De l`histoire des techniques à l`histoire de l`innovation

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De l`histoire des techniques à l`histoire de l`innovation
Histoire économie & société
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De l’histoire des techniques à l’histoire de l’innovation. Tendances de la
recherche française en histoire contemporaine
Pascal Griset et Yves Bouvier
Histoire économie & société / Volume 2012 / Issue 02 / January 2013, pp 29 - 43
DOI: 10.3917/hes.122.0029, Published online: 11 January 2013
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Pascal Griset et Yves Bouvier (2013). De l’histoire des techniques à l’histoire de l’innovation. Tendances de la recherche
française en histoire contemporaine. Histoire économie & société, 2012, pp 29-43 doi:10.3917/hes.122.0029
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De l’histoire des techniques
à l’histoire de l’innovation.
Tendances de la recherche française
en histoire contemporaine
par Pascal Griset et Yves Bouvier
Résumé
Depuis le début des années 1980, l’historiographie française des techniques a connu plusieurs
inflexions majeures : abandon d’une approche internaliste, prise en compte des travaux américains
sur la construction sociale des technologies, affirmation du concept d’innovation dans une approche
d’histoire économique. Ce renouvellement s’est traduit par l’étude de nouveaux acteurs des techniques, dont les consommateurs. Signe du dynamisme également, de nouveaux espaces ont été
appréhendés, de la ville à l’Europe, en se fondant sur des concepts comme celui de réseau. Cette
histoire de l’innovation est rendue dynamique par les interfaces fécondes avec d’autres champs de la
recherche comme le patrimoine industriel, l’histoire des entreprises ou d’autres disciplines.
Abstract
Since the early 1980s, French historiography of technology has known several major inflections:
giving up the internalist approach, taking the American works on the social construction of technology into consideration, using the concept of innovation in an economic history approach. This
renewal has led to the study of new actors of technology, including consumers. Another sign of this
dynamism is that new spaces were studied, from urban to European scales, based on concepts like
network. This history of innovation is energized by the fruitful interfaces with other fields of research
such as industrial heritage, business history and other disciplines.
L’analyse des techniques a considérablement évolué au cours du XXe siècle à mesure
que les technologies semblaient prendre une place de plus en plus prégnante dans nos
sociétés. Cet intérêt croissant a concerné de manière assez tardive l’Histoire en tant que
discipline. L’histoire des techniques s’inscrit dans un paysage universitaire partagé entre des
sections diverses du CNU et du Comité national du CNRS. Sa construction en tant que sousdiscipline est donc quelque peu floue et croise plusieurs traditions épistémologiques. Les
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approches des historiens des techniques, nuancées selon leur centre d’intérêt chronologique,
ajoutent encore à l’impression de manque d’homogénéité. Au-delà de ces disparités
cependant, une évolution considérable s’est affirmée depuis les années 1980. La rupture
avec l’histoire internaliste des techniques, ou « histoire technique des techniques », s’est
effectuée dans un intense travail marqué non seulement par la mise au jour de champs
nouveaux, mais surtout par l’apport de problématiques et méthodes co-construites avec
de nombreuses disciplines comme la sociologie, l’économie, l’histoire des sciences ou
l’archéologie. Ces évolutions sont assez mal connues au sein de la communauté historienne.
Malgré de très sensibles évolutions, l’histoire des techniques reste encore insuffisamment
intégrée aux approches les plus classiques de l’histoire. Sa présence active et remarquée
dans de nombreux instituts d’histoire montre cependant qu’elle commence à trouver sa
place et contribue de manière croissante aux initiatives de formation et de recherche. C’est
pourquoi cet article s’inscrira dans une perspective large. Il sera ainsi possible de mettre
en lumière, sans ambition d’exhaustivité mais en identifiant les principales tendances
d’un champ très riche, les lignes forces de l’historiographie française. L’importance des
concepts de système technique, de construction sociale des techniques et l’affirmation
d’une approche à la convergence de diverses tendances, l’histoire de l’innovation, seront
particulièrement soulignées.
La lente émergence de l’histoire des techniques et le tournant des années 1980
Longtemps ignorée par les économistes, l’innovation technique est intégrée à cette discipline par de nouvelles approches à partir des années 1920. L’histoire des techniques se
développe dans ce contexte plus favorable. Tout d’abord internaliste, elle se transforme
rapidement par l’apport des perspectives systémiques et de nouveaux concepts issus de
l’histoire économique, de la sociologie et de l’histoire des sciences1 .
La prise en compte de l’innovation technologique et économique
Les crises du XXe siècle ont stimulé l’intérêt pour le fait technique alors que l’économie
était longtemps restée réticente à l’intégration d’un phénomène difficilement quantifiable
comme le changement technique. Les travaux de Kondratiev, les intuitions de Veblen2
avaient retenu l’attention sans cependant marquer réellement la théorie économique. C’est
sans doute la dépression des années 1930 qui permit à Joseph Schumpeter de réaliser une
percée conceptuelle majeure en plaçant l’innovation au cœur de l’économie, la présentant
comme la force motrice de la croissance. Sa Théorie de l’évolution économique, bien
que publiée en allemand en 1912 ne sera en effet traduite en anglais qu’en 1934 puis en
français l’année suivante. Comme la crise de 1929 avait favorisé la diffusion des travaux
de Schumpeter, celle de 1974 a relancé les recherches sur le rôle de l’innovation technique
dans l’activité économique et replacé dans une large mesure ce phénomène au centre des
débats. En déstabilisant les modèles les plus classiques et en contestant la pertinence du
keynésianisme, la « stagflation » permit à d’autres approches de trouver un espace d’expression. Gerhard Mensh, en 1979, analysa ainsi l’innovation comme le facteur clef permettant
de surmonter les dépressions3 . Le retournement des années 1990 et l’avènement de ce
1. Dominique Pestre (dir.) (en collab. avec Yves Cohen), « Histoire des techniques », Annales, Histoire,
Sciences Sociales, 53e année, n° 4-5, juill.-oct. 1998.
2. The theory of business enterprise, New York, Charles Scribner’s Sons, 1904 et The engineers and the
price system, New York, B.W. Huebsch, 1921, traduit sous le titre Les Ingénieurs et le capitalisme, Paris, Gramma,
1971.
3. Gerhard Mensh, Stalemate in Technology : Innovation overcome Depression, Cambridge, Ballinger,
1979 et Nathan Rosenberg, Inside the Black Box : Technology and Economics, New York, CUP, 1982.
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qu’il est convenu d’appeler la « nouvelle économie » apportèrent une crédibilité renforcée
à cette thèse d’une origine technique des grands cycles économiques. Dès le milieu des
années 1980, le System Dynamic Group du MIT avait revisité l’approche schumpétérienne
pour expliquer la crise des années 1970 et annoncé une reprise économique lorsque les
technologies, alors embryonnaires, seraient effectivement développées. Ces approches ont
été largement reprises en France tant par les divers spécialistes de ce champ4 , que par
la presse, l’idée d’innovation étant devenue commune dans le débat public, revendiquée
même comme une valeur de la société moderne.
