait lui imposer. À la figure idéale qui s’incarne en tant de discours
serviles, s’oppose terme à terme une contre-image faite de pamphlets anonymes et d’illustrations
satiriques [20]. Face au Roi-Soleil, le « roi-cochon » complaisamment portraituré dans de violentes
caricatures [21]. Encore faudrait-il également évoquer les bruits de la rue, ces manifestations orales
fugaces, et comme telles difficiles à cerner, n’étant souvent rapportés que dans des gazetins de police ou
par les mémorialistes [22]. Pour ne prendre qu’un épisode particulièrement significatif à cet égard,
l’attentat de Damiens en 1757 provoque une profonde commotion dans tout le royaume, parfaitement
sincère semble-t-il, qui se traduit par un torrent de littérature convenue sorti des presses à jet continu, la
moindre petite ville ayant à cœur de dire à haute voix sa fidélité au souverain agressé, au point que les
journaux doivent mettre un terme à la reproduction des poèmes qu’ils reçoivent et que les organes
officiels renoncent à faire le recensement exhaustif des manifestations officielles qui pullulent dans tout le
royaume. Or à ce déferlement de ferveur royale répond terme à terme une explosion de « mauvais
discours », pamphlets divers, placards, vers sur les « affaires du temps » mettant en cause le roi, ses
ministres, l’archevêque de Paris, le Parlement, les jésuites [23].
Tout cela est maintenant bien connu. Dans cette perspective, les célébrations officielles et à l’inverse les
manifestations sporadiques d’hostilité remarquées au moment du décès du souverain ne paraissent pas
mériter qu’on s’y attarde. Telle est du moins l’impression qu’on retire de la lecture des derniers chapitres
de la plupart des biographies consacrées aux souverains des XVIIe et XVIIIe siècles ou à leurs principaux
ministres.
Certains même n’en touchent pas mot et s’arrêtent au dernier soupir de leur héros [24]. La plupart
cependant accordent un paragraphe plus ou moins long à la réception de l’événement, balançant louanges
officielles et réactions spontanées d’hostilité. D’autres encore vont plus loin et retracent à grands traits
une destinée posthume. Françoise Hildesheimer par exemple ne prend pas parti et laisse la parole aux
contemporains ; elle cite le mot du Mercure proclamant Richelieu « sans contredit le plus grand homme
de son siècle » [25] et contrebalance l’éloge par le jugement contraire de Nicolas Goulas condamnant une
« existence toute noire de crimes », le ministre ayant « toujours tout sacrifié pour sa fortune », prémices
selon elle d’une destinée ultérieure maléfique. « Cette légende noire amplement propagée par la
littérature romantique se compose d’anecdotes sinistres et sanglantes qui forment son image de politique
impitoyable, uniquement préoccupé de son triomphe temporel, et de chrétien hypocrite, cachant la
noirceur de son âme sous la pourpre cardinalice. » Roland Mousnier évoque aussi brièvement la réaction
des ennemis du même Richelieu, qui « osèrent l’attaquer ouvertement » et relève qu’« un déchaînement
de pamphlets injurieux se produisit » [26]. Jean-Louis Petitfils, pour sa part, ne mentionne même pas les
éloges officiels à la mort de Louis XIV qu’il doit juger trop prévisibles. En revanche, il relève les
qualificatifs de « banqueroutier » et de « voleur de peuple » présents dans des « libelles » et parle de l’«
indifférence générale » des contemporains « pour qui « le solennel pharaon de Versailles ne représentait
plus rien de sacré » [27].
Le Mazarin de Pierre Goubert s’attarde plus longuement sur ces réactions, leur consacrant même tout un
chapitre, un peu curieusement intitulé Oraisons funèbres. De fait, s’il accorde bien au mot son acception
officielle pour d’ailleurs en dévaloriser le contenu, puisque « son caractère habituel d’éloquence sacrée la
condamne presque obligatoirement à l’enflure et à la longueur », il l’étend à son contraire : « Les mauvais
esprits infligent aussi l’étiquette d’oraisons funèbres à quelques vers de mirliton, souvent malveillants,
parfois simplement irrespectueux, qui célèbrent à leur façon l’illustre disparu. » En guise d’illustration il
reproduit trois courts poèmes relevant du genre de ce que nous appellerons des ci-gît. Et de conclure : «
Cela dit, on me permettra de penser que l’oraison ou la déraison funèbre peuvent constituer un genre
littéraire ou para-historique, mais ne me paraissent pas devoir être le but poursuivi par l’historien, ni le
sentiment qui l’inspire [28]. »
Attitude qui est à peu près le fait de tous les biographes. Les réactions à chaud des contemporains sont
peut-être à citer, mais n’ont aucune valeur objective. Seul l’historien, fort de son impartialité et du recul
du temps, est à même de porter un jugement valable aux yeux de la postérité. Il saura trouver les mots qui
conviennent. Ainsi, de manière significative, beaucoup traduisent les condamnations du moment par un
terme qui revient avec régularité et qui est pourtant absent des textes du temps : le soulagement [29].
Mieux même, à l’occasion, cette objectivité sereine permet de revenir sur les jugements contemporains
pour en condamner les excès ou l’injustice. Ainsi Jean-Louis Petitfils, s’il accorde des circonstances
atténuantes au soulagement exprimé par la population parisienne, ne peut s’empêcher de parler de l’«
ingratitude du peuple devant un règne trop long ». Karl Federn, après avoir présenté, à titre d’illustration,
un long texte latin sans pitié pour Mazarin, condamne ce portrait du cardinal « où beaucoup d’exagération
se mêle à beaucoup d’inexactitude » et rétablit la vérité : « Comme pour Richelieu, on ne retenait du
défunt que les traits haïssables de sa nature, on négligeait les services inestimables rendus au pays. » Suit
un paragraphe dressant un bilan équilibré de l’action de Mazarin mettant en particulier l’accent sur la
réussite extérieure [30].
En somme on l’a détesté, mais on a eu tort. François Bluche va encore plus loin en ce sens, s’indignant de
l’indécente ingratitude manifestée par les Parisiens à l’encontre de son grand homme. Il appelle à son
secours et cite longuement le récit fait par le nonce du moment, fort élogieux pour Louis XIV, qui annonce
selon lui les portraits de Voltaire, Michelet ou Lavisse, ce qui lui permet de conclure péremptoirement : «
A peine le nonce dépose-t-il la plume, la « canaille » s’empresse aux cabarets, la « populace » allume des
feux de joie. Mais c’est en vain que la mesquinerie triomphe, Voltaire va bientôt donner à la France la
mesure posthume du plus grand de ses rois [31]. »
La réaction d’humeur de François Bluche pousse à son paroxysme une attitude en fait commune à tous ces
biographes qui tendent à tenir pour négligeables les réactions des contemporains à la disparition du
potentat. Soit on n’en tiendra aucun compte : les célébrations sont des phénomènes rituels sans contenu
(quel intérêt y aurait-il à s’attarder sur les 32 oraisons funèbres prononcées en l’honneur de Louis XIV ?).
A l’inverse les vitupérations seront considérées comme des formes d’attitudes réflexe, fonctionnant en
quelque sorte dans le vide puisque la cible, le défunt, n’est plus là. Soit on s’en tiendra à des mobiles
conjoncturels : on évoquera le soulagement à la fin d’un gouvernement oppressif (Mazarin) voire cruel
(Richelieu), après un trop long règne (Louis XIV) ou à la disparition d’un souverain déconsidéré, le bienaimé devenu monarque lubrique et sénile (Louis XV). Au total on n’y verra, entre flagornerie et
réprobation, qu’un rituel pauvre de sens, aussi excessif dans l’éloge que dans le blâme. Dans tous les cas
on passe assez vite, laissant à d’autres le soin de mener l’enquête historiographique sur le destin
posthume du défunt.
On aurait pu croire au contraire qu’en ce moment où est levé, au moins partiellement, le contrôle que le
potentat était de son vivant en mesure d’exercer sur son image, les opinions exprimées offriraient une
opportunité d’étudier une réalité affective longtemps refoulée. On note d’ailleurs que lorsque sont
présentés les arguments pro et contra, les premiers sont nettement valorisés : l’enquête sur le double
corps du roi, même si le cérémonial a perdu aux XVIIe et XVIIIe siècles une grande partie de sa
signification rappelle l’importance des funérailles dans le contexte de la doctrine de l’absolutisme royal.
D’autre part, l’ostentation des éloges du défunt en rend l’accès facile, remplissant les colonnes des
journaux officiels, encombrant les bibliographies des opuscules sortis des presses de l’imprimerie royale
ou des officines autorisées. Il n’est pas jusqu’à la légitime fusion sympathique, au sens ancien du terme,
du biographe et du personnage qui a occupé tant d’années de sa vie, qui ne contribue à valoriser auprès
de l’historien les textes contemporains positifs. En revanche les témoignages à charge sont souvent peu
fournis et ne font pas preuve de beaucoup de recherche. On évoquera en termes vagues les nombreux
pamphlets et libelles injurieux sans entrer dans plus de détail. A l’appui, on se contentera, quand on le
fait, de recourir à tel petit texte repris de Vernillat [32] ou pour le XVIIIe siècle dans Raunié [33].
Pourtant les indices n’ont pas manqué. Si l’on dépasse l’interprétation conjoncturelle qui explique le
mouvement de rejet par, comme il a été dit, le soulagement, on est frappé par la régularité, l’unanimité du
phénomène. Jamais la mort du puissant ne provoque autre chose qu’au mieux indifférence, plus souvent
dérision, vitupération, insultes. En témoignent les mémorialistes, eux-mêmes souvent surpris, voire
scandalisés par ces explosions unanimes qui se vengent d’une révérence autrefois imposée.
Le cortège funèbre de Richelieu n’eut pas un long chemin à faire pour atteindre la Sorbonne où il avait
exigé d’être enterré. Si l’on ne signale pas de grand rassemblement en contrepoint du défilé officiel, les
sarcasmes n’ont pas manqué, à commencer par la rumeur, qu’on retrouve dans nombre de textes
contemporains, que le tombeau avait été érigé à l’emplacement exact où se trouvaient auparavant des
lieux d’aisance, coïncidence donnant matière aux plaisanteries qu’on peut imaginer. Pour une raison
inconnue, aucune croix ne précédait le cortège, comme il était d’usage, « ce qui fit dire ces mots à un
spirituel malicieux qu’il n’y avait point de croix, parce que le corps du défunt était la croix publique et
l’instrument de nos maux [34]. » De même la disparition de Mazarin provoque une pluie de textes
satiriques qui feraient croire qu’on est revenu au temps de la Fronde [35]. Quant à Colbert, enterré à
l’église de Saint-Eustache, sa paroisse, on dut procéder de nuit à la cérémonie par crainte de
manifestations d’hostilité contre le tout-puissant ministre [36]. Pour le défunt Roi-Soleil, ce fut bien pis au
dire de Duclos :
Le corps de Louis XIV fut porté à Saint-Denis. L’affluence fut prodigieuse dans la plaine : on y
vendait toutes sortes de mets et de rafraîchissements. On voyait de toutes parts le peuple
danser, chanter, boire, se livrer à une joie scandaleuse ; et plusieurs eurent l’indignité de
vomir des injures, en voyant passer le char qui renfermait le corps [37].
Quelques années passent, et en 1723, un autre puissant, le Régent, est porté en terre, ce qui provoque les
mêmes réactions, bien notées par le mémorialiste :
Jeudi 16 décembre. — Le corps du duc d’Orléans a passé au travers de Paris en pompe
funèbre, à dix heures du soir, pour être porté à Saint Denis. Il y avait une foule de peuple et
on n’a jamais entendu dire tant de sottises. Son cœur, quelques jours auparavant, avait été
porté au Val de Grâce, on demanda à un laquais s’il avait vu passer le cœur : Non, dit il, mais
j’ai vu passer son âme par la rue d’Enfer [38].
À la mort de Louis XV, ce fut la débandade. « Dès qu’il fut mort, chacun s’enfuit de Versailles » rapporte
Besenval. C’est tout juste si l’on pensa à enfermer le corps en putréfaction exhalant une odeur
pestilentielle, puis à l’expédier sans cérémonie à sa dernière demeure. Et là encore, sur le trajet s’exprima
la même scandaleuse liesse :
Le corps fut conduit deux jours après à Saint Denis, et le convoi ressembla plus au transport
d’un fardeau dont on est empressé de se défaire qu’aux derniers devoirs rendus à un
monarque. […] Une vingtaine de pages et cinquante palefreniers à cheval, portant des
flambeaux, sans être en noir, composaient tout le cortège, qui partit au grand trot à huit
heures du soir et arriva à Saint Denis à onze heures, au milieu des brocards des curieux qui
bordaient le chemin et qui, favorisés par la nuit, donnèrent carrière à la plaisanterie,
caractère dominant de la nation. On ne s’en tint pas là : épitaphes, placards, vers, tout fut
prodigué pour flétrir la mémoire du feu Roi [39].
Ainsi, à chaque fois, la mort du monarque ou du puissant provoque d’« indécentes » manifestations de
joie. Certes, il est toujours loisible de trouver une raison pour expliquer cette manifestation spontanée
d’hostilité ou de haine. Mais la répétition fait sens, par delà l’impopularité du moment. Il y a une sorte de
règle à la contre-célébration. Apothéose d’un côté, exécration de l’autre. A la pompe rituelle, son contremodèle ricanant. La tentation vient d’y voir plus qu’une anecdote, une sorte de rituel inversé.
Un phénomène énigmatique et méconnu : le Ci-gît
Les historiens d’une manière générale, et les biographes des potentats de l’époque moderne en
particulier, n’ignorent donc pas la poésie satirique moquant les puissants. A l’occasion ils en fournissent
même quelques rares témoignages. Mais ils ne vont pas beaucoup plus loin, s’agissant d’une source qui ne
survit guère que dans des recueils manuscrits, de manipulation peu commode. En fait, même les plus
consciencieux s’en tiennent en général à quelques coups de sonde dans les chansonniers Clairambault et
Maurepas conservés au département des manuscrits de la Bibliothèque nationale de France, de fait les
plus considérables, alors qu’il en existe une multitude [40]. On ne peut donc leur reprocher d’avoir ignoré
l’existence d’un curieux écrit que l’on conviendra d’appeler le ci-gît [41]. Par là on entendra un poème
court, avec une très nette préférence pour le quatrain octosyllabique, commençant par la formule « Ci-gît
» et consacré à l’évocation post mortem d’une personnalité d’importance. L’expression n’est pas reconnue
par la rhétorique traditionnelle qui l’inclut dans la forme plus générale de l’épitaphe. On verra pourquoi il
a paru utile d’en resserrer l’acception et de définir par là un genre nouveau.
Par destination il sera immédiatement contemporain du décès de la personnalité chansonnée. Encore qu’il
se rencontre des ci-gît consacrés à des individus toujours bien vivants, l’auteur prenant, si l’on peut dire,
ses désirs pour la réalité. De même quelques poèmes ciblent non des personnes, mais des entités. Il se
rencontre par exemple des poèmes saluant le « décès » de la bulle Unigenitus ou du Parlement de Paris.
Certes le ci-gît n’est pas la seule forme poétique qu’emprunte la poésie satirique en cette occasion. Le
XVIIe siècle par exemple fait encore grand usage du rondeau. D’autre part les longs poèmes ne sont pas
rares. Il arrive enfin que le poète détourne des airs anciens ou à la mode, utilisant leur mélodie, leur «
timbre », pour y coller des mots nouveaux (le fredon).
Mais ce qui particularise le ci-gît, et qui a été à ce jour totalement ignoré, c’est d’une part la régularité de
son surgissement au moment de la disparition d’un potentat et, au moins au XVIIe siècle, l’incroyable
prolifération que l’événement à chaque fois suscite. Qu’on en juge pour les principaux :
Richelieu : 294
Mazarin : 146
Colbert : 87
Louis XIV : 136
Puis viennent en seconde ligne, nettement distancés :
Louis XIII : 7
Louvois : 3
Régent : 10
Cardinal Dubois : 19
M. le Duc : 7
Cardinal de Fleury : 10
Louis XV : 14
Soit un total de 733 textes différents relevés entre 1642 (Richelieu) et 1774 (Louis XV) [42].
On pourrait certes objecter que le ci-gît n’est pas exclusivement dédié à la disparition des dirigeants
politiques de premier plan et qu’il sert en bien d’autres circonstances, ce qui est exact. Mais, même dans
le cas où le ci-gît conserve sa finalité première (accompagner négativement le décès d’une personnalité)
les chiffres baissent très vite. Souvent un seul suffit pour régler le compte du défunt. Preuve en est le
relevé établi à partir de personnalités très connues et qui ont, de leur vivant, souvent suscité nombre de
satires sanglantes :
Beaumont du Repaire, archevêque de Paris (1) ; la duchesse de Berry, scandaleuse fille du Régent (3) ; la
duchesse de Châteauroux, maîtresse de Louis XV (5) ; l’évêque de Sens Languet de Gergy, grand
adversaire des jansénistes, très souvent brocardé (3) ; Adrienne Lecouvreur, dont le refus de sépulture
avait fait scandale (4) ; Maupeou, cible d’innombrables attaques au moment de la suppression des
parlements (3) ; Maurepas dont la longévité ministérielle a longtemps retenu les regards (2) ; le cardinal
de Noailles, figure centrale de la résistance janséniste (2) ; le poète Piron (5), mais tous ironiquement
composés par lui-même ; la marquise de Pompadour (6) ; la marquise de Prie, maîtresse détestée de
Monsieur le Prince, éphémère premier ministre (3) ; le maréchal de Saxe (6), mais tous très élogieux,
relevant en fait de la littérature encomiastique officielle ; le célébrissime Voltaire (7).
Autant d’individualités très en vue de leur temps et qui, par quelque côté, ont été de leur vivant la cible
des satiristes contemporains. Tous additionnés, ils sont pourtant très loin d’égaler les textes consacrés au
seul Richelieu.
En un mot, le commentaire, moqueur ou indigné, qui accompagne la disparition de ces personnalités en
vue est de tradition. Mais dans une circonstance bien précise, la mort du souverain, le phénomène prend
une tout autre ampleur. Les chiffres d’ailleurs orientent la recherche, qui disent que ce n’est pas
forcément le souverain en titre qui est l’objet de cette attention soudaine, mais tout aussi bien son
représentant, et donc que le terme de « souverain » qui s’impose, inclut aussi bien le roi que son toutpuissant ministre.
Quelques caractéristiques définissent le ci-gît. La première est d’évidence : par nature, il ne peut naître
que du constat d’un décès récent, incitant au bilan d’une existence. Aucun des textes recensés n’y déroge
au profit de quelque variation ou détournement. C’est bien à chaque fois la mort de la victime qui fait
naître le poème.
En second lieu, le poème est négatif dans une écrasante majorité des cas. Qu’on se moque simplement du
défunt ou qu’on le voue aux gémonies, regrettant que sa mort l’ait fait échapper à une potence qu’il
méritait amplement, toujours, ou presque, le bilan express auquel il donne forme se veut accablant.
Pour le troisième : qu’on veuille dire pis que pendre du souverain disparu peut à la rigueur se
comprendre, mais l’usage à peu près exclusif du ci-gît a de quoi surprendre. Sa brièveté interdit pourtant
tout développement où l’on pourrait commodément détailler les forfaits du mort. D’autres textes s’y
emploient d’ailleurs, mais en bien petit nombre.
Car, autre trait constitutif, ce qui fixe l’attention est cette incroyable prolifération qui fait question et qui
ne saurait être le fait du hasard.
Enfin, en règle absolue, on ne sait ni qui a écrit ces textes, ni d’où ils viennent, ni comment ils se sont
propagés. Qu’en cela ils partagent le sort commun de presque toute la littérature satirique dont les
auteurs se gardent bien de commettre l’imprudence de se dévoiler, ne console guère le chercheur.
Répondre à ces questions d’origine et de finalité n’est en l’espèce pas seulement souhaiter satisfaire un
besoin légitime, surtout dans le domaine politique où ils s’inscrivent, c’est tout leur sens qui fait question
et le crédit qu’il faut leur accorder.
Aussi bien, avant de donner sens à ce corpus démesuré, convient-il de le replacer dans la longue durée et
d’en interroger la validité.
L’épitaphe, dont le ci-gît n’est qu’une forme particulière, est d’abord une inscription funéraire placée sur
une pierre tombale ou un monument. En ce sens elle est attestée dès l’antiquité et a traversé les âges et
les langues et fleurit encore dans tous les cimetières, qu’elle soit epitaphion (grec), epitaphium (bas latin),
epitaph (anglais), epitafio (italien), Grabinscrift (allemand). A la fois moyen d’identification porté sur la
tombe et attestation d’un souvenir dans la mémoire des vivants, elle remplit une fonction utilitaire qui
assure sa pérennité. Très tôt cependant une fonction seconde est venue s’y greffer, sous la forme, selon la
définition usuelle, d’un « petit poème à vocation nécrologique ». L’antiquité, là encore, lui a donné sa
forme quasi immuable qui associe dans l’elogium la mention du défunt qui « ici repose » (hic jacet) et du «
passant » (viator) témoin nécessaire au muet dialogue entre le mort et le vif. La pratique française des
XVIIe et XVIIIe siècles l’observe toujours, ne dérogeant des formules stéréotypées que pour d’infimes
écarts (Ici gît), ou par le déplacement de la formule inaugurale à l’intérieur du vers (Passant, ci gît Louis
le Grand) ou par l’emploi du seul gît (En ce lieu gît par la morbieu ou Veux-tu savoir qui gît en cette
sépulture ?). Le synonyme « Ici repose », également attesté, est de moindre usage. Si l’on ajoute pour finir
qu’aucune version en prose ne figure dans le corpus, on peut conclure être en présence d’expressions
parfaitement stéréotypées, n’admettant que de minimes variations, ce qui rend d’autant plus surprenant
l’accumulation de textes qui se révèlent largement interchangeables [43].
Il en est fait trois usages nettement distincts : le premier, strictement utilitaire, correspond réellement à
une inscription sur une tombe. Comme tel, il est d’ordinaire fort banal, décrivant brièvement les mérites
du défunt et les regrets nés de sa disparition. Il n’a donc pas lieu, sauf exception rarissime, d’être retenu
dans ce qu’il est convenu d’appeler parfois un épitaphier [44]. Les deux autres relèvent de la littérature et
comme telles leurs expressions méritent d’être sauvegardées. Dans un deuxième usage, le ci-gît figure
souvent dans des anthologies où il voisine en général avec des anecdotes et autres bons mots. Ce sont
autant de purs exercices de virtuosité, où la brièveté obligée se doit de conclure par une pointe qui se
voudrait drolatique. Le poème peut impliquer une personnalité bien définie comme dans l’usage
précédent, mais tout aussi bien se vouloir l’épitaphe d’un ivrogne non identifié, d’un avare, d’un vaniteux,
d’un chien ou d’un chat. Il est en général sans méchanceté, ne mobilisant que le talent du poète. Cette
littérature fugitive est en définitive parfaitement inoffensive et relève d’une pratique mondaine des petits
vers [45]. En cela elle se distingue nettement de la troisième finalité qui se caractérise au contraire par sa
focalisation politique et son acrimonie qui va de l’égratignure à l’insulte. Or cette formule, qui ici nous
retient, est de loin celle que l’on rencontre le plus souvent, soit concentrée sur une personnalité
particulièrement chansonnée, comme Richelieu ou Mazarin, soit dispersée au gré des aléas de la vie
politique.
Tous genres de ci-gît confondus, une collecte, sans prétention à la moindre exhaustivité, recueillant au
hasard des lectures toutes les occurrences rencontrées a fourni, pour les XVIIe et XVIIIe siècles, un
corpus qui ne cesse de s’enrichir, de 1043 items dont il convient de retirer les 733 précédemment
comptabilisés. Ne restent donc que 350 occurrences, soit un tiers. Conclusion : ce sont bien les poèmes
s’attaquant à la réputation des puissants défunts qui ont la préférence des poètes anonymes, devenus
autant de pamphlétaires.
Composition du corpus
Comment tous ces textes ont-ils été réunis ? Ils sont un dérivé d’un projet plus vaste qui entend recenser,
dans la limite du possible, tous les textes satiriques versifiés produits entre 1715 et 1789 [46]. Le hasard
du dépouillement d’innombrables chansonniers manuscrits nous a mis fortuitement en présence d’une
concentration tout à fait insolite de ci-gît, ce qui nous a incité à entreprendre une prospection plus
systématique dont le résultat a, de loin, dépassé nos espérances. La découverte par ailleurs de quelques
recueils qui, presque contemporains de l’écriture des textes, ont anticipé ce regroupement de poèmes en
forme de ci-gît, a notablement enrichi la collecte.
Pour l’essentiel, l’ensemble a été constitué à partir des manuscrits suivants :
Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, MS 3128 — Recueil de Fevret de Fontette.
Lyon, Bibliothèque municipale, MS 756 — Recueil de poésies françaises
Lyon, Bibliothèque municipale, MS 1674 — Recueil factice de pièces manuscrites et imprimées
Quant aux recueils imprimés, ont été dépouillés :
Nouvelles de l’autre monde touchant le cardinal de Richelieu. Avec un recueil des épitaphes latines
et française faites en sa mémoire, Paris, 1643.
Le Trésor des épitaphes pour et contre le cardinal [de Richelieu] Imprimé par I.I. à Anvers. 16p. + 4
p. ms, sd.
Sottisier ou recueil de B[étises], S[ottises] et F[adaises], Paris, 1717.
Le Tableau de la vie et du gouvernement de Messieurs les cardinaux Richelieu et Mazarin, et de
Monsieur Colbert, représenté en diverses satires et poésies ingénieuses ; avec un recueil
d’épigrammes sur la vie et la mort de Monsieur Fouquet, et sur diverses choses qui se sont passées
à Paris en ce temps-là, A Cologne, chez Pierre Marteau, 1693 (certains exemplaires sont datés de
1694) [47].