Approche systémique et rupture avec la tradition internaliste
L’histoire des techniques n’est pas restée à l’écart de ces mouvements. La discipline
avait déjà profondément évolué en rompant dans un premier temps avec l’histoire dite
« internaliste » qui avait dominé les années 1950-1960 avec les œuvres monumentales
dirigées par Charles Singer ou Maurice Daumas5 . Cette rupture a entraîné le développement
de multiples pistes influencées par d’autres disciplines comme la philosophie, la sociologie
ou l’économie.
La notion de système technique a constitué le premier renouvellement fort des
approches. Jacques Ellul, dès les années 1950, a placé la technique au cœur de ses analyses6 . En 1977, il définissait le « système technicien » comme « ensemble d’éléments
en relations les uns avec les autres de telle façon que toute modification de l’ensemble
se répercute sur chaque élément », et théorisait le passage de la société industrielle à la
« société technicienne ». Il n’en considérait pas moins la technique, ou du moins sa « sacralisation », comme le facteur principal d’aliénation de l’homme7 . Cette application stricte
de la notion de système à la réalité technique soulignait la solidarité existant entre les
diverses techniques au sein de systèmes cohérents. Ce fut Bertrand Gille, en proposant
une approche plus souple des interactions techniques-sociétés, et surtout en plaçant ces
phénomènes dans une évolution temporelle précise, qui fournit l’instrument le plus adapté
pour appréhender leur évolution dans la longue durée. Partant essentiellement d’un trinôme
matériau-moteur-énergie, il définit plusieurs niveaux de solidarité et d’interactions des
technologies entre elles et avec leur environnement8 . Les concepts de Thomas P. Hughes
complètent ce premier cadre, ses ouvrages successifs portant l’accent sur l’existence de
« grands systèmes techniques » (Large Technical Systems, LTS), comme l’électricité9 . Bernward Joerges adopte une perspective comparable en insistant tout particulièrement sur la
notion de lien physique entre les différents éléments d’un système technique. Le caractère
globalisant du concept de LTS10 ou de macro-système technique11 , séduisant car rompant
avec une vision éclatée de l’histoire des techniques, peut cependant devenir un handicap si
sa compréhension devient trop rigide et son utilisation trop normative.
4. Jean-Jacques Salomon et Geneviève Schméder, Les Enjeux du changement technologique, Paris,
Économica, 1986.
5. Charles Singer, Éric J. Holmyard et A.R. Hall (dir.), A History of Technology, 5 vol. New York, OUP,
1954-1958 et Maurice Daumas (dir.), Histoire générale des techniques, 5 vol., Paris, PUF, 1962-1979.
6. Jacques Ellul, La Technique ou l’enjeu du siècle, Paris, A. Colin, 1954.
7. Jacques Ellul, Le Système technicien, Paris, Calmann-Lévy, 1977, p. 88.
8. Bertrand Gille, « La notion de système technique », Milieux, n° 6, juin-sept. 1981, p. 9.
9. Thomas P. Hughes, Networks of Power : Electrification in Western Society, 1880-1930, Baltimore, Johns
Hopkins UP, 1983.
10. Renate Mayntz et Thomas P. Hughes (dir.), The Development of Large Technical Systems, Francfort,
Campus, 1988.
11. Alain Gras, Grandeur et dépendance. Sociologie des macro-systèmes techniques, Paris, PUF, 1993.
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Histoire économique et histoire de l’innovation
Dès les années 1980, cette approche systémique est croisée de manière fructueuse avec
les apports de l’histoire économique. Comme les économistes, les historiens économistes
ont intégré de manière tardive le fait technique, l’appel de Marc Bloch qui soulignait
que « raconter le combat sans les armes, le paysan sans la charrue, la société entière sans
l’outil, c’est assembler de vaines nuées », n’étant guère entendu par l’École des Annales.
La démarche d’un historien de l’économie comme François Crouzet, marque une première
étape. Tout en constatant le « déclassement » inévitable de la Grande-Bretagne comme
puissance industrielle, il prend en compte la dimension technique en soulignant que « le
véritable symptôme inquiétant était que la Grande-Bretagne avait perdu son leadership
technologique. [...] Le cœur du problème serait la déficience de l’innovation12 ». François
Caron inscrira son travail de manière plus forte encore dans cette prise en compte de la
question technologique en mobilisant la notion de système technique dans une démarche
attentive aux exceptions. Il insiste ainsi principalement sur l’instabilité des systèmes
techniques. « La civilisation technicienne actuelle, écrit-il, dérive de celle du XVIIIe siècle,
au terme d’une série d’enchaînements qui empruntent leur causalité au système des rapports
sociaux que la civilisation moderne a produit. Cette évolution s’est déroulée sans rupture :
les systèmes techniques s’engendrent les uns les autres sans discontinuité13 ». Dans ce
caractère continu du cheminement technique, des points doivent cependant êtres remarqués
et des périodes constituées pour appréhender les changements et leur rythme variable
d’apparition. C’est pourquoi il propose « de définir une série de modèles techniques, dont
la succession temporelle ne peut être datée de manière rigoureuse ». Ainsi le concept de
système technique est-il retenu, mais en l’entendant comme l’indicateur d’une « solidarité
essentielle entre toutes les techniques14 ». En faisant de l’innovation l’objet central de
l’approche historique du développement et de la croissance des entreprises, François Caron
mit l’accent sur les cheminements innovatifs porteurs de ruptures techniques. Ceux-ci
pouvaient être intégrés dans de grandes entreprises, mais également se situer hors d’elles.
La rupture institutionnelle, particulièrement sensible dans le cas des grands monopoles
publics, s’ajoutait alors à la rupture technologique15 .
Histoire et construction sociale des techniques
Une autre ligne force croise l’histoire des techniques avec les apports des Sciences Studies
sur la construction sociale du réel16 . Ce phénomène succède, en quelque sorte, aux
approches systémiques pour renouveler l’histoire des techniques17 . Ces dernières ne
disparaissent pas, mais sont supplantées dans le débat par l’émergence de la notion
de Social Construction of Technologies (SCOT). À partir des années 1980 et en lien avec
l’évolution des théories et pratiques de gestion18 , ce concept renouvela la manière de penser
l’histoire des techniques en échappant aux approches linéaires privilégiant « l’impact » des
12. François Crouzet, L’Économie de la Grande-Bretagne victorienne, Paris, CDU SEDES, 1978, p. 335.
13. François Caron, Le Résistible Déclin des sociétés industrielles, Perrin, Paris, 1985, p. 215 et plus
récemment La Dynamique de l’innovation. Changement technique et changement social, Paris, Gallimard, 2010.
14. Ibid., p. 9.
15. François Caron, « L’innovation et l’histoire », Histoire, économie et société, 1987, n° 2, p. 149-154.
16. Peter L. Berger et Thomas Luckmann, The social construction of reality, New York, Anchor Books,
1966.
17. Dominique Pestre et Yves Cohen, « Présentation », Annales. Histoire, Sciences Sociales, op. cit., p. 721744.
18. Éric von Hippel, « Lead Users : A Source of Novel Product Concepts », Management Science, July
1986, p. 791-805.
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techniques sur la société19 . Dans la lignée des travaux de Bijker20 , Jenkins, MacKenzie21 ,
Pinch, Wajcman, les recherches se sont multipliées pour identifier des processus de
construction collective des objets techniques, de co-construction des technologies dans
des dispositifs sociopolitiques et culturels inscrits dans leurs temporalités. Le refus des
logiques de reconstruction, une attention très exigeante aux processus de décision, puis
aux représentations, a permis à ce courant de diversifier ses angles d’approche. Ces travaux
ont trouvé un écho très large dans le monde académique et, de manière plus indirecte, dans
la sphère publique. Dans un changement d’échelle qui n’est pas sans rappeler ce qui fut
fait dans le cadre de l’histoire des mentalités, les acteurs ont été placés au centre de la
réflexion.
En un peu plus de deux décennies s’est ainsi construit un champ de recherche particulièrement fructueux, dont les interactions avec d’autres domaines de l’Histoire se sont
affirmées, tout particulièrement avec l’histoire des sciences et l’histoire culturelle. Le
Centre de sociologie de l’innovation de l’École des Mines de Paris a joué un rôle essentiel
dans la diffusion de ces approches en France et dans leur critique dans le débat international. La notion d’acteur-réseau a affiné les perspectives précédentes. Cette démarche s’est
également inscrite dans le débat public, intégrant les notions de performance22 ou bien
d’enjeux démocratiques23 . Le rapport des hommes à la novation s’inscrit dans un ensemble
complexe que la seule économie est bien incapable de prendre en compte. Le choix des
hommes, leur comportement dans un cadre collectif doivent en effet être appréhendé dans
toute leur complexité24 . « C’est une réaction habituelle, écrit Thierry Gaudin, que de chercher un responsable unique à chaque innovation. Mais les faits acceptent plusieurs lectures
différentes. La personnalisation en est une, institutionnelle, qui les prive de leur dimension collective et que la nature profondément sociale du phénomène d’innovation rend
suspecte25 ». Bruno Latour n’explique-t-il pas l’échec de certains projets par le manque
d’amour de leurs promoteurs à leur égard26 ? L’intégration de ces concepts à la démarche
historienne s’est faite par échanges et croisements fertiles mais également par le fait que
certains sociologues se sont attachés à intégrer la durée à leurs analyses. Patrice Flichy
l’affirme ainsi on ne peut plus clairement : « L’analyse de l’innovation et des phénomènes
de verrouillage technologique nécessite d’intégrer des évolutions de longue durée27 . »
19. Antoine Picon, « Construction sociale et histoire des techniques », Annales. Histoire, Sciences Sociales,
50e année, n° 3, 1995, p. 531-535.
20. Wiebe E. Bijker, Thomas P. Hughes et Trevor J. Pinch (dir.), The Social Construction of Technological
Systems. New Directions in the Social Studies of Technology, Cambridge, MIT Press, 1987.
21. Donald MacKenzie et Judy Wajcman (dir.), The Social Shaping of Technology, Philadelphie, Open UP,
1986.
22. Madeleine Akrich, Michel Callon et Bruno Latour, « À quoi tient le succès des innovations ? », Annales
des Mines, série « Gérer et comprendre », n° 11, juin 1988, p. 4-17 et n° 12, décembre 1988, p. 14-29.
23. Michel Callon, Yannick Barthe et Pierre Lascoumes, Agir dans un monde incertain. Essai sur la
démocratie technique, Paris, Seuil, 2001 et Sezin Topçu, L’Agir contestataire à l’épreuve de l’atome. Critique
et gouvernement de la critique dans l’histoire de l’énergie nucléaire en France (1968-2008), thèse de doctorat,
EHESS, 2010.
24. Valérie Schafer, « Datagrammes et circuits virtuels : une concurrence à plusieurs échelles », Histoire,
économie et société, n° 2, 2007, p. 29-48.
25. Thierry Gaudin, L’Écoute des silences, les institutions contre l’innovation ?, Paris, Bourgeois, 1979,
p. 20.
26. Bruno Latour, Aramis ou l’amour des techniques, Paris, La Découverte, 1992. On pourrait également
soutenir que dans d’autres cas c’est l’excès d’amour qui rend l’échec inéluctable.
27. Patrice Flichy, L’Innovation technique, Paris, La Découverte, 1995, p. 174.
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Les deux courants distingués dans les lignes qui précèdent se sont, dans la réalité du
travail académique, avérés très proches. En effet, les concepts de système technique et de
construction sociale des techniques se complètent28 . Cette complémentarité intellectuelle
s’est retrouvée dans la propension des chercheurs à échanger dans le cadre de structures
assez souples et tout particulièrement au sein de la Society for the History of Technology.
Le colloque annuel de cette association américaine fondée en 1958 s’est imposé comme
le point de rencontre des chercheurs du monde entier tandis que la revue Technology and
Culture fédère un milieu de recherche hétérogène mais dynamique auquel les chercheurs
français contribuent régulièrement.
Acteurs et espaces de l’innovation
Les grands cadres conceptuels, profondément renouvelés depuis le début des années 1980,
ont connu un succès rapide, nourri par la multiplication des monographies et des études
précises qui ont popularisé ces nouvelles approches.
Inventeurs, chercheurs, consommateurs : tous acteurs des techniques
Au-delà de la fascination ou de l’amusement suscité par la multitude des objets, parfois
insolites, issus des concours d’invention, la figure de l’inventeur reste un passage obligé.
Les biographies des ingénieurs, savants ou techniciens ne sont toutefois pas aussi nombreuses que l’on pourrait le penser. Si, aux États-Unis, la figure de Thomas A. Edison
suscite toujours autant de publications, peu de travaux français ont ainsi mis en exergue
une personnalité même si quelques biographies ont cherché à sortir de l’oubli les noms
de Nicolas-Jacques Conté29 ou du chanoine Kir30 . En centrant l’approche sur la figure de
l’inventeur, les biographies permettent de donner de la chair à des innovations techniques
ou organisationnelles. Dans les sciences de gestion, l’apparition de nouvelles formes d’organisation peut aussi être liée à des individus comme Jean-Baptiste-André Godin, créateur
du célèbre familistère de Guise31 , Henri Fayol, célèbre pour ses réflexions sur le fonctionnement des administrations32 , ou Henry Le Chatelier33 , l’un des chantres du taylorisme
présenté avec plus de subtilité grâce au dépôt d’archives à l’Académie des sciences.