Il convient d’ailleurs de distinguer entre les ensembles concernant les personnalités du XVIIe siècle
(Richelieu, Mazarin, Colbert) et celles du XVIIIe (en y incluant Louis XIV mort en 1715). Les premiers sont
constitués exclusivement à partir des ouvrages et recueils ci-dessus indiqués, tandis que les seconds sont
le fruit d’une enquête poursuivie depuis une vingtaine d’années à travers plus d’une centaine de
chansonniers. Incidemment, cette précision vient renforcer l’impression d’ensemble, qui révèle une
progressive raréfaction de l’usage du ci-gît sur laquelle il conviendra de s’interroger.
On le redit, cette collecte n’a aucune prétention à l’exhaustivité. D’autres textes ont certainement
échappé, qui peut-être se retrouveront. Mais qu’on veuille bien prendre en compte le fait évident que de
ces textes anonymes, se transmettant souvent de bouche à oreille ou sur des supports manuscrits fragiles,
un nombre indéterminé a de toute manière certainement disparu irrémédiablement peu après leur
rédaction. On se persuadera donc qu’un enrichissement du corpus ne pourrait être que de portée limitée
et n’en modifier l’analyse qu’à la marge.
La composition même du corpus mérite également quelques explications. Il n’avait pas vocation à retenir
l’ensemble des textes en vers qui surgissent au moment du décès de potentat. Ont par convention été
écartés les poèmes latins, ce qui est d’ailleurs contestable, car beaucoup relèvent effectivement du genre
ci-gît [48]. De même n’ont pas été retenus la plupart des éloges du défunt, certes bien moins nombreux,
mais présents quand même en nombre significatif. A cela deux raisons : d’abord cette littérature
encomiastique était prévisible, automatique en quelque sorte, médiocre production de poètes de cour
stipendiés et qui d’ailleurs, eux, signent volontiers leurs productions, en espérant bénéfice. Mais surtout
bien rares sont les poèmes de cette inspiration à emprunter la forme du ci-gît, ce qui, indirectement, vient
renforcer la conviction que le genre n’est utilisé que pour agresser le défunt. N’ont été retenus que ceux
rencontrés dans les recueils utilisés, ce qui attestait une volonté de les incorporer à l’ensemble.
Restaient donc les poèmes présentant un bilan négatif du potentat disparu. En règle générale il n’y a pas
eu lieu d’hésiter, tant l’immense majorité emprunte la forme canonique du ci-gît. Mais à la marge certains
arbitrages se sont révélés délicats. Les textes trop longs ont été écartés, bien qu’ils soient tout à fait dans
l’esprit général de dénigrement. Il est par exemple telle Confession et anti-testament du cardinal de
Richelieu que ses 14 strophes de chacune 25 alexandrins ne permettait pas de retenir. Pour la même
raison de longueur n’a pas été repris un poème pourtant explicitement intitulé Oraison funèbre de Louis
XV, mais composé de huit huitains. Un corpus homogène a été préféré, suivant en cela le choix des
contemporains qui, pour exprimer leur détestation du potentat défunt, ont, dans leur écrasante majorité,
fait usage du ci-gît.
Cette délimitation du corpus, aboutissant au total considérable de 733 textes, laisse intacte une question
fondamentale : quelle validité peut-on leur accorder ? Étant bien en peine de fournir l’ombre d’un indice
sur leur apparition et leur finalité, ils n’ont qu’eux-mêmes pour étayer une interprétation.
Deux hypothèses contradictoires viennent tout de suite à l’esprit : soit il s’agit d’une manifestation
spontanée, d’un phénomène de rejet unanime, profitant de la levée momentanée de la censure
consécutive à la vacance provisoire du pouvoir, ce qui suppose une multitude d’acteurs s’échangeant leurs
textes par la voie du bouche à oreille ; soit inversement on peut croire à une entreprise concertée de
manipulation politique. Hypothèse supplémentaire, une supposition, née de l’évidente similarité de tant de
textes, peut laisser croire à l’action d’un infatigable auteur, ou plutôt d’une équipe réduite, qui, par jeu ou
intérêt, « moulinerait » du ci-gît anti-Richelieu ou anti-Mazarin. Aucune de ces interprétations n’est a
priori à écarter, puisque, de toute façon, la preuve irréfutable manquera toujours.
Pour s’en tenir aux quatre ensembles les plus considérables, prenons par exemple Le Tableau de la vie et
du gouvernement de Messieurs les cardinaux Richelieu et Mazarin, et de Monsieur Colbert, le plus riche
de tous les recueils. Une évidente similarité des thèmes, du vocabulaire, des dispositifs grammaticaux s’y
laisse observer, ce qui pourrait accréditer la thèse d’un nombre réduit de rédacteurs. Mais en l’absence
d’un recueil-source qui servirait d’intermédiaire, on reste perplexe devant l’écart considérable entre la
mort de Colbert (1683) et la parution de la compilation (1693). Par ailleurs la grande majorité des poèmes
figurent dans au moins deux autres des ensembles dépouillés, souvent plus, ce qui témoigne d’une
circulation des textes. Autant d’indices qui laissent croire à un simple travail de rassemblement de
documents dispersés un peu partout, non à une origine unique. C’est d’ailleurs ce que l’on constate pour
l’ensemble, encore très considérable, des ci-gît dédiés à Louis XIV, qu’aucune compilation imprimée du
temps (comme c’est le cas pour Richelieu, Mazarin et Colbert) n’est venue recueillir. L’assemblage actuel
est le fruit du dépouillement d’un grand nombre de chansonniers. Il est au reste fort possible que la même
enquête menée dans les chansonniers du XVIIe siècle révélerait la même dispersion. Bref, dans le cas de
Louis XIV au moins, une diffusion des textes à grande échelle est indiscutable.
D’autre part, la même hypothèse d’un nombre réduit d’auteurs se heurte à l’objection des dates.
Imaginons que, pour une raison quelconque, quelques poètes obsédés et infatigables soient les rédacteurs
des près de 300 textes consacrés à Richelieu. Le fait que dans cet ensemble se rencontrent, peu nombreux
mais significatifs, quelques poèmes à la louange du ministre rend déjà l’hypothèse discutable. D’autre
part, comment interpréter que le même phénomène, ou peu s’en faut, se reproduit 18 ans plus tard, en
1661, à la mort de Mazarin ? Il paraît bien invraisemblable que la même équipe se soit attelée à la même
tâche après tant d’années. Et l’objection vaut encore plus pour Colbert (1683), pour devenir absurde pour
Louis XIV dont la disparition suit de 73 années celle de Richelieu. Quant à croire qu’à chaque fois une
nouvelle équipe s’est constituée, l’éventualité en paraît bien peu vraisemblable. D’autant que se pose en
arrière-plan la question essentielle : à qui profite le crime ? Qui aurait mobilisé un écrivain, ou deux, une
équipe complète peut-être, pour cette besogne considérable ? Quel clan avait intérêt à susciter une
campagne de presse ? Soit le cas de Louis XIV dont les ci-gît vengeurs fleurissent au tout début de la
Régence. Qui avait profit à vilipender le feu roi ? Pas le Régent qui tirait profit de la situation et souhaitait
asseoir son pouvoir sur un consensus populaire ; ni le parlement auquel on venait de restituer un droit de
remontrances dont il n’allait pas tarder à faire usage ; encore moins la coterie de Sceaux qui regroupait
les princes légitimés. Eux sont très probablement derrière la pluie de poèmes fielleux qui ne se lassent
pas de portraiturer un Régent incestueux, ivrogne, voire tout près d’attenter aux jours du petit Louis XV
après avoir assassiné tant de membres de la famille royale afin de se dégager la voie du trône. Les bâtards
royaux, bien au contraire, avaient tout intérêt à propager le culte du précédent souverain. Pour le dire
d’un mot, on ne voit pas clairement, et c’est vrai en toute occasion, à qui pouvait bien servir ce coup de
pied de l’âne décoché au lion mort.
En définitive, il s’avère nécessaire de laisser de côté, au moins provisoirement, cette interrogation aussi
légitime que restée sans réponse, pour se concentrer sur l’essentiel, seul observable : cette incroyable
prolifération de textes qui tous au fond disent la même chose et dont l’abondance à elle seule fait déjà
preuve.
Pris sous cet angle, les chiffres parlent déjà et ont leur logique. Ils permettent par exemple d’interpréter
la présence conjointe des rois et de leurs ministres, qui s’explique fort simplement par un phénomène de
substitution. Richelieu, le tout-puissant ministre, repousse dans l’ombre le souverain falot. 294 contre 7, le
contraste est écrasant. Encore les rares ci-gît dédiés à Louis XIII ne proclament-ils qu’une seule et même
évidence : qu’il n’avait que l’apparence du pouvoir et l’autre toute la réalité. On dira :
Ci-gît le roi, notre bon maître,
Qui fut vingt ans valet d’un prêtre. (Sottisier, p. 36) [49]
Ou encore :
Ci-gît un roi qui, sous un prêtre,
Joua son indigne rôlet :
Il eut cent vertus de valet,
Et n’en eut pas une de maître. (Nouveau siècle de Louis XIV, t. I, p. 33)
Le même cas de figure se reproduit quatre fois avec toujours le même résultat ou des écarts aisés à
interpréter. Richelieu fait oublier Louis XIII ; Mazarin s’impose face à un Louis XIV mineur ; le Régent qui
gouverne par délégation s’équilibre avec le cardinal Dubois ; le cardinal de Fleury rejette dans l’ombre
Louis XV qu’il a maintenu artificiellement dans un état, jugé déplorable, de dépendance :
Ce prêtre en fit un mineur à trente ans.
Reconnais-tu, faux Mentor, ton pupille ?
Jusqu’à ta mort, esclave sous ta loi,
Tu le rendais à son peuple inutile.
Le couple Louis XIV / Colbert est d’une autre nature, d’abord parce que le ministre meurt en 1683, bien
avant son souverain, ensuite parce que personne ne saurait faire de l’ombre à Louis XIV. Il n’empêche
d’ailleurs que le grand nombre de ci-gît qui saluent la disparition du ministre témoignent qu’il a, lui aussi,
servi de commode substitut, focalisant la haine populaire et laissant toute la gloire au monarque. De fait,
pas un seul des 87 textes qui le clouent au pilori ne contient la moindre allusion à son maître, alors qu’on
savait bien qu’il ne pouvait agir que par ses ordres. En 1715 en revanche, Louis XIV est seul, sans rien ni
personne sur qui se délester du poids de haine qui se déverse sur sa tombe.
En somme, pour employer la terminologie du phénomène décrit par Ralph Giesey, ici aussi on assiste à un
dédoublement du corps royal, mais selon une tout autre logique : d’une part l’apparence, de l’autre la
réalité ; d’un côté le symbole monarchique, préservé mais diaphane, de l’autre son substitut haï.
Ce transfert est lourd de sens en ce qu’il dévoile crûment une réalité déjà constatée sur un autre plan :
l’inexorable désacralisation de la figure royale. Ce que visent les pamphlétaires ce n’est plus l’oint du
Seigneur mais bien le détenteur effectif du pouvoir ; que les deux se rejoignent en la personne de Louis
XIV n’y change rien. Il sera tout autant vilipendé, et dans les mêmes termes, qu’un Richelieu ou un
Mazarin. Tout au plus ses oripeaux sacrés deviendront-ils objets de dérision. On dira :
Les uns le nomment Louis le Grand
Et d’autres Louis le tyran,
Le banqueroutier et l’auguste,
Et c’est raisonner assez juste (Arsenal, MS 2961, p. 255-56)
Le symbole monarchique n’est même pas contesté, il est ignoré. C’est bien le souverain moderne que l’on
met en accusation, celui qui aurait pu dire « l’État c’est moi ». L’État, c’est le roi, ou celui qui en exerce la
fonction. L’État, c’est Richelieu, c’est Mazarin, les pamphlétaires ne s’y trompent pas. C’est sur lui que se
concentre toute la hargne satirique. La laïcisation de la fonction royale en marche depuis des siècles est,
ici au moins, complète.
La matière du ci-gît
La mort du personnage, ses funérailles, sa mise en terre, l’arrêt enfin devant sa tombe, prétexte à un bilan
express de son parcours terrestre, tout va dans le même sens et se reproduit poème après poème. Une
mise en scène identique dit à chaque fois la même chose : le potentat est mort et il est coupable [50].
Sans surprise, le mot Mort est de loin le plus souvent rencontré (R.105, M.46, C.28, L.63), suivi d’assez
loin par Tombeau (73 au total) [51]. Puis, encore très présents et dans l’ordre : Cercueil, Funérailles,
Trépas, Sépulture, suivis avec une moindre fréquence par tous les autres termes de la même famille
lexicale. La description de ce décor est presque toujours introduit par le ci-gît traditionnel, aussi bien dans
sa formulation figée, en tête de poème, que dans ses quelques variations :
Richelieu. 294 textes = Ci-gît (93 [88, 3]), ici gît (7), gît (16). Total : 116
Mazarin. 146 textes = Ci-gît (39 [38, 1]), ici gît (4), gît (10). Total : 53
Colbert. 84 textes = Ci-gît (24 [24, 0]), ici gît (1) gît (2). Total : 27
Louis XIV. 136 textes = Ci-gît (41 [39, 2]), ici gît : (2), gît (2). Total : 45 [52]
La mise en scène s’actualise encore davantage par l’invitation rituelle faite au « passant » de s’arrêter
devant la pierre tombale et de méditer sur le destin des puissants [53]. Cette ambiance mortifère est
d’ailleurs si obsédante qu’elle donne à l’occasion matière à un effet dérivé, qui n’est pas certainement pas
voulu au départ. S’y exprime le sentiment chrétien de la vanité de toute chose, le Sic transit gloria mundi
qui affecte aussi bien les grands que les plus humbles mortels. On dira de Richelieu que « Sa faveur, sa
grandeur, ses trésors, sa science, / Ne l’ont pu garantir d’être mangé des vers » [54]. Ou, oubliant pour un
instant toute vindicte :
Admirez le revers de la grandeur du monde.