À un niveau plus général, la thèse de Gabriel Galvez-Béhar est la référence dans l’appréhension du groupe social des inventeurs34 . Fondé largement sur les archives des brevets
industriels, ce travail permit de faire apparaître des catégories jusqu’alors pratiquement
ignorées comme les agents de brevets. Se faisant, l’auteur retrace aussi la façon dont les
nouvelles formes d’organisation de la recherche s’imposent dans la prise de brevets. En
effet, l’innovation a été généralement portée par de grands laboratoires de recherche, lesquels, disposant de moyens financiers et humains considérables, ont pu initier de véritables
28. Wiebe E. Bijker, John Law (eds), Constructing Networks and Systems, Cambridge, MIT Press, 1990.
29. Alain Quéruel, Nicolas-Jacques Conté (1755-1805). Un inventeur de génie. Des crayons à l’expédition
d’Égypte en passant par l’aérostation militaire..., Paris, L’Harmattan, 2004.
30. Louis Devance, Le Chanoine Kir. L’invention d’une légende, Dijon, EUD, 2007.
31. Jean-François Draperi, Godin, inventeur de l’économie sociale. Mutualiser, coopérer, s’associer, Valence,
éd. Repas, 2008.
32. Jean-Louis Peaucelle (dir.), « Fayol, méconnu et toujours original », Entreprises et Histoire, n° 34, 2003.
33. Michel Letté, Henry Le Chatelier (1850-1936) ou la science appliquées à l’industrie, Rennes, PUR,
2004.
34. Gabriel Galvez-Béhar, La République des inventeurs. Propriété et organisation de l’innovation en France
(1791-1922), Rennes, PUR, 2008.
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stratégies de recherche. Considérer les organismes de recherche comme des objets historiques s’est solidement installé depuis les années 1990 avec des travaux sur les industries
emblématiques du XXe siècle ou sur les principaux organismes de recherche : l’aluminium35 , les télécommunications36 , le CNRS37 , l’informatique38 , la pharmacie39 et plus
largement la recherche sur le vivant40 . Les travaux les plus récents ont mis en avant la
porosité des structures de recherche, notamment entre les laboratoires universitaires et
les entreprises, mais également entre les organismes publics et les entreprises privées41 .
Les dispositifs, plus ou moins formalisés, créent des zones de contact qui permettent d’articuler parcours individuels de chercheurs et d’ingénieurs et évolution des structures de
recherche42 .
Repenser les acteurs de l’innovation a donc été l’une des lignes directrices des travaux
mais le panorama n’est complet qu’avec la place singulière des consommateurs. Venue en
partie des États-Unis, la théorie des « consom’acteurs43 » a rapidement trouvé un écho en
France en ne limitant pas, toutefois, l’analyse aux seules motivations des consommateurs.
Le rôle des gros clients a été mis en avant dans la structuration des réseaux et dans la stimulation de l’innovation par l’expression de besoins44 . Ainsi, les entreprises électrochimiques
et électrométallurgistes ont été à l’initiative d’équipements audacieux dans les Alpes45 .
En orientant l’innovation, les consommateurs deviennent des acteurs prépondérants, substituant une dynamique de la demande à une logique de l’offre. Dès lors, la perception,
l’analyse et la compréhension des demandes sociales deviennent des enjeux de l’histoire
de l’innovation. Les gros clients, capables d’orienter des systèmes tels que les réseaux
électriques ou informatiques, ne sont pas les seuls à exprimer une demande sociale. Si
les consommateurs individuels n’ont été que tardivement pris en compte, certains, par
une consommation de niche se comportent comme de véritables « consommateurs pionniers46 » et permettent ainsi l’existence d’un marché embryonnaire pour les innovations.
L’automobile à la fin du XIXe siècle, les premiers postes radio au début des années 1920
ou les ordinateurs domestiques dans les années 1980 ont ainsi été littéralement portés par
des communautés sociales informelles avant de structurer un marché de consommation
35. Muriel Le Roux, L’Entreprise et la recherche. Un siècle de recherche industrielle à Pechiney, Paris,
IDHI-Rive Droite, 1998.
36. Le Centre national d’études des télécommunications, 1944-1974. Genèse et croissance d’un centre
public de recherche, Paris, CRCT, 1990.
37. Denis Guthleben, Histoire du CNRS de 1939 à nos jours. Une ambition nationale pour la science, Paris,
A. Colin, 2009.
38. Alain Beltran et Pascal Griset, Histoire d’un pionnier de l’informatique. 40 ans de recherche à l’Inria,
Paris, EDP Sciences, 2007.
39. Sophie Chauveau, L’Invention pharmaceutique. La pharmacie française entre l’État et la société au
XXe siècle, Paris, Institut d’édition Synthélabo, 1999.
40. Christophe Bonneuil et Frédéric Thomas, Gènes, pouvoirs et profits. Recherches publiques et régimes
de production des savoirs de Mendel aux OGM, Paris, FPH-Quae, 2009.
41. Yves Bouvier, Robert Fox, Pascal Griset et Anna Guagnini (dir.), De l’atelier au laboratoire. Recherche
et innovation dans l’industrie électrique. XIXe -XXe siècle, Bruxelles, PIE Peter Lang, 2011.
42. Pascal Griset, Du Cemagref à Irstea, Paris, Quae, 2011.
43. Nelly Oudshoorn et Trevor Pinch (dir.), How Users Matter. The Co-construction of Users and Technology,
Cambridge, MIT Press, 2003.
44. Florence Hachez-Leroy, L’Aluminium français. L’invention d’un marché, 1911-1983, Paris, CNRS éd.,
1999.
45. Denis Varaschin, La Fée et la marmite. Électricité et électrométallurgie dans les Alpes du Nord, Le
Parnant, La Luiraz, 1996.
46. François Caron, Les Deux révolutions industrielles du XXe siècle, Paris, A. Michel, 1997, p. 69.
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de masse. Mais les consommateurs jouent aussi un rôle d’ordre culturel : l’évolution des
sensibilités reformule les attentes sur les produits. Le goût, en particulier, est un puissant
vecteur des innovations alimentaires47 . De même, le design des objets a commencé à trouver sa place dans une approche historique, non comme seule création esthétique ou comme
émergence d’un « système des objets », mais bien à travers la relation construite entre les
utilisateurs, les industriels et les designers48 .
Individus et groupes sociaux peuvent être associés à des technologies49 et même, ce
qui n’est pas tout à fait la même approche, à un rapport à la technique. La façon dont
les ouvriers, notamment, concevaient les outils et machines a justifié l’intérêt porté au
rapport à la technique comme comportement historiquement constitué50 . Ce rapport ne se
réduit pas à l’alternative entre technophiles et technophobes mais alimente, au contraire,
des questionnements plus profonds sur les relations entre technologie et société. Dans
cette voie, les stéréotypes sociaux font parfois figure de schémas explicatifs qu’il convient
de briser. L’histoire du genre renouvelle les travaux en montrant comment technique et
genre sont étroitement imbriqués : « demoiselles du téléphone » et dactylographes sont
soumises à un ordre tout à la fois technique et sexué. De même, l’électroménager ne
saurait être étudié sans une attention spécifique à la place des femmes qui lui est associée :
travaux domestiques51 , affiches publicitaires, « libération » de la femme. Delphine Gardey,
en particulier, a développé de nombreuses recherches sur la façon dont les techniques
pouvaient créer un ordre sexué52 , que ce soit dans un environnement professionnel, dans le
domaine de la recherche ou dans les usages des technologies de l’information53 .