Ce tombeau doit apprendre aux plus ambitieux
Que l’orgueil de la terre est un néant pompeux
Et que le plus beau jour est une nuit profonde [55].
C’est dans ce décor immuable que sont successivement convoqués les puissants disparus. Ce fonds
commun est si prégnant qu’il tend à effacer les différences qui les distingueraient entre eux. De fait, les
rares détails biographiques relevés n’ont guère d’autre fonction que de permettre un trait satirique. S’il
est souvent rappelé que Richelieu repose dans l’enceinte de la Sorbonne, c’est pour souligner à l’envi que
sa « charogne » est bien à sa place au-dessus d’anciens lieux d’aisance [56]. De même, l’autopsie de
Colbert ayant révélé la présence de douloureux cailloux, on ne manquera pas d’en conclure avec
délectation que ce ministre avait un cœur de pierre.
À Richelieu est reproché son ingratitude envers la reine (« Il chassa de son roi la mère infortunée / Et la fit
en exil mourir de pauvreté », Arsenal MS 3128, f°32v), la persécution exercée contre quiconque était
susceptible de lui faire de l’ombre et, comme il a été dit, d’avoir réduit le roi son maître à l’état
d’impuissant comparse. Ne manquent pas les allusions à sa nièce (19), avec qui il est soupçonné d’avoir
entretenu une coupable relation et même d’en avoir eu des enfants [57]. On évoque les « abcès » qui l’ont
défiguré dans les dernières années de sa vie. On moque enfin son choix de la Sorbonne pour dernière
demeure, prétexte, on l’a vu à sous-entendus scatologiques. C’est tout et c’est peu. En revanche,
évidemment attendu, on dénonce à l’envi son ambition sans limites qui, si le temps lui en avait été laissé,
lui aurait mis la couronne sur la tête.
Peuples qui avez vu la rigueur de mon sort,
Faites des feux de joie en tous les lieux de France,
Car je me faisais roi si je ne fusse mort. (Arsenal MS 3128, f°39v).
Ce qui va de pair, trait qu’on rencontre pour tous les ministres, avec une volonté sans scrupule de
s’enrichir.
Le reproche le plus fréquent à lui adressé, plus même semble-t-il qu’ensuite à Louis XIV, est son goût
immodéré de la guerre, qui a ruiné la France :
Richelieu fut dessus la terre
Ennemi juré de la paix,
Et le plus grand de ses souhaits
Était de prolonger la guerre [58]. (R.114)
L’impression marquante qui se dégage de cet intarissable ensemble est le souvenir de la terreur
qu’inspirait ce terrible personnage. Les poètes s’épuisent à trouver les expressions les plus extrêmes pour
stigmatiser ce « tyran implacable », « Fourbe, avare, insolent, traître, ingrat, sanguinaire », « la terreur
du monde », « un homme infect et l’abrégé des vices », « le bourreau des humains », le « fléau de l’univers
», bref, le « plus inhumain des humains », A tous égards un « monstre » [59]. Aucun de ceux qui lui
succéderont n’accumulera contre lui une telle charge de haine.
Pas Mazarin en tout cas, même s’il n’est pas ménagé. Mais du moins ne fait-il pas peur. Son trait
dominant, on s’en serait douté, est sa folie de l’argent, son avidité littéralement sans limite. Il est « Cet
impudent gorgé des trésors de la France », « altéré de ce brillant métal / Comme l’était Midas, souverain
d’Arcadie ». « Quand on compte de son bien / L’immense et incroyable somme » on s’aperçoit qu’il a «
volé tout le bien de la France » [60]. Il est aussi accusé, mais c’est un reproche également adressé à
d’autres (Richelieu, cardinal de Fleury), d’être un usurpateur, le substitut maléfique du souverain
légitime.
Il nous gouvernait en maître.
Celui qui le devait être
N’avait que le nom de roi. (Arsenal MS 3128, f°13v)
Sinon, le ton général est assez volontiers bonhomme. Visiblement il n’inspire pas la même crainte que son
sinistre prédécesseur et même le phénomène de rejet qu’il suscite semble moindre que pour son
successeur, Colbert.
« Il est remarquable qu’on fit, à la mort de Colbert, plus d’épitaphes satiriques qu’à celles de Richelieu et
de Mazarin [61] » est-il dit dans une compilation du temps. L’assertion est inexacte, mais témoigne
néanmoins du fait que le principal ministre de Louis XIV ne fut pas ménagé, bien qu’il ait disparu
prématurément et qu’il ait toujours été dans l’ombre de son maître, ce qui n’est pas le cas des autres. Les
griefs à lui imputés sont d’ailleurs sans grande originalité. Lui aussi est accusé de s’être scandaleusement
enrichi sur le dos du pauvre peuple comme un vulgaire maltôtier [62]. Trois éléments biographiques,
volontiers invoqués, permettent quand même aux poètes de rafraîchir les traditionnelles accusations : la
couleuvre, présente dans les armes du ministre, le cœur de pierre, supposé avoir été découvert à
l’autopsie, enfin son tardif et ridicule apprentissage du latin, dans le projet de devenir chancelier.
Tous les états ont ressenti
Son humeur cruelle et barbare,
Et son cœur, aussi dur qu’avare
Ne s’est d’aucun mal repenti. (Nouveau Siècle de Louis XIV, t. II, p. 219)
Louis XIV est le seul roi de la liste des quatre potentats [63]. Comme tel, on ne saurait l’accuser ni
d’usurpation, ni d’enrichissement personnel. En revanche, son orgueil démesuré est foulé aux pieds, au
point de constituer le thème dominant de son corpus.
Louis le Grand n’est plus, il est réduit en poudre (F. Fr.2695, p. 649)
Il est mort, ce fameux monarque,
Qui faisait trembler l’univers ! (F. Fr.12796, f°24v)
Ce grand monarque si superbe
Qui soumettait même les rois
A la puissance de ses lois
Est maintenant plus bas que l’herbe. (F. Fr.15234, f°21v)
On va même jusqu’à lui contester son ascendance :
Le fils d’Henri ne lui fut rien,
Son père seul fut Mazarin (F. Fr.15136, p. 202)
D’ailleurs, à y bien regarder, ce souverain si absolu ne fut guère que « l’esclave d’une indigne femme »
[Mme de Maintenon] (F. Fr.13655, p. 77), cette « vieille qui nous fit la loi » (F. Fr.12695, p. 637). Le voilà
ravalé au rang des jouisseurs les plus vulgaires : « Baiser, manger, voler, c’était ma seule affaire » (F.
Fr.12796, 18v)
Autre particularité remarquable : la place occupée par la religion, plus précisément la bulle Unigenitus
qui fut la grande affaire des dernières années du règne. Il paraît clair que les pamphlétaires jansénistes
ont mis à profit ce moment d’exécration rituelle pour exhaler à leur bénéfice une vive rancune à l’encontre
de leur persécuteur [64].
Pour finir,
Il est mort, accablé par ses crimes et ses ans (F. Fr.12796, f°7v)
A côté de ces outrances, le sort posthume réservé au Régent en 1723 paraît bien bénin. Par le nombre des
textes à lui consacrés d’abord (10 seulement) et leur relative innocuité, ce qui surprend d’autant plus que
pendant sa vie, il ne fut guère ménagé. Certes un texte violent et vulgaire le traite de porc crapuleux (F.
Fr.2699, p. 66), mais il est unique en son genre. Certes encore l’habituel sentiment de soulagement est
bien présent (« Je vois tous nos malheurs finis / Le Ciel nous est propice », Arsenal MS 3590, p. 440-441).
Mais par ailleurs cet « esprit fort » qui ne craignait ni Dieu ni Diable, ne provoque pas grande animosité.
On signalera au passage que c’est à son propos qu’a été composé le plus court et le plus connu des ci-gît,
sur la tombe supposée de sa mère, la princesse palatine : « Ci-gît l’oisiveté » (la mère de tous les vices).
On peut croire que la disparition, quelques mois avant lui, de son double sulfureux, le fameux cardinal
Dubois, a pour une part détourné de lui l’attention des satiristes. Pour ce dernier, personnage pittoresque,
cible de tant de variations sur le thème du « rouget » (ce « maquereau » rougi par la pourpre cardinalice),
les textes qui saluent sa disparition (19) ne se distinguent guère de ceux dont il fut la cible pendant toute
sa vie publique. Le seul élément nouveau est la complaisance mise à évoquer l’ablation dans ses derniers
jours de ses organes génitaux, remède radical et inutile contre le cancer des testicules qui l’emporta.
Victime des préjugés nobiliaires du temps, on le dit « sans mérite et sans naissance », « d’origine basse et
vulgaire ». Ainsi salue-t-on la disparition
D’un vieux rufian, horreur de la nature,
Sacrilège archevêque, impudique mercure,
Prêtre athée, adultère mari (F. Fr.15143, p. 258).
Quand, très âgé, meurt enfin le cardinal de Fleury (1743), au terme d’un long exercice du pouvoir que n’a
marqué aucun éclat mémorable, c’est, justifié au gré des ambitions impatientes, une fois de plus le
soulagement qui prévaut.
Ci-gît ce cardinal antique
Rusé, mutin, ministre sans éclat
D’ailleurs très mauvais politique
Qui sut mourir pour le bien de l’État (F. Fr.13657, p. 58)
Ce qu’on ne lui pardonne pas, c’est d’avoir maintenu son ancien élève en tutelle, d’avoir été « le maître de
son maître » (F. Fr.13657, p. 47). Mais cette personnalité lisse n’inspire visiblement pas les vigoureuses
détestations que d’autres avaient suscitées, et l’exécration coutumière peine quelque peu à se déployer.
Louis XV en 1774 clôt la tradition de bien pitoyable façon. 14 ci-gît seulement accompagnent sa mise en
terre, sans qu’on sache trop, en première instance, s’il faut incriminer un genre à bout de souffle, ou un
souverain qui disparaît dans l’indifférence. Il ne fait pas peur, ne suscite même pas de violentes
réprobations. C’est plutôt de mépris, voire de dégoût à l’encontre du vieux monarque libidineux qu’il faut
parler : « Pleurez, coquins ; pleurez, putains, / Vous avez perdu votre père » (Raunié, t. VIII, p. 320).
En guise de digne oraison funèbre on proclame :
Depuis longtemps, s’il faut le dire,
Inhabile à donner la loi,
Tu portais le vain nom de Roi,
Sous la tutelle et sous l’empire
Des tyrans qui régnaient pour toi. (Avignon BM, MS 2720, p. 8-9)
Au total, malgré les nuances constatées, force est d’admettre que les similitudes l’emportent entre tous
ces textes. On se plaint, on condamne, on invective en 1642 comme en 1715 et même en 1774. La
permanence est remarquable.
Dans ces limites, l’originalité, d’ailleurs indéniable, consiste à moduler au maximum les gammes de cette
thématique pauvre, de ces formes inlassablement reprises. Pour ne prendre que ce seul exemple, la
compilation des termes utilisés pour exprimer l’unanime détestation du défunt fait la démonstration d’une
remarquable variété dans le choix des adjectifs servant à le décrire. Il sera au choix ou simultanément :
abominable, adultère, affreux, ambitieux, arbitraire, audacieux, avare, barbare, célèbre, criminel, cruel,
détestable, effroyable, épouvantable, exécrable, fourbe, funeste, furieux, honteux, horrible, impie,
impitoyable, implacable, inexorable, infâme, infernal, ingrat, inhumain, injuste, maudit, mauvais, méchant,
odieux, redoutable, rusé, sanguinaire, scélérat, sinistre [65].
La condamnation est si absolue derrière la variété des expressions, tellement systématique l’obstination à
trouver négatif ce bilan d’une existence qu’elle finit par provoquer des protestations qui rompent de loin
en loin le cours monotone des mises au pilori. Çà et là, en de rares occasions, ce rejet unanime est
contesté : des voix parfois s’élèvent pour dénoncer ceux qui, du vivant du potentat, s’épuisaient en
dithyrambes et qui mettent maintenant autant de zèle à cracher sur sa tombe. Ainsi à propos de Richelieu
:
Depuis que cet homme est en terre,
Chacun le déchire et le mord.
Vivant, il nous a fait la guerre.
On la lui fait après sa mort. (Arsenal, MS 3128, f°34r)
Même constat quelques générations plus tard au décès de Louis XIV :
A peine de Louis la course est terminée,
Ses sujets déchaînés vomissent mille horreurs ;
Des libelles grossiers l’injurieux déluge
Inonde la ville et la cour. (Arsenal, MS 3132, p. 249-52)
Une protestation morale indignée anime les rares poèmes en faveur du puissant qui n’est plus en mesure
de récompenser le poète courtisan. On la retrouve de génération en génération. Les quatre principaux
corpus contiennent chacun au moins un texte favorable au défunt. Mais dans de bien faibles proportions,
18 / 294 par exemple pour Richelieu [66].
Malgré ces honorables sursauts de fidélité à l’ancien maître que la mort a privé de tout pouvoir, la règle
se vérifie :
Un tyran à la mort n’a plus de courtisans. (Arsenal, MS 2964, f°83)
On le leur fit bien voir.
A vrai dire, à la décharge de ces censeurs impitoyables, on peut en changeant l’angle d’approche,
percevoir derrière cette rage iconoclaste la frustration d’un peuple exprimant son mal vivre. Reprocher à
Richelieu ou Louis XIV d’avoir trop aimé la guerre, c’est aussi exprimer un désir éperdu de paix. Le
portrait à charge du souverain écrit en creux les frustrations des peuples malheureux.
Le palmarès des mots les plus fréquemment rencontrés est éloquent sur ce plan. On y trouve (classés par
ordre alphabétique) : ambition, argent, avarice, bourreau, crime, destin, destinée, gloire, guerre, horreur,
impôts, maux, orgueil, paix, peur, puissance.
Avec en tête, présentant globalement une répartition homogène, à l’exception de Colbert qui n’est pas un
« décideur » :
56 guerre R.35, M.6, C.1, L.14
56 paix R.26, M.15, C.0, L.15
46 gloire R.22, M.2, C0.,4 L.18
28 crime R.15, M.2, C.2, L.9
24 peur R.10, M.4, C.3, L.7
Liste qu’il est tentant de décrypter comme suit : la guerre (56) tant aimée du souverain pour la gloire
qu’elle lui procure est perçue comme un crime par les sujets qui vivent dans la peur et rêvent de paix (56).
D’autres thèmes reviennent avec une parfaite constance, tel le soulagement d’en avoir fini avec le
despote, plaisamment doublé de la crainte d’un hypothétique retour [67]. Plus encore les impôts,
unanimement dénoncés et dont on tient pour responsable la personnalité accusée. « Grand metteur
d’impôts » dit-on de Richelieu ; « grand faiseur d’impôts » sera Mazarin, et Colbert « le père des impôts ».
Quant à Louis XIV, il est à plusieurs reprises dénoncé comme « le maître des impôts » autrement dit « le
roi des maltôtiers, / Le partisan des usuriers » [68].
Avec cependant, dans le dernier cas, une nuance qui tient autant au statut du personnage qu’à une
évolution globale de la société française. Pour les trois premiers, l’impôt est synonyme d’un
enrichissement personnel, connotant l’avidité sans limite d’un Mazarin ou d’un Colbert, alors qu’il revêt
un aspect plus moderne avec Louis XIV où il paraît plus abstrait, non levé au profit d’un individu, ce qui ne
le rend pas plus acceptable.
Un rituel de désacralisation mortifère
Ainsi, à comparer les divers corpus rassemblés à l’occasion de la disparition du puissant du jour, on ne
peut qu’être sensible à un effet de redondance, constatable au sein de chaque ensemble pris séparément,
puis de l’un à l’autre. Le même rejet, à propos des mêmes accusations, s’exprimant dans le cadre réduit
du quatrain octosyllabique, dans les mêmes formes stylistiques, ne peut qu’induire un effet de monotonie.
Tout concourt à faire croire à un procès indéfiniment instruit. Certes, le poète s’efforce à partir de ces
fortes et immuables contraintes d’en varier l’expression et souvent y réussit-il. Il n’empêche que cette
litanie perpétuellement reprise suggère un ressassement qui n’a pu échapper aux contemporains mêmes
et au premier chef aux auteurs de ci-gît qui n’en ont pas moins continué imperturbablement à les aligner.
On est donc amené à admettre que ces éternelles reprises n’ont rien de fortuit, qu’elles sont au contraire
nécessaires. Loin d’être un défaut, la preuve d’un manque d’originalité, cette répétition est en fait
consubstantielle à l’exercice. Elle a tous les traits d’un rituel dont le déroulement prévisible préexiste à
son actualisation périodique. Cérémonie funèbre, sorte de messe noire dont ses desservants exécutent
scrupuleusement la partition.
De ce rituel de dégradation on peut facilement suivre les étapes. Dans un premier temps, le mort est
dépouillé de tous les oripeaux dont il était si fier de son vivant. Le ci-gît prend un vrai plaisir à énumérer
les qualificatifs glorieux dont le roi se parait. C’est surtout vrai pour Louis XIV, de loin le plus encensé de
son vivant.
Il était, ce potentat disparu : admirable, célèbre, fameux, glorieux, illustre, immortel, invincible, puissant.
Et maintenant il n’est plus rien [69].
Désormais, chacun des qualificatifs d’antan s’inverse en son contraire, trivial ou honteux :
Enfin l’homme immortel est mort
Malgré sa superbe devise. (Nouveau siècle de Louis XIV, t. III, p. 458) [70]
L’illustre et glorieux n’était qu’une canaille avide de pouvoir et d’argent ; l’invincible a été jeté à terre par
la mort avec une facilité dérisoire.
Cette mise à nu systématique pourrait bien s’interpréter comme l’envers de la cérémonie officielle, où le
défunt sur son lit de parade était paré de tous les insignes du pouvoir. Elle se double fréquemment d’une
sorte de mise à mort fantasmatique. Le ci-gît vit la disparition du potentat comme une fuite devant le
châtiment mérité qui a été, de bien regrettable manière, pris de vitesse par la mort naturelle [71]. L’envie
lui prend de rejouer la scène à sa manière. Une reprise obsessionnelle de certains termes est là pour en
témoigner : ce ne sont que potence, gibet, bourreau [72].
« Il méritait une potence » dit-on de Richelieu (Arsenal 3128, f°29r). Regret repris pour Mazarin : « Il est
mort dans son lit, disposant de l’État, / Celui à qui le sort devait une potence ! » (Arsenal 3128, f°18).
Faute de pouvoir atteindre le défunt, on lui promet au moins une éternité de souffrances, faisant pour cela
confiance aux diables : Ainsi en sera-t-il dans l’au-delà pour Colbert : « Bourreaux, ingénieux inventeurs
de supplices, / Vengez le peuple et Dieu d’un éternel effort » (Nouveau Siècle, t. II, p. 218). A propos de
Richelieu, de tous certainement le plus haï, le délire de vengeance ira même jusqu’à rêver d’une
profanation de sépulture, telle que les annales judiciaires en révèlent parfois la pratique :
France, fais-le tirer hors de sa sépulture
Et fais rompre ses os par les mains d’un bourreau. (Arsenal 3128, f°41r)
Pour de tels monstres, le ton général est à l’anathème. A tel point que parfois le cadre du ci-gît se révèle
trop étroit pour orchestrer la haine qui étouffe le poète. Il lui faut changer de genre et de rythme : le ci-gît
se mue en imprécation ; le grêle octosyllabe laisse place au solennel alexandrin. Un seul exemple donnera
une idée de cette mutation. Il s’agit de Louis XIV, mais les autres ensembles offriraient des textes de
même nature :
France, de ton tyran orne ainsi le tombeau :
Sur la mauvaise foi fonde ton mausolée ;
Qu’il s’élève au-dessus, armé du noir flambeau
Dont il brûla jadis l’Europe désolée ;
Qu’il y foule aux pieds un peuple gémissant ;
Que pour vertus aux coins d’un cercueil teint de sang,
Le Désespoir, la Mort, la Disette et la Faim
Y voilent leur pâleur de lambeaux funéraires ;
Qu’avec la Volupté, des enfants adultères
S’empressent d’y graver ses crimes sur l’airain
Et que la Haine y trace en hideux caractères
Ce titre affreux : ci-gît le fléau du genre humain. (F. Fr.12796, f°60v)
Ainsi le quatrain se mue à l’occasion en une longue kyrielle d’alexandrins vengeurs. Mais ce faisant on
franchit les limites du corpus. Le ci-gît peut être d’une extrême violence, mais dans les bornes de sa
brièveté. S’il l’oublie, il n’a plus en commun avec le modèle antérieur que la détestation du personnage
visé. On passe à d’autres genres avec d’autres objectifs. Et le rituel risque de n’être plus perçu. La nuance
est capitale et est parfaitement ressentie par les chefs d’orchestre anonymes qui sont au point de départ
des recueils consultés. Les textes longs qui dressent aussi, avec plus de détails, un bilan négatif existent
bien ; on les rencontre en nombre dans les chansonniers. Mais ils ne figurent pas, sauf exception dans nos
corpus, comme s’il s’agissait de ne pas mélanger les genres.
Une autre forme de dérive par rapport au ton premier de dénégation véhémente, au reste bien plus
fréquente, mérite aussi explication. De fait, la dénonciation des crimes commis par le défunt coexiste
souvent avec d’autres expressions plus apaisées. Le ci-gît aussi aime à sourire, voire à faire rire. Il dira, en
une pirouette :
Passant, la mort te donne ici
Le Mazarin. Dis grand merci. (Tableau de la vie de Mazarin, p. 229)
Ou, à propos du même :
Il est mort ce grand personnage
Son trépas a contristé la cour.
Que Dieu lui donne un bon voyage
Et nous préserve du retour. (F. Fr.13651, p. 70)
Et encore
Ci-gît un fort homme de bien,
Qui promit tout et ne tint rien. (Arsenal 3128, f°12bis)
Nombre de textes sont bien des invectives haineuses. Mais d’autres poèmes, en nombre à peu près égal,
sont d’inspiration plus légère, simplement moqueurs, reposant par exemple sur un jeu de mots. A cela au
moins une première raison qu’à quelques générations de là les poètes de la Fronde avaient déjà compris
[73] : Le poète n’écrit pas pour lui, mais pour toucher un public, le plus vaste possible, une opinion
publique. Les textes lourds et sentencieux ennuient. Pour convaincre, amuser le lecteur est un impératif.
Pour cela l’alerte octosyllabe est une arme merveilleusement adaptée.
Mais il est une autre raison, plus essentielle. Dans l’entreprise de désacralisation qui est l’objectif ultime
du ci-gît, il n’est pas dit qu’humour et ironie ne soient pas des armes aussi efficaces que l’indignation.
L’insolence succédant à la révérence compassée fait tout autant qu’une dénonciation grandiloquente.
De fait, ce ton volontiers goguenard, faussement bonhomme, réussit à merveille à dépouiller le faux héros
de sa défroque de grand homme. Une dérision carnavalesque rabaisse le terrible Richelieu à sa simple
condition d’humanité désirante (il a « chevauché sa nièce »), souffrante (« Je m’en rapporte à juif qui le
pansa / Et lui coupa du cu mainte rouelle ») et périssable (sa « charogne pourrie » a été « jetée à la voirie
», où elle se mélangera au « caca ») [74].
Ce lieu qui fut jadis un célèbre retrait
Du corps d’Armand enfin est l’auguste demeure [75].
Destin posthume doublement infamant d’avoir subi, fût-ce fantasmatiquement, l’exposition roturière et
dégradante à la potence, avant d’être jeté dans une fosse commune comme un excrément.
Michelet, qui n’a très certainement pas connu ces textes, en avait eu néanmoins l’intuition [76] :
« L’idolâtrie royale fut atteinte un moment, et ce fut un fou rire d’avoir vu les visages sous les
masques, surpris les dieux dans la bassesse humaine, l’Olympe sur la chaise percée. »
Ainsi en est-il dans nos corpus où se pratique un constant va-et-vient entre anathème et moquerie,
indignation et dérision.
Le progressif dépérissement du rituel
Or ce rite compensatoire, ombre portée sur la glorieuse image officielle, semble frappé d’une progressive
déshérence. Les chiffres sont éloquents. La décrue des textes est spectaculaire, de Richelieu (294
rappelons-le) à Louis XV (14) en passant par les 136 que s’attire Louis XIV.
On paraît bien être en présence d’un mouvement de fond, pluriséculaire, qui transcende les moments et
les individualités. Dans cette perspective, la comparaison entre Louis XIV et Louis XV est éclairante. De
fait ils occupent tous deux une position comparable. A sa mort, Louis XV a perdu son mentor, le cardinal
de Fleury, depuis 31 ans (1743-1774). L’écart, 32 années, est pratiquement le même pour le couple Louis
XIV / Colbert (1683-1715). Certes les rapports de subordination n’ont rien de commun. On a cependant
observé que Colbert jouait vis-à-vis du souverain un rôle de paratonnerre, focalisant sur lui le
mécontentement populaire et laissant à son maître prestige et lumière. En 1715 Louis XIV ne bénéficie
plus de cette protection et se trouve, dans les faits, sous les feux de la critique, au même titre qu’un
Richelieu ou un Mazarin au moment de leur disparition. C’est bien le roi qui est sur la sellette, mais plus
encore le responsable politique, celui qui détient, outre le prestige du pouvoir, sa réalité, ni plus ni moins
que les tout-puissants ministres du siècle précédent. Il sera donc, comme eux, l’objet de la vindicte des cigît.