Territoires, espaces urbains, réseaux
Hors des laboratoires, lieux par excellence de l’innovation, ce sont avant tout les espaces
urbains qui ont focalisé l’attention des historiens. Dans le renouveau de l’histoire urbaine,
l’innovation n’est pas nécessairement au cœur de la démarche mais est néanmoins omniprésente54 , modes de vie et de gouvernance étant principalement interrogés. André Guillerme
avait inscrit cette histoire dans le temps long avec son étude sur l’eau dans la ville55 .
47. Alain Drouard et Jean-Pierre Williot (dir.), Histoire des innovations alimentaires, XIXe -XXe siècle, Paris,
L’Harmattan, 1997.
48. Claire Leymonerie, Des formes à consommer. Pensées et pratiques du design industriel en France
(1945-1980), thèse de doctorat, EHESS-Université Toulouse II, 2010.
49. Nicolas Dodier, Les Hommes et les machines. La conscience collective dans les sociétés technicisées,
Paris, Métailié, 1995.
50. François Jarrige, Au temps des « tueuses de bras ». Les bris de machines à l’aube de l’ère industrielle
(1780-1860), Rennes, PUR, 2009.
51. Quynh Delaunay, La Machine à laver en France. Un objet technique qui parle des femmes, Paris,
L’Harmattan, 2003.
52. Danielle Chabaud-Rychter et Delphine Gardey (dir.), L’Engendrement des choses. Des hommes, des
femmes et des techniques, Paris, Éd. des archives contemporaines, 2002.
53. Delphine Gardey, La Dactylographe et l’expéditionnaire. Histoire des employés de bureau. 1890-1930,
Paris, Belin, 2001 et « De la domination à l’action. Quel genre d’usage des technologies de l’information ? »,
Réseaux, n° 120, 2003-4, p. 87-117.
54. Bernard Lepetit et Jochen Hoock (dir.), La Ville et l’innovation en Europe, XIVe -XIXe siècle, Paris, EHESS,
1987.
55. André Guillerme, Les Temps de l’eau. La cité, l’eau et les techniques. Nord de la France, fin IIIe -début
XIXe siècle, Seyssel, Champ Vallon, 1983.
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De l’histoire des techniques à l’histoire de l’innovation
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Développer une approche spatiale des innovations conduit en effet à reconsidérer les chronologies purement politiques au profit d’une approche globale56 . La place des ingénieurs
dans la ville ne peut être évoquée, ici, qu’en quelques mots. Au-delà des compétences techniques, les ingénieurs véhiculent un modèle de société ainsi qu’un mode d’organisation. Au
cours du XIXe siècle, la question sociale a été reformulée en question urbaine et la dénonciation des pollutions et de ses conséquences sociales a suscité bon nombre d’innovations.
La ville est alors devenue l’espace d’invention de la modernité ce qui prit, concrètement, la
forme des grandes réalisations que sont les égouts57 , le métropolitain58 , l’éclairage public
au gaz ou à l’électricité59 , le chauffage urbain60 ... L’innovation technique est associée au
municipalisme politique, dans lequel naît la notion de service public. Plus récemment, c’est
toujours sur ce cadre urbain du XIXe siècle que se sont portées les attentions des historiens
de l’environnement. Animée notamment par Geneviève Massard-Guilbaud, cette histoire de
l’environnement inclut les pollutions industrielles dans une problématique large61 . La ville
du XXe siècle n’a pas encore bénéficié de la même considération des historiens même si
quelques travaux soulignent l’ambiguïté des rapports entre les citadins et des technologies
comme l’automobile62 .
L’approche spatiale de l’innovation s’est également déployée vers des territoires plus
vastes en mêlant plus étroitement les disciplines. Il ne s’agit pas de revenir, ici, sur les
débats autour des concepts de « district industriel » ou de « cluster » mais de constater
que les tentatives pour ancrer l’innovation dans les territoires ont révélé le caractère
profondément peu comparable des études de cas. La plupart des monographies régionales
soulignent la capacité d’innovation des petits ateliers ou petites entreprises63 , contribuant à
la structuration des territoires industriels64 .
L’un des traits majeurs de l’histoire de l’innovation reste l’attention portée aux circulations et aux échanges. Les flux internationaux de technologies et de modes d’organisation
se sont imposés comme objet historique65 . Trois flux principaux peuvent en effet être
56. Alexandre Fernandez, Un progressisme urbain en Espagne. Eau, gaz, électricité à Bilbao et dans les
villes cantabriques, 1840-1930, Bordeaux, PUB, 2009.
57. Sabine Barles, La Ville délétère : médecins et ingénieurs dans l’espace urbain, XVIIIe -XIXe siècle, Seyssel,
Champ Vallon, 1999 et L’Invention des déchets urbains, 1790-1970, Seyssel, Champ Vallon, 2005.
58. Noëlle Gérôme et Michel Margairaz (dir.), Métro, dépôts, réseaux. Territoires et personnels des transports parisiens au XXe siècle, Paris, Publ. de la Sorbonne, 2002 et Pascal Désabres, Le Chantier du chemin de fer
métropolitain de Paris de 1898 à 1946, thèse de doctorat, Univ. Paris-Sorbonne, 2007.
59. Jean-Pierre Williot, Naissance d’un service public : le gaz à Paris, Paris, IDHI-Rive Droite, 1999 et
Alain Beltran, La Ville-lumière et la fée électricité. L’énergie électrique dans la région parisienne : service public
et entreprises privées, Paris, IDHI-Rive Droite, 2003.
60. Emmanuelle Gallo, Modernité technique et valeur d’usage : le chauffage des bâtiments d’habitation en
France, thèse de doctorat, Univ. Paris-Panthéon Sorbonne, 2006.
61. Geneviève Massard-Guilbaud, Histoire de la pollution industrielle. France, 1789-1914, Paris, EHESS,
2003 ; Caroline Moriceau, Les Douleurs de l’industrie. L’hygiénisme industriel en France, 1860-1914, Paris,
EHESS, 2009 ; Stéphane Frioux et Vincent Lemire (dir.), « L’invention politique de l’environnement », Vingtième
siècle, n° 113, janvier-mars 2012.
62. Mathieu Flonneau, Paris et l’automobile. Un siècle de passions, Paris, Hachette, 2005.
63. Pierre Judet, Horlogeries et horlogers du Faucigny (1849-1934). Les métamorphoses d’une identité
sociale et politique, Grenoble, PUG, 2004 et Hélène Pasquier, La « recherche et développement » en horlogerie.
Acteurs, stratégies et choix technologiques dans l’arc jurassien suisse (1900-1970), Neuchâtel, Alphil, 2009.
64. Jean-Claude Daumas, Laurent Tissot, Francesco Garufo et Pierre Lamard (dir.), Histoires de territoires.
Les territoires industriels en questions XVIIIe -XXe siècle, Neuchâtel, Alphil, 2010.
65. Michel Cotte (dir.), Circulations techniques. En amont de l’innovation : hommes, objets et idées en
mouvement, Besançon, PUFC, 2004.
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distingués : l’innovation venant des États-Unis, l’innovation portée par la France dans le
reste du monde (et notamment les colonies et anciennes colonies), et l’innovation dans l’espace européen. Alors que les visions parfois réductrices de l’américanisation des sociétés
européennes ont donné lieu à de réels débats66 , la diffusion des innovations dans l’Empire
colonial est restée peu étudiée67 . Les débats autour de l’américanisation des économies et
des sociétés européennes, en particulier, ont bien montré qu’il ne s’agissait en aucune façon
d’une transposition simple mais que des processus d’hybridation étaient à l’œuvre. De
même, la place des technologies dans la structuration des espaces européens nourrit le programme de recherche Tensions of Europe mais aussi des publications alliant comparaisons
et perspectives européennes68 . La place de l’innovation dans les politiques institutionnelles
européennes69 tout comme les jeux européens des acteurs70 , qu’ils soient locaux, nationaux
ou mondiaux, sont des tendances fortes des travaux les plus récents71 .
En définitive, il faut suivre les conflits suscités par l’innovation, et notamment les
résistances à l’adoption et à l’appropriation des nouvelles technologies, pour voir émerger
les territoires. Sans surprise, ce sont les innovations porteuses de risques qui provoquent
les recompositions les plus notables : chimie, hydrocarbures, nucléaire façonnent des
territoires à l’échelle des risques qu’elles portent et de leur perception72 . Percevoir l’histoire
des techniques, non par les seuls acteurs mais par les espaces dans lesquels se déroulent
les processus, conduit à identifier de véritables « logiques spatiales de l’innovation73 »,
porteuses de tensions et de conflits. L’histoire des ports français constitue un exemple
caractéristique de cette imbrication des logiques territoriales, économiques et techniques,
en lien avec les tensions politiques et sociales74 .
66. Vincent Dray, Dans les mouvements de la modernité : la vision de l’Autre. Interdépendances et influences
technologiques entre les États-Unis et la France de 1914 au milieu des années 1930, thèse de doctorat, Univ.
Paris 12, 2008 ; Axelle Bergeret-Cassagne, Les Bases américaines en France : impacts matériels et culturels.
1950-1967. Au seuil d’un nouveau monde, Paris, L’Harmattan, 2008 ; Dominique Barjot et Christophe Réveillard
(dir.), L’Américanisation de l’Europe occidentale. Mythe et réalité, Paris, PUPS, 2002.
67. Pour mesurer l’intérêt d’une approche globale, on pourra se référer à Daniel Headrick, The Tentacles of
Progress. Technology Transfer in the Age of Imperialism, 1850-1940, New York, OUP, 1988.
68. Jean-Pierre Williot et Serge Paquier (dir.), L’Industrie du gaz en Europe aux XIXe et XXe siècle
L’innovation entre marchés privés et collectivités publiques, Bruxelles, PIE-Peter Lang, 2005.
69. Arthe Van Laer, Vers une politique industrielle commune. Les actions de la Commission européenne dans
les secteurs de l’informatique et des télécommunications (1965-1984), thèse de doctorat, Université catholique de
Louvain, 2010.
70. Léonard Laborie, L’Europe mise en réseaux. La France et la coopération internationale dans les postes
et les télécommunications (années 1850-années 1960), Bruxelles, PIE Peter Lang, 2010.
71. Christophe Bouneau, David Burigana et Antonio Varsori (dir.), Les Trajectoires de l’innovation technologique et la construction européenne. Des voies de structuration durable ?, Bruxelles, PIE Peter Lang, 2010.
72. André Guillerme, Dangereux, insalubres et incommodes. Paysages industriels en banlieue parisienne,
XIXe -XXe siècle, Seyssel, Champ Vallon, 2005 et Denis Varaschin (dir.), Risques et prises de risques dans les
sociétés industrielles, Bruxelles, PIE-Peter Lang, 2007.
73. Christophe Bouneau et Yannick Lung (dir.), Les Territoires de l’innovation, espaces de conflit, Pessac,
MSHA, 2006. Voir aussi « Les logiques spatiales de l’innovation, XIXe -XXe siècle », Histoire, économie et société,
n° 2, 2007.
74. Bruno Marnot, Les Grands ports de commerce français et la mondialisation au XIXe siècle (1815-1914),
Paris, PUPS, 2011.
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De l’histoire des techniques à l’histoire de l’innovation
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L’histoire de l’innovation se construit aux interfaces
Nouvelles sources et nouvelles méthodes permettent de varier les angles d’analyse, de
diversifier les terrains et d’inscrire l’histoire des techniques dans des dynamiques nouvelles. Celles-ci valident et enrichissent le concept d’histoire de l’innovation en soulignant
notamment son inscription dans des réflexions contemporaines directement articulées aux
questions économiques et sociales.
L’innovation et le patrimoine industriel
Depuis le début des années 1980, les travaux sur le patrimoine industriel contribuent à
modifier la vision de l’innovation en sortant des sources étudiées dans les travaux d’histoire.
La revue L’Archéologie industrielle en France a ainsi, ces dernières années, consacré
des dossiers au patrimoine du papier (décembre 2005), de l’électricité (juin 2008) ou de
Lyon (juin 2009). Toutefois, ce sont probablement les méthodes et les objets propres
au patrimoine qui peuvent stimuler les réflexions des historiens. En posant la question
de la reconversion des friches industrielles75 , en explicitant les critères nécessaires aux
inventaires dans les procédures d’inscription ou de classement, en étant au contact des
acteurs publics et privés, les approches du patrimoine industriel font bien davantage que
croiser l’innovation. Alors que patrimoine et innovation pourraient paraître antinomiques,
c’est justement la mise en perspective temporelle qui donne du relief à l’innovation,
qui la fait ressortir. Les études régionales76 ont contribué, à mesure que se complétait
l’inventaire du patrimoine industriel, à préciser des chronologies et à faire émerger des
entreprises ou des acteurs peu connus. Les bases de données patrimoniales fournissent un
maillage territorial extraordinairement fin à la disposition de l’historien77 . Cette archéologie
industrielle s’articule à des opérations de préservation mais également à des musées
centrés sur la culture technique78 . D’autres frontières disciplinaires nourrissent l’histoire
de l’innovation. L’histoire de l’art et plus encore l’histoire de l’architecture, est souvent en
phase avec des innovations majeures, à l’exemple du programme nucléaire79 .
Histoire d’entreprise et histoire de l’innovation
La Business History, liée aux travaux d’Alfred Chandler80 aux États-Unis, ne s’est pas
développée en France sur un tempo comparable. Les années 1970 furent caractérisées par
l’absence de conciliation possible entre rétrospective et modernité. Le groupe Saint-Gobain
remit en cause ces a priori par la création, en 1974, d’un service des Archives confié à un
chartiste, et abrité, dès 1979, dans un bâtiment construit à Blois pour cet usage spécifique.