Le cardinal de Fleury avait joué le même rôle que Colbert. Quand il meurt, on lui fait porter toute la
responsabilité des mécontentements, la minorité artificiellement prolongée où il avait maintenu le roi
exonérant ce dernier de toute possibilité de mal agir. Mais par la suite Louis XV n’a, pas plus que son
prédécesseur, bénéficié de la présence d’un nouveau ministre qui aurait fait écran et protection contre la
vindicte populaire. Choiseul et Maupeou qui auraient pu jouer ce rôle n’étaient pas des figures assez
fortes et d’ailleurs avaient été disgraciés. Il aurait donc dû subir le même sort que le Roi-Soleil. Dix fois
moins chansonné, tel ne fut pas son cas. Ce n’est pas qu’il ait fait meilleure figure et davantage mérité
d’être épargné. La raison en est tout autre. Si Louis XV ne subit pas, et de loin, le même tir groupé que
ses prédécesseurs, ce n’est pas qu’il bénéficie d’une indulgence particulière, c’est plus simplement qu’il
n’est plus considéré comme le véritable souverain [77]. Ni nimbé de l’aura sacrée autrefois attachée à sa
fonction, ni réel détenteur de l’autorité, il n’est qu’une inconséquente marionnette. Ce que révèle la quasi
absence de ci-gît, c’est, tragiquement, la vacance du pouvoir. Plus de sacré, plus de pouvoir fort, à qui
peut-on s’en prendre ? Les imprécations rituelles d’antan avaient la même fonction que les provocations
anticléricales du XIXe siècle qui attestaient, par leur virulence même, que la religion était encore un
vigoureux adversaire. S’il n’y a plus de transcendance, la nécessité disparaît de blasphémer une religion à
laquelle on ne croit plus.
Une entreprise réussie de désacralisation
Parvenu à ce point, on peut reprendre la discussion antérieure sur l’origine, la nature et la finalité de ce
pullulement de ci-gît pendant un siècle et demi. Certes les preuves objectives manquent et manqueront
toujours. Mais il semble possible, avec prudence, d’avancer quelques hypothèses solides. On peut au
préalable en écarter d’autres. Le phénomène ne saurait se résumer à n’être qu’un simple jeu, ni même se
ramener à des explications conjoncturelles (lassitude d’un trop long règne, exécration particulière contre
une personnalité honnie). Pas davantage ne tient une théorie du complot, la résultante de visées secrètes
pilotées par un chef d’orchestre clandestin. Disant cela, on ne saurait nier qu’il a pu y avoir surenchère de
quelques beaux esprits s’amusant à apporter leur pierre à l’édifice. Pas davantage n’est à écarter que tel
ou tel agent politique ait pu tirer profit de ce reniement d’un passé récent. Tel semble bien être le cas
pour Louis XIV de la part des pamphlétaires jansénistes. Mais ce ne pourraient être que des
épiphénomènes collatéraux.
On en est donc réduit à ce qui est observable : la présence massive de ces textes énigmatiques et la
régularité de leur réapparition à un moment précis de l’histoire de France à l’époque moderne. On est de
même frappé par l’évidente monotonie des griefs, de ces répétitions qui transcendent les individus et
dessinent en creux le mal-être profond d’une population, qui se plaint toujours des mêmes choses :
l’insupportable lourdeur des impôts, ou la déception toujours renouvelée devant la faillite d’un potentat
qui a trahi sa mission. On tourne en rond autour de quelques idées-force sans pouvoir en sortir, écureuil
trottant dans sa cage idéologique. En outre cette thématique pauvre s’exprime en des formes
parfaitement stéréotypées, n’admettant que de bien modestes variations stylistiques.
Mais le point de vue change du tout au tout si l’on admet que ces perpétuelles redondances ne sont pas
des faiblesses conceptuelles ou stylistiques, mais partie intégrante d’un rituel qui s’impose de dire
toujours la même chose sous des formes à peine changées. Le rituel d’exécration a valeur d’incantation.
Puisque la propagande officielle s’obstine à vouloir maintenir en vie l’idéologie de la monarchie sacrée,
ultime justification de l’absolutisme royal, la contre-image incarnée dans le ci-gît garde toute sa nécessité.
Pour le dire autrement, c’est une image mythique, idéalisée, du souverain que le ci-gît s’acharne à
déconstruire. Louis Marin, reprenant un célèbre passage de Pascal l’a bien dit :
Qu’est-ce donc qu’un roi ? C’est un portrait de roi et cela seul le fait roi et, par ailleurs, c’est
aussi un homme. A quoi il convient d’ajouter que l’« effet de portrait », l’effet de
représentation, fait le roi, en ce sens que tout le monde croit que le roi et l’homme ne font
qu’un, ou que le portrait du roi est seulement l’image du roi. Personne ne sait qu’à l’inverse le
roi est seulement son image, et que, derrière ou au-delà du portrait, il n’y a pas le roi, mais un
homme. Peut-être personne ne sait ce secret et le roi moins que tous les autres, peut-être [78].
(267)
Peut-on aller plus loin, comme l’ont fait certains analystes de la religiosité monarchique ? Dans un livre
récent, Alain Boureau met en parallèle les grandioses funérailles royales telles que décrites par Ralph
Gisey avec l’acte officiel enregistrant l’exécution de Louis XVI qui, dans sa froideur administrative, impose
à la mort du dernier roi de France un traitement strictement égalitaire, ultime manifestation d’une
désacralisation achevée. Et il ne manque pas de conforter son analyse par le rappel de l’entreprise de
saccage systématique des sépultures royales qui eut lieu en août de la même année 1793 à Saint-Denis
[79].
De la même manière Gérard Sabatier au terme d’une description qui le conduit des manifestations de la
transcendance divine visibles dans le corps même du roi, à leur progressive dégradation au fil des siècles,
en vient à conclure :
La tendance de l’imagerie héroïque était de déplacer la sacralisation vers le politique, et par
là de préparer le retrait du prince sur son corps privé, désacralisé (Louis XV, Louis XVI), puis
l’élimination même du prince, un autre corps souverain incarnant le politique : le 21 janvier
1793, les représentants de la Nation éliminèrent le corps du roi pour cause de double emploi
[80].
En somme d’Hugues Capet à Louis XVI la voie serait droite, et le 21 janvier 1793 l’aboutissement logique
d’une évolution millénaire.
La mise à mort symbolique du bouc émissaire, une nécessaire étape de transition
Comme pour tout phénomène collectif constaté dans les temps antérieurs à la Révolution, il convient de se
défier de toute téléologie. Les 294 ci-gît s’en prenant à Richelieu ne permettent en rien de prédire
l’exécution du 21 janvier 1793. Mais il n’en est pas moins nécessaire d’inclure ce corpus et ses suivants
dans une réflexion sur la signification de la mort des rois dans la France moderne.
L’accent, jusqu’ici, a été mis sur l’aspect le plus évident, la déconstruction d’une image mythique du
potentat, parallèle à un processus de désacralisation de la monarchie. Pour autant ce travail de sape ne va
pas jusqu’au bout de sa logique, qui serait l’anéantissement définitif de l’usurpateur. L’image du
souverain proposée par les ci-gît n’est, de fait, pas celle d’un individu ordinaire, même une fois opérée sa
mise à nu qui le dépouille des insignes du pouvoir. Elle est autant poussée au noir que la version officielle
l’était au blanc. C’est bien un « monstre » pleinement extra-ordinaire qu’elle décrit, par sa cruauté
(Richelieu), sa cupidité (Mazarin, Colbert), son orgueil insensé (Louis XIV) et il est bien vain, comme
parfois les biographes sont tentés de le faire, de protester contre cette image caricaturale. Elle ne peut
pas être autre, car c’est moins un individu qui est agressé que l’incarnation d’un pouvoir dont il n’est
qu’une figuration passagère et usurpatrice.
On le voit au refus de personnalisation de l’individu mis sur la sellette. On évoque à peine de rares
épisodes de son parcours, encore moins des particularités physiques qui pourraient le différencier des
autres potentats. Au contraire l’accent est mis presque exclusivement sur ce qu’il a en commun avec les
autres : l’orgueil, l’avidité, l’insensibilité par exemple. En fait, ce portrait désincarné est le symétrique
inversé, mais avec les mêmes caractéristiques, que les figurations officielles qui font aussi fort peu de cas
de la reproduction exacte des traits au profit de signes et de gestes symboliques [81]. Prétendre retrouver
derrière les outrances des ci-gît une image exacte de Richelieu ou de Louis XIV serait faire bien fausse
route.
Ainsi, le roi n’est qu’un homme, et comme tel soumis à la mort. Mais la version sacrée le savait aussi et le
subterfuge du double corps du roi était précisément chargé d’en rendre compte. C’est aussi vrai ici et le
fait que nombre de textes en quelque sorte redoublent cette mise à mort en est bien la preuve. Il est
fascinant de constater qu’à la fois on nie le souverain et qu’on le copie dans sa nature exceptionnelle. Il
garde sa valeur d’incarnation passagère d’un principe qui le dépasse.
Il n’est plus l’oint du Seigneur, échappant à tout jugement, mais il reste investi de tout le caractère de
l’État. Dans le principe de la monarchie sacrée, un seul individu incarnait tout le pouvoir et était seul
responsable. Le ci-gît ne le disculpe pas de cette responsabilité et l’en accable. Il était la source de tout
bien, il sera celui d’où vient tout le mal.
Ainsi ce roi bafoué n’en garde pas moins les insignes anciens de la puissance, mais ceux-ci sont retournés
contre lui. L’élection est devenue condamnation ; à l’élu du Seigneur on impose la posture de bouc
émissaire. Et comme le veut la fameuse démonstration de René Girard, il accumule sur lui tous les maux
de la cité [82]. Il faut symboliquement le tuer à nouveau pour que le rituel de purification puisse
s’accomplir jusqu’au bout. Libre ensuite à qui le voudra d’interpréter l’acte du 21 janvier 1793 comme le
simple passage du métaphorique au réel.
Il y a plus. Il est significatif que trois des principaux corpus s’en prennent à des ministres et un seul à un
roi. S’attaquer au ministre, c’est certes reconnaître qu’il a été, plus que le roi, détenteur du pouvoir réel.
Mais c’est aussi préserver le roi lui-même, qui sera considéré comme mal conseillé, fourvoyé par son
indigne représentant. Le cas de figure se vérifie pour les couples Louis XIII / Richelieu, Louis XIV /
Mazarin, Louis XV enfant / Régent, Louis XV jeune roi / Cardinal de Fleury. Seul Louis XIV incarne à lui
seul les deux rôles.
La rage contre le mauvais ministre peut ainsi se lire comme le signe d’une déception. La monarchie a fait
fausse route, mais on peut la remettre dans le droit chemin. Du fond de l’abjection, une fois le rituel
accompli, naît l’espoir d’un renouveau, par la disparition du double maléfique et l’arrivée d’un nouveau
souverain [83], qui peut d’ailleurs tout aussi bien être l’ancien, rendu à sa fonction. La disparition de celui
qui faisait écran s’apparente alors à un nouveau sacre :
Tu le rendais à son peuple inutile.
Tu disparais. Nous avons un grand roi (F. Fr.13657, p. 165).
Ce que synthétise encore mieux une Épitaphe du cardinal de Fleury en une formule lapidaire :
Fleury est mort ; vive le Roi [84] !
Conclusion : Le ci-gît une étape transitoire
Ainsi glorification et exécration, célébration encomiastique et ci-gît s’appellent l’un l’autre, également
menteurs, également nécessaires. Du moins tant que le double rituel est compris, admis, perpétué. Mais si
l’un des deux vient à perdre de sa pertinence, l’autre connaîtra une décadence concomitante. Ce que dit le
mouvement de décrue que l’on observe au XVIIIe siècle, c’est que le phénomène séculaire de
désacralisation est parvenu à son terme. Le ci-gît politique perdant sa nécessité de contre-pouvoir, de
catharsis, est condamné à disparaître.
Mais auparavant a longtemps perduré la croyance confuse en une royauté sacrée, quoique déjà fortement
laïcisée, qui interdit d’imaginer seulement une autre forme de gouvernement. Et le ci-gît est encore
totalement tributaire de cet univers mental. Malgré la violence qu’il manifeste, le recours au régicide lui
est proprement inimaginable. Il ne s’en trouve d’ailleurs pas la moindre trace dans les plus de 700 textes
recueillis.
Le ci-gît participe de la double nature du phénomène. Il contribue puissamment au processus de
désacralisation, en est un agent actif. Mais en même temps derrière sa virulence, il exprime une attente
confuse. Il est à la fois constat, témoin et acteur. Compagnon et contempteur de la figure du roi sacré, il
partage son sort. Quand celui-ci perd peu à peu toute son aura, lui-même ne peut qu’entrer en déclin,
pour finalement disparaître.
Anthologie
Richelieu (1 642)
Ci-gît le cardinal, perfide, abominable,
Qui a vécu sans foi, mort sans religion,
Incestueux, tyran, aux bons impitoyable,
N’ayanteud’autre Dieu que son ambition.
Tableau de la vie de Richelieu, p. 115
Louis XIII (1643)
Ci-gît le bon roi, notre maître,
Louis treizième de ce nom,
Qui fut vingt ans valet d’un prêtre
Et pourtant acquit grand renom,
Oui chez autrui, mais chez lui non.