La démarche de Saint-Gobain, inscrite par Maurice Hamon dans le cadre d’une véritable
75. Pierre Lamard, Marie-Claire Vitoux et Marina Gasnier (dir.), Les Friches industrielles, point d’ancrage
de la modernité, Paris, Lavauzelle, 2006.
76. Regards sur le patrimoine industriel de Poitou-Charentes et d’ailleurs, Geste éd., 2008 ; Emmanuelle
Réal, Le Paysage industriel de la Basse-Seine, Rouen, Service régional de l’inventaire de Haute-Normandie,
2008 ; Raphaël Favereaux, Le Patrimoine industriel en Haute-Saône, Paris, Lieux Dits, 2010.
77. Gracia Dorel-Ferré (dir.), Atlas du patrimoine industriel de Champagne-Ardenne. Les racines de la
modernité, Reims, CDRP Champagne-Ardenne/APIC, 2005 et Cécile Gouy-Gilbert et Jean-François Parent (dir.),
Atlas du patrimoine industriel de l’Isère. Un état des lieux au début du XXIe siècle, Grenoble, Musée dauphinois,
2007.
78. Pascal Griset et Léonard Laborie, « D’entreprise ou de société ? Deux opérateurs « historiques » et leurs
musées, EDF et Orange », Hermes, n° 61, 2011.
79. Frédéric Migayrou et Francis Rambert (dir.), Claude Parent. L’œuvre construite, l’œuvre graphique,
Orléans, Hyx, 2010.
80. Patrick Fridenson, « L’héritage d’A. D. Chandler », Revue française de gestion, n° 175, 2007, p. 7-8.
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démarche de knowledge management fut pionnière81 . Les entreprises publiques jouèrent un
rôle important pour amplifier cette dynamique82 . EDF avec l’Association pour l’histoire de
l’électricité en France (AHEF), lança sous l’impulsion de Marcel Boiteux, ce mouvement
en 1982, suivi par la SNCF à travers l’Association d’histoire des chemins de fer en France
(AHICF), par Péchiney avec l’Institut pour l’histoire de l’aluminium (IHA), puis par La
Poste avec le Comité d’Histoire de la poste. Ces structures ont permis le dialogue entre
acteurs, témoins et historiens sur les périodes les plus récentes de l’histoire. Le point
commun de ces grandes entreprises est leur culture technique très affirmée, même si elles
n’ont pas limité leur intérêt pour l’histoire à la seule technique. On retrouve cette spécificité
dans les actions menées par l’ancienne direction générale des télécommunications devenue
France Télécom83 .
L’autre tendance récente est la mise en évidence du renouvellement des capacités d’innovation des entreprises. Alors que pratiquement toute histoire d’entreprise comprend
quelques développements sur l’innovation, les stratégies élaborées pour maintenir l’innovation se sont affirmées plus récemment84 . La cartellisation de l’industrie suisse des câbles
s’inscrit dans ce schéma d’une conservation des capacités d’innovation85 . De même, les
techniques hydroélectriques largement élaborées au XIXe siècle, connurent de réelles avancées dans les années 1950 et 1960 qui ne se résument pas, loin de là, au seul changement
d’échelle des barrages et des usines86 . De telles perspectives ont également été développées
pour d’autres secteurs industriels comme l’industrie papetière87 . En glissant des inventeurs
individuels aux institutions, les historiens ont également de plus en plus pris en compte
les innovations dans les organisations. Si Patrick Fridenson a largement animé ce courant
au cours des dernières années88 , les travaux menés soulignent la lenteur des changements
les plus importants tels que l’apparition des fonctions de gestion des ressources humaines
dans les entreprises89 , mais aussi les capacités de réforme des organisations et des administrations90 . Le rapport des organisations à l’adoption de technologies nouvelles dans le
81. Maurice Hamon et Félix Torres, Mémoire d’avenir : l’histoire dans l’entreprise, Paris, Économica, 1987.
82. Alain Beltran, Jean-Pierre Daviet et Michèle Ruffat, « L’histoire d’entreprise en France, essai bibliographique », Les Cahiers de l’Institut d’histoire du temps présent, n° 30, juin 1995.
83. Patrice Carré et Pascal Griset, « Innovation et construction d’une culture d’entreprise de la DGT à France
Télécom », Entreprises et Histoire, sup. n° 29, 2002, p. 31-34.
84. Pascal Le Masson, Bernard Weil et Armand Hatchuel, Les Processus d’innovation. Conception innovante
et croissance des entreprises, Paris, Hermès-Lavoisier, 2006.
85. Alain Cortat, Un cartel parfait. Réseaux, R&D et profits dans l’industrie suisse des câbles, Neuchâtel,
Alphil, 2009.
86. Anne Dalmasso et Éric Robert, Neyrpic Grenoble. Histoire d’un pionnier de l’hydraulique mondiale,
Renage, Dire l’entreprise, 2009 ; Anne Dalmasso, Les Entreprises grenobloises de matériel hydraulique (18541977). Formes, logiques et identités industrielles dans le monde de la « houille blanche », travail de recherche
d’HDR, Univ. Pierre Mendès-France-Grenoble 2, 2010.
87. Louis André, Machines à papier. Innovation et transformation de l’industrie papetière en France, 17891860, Paris, EHESS, 1996 et Marc de Ferrière le Vayer, De la fin des familles à la mondialisation. L’industrie
papetière française depuis 1945, Orléans, ENP éd., 2006.
88. À titre d’exemple d’utilisation fructueuse du témoignage oral : Benoît Weil, Patrick Fridenson et Pascal
Le Masson, « Concevoir les outils du bureau d’études : Dassault Systèmes, une firme innovante au service des
concepteurs. Entretien avec Pascal Daloz », Entreprises et Histoire, n° 58, avril 2010, p. 150-164.
89. Jean Fombonne, Personnel et DRH. L’affirmation de la fonction Personnel dans les entreprises (France,
1830-1990), Paris, Vuibert, 2001.
90. Muriel Le Roux, « Le changement à la Poste : une idée neuve ? » dans Postes d’Europe, XVIIIe -XXIe
siècle, jalons d’une histoire comparée, Paris, Comité pour l’histoire de la Poste, 2007, p. 474-488.
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domaine de la communication91 , a mis en avant la co-construction des techniques au sein
de dispositifs de plus en plus complexes, des plus « classiques92 » aux plus récentes93 .
Tensions conceptuelles et interdisciplinarité
La dynamique interdisciplinaire, à la racine même des évolutions de l’histoire des techniques des années 1980, s’est trouvée confirmée par les productions plus récentes. La
démarche de l’historien l’amène dans sa confrontation intime avec des réalités multiples
à reconsidérer de manière parfois rude les modèles qui lui sont proposés. Plus qu’un producteur de modèle il est donc avant tout un destructeur de certitudes. Cela rend d’ailleurs
parfois son dialogue avec les disciplines qui croisent ses terrains d’étude quelque peu
difficile94 .