Tableau de la vie de Richelieu, p. 143
Mazarin (1661)
Ici gît dessous cette pierre
Le plus grand voleur de la terre ;
Celui qui nous fit tant de mal,
Celui que personne ne pleure ;
S’il est au Ciel, il n’est pas mal :
S’il est au diable, à la bonne heure.
Nouveau Siècle de Louis XIV, t. I, p. 417
Colbert (1683)
Ci-gît un insigne voleur
Dont la fortune enfin se joue.
Pourquoi lui faire tant d’honneur
Puisqu’il a mérité la roue ?
Tableau de la vie de Colbert, p. 274
Louvois (1691)
Louvois n’est plus, ce ministre très digne.
Pour ses enfants, c’est une perte insigne.
Mais pour l’État, c’est moins que rien,
Car, Dieu merci, le Roi s’en passe bien.
F. Fr.10475, f°43r
Louis XIV (1715)
Ci-gît au milieu de l’église
Celui qui nous mit en chemise.
Et s’il eût plus longtemps vécu
Il nous eût fait montrer le cu.
F. Fr.12695, p. 637
Philippe d’Orléans, Régent (1723)
Passant, ci-gît un esprit fort
Dont le sort est digne d’envie :
Il a su jouir de la vie
Et n’a point aperçu la mort
On dit qu’il ne crut point à la Divinité,
Mais c’est une imposture insigne :
Plutus, Cypris, et le dieu de la vigne
Lui tinrent lieu de Trinité.
F. Fr.2699, p. 59
Cardinal Dubois (1723)
Ci-gît le cardinal Dubois,
Qui sans mérite et sans naissance
Monta par de sales emplois
De la seringue à l’Éminence.
Un rasoir pour notre salut
Vient enfin de rendre à la terre
Ce noble fils d’apothicaire,
Moindre et plus pauvre qu’il ne fut
Au sortir du sein de sa mère.
F. Fr.12699, p. 49
Duc de Bourbon (1740)
Ci-gît Bourbon, du moins à ce qu’on dit,
S’il n’est pas mort, on le souhaite,
Son épitaphe est déjà faite,
On ne sait qui meurt ni qui vit.
Arsenal 3133, p. 424
Cardinal de Fleury (1743)
Ci-gît ce cardinal antique
Rusé, mutin, ministre sans éclat
D’ailleurs très mauvais politique
Qui sut mourir pour le bien de l’État.
F. Fr.13657, p. 58
Louis XV (1774)
Quittez la Cour ; partez catins,
Partez, maquereaux et putains ;
Ci gît Louis, quinze du nom,
Dit le Bien-aimé par surnom,
Et de ce titre le deuxième,
Dieu nous préserve du troisième !
Mémoires secrets, t. IV, p. 572
Notes
[1] Le cas est loin d’être unique. La série MS A507949-A507973 de la même bibliothèque de Lyon
regroupe par exemple dans un même ensemble 26 textes, tant prose que vers, français que latin,
commémorant la mort du cardinal de Richelieu. La plupart sont de nature encomiastique. Mais ils
cohabitent avec par exemple Le trésor des épitaphes pour et contre le cardinal constitué à partir
d’épitaphes satiriques, ou encore Le cardinal tâche d’être en paradis. Tragi-comédie, présentant un
Richelieu geignard et repentant, conversant à la porte des Enfers avec ses principales victimes qui
toutes l’accablent et lui refusent l’entrée. Un écrit témoigne d’ailleurs de cet abrupt changement et
s’en indigne : L’apologie cardinale ou Discours contre les plumes satiriques de ce temps qui montre
leur perfidie, leur lâcheté, leur ingratitude, leur ennui, leur témérité, leur extravagance, par un
gentihomme d’Artois paru en 1643, un an après la disparition du cardinal, et donc postérieur au flot
d’écrits qu’elle a provoqués.
[2] Nicole Ferrier-Caverivière, L’image de Louis XIV dans la littérature française de 1660 à 1715, PUF,
1981, p. 154. Voir également du même auteur, Le grand roi à l’aube des Lumières, 1715-1751, PUF,
1985.
[3] Voir entre autres : Emmanuel Le Roy-Ladurie (avec la collaboration de Jean-François Fitou), SaintSimon ou le Système de la cour, PUF, 1997 ; Frédérique Leferme-Falguières, Les courtisans. Une
société du spectacle sous l’Ancien Régime. PUF, 2007.
[4] Phénomène excellement étudiée par Michèle Fogel, Les cérémonies de l’information dans la France
du xvie au xviiie siècle, Fayard, 1989. Voir en particulier : Le système d’information ritualisée pendant
la guerre de succession d’Autriche (1744-1748), p. 247-285, où il est montré que les 9 (1744), 13
(1745), 7 (1746) et 3 (1747), au total 33 Te Deum traduisent à chaque fois la décision royale de
transformer un événement militaire en une cérémonie.
[5] Elles n’en survivent pas moins, sous une forme plus modeste, en certaines circonstances, par
exemple lors du voyage des futures reines de France en chemin vers Paris.
[6] Richard Jackson, Vivat Rex : histoire des sacres et couronnements en France, Strasbourg, 1984.
[7] Sarah Hanley, Le lit de justice des rois de France : l’idéologie constitutionnelle dans la légende, le
rituel et le discours, Paris, 1991 (version anglaise originale : 1983).
[8] Ralph E. Giesey, Le roi ne meurt jamais, Paris,1987 (version anglaise originale : 1960).
[9] Michèle Fogel, op. cit., p. 266.
[10] Dont se détachent, constamment cités : E.T. Kantorowicz, The King’s Two Bodies. A Study in
Mediaeval Political Theology, Princeton, 1957 (traduction française dans la Bibliothèque des histoires
en 1989) et Marc Bloch, Les rois thaumaturges (réédition en 1983 par Jacques Le Goff).
[11] Jacques Revel, « La royauté sacrée : éléments pour un débat » in Boureau Alain et Ingerflom
Claudio Sergio (éd.), La royauté sacrée dans le monde chrétien, Actes du colloque de Royaumont, mars
1989, Paris, 1992, dont il sera fait usage par la suite.
[12] Voir Jacques Le Goff, « Aspects religieux et sacrés de la monarchie française du xe au xiie siècle »,
in Boureau Alain et Ingerflom Claudio Sergio (éd.), La royauté sacrée dans le monde chrétien, p. 19-28.
[13] Alain Boureau, Le simple corps du roi. L’impossible sacralité des souverains français – xve-xviiie
siècle. Les Éditions de Paris, 2000, p. 18.
[14] Ralph E. Giesey, Le roi ne meurt jamais, op. cit., Ch. X, passim.
[15] A vrai dire, l’usage concret de l’effigie funéraire a duré peu de temps en France (de 1422 à 1610),
mais la fiction d’un corps souverain immortel s’est incarnée, avant comme après ces dates, sous
d’autres formes cérémonielles qu’il n’est pas possible de détailler ici.
[16] Ralph E. Giesey, op. cit., p. 277.
[17] Phénomène bien mis en lumière par la communication de Gérard Sabatier, « Imagerie héroïque et
sacralité monarchique » dans le recueil La royauté sacrée dans le monde chrétien, op. cit, p. 115-127.
[18] Nicole Ferrier-Caverivière, Le grand roi à l’aube des Lumières, 1715-1751, p. 14.
[19] Cet incroyable déferlement, pour une part origine lointaine du phénomène ici étudié, a été
parfaitement cartographié par Hubert Carrier, notamment dans son dernier ouvrage Les muses
guerrières. Les mazarinades et la vie littéraire au milieu du xviie siècle, Paris, 1996.
[20] Dans le domaine inconographique on se reportera par exemple à l’étude d’Annie Duprat, Les rois
de papier. La caricature de Henri III à Louis XVI, Paris, 2002.
[21] Annie Duprat, op. cit, p. 11-12.
[22] On ne peut que renvoyer aux nombreux ouvrages sur ce thème d’Arlette Farge ou de Robert
Darnton.
[23] Les manifestations de ce double mouvement ont été poursuivies aussi loin qu’il était possible dans
l’ouvrage collectif publié par Pierre Rétat, L’attentat de Damiens. Discours sur l’événement au xviiie
siècle, Lyon, 1979.
[24] C’est le cas de Claude Dulong pour son Mazarin (Perrin, 1999) ou de Jean Meyer pour son Colbert
(Hachette, 1981) qui s’en tient à dire dans l’introduction que « de son vivant, Jean-Baptiste Colbert a
été passionnément détesté », puis que « mort, il fut tout de suite attaqué » (p. 11). Inès Murat pour un
autre Colbert (Fayard, 1980) n’est pas plus loquace, réglant en une phrase l’évocation des réactions à
la mort du ministre.
[25] Françoise Hildesheimer, Richelieu (Flammarion, 2004), p. 519.
[26] Roland Mousnier, L’homme rouge, ou la vie du cardinal de Richelieu (Bouquins, 1992), p. 766.
[27] Jean-Louis Petitfils, Louis XIV (Perrin, 1995), p. 695.
[28] Pierre Goubert, Mazarin, (Fayard, 1990), p. 503.
[29] « Sa mort provoqua une grande émotion et chez beaucoup un soulagement » (Mousnier) ; « Cette
mort, il faut le dire, fut accueillie avec soulagement » (Petitfils) ; « soulagement » encore selon
Hildesheimer.
[30] Karl Federn, Mazarin, (Payot, 1978), p. 576.
[31] François Bluche, Louis XIV, p. 898.
[32] Pierre Barbier et France Vernillat, Histoire de France par les chansons, Gallimard, 1956-1961, 8
vol.
[33] Émile Raunié, Chansonnier historique du xviiie siècle. Recueil de chansons, vaudevilles, sonnets,
épigrammes, épitaphes et autres vers satiriques et historiques, formé avec la collection de
Clairambault, de Maurepas et autres manuscrits inédits, Paris, A. Quantin, 1879-1884, 10 vol.
[34] Arsenal MS 3128, f°37r.
[35] Cf. Karl Federn, Mazarin, op. cit., p. 576.
[36] Inès Murat, Colbert, op. cit, p. 420-21.
[37] Duclos, Mémoires secrets sur les règnes de Louis XIV et de Lou is XV. Collection des mémoires
relatifs à l’histoire de France, par A. Petitot et Monmerqué, tome LXXVI (1829), p. 207. Quarante ans
après ce scandaleux spectacle, Voltaire s’en souvenait encore : « J’ai vu de petites tentes dressées sur
le chemin de Saint-Denis. On y buvait, on y chantait, on y riait », Siècle de Louis XIV, in Œuvres
historiques, éd. René Pomeau, Gallimard, Pléiade, 1957, p. 949.
[38] Mathieu Marais, Journal de Paris, Saint-Étienne, 2004, 2 vol., t.II, p. 703-31.
[39] Mémoires du baron de Besenval, Collection des Mémoires relatifs à la Révolution française, t. I
(1821), p. 308-309.
[40] Encore l’excellente compilation que constitue le Chansonnier historique du xviiie siècle d’Émile
Raunié leur facilite-t-elle la tâche. C’est par exemple la seule source utilisée par Nicole FerrierCaverivière pour son étude des poèmes satiriques suscités par la mort de Louis XIV.
[41] Pour une présentation plus détaillée, voir Henri Duranton, « Ci-gît un genre mineur ». Écrire en
mineur au XVIIIe siècle.Christelle Bahier-Porte et Régine Jomand-Baudry éd. Paris, Desjonquères,
L’Esprit des Lettres, 2009, p. 75-88.
[42] Il ne sera pas tenu compte du nombre d’occurrences constaté pour chaque poème. Certains se
rencontrent souvent, d’autres ne survivent qu’à un seul exemplaire. L’analyse de ces fréquences ne
manquerait pas d’intérêt, mais ne peut trouver sa place ici.
[43] L’interrogation statistique revèle cependant un net recul de l’invocation à un « passant » : proche
de 15 % dans le corpus Richelieu (44/294) pour ensuite régresser régulièrement : encore 10 % pour
Mazarin (14/146), mais 3/87 (Colbert) et 3/136 (Louis XIV) pour pratiquement disparaître au siècle
suivant.
[44] Exception qui confirme la règle, l’Épitaphier du vieux Paris, recueil général des inscriptions
funéraires des églises, couvents, collèges, hospices, cimetières et charniers depuis le moyen âge
jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, compilé par Émile Raunié en 4 volumes (1889-1890).
[45] C’est en fait la seule forme qui a survécu encore aujourd’hui. En conformité avec nos sensibilités,
voire nos pudeurs, la première s’interdit de faire preuve d’un esprit qui serait perçu comme de mauvais
goût et s’en tient à des formules d’une parfaite banalité. Elle ne s’écrit d’ailleurs plus en vers. Quant à
la troisième, elle a peu à peu disparu, et nous n’avons pas mémoire d’un personnage marquant du xixe
siècle dont la disparition aurait donné matière à un ci-gît. Seule la formule drolatique est encore
d’usage sporadique, ce que l’on vérifiera par deux exemples relativement récents : Laissez-moi dormir,
j’étais fait pour ça (Francis Blanche) ; Je vous l’avais bien dit que j’étais malade (Groucho Marx). Les
formules ont-elles été effectivement gravées sur le marbre ? Il est permis d’en douter.
[46] Le site satires18.univ-st-etienne.fr recueille plus de 6000 textes, parus entre 1715 et 1789, de
longueur très variable, allant du distique à des poèmes dépassant le millier de vers. L’anthologie
d’Émile Raunié, source principale des amateurs de ce genre de littérature, n’en proposait qu’un peu
plus de 1600. En appendice est proposée la reproduction intégrale des 1282 ci-gît actuellement
recensés (ci-git.univ-st-etienne.fr), chiffre qui sera probablement augmenté de nouvelles trouvailles.
[47] Ont aussi été dépouillés nombre d’anthologies qui, avec un succès moindre, ont aussi contribué à
enrichir la collection. On peut citer : Boureau-Deslandes, Réflexions sur les grands hommes qui sont
morts en plaisantant, avec des poésies diverses par M. D***, Amsterdam, 1712. Brunet, Pierre-Gustave,
Le nouveau siècle de Louis XIV, ou Choix de chansons historiques et satiriques, presque toutes
inédites, de 1634 à 1712, accompagnées de notes. Paris, 1857. Bruzen de la Martinière, Nouveau
recueil des épigrammatistes français, anciens et modernes, contenant ce qui s’est fait de plus excellent
dans le genre de l’épigramme, du madrigal, du sonnet, du rondeau et des petits contes en vers, depuis
Marot jusqu’à présent.. Amsterdam, Wetstein, 1720, 2 vol. Collé, Charles, Journal et mémoires de
Charles Collé sur les hommes de lettres, les ouvrages dramatiques et les événements les plus
mémorables du règne de Louis XV (1748-1772). Nouvelle édition, avec une introduction et des notes
par Honoré Bonhomme, Paris, 1868, 3 vol. Gayot de Pitaval, Bibliothèque des gens de cour ou Mélange
curieux des bons mots d’Henri IV et de Louis XIV, de plusieurs princes et seigneurs de la cour et autres
personnes illustres. Seconde édition corrigée et augmentée, Paris, 1723, 2 vol. Raunié, Émile,
Chansonnier historique du XVIIIe siècle, Paris, 1879-1884, 10 vol. [Sautreau de Marsy, Claude Sixte],
Nouveau siècle de Louis XIV, ou Poésies-anecdotes du règne et de la cour de France, avec des notes
historiques et des éclaircissements, Paris, Buisson, 1793, 4 vol. (Réédition : Paris, Buisson, an XIII
[1804]). Mémoires secrets pour servir à l’histoire de la République des Lettres en France depuis 1762
jusqu’à nos jours, Londres, Adamson, 1784-1789, 36 vol. Christophe Cave et Suzanne Cornand (éd.)
Mémoires secrets pour servir à l’histoire de la République des Lettres en France depuis 1762 jusqu’à
nos jours, Paris, Champion, 2009-2010. Réédition en cours du précédent, 5 volumes parus.
[48] Assez présents (une dizaine à chaque fois) pour Richelieu et Mazarin, ils se raréfient par la suite,
témoignage parmi bien d’autres, d’un lent recul du latin. Aucun en tout cas n’est composé au décès de
Louis XV.
[49] A chaque fois ne sera fournie qu’une seule référence. Mais il est clair que bien d’autres pourraient
être fournies.
[50] Pour les quelques données statistiques qui suivent, on s’en tiendra aux quatre grands corpus. On
les abrégera, le cas échéant, comme suit : R., M., C., L. (Richelieu, Mazarin, Colbert, Louis XIV).
L’excellent analyseur de corpus de texte, TXM, développé par le laboratoire de textométrie de l’École
Normale Supérieure de Lyon, a été d’un précieux secours. Les résultats ici proposés méritraient une
analyse plus approfondie qui n’a pu être faite faute de place.
[51] Pour la comparaison des fréquences d’apparition des occurrences, on tiendra compte, bien
entendu, de l’importance quantitative des différents corpus, Richelieu écrasant tout de sa masse et
étant par exemple trois fois plus présent que Colbert.
[52] Dans la colonne Ci-gît, ont été distinguées l’expression venant en ouverture du poème et celle
figurant dans le corps du texte. On constate l’écrasante majorité du premier type qui contribue plus
que tout à l’impression d’uniformité dégagée par l’ensemble des textes.
[53] Avec d’ailleurs un recul de la formule au fil des temps (R.18, M.5, C.3, C.3).
[54] Tableau de la vie de Richelieu, p. 70.
[55] Tableau de la vie de Mazarin, p. 234. Jules fut Dieu, Jules fut Diable, / Jules fut, et n’est plus rien
(ibid., p. 213)
[56] Vivant, on l’y devait jeter / Comme excrément de la nature. Tableau de la vie de Richelieu, p. 120)
[57] Plusieurs textes y sont même explicitement consacrés. Par exemple une Désolation de la nièce du
cardinal qu’on dépeint inconsolable car « Ne perd-elle pas, à même heure, / Et le père, et l’oncle, et
l’époux ? » (Nouveau Siècle, t.I, p. 29). Et ailleurs : « L’auteur du mal qui nous désole / Et qui de sa
nièce autrefois / Eut deux enfants et la vérole. » (Arsenal MS 3128, f°24r).
[58] Arsenal MS3128, f°34v. « Si tu veux savoir ses ébats, / C’était la guerre et les combats » (ibid.,
f°33r).
[59] Respectivement : Trésor des épitaphes, p. 19 ; ibid., p. 11 ; ibid., p. 12 ; Nouvelles de l’autre
monde, p. 25 ; Tableau de la vie de Richelieu, p. 70 ; ibid ; p. 100 ; ibid., p. 139.
[60] Respectivement : Tableau de la vie de Mazarin, p. 215-16 ; Arsenal MS 3128, f°20v ; ibid., f°15r ;
ibid., f°13r. Plaisant indice, c’est dans son corpus que l’occurrence or, palpable symbole de la richesse,
est le plus fréquent (R.6, M.10, C.2, L.0).
[61] Nouveau siècle de Louis XIV, t.II, p. 207.
[62] Le grand Colbert est mort ; pleurez, gens de finances (Nouveau siècle de Louis XIV, t.II, p. 21.) ;
Enfin Colbert n’est plus ; et c’est nous faire entendre / Que la France est réduite au plus bas de son
sort : / Car s’il restait encor quelque chose à lui prendre, / Le voleur ne serait pas mort. (Nouveau
siècle de Louis XIV, t.II, p. 218)
[63] Une analyse plus détaillée de ce corpus en a déjà été faite : Henri Duranton, « Ci-gît notre
invincible roi. Épitaphes et autres requiem pour la mort de Louis XIV » dans le cadre du colloque Louis
XIV : l’image & le mythe qui s’est tenu au Château de Versailles en janvier 2010 (à paraître). D’autre
part l’intégralité du corpus Louis XIV est maintenant accessible sur le site Cour-de-France.fr.
[64] Certains mots, faiblement représentés auparavant, sont ici bien présents, comme Confesseur (R.1,
M.0, C.0, L.8 ) ou Conscience (R.5, M.0, C.0, L.6), ou font une apparition remarquée : Constitution
[Unigenitus] ou Jésuites (17).
[65] Les cinq plus fréquemment utilisés étant, dans l’ordre : mauvais (21), cruel (19), méchant (14),
ambitieux (11), infâme (11). Mais sans aucune évolution selon les époques : n’importe quel qualificatif
se rencontre aussi bien en 1642 qu’en 1774.
[66] Dont un Sonnet contre les médisants du cardinal de Richelieu (Tableau de la vie de Richelieu, p.
74). La proportion serait approximativement la même pour les autres corpus. Incidemment cette
proximité, au sein d’un même recueil, de textes pour et contre plaide pour une diversité de scripteurs.
On voit mal en effet le même poète rédiger des textes dont l’un serait la condamnation des autres.
[67] Si tout Paris court à Vincennes / Pour le trépas de Mazarin, / C’est pour s’en rendre plus certain /
Tant on a peur qu’il en revienne. (Tableau de la vie de Mazarin, p. 232) Que Dieu lui donne bon voyage
/ Et qu’il ne puisse jamais sortir de son cercueil. (ibid., p. 224).
[68] Dans l’ordre : Arsenal 3128, f°25r ; Tableau de la vie de Mazarin, p. 216 ; Tableau de la vie de
Colbert, p. 277 ; F.Fr.12695, p. 639 ; F.Fr.13655, p. 77. Autres formulations relevées : le disparu aura
encore été : Asile des impôts, Auteur des impôts, Fabricateur d’impôts, Grand roi des impôts, Inventeur
des impôts, Maître des impôts, Metteur d’impôts, Père de tous les impôts, Prince des impôts.
[69] Tableau des fréquences : 30 fameux (R.12, M.7, C.5, L.6) ; 15 illustre (R.10, M.1, C.0, L.4 ) ; 14
glorieux (R.6, M.1, C.2, L.5) ; 14 puissant (R.10, M.1, C.0, L.3) ; 13 immortel (R.8, M.0, C.0, L.5) ; 11
célèbre (R.5, M.0, C.1, L.5) ; 5 admirable (R.4, M.0, C.0, L.1) ; 3 invincible (R.0, M.0, C.0, L.3).
[70] Allusion à la fameuse devise au bas de la statue de la place des Victoires : Viro immortali.
[71] A court d’invectives, c’est à cette occasion que l’on constate le rare phénomène d’une reprise
verbatim d’un corpus à l’autre, par simple changement d’affectation. Chacun se réjouit du soulagement
d’en avoir fini avec le tyran ; seul l’auteur du ci-gît fait grise mine : « Chacun en rit, et moi j’en pleure. /
Je le voudrais voir au gibet. » Or les deux vers se retrouvent au moins à trois reprises, chacune
destinée à un personnage différent : à Richelieu (Arsenal 3128, f°32v) à Mazarin (F.Fr.13651, p. 70) et
à Colbert (Tableau de la vie de Colbert, p. 270).
[72] Potence : R.1, M.3, C.1, L.5 ; Gibet : R.3, M.1, C.1, L.1 ; Bourreau : R.5, M.4, C.2, L.1.
[73] Ce qu’a justement souligné à plusieurs reprises Hubert Carrier dans ses Muses guerrières,
notamment dans son chapitre sur le burlesque dont il salue l’immense succès au milieu du XVIIe siècle.
[74] Respectivement : Tableau de la vie de Richelieu, p. 107 ; ibid, p. 159-60 ; ibid., p. 130 ; ibid., p.
120.
[75] Arsenal 3128, f°32v. Un « retrait » est un lieu d’aisances.
[76] A l’occasion du chapitre Richelieu et la Fronde de son Histoire de France, texte cité par Hubert
Carrier, op. cit., p. 91.
[77] Ce qui apparaît à d’autres indices. « Les funérailles de Louis XV sont un crépuscule des funérailles
royales : le rituel est devenu une coquille vide de sens » constate par exemple Frédérique LefermeFalguières, Les courtisans. Une société de spectacle sous l’Ancien Régime, op. cit., p. 37.
[78] Louis Marin, Le portrait du Roi, Paris, Editions de Minuit, 1981, p. 267.
[79] Alain Boureau, Le simple corps du roi. L’impossible sacralité des souverains français – xve-xviiie
siècle. Les Editions de Paris, 2000, passim.
[80] Gérard Sabatier, « Imagerie héroïque et sacralité monarchique » (115-127), communication au
colloque La royauté sacrée dans le monde chrétien, op. cit, p. 115-127, ici p. 126. La conclusion d’Alain
Boureau va dans le même sens : « On admet généralement l’idée d’une « religion royale » lentement
cristallisée depuis le Moyen Age, lentement défaite au siècle des Lumières. Cette tradition dévote
trouverait en 1793 à la fois sa fin brutale et l’expression inversée de sa prégnance résistante. » Le
simple corps du roi, op. cit. p. 11.
[81] « L’allure majestueuse, la noblesse du visage importent plus que le souci de précision anatomique
» souligne Alain Guéry « La dualité de toutes les monarchies et la monarchie chrétienne », in La
Royauté sacrée dans le monde chrétien, p. 39-50, ici p. 42. En ce sens, la présentation de l’individu par
le ci-gît se rapproche beaucoup du traitement infligé par la caricature à ses modèles. Cf. Annie Duprat,
Les rois de papier. La caricature de Henri III à Louis XVI, p. 45.
[82] René Girard, La violence et le sacré (1972).
[83] Ce qui idéalement pourrait se produire, même du vivant du roi en titre et de l’usurpateur qui
prétend le suppléer « Si le roi savait… »
[84] Arsenal 3128, f°331r. D’autres exemples seraient légion. Par exemple, après la disparition de
Mazarin : « Jules s’en va mourir, et quand il sera mort, / Le roi va régner seul sans l’aide d’un ministre
» (Arsenal 3128, f°12bis). Ou encore ce couplet euphorique à la mort de Louis XIV, remplacé par un
Régent de qui on peut tout espérer : « Tout promet un heureux sort / Depuis que Louis est mort /
Heureux qui vivra, / Heureux qui verra / Le fruit de la Régence. / Siècle d’or elle enfantera / Au désir de
la France » (Arsenal MS 2961, p. 338).