Il se trouve également à faire preuve d’une certaine prudence lorsqu’il s’agit d’utiliser des termes dont l’acception varie de manière parfois confuse. Le terme de « système
technique » est ainsi utilisé de manière polysémique génératrice de confusion. Ce flou se
retrouve dans d’autres mots comme celui de « réseau » propice à de multiples ambiguïtés95 .
Malgré ces incertitudes, l’histoire des réseaux de transport, d’énergie, ou de télécommunications96 constitue l’un des points forts de l’histoire de l’innovation telle qu’elle s’est
développée en France dans le sillage des travaux de François Caron sur les chemins de
fer. La spécificité du modèle français a permis de porter l’accent sur les relations avec
l’État97 sans pour autant négliger les dynamiques entrepreneuriales. En lien avec des dynamiques plus internationales, des champs nouveaux comme l’histoire de la mobilité98 , se
construisent à partir des approches plus classiques sans pour autant les faire disparaître.
L’approche par la construction sociale des techniques, qui a profondément revivifié les
problématiques, a peut-être entraîné un manque d’attention à des tendances déterminées par
les logiques économiques ou géopolitiques. Certes la technique est une construction sociale
mais à vouloir privilégier l’acteur voire l’usager, les analyses ont tendance à formuler des
règles générales à partir de cas d’étude au demeurant quelque peu réduits. La prise en
compte de données assez simples comme l’efficacité intrinsèque de la technique, qui
n’explique pas tout et n’est pas un déterminant exclusif, n’est cependant pas réellement
prise en compte. Ce que Leroi-Gourhan dénomme la « tendance99 », dont la prégnance
91. Ahmed Bounfour (dir.), « De l’informatique aux systèmes d’information dans les grandes entreprises »,
Entreprises et Histoire, n° 60, sept. 2010 et Benjamin Thierry, « Panorama de l’informatisation de l’administration
française des années 1970 aux années 1980 », Flux, n° 81, juillet-sept. 2010, p. 84-89.
92. Delphine Gardey, Écrire, calculer, classer. Comment une révolution de papier a transformé les sociétés
contemporaines (1800-1940), Paris, La Découverte, 2008.
93. Pascal Griset (dir), Les Ingénieurs des télécommunications dans la France contemporaine : réseaux,
innovation et territoires XIXe -XXe siècle, Paris, CHEFF, 2012.
94. David Edgerton, « De l’innovation aux usages. Dix thèses éclectiques sur l’histoire des techniques »,
Annales Histoire Sciences Sociales, juillet-oct. 1998, p. 815-837 et Jean-Marie Doublet et Patrick Fridenson,
« L’histoire et la gestion : un pari », Revue française de gestion, n° 70, septembre-oct. 1988, p. 1-3.
95. Jean-Marc Offner et Denise Pumain (dir.), Réseaux et territoires. Significations croisées, La Tour
d’Aigues, éd. de l’Aube, 1996.
96. Pascal Griset (dir.), « La modernisation des télécommunications », Entreprises et Histoire, n° 61,
décembre 2010.
97. Alain Beltran, Christophe Bouneau, Yves Bouvier, Denis Varaschin et Jean-Pierre Williot (dir.), État et
énergie. XIXe -XXe siècle, Paris, CHEFF, 2009.
98. Mathieu Flonneau et Vincent Guigueno (dir.), De l’histoire des transports à l’histoire de la mobilité,
Rennes, PUR, 2009.
99. André Leroi-Gourhan, L’Homme et la matière, Paris, A. Michel, 1971 (1re éd. 1943).
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a été discutée100 , ne peut en effet être ignoré dans une approche historienne tournée plus
résolument vers l’analyse fine de dynamiques bien identifiées que vers la définition de
modèles. Dominique Pestre et Yves Cohen avaient posé les bases d’une voie moyenne :
« La tendance se forme dans la confrontation permanente de la multiplicité des jugements
formulés par les acteurs mais aussi et peut-être surtout dans la confrontation de leurs
succès sur le terrain101 ». François Caron exprime une approche assez comparable en
écrivant que « les cheminements technologiques n’ont pas été hasardeux mais inattendus.
Ils se sont déroulés suivant une logique très largement autonome, au gré des opportunités
offertes par l’évolution des connaissances scientifiques et des pratiques techniques102 ».
Cette articulation entre la société et le technique103 s’inscrit dans des débats délicats car le
simple énoncé analytique peut rendre l’auteur suspect de vouloir séparer l’un de l’autre et
le livrer aux foudres des orthodoxes. Thomas P. Hughes en proposant la notion de « tissu
sans couture » trouve l’idée permettant de sortir sans trop d’accrocs d’une situation gênante.
Les continuités seraient de la sorte privilégiées et placées, non sans difficultés, au cœur du
dialogue entre historiens et sociologues104 . L’articulation plus dynamique avec l’histoire
des sciences est également un enjeu crucial pour le futur tant les problématiques issues
des deux domaines gagnent à être croisées mais également en raison des évolutions des
pratiques scientifiques en lien avec la conception de grands dispositifs105 .
À ces questions théoriques se superposent des problèmes d’articulation avec les questionnements contemporains. Les travaux développés en histoire des techniques intéressent
mais ne trouvent qu’un faible écho chez les acteurs du temps présent lorsque vient le
temps de la réflexion et a fortiori de la décision. Se pose ainsi la question du caractère
« opérationnel » d’une recherche qui intégrerait l’approche historienne non pas comme
un préalable introductif mais comme un élément à part entière de l’outillage intellectuel
contemporain. Cette question a déjà été posée pour l’histoire économique. Les relations
entre histoire et gestion ont ainsi été analysées par Éric Godelier dans un travail qui souligne
les incompréhensions entre deux disciplines aux systèmes de référence différents106 .
Alors que l’histoire des techniques est assez clairement cernée et reliée à une tradition
historiographique, l’histoire de l’innovation est d’une certaine manière victime de sa nature
hybride à l’articulation des questionnements relevant de l’histoire des techniques et de
l’histoire économique. Elle trouve pourtant un écho de plus en plus large en développant
100. Bruno Latour et Pierre Lemonnier (dir.), De la préhistoire aux missiles balistiques : l’intelligence sociale
des techniques, Paris, La Découverte, 1994.
101. Dominique Pestre et Yves Cohen, « Présentation », Annales. op. cit., p. 729.
102. François Caron, Les Deux révolutions industrielles du XXe siècle, op. cit., p. 469.
103. Qui peut nous amener à relire William F. Ogburn, « The meaning of Technology. How Technology
Causes Social Change » dans F. R. Allen, H. Hart, D.C. Miller, W.F. Ogburn et M.F. Nimkoff (dir.), Technology
and social change, New York, Appleton-Century-Crofts, 1957.
104. Madeleine Akrich, « Comment sortir de la dichotomie technique/société. Présentation des diverses
sociologies de la technique » dans B. Latour et P. Lemonnier (dir.), De la préhistoire aux missiles balistiques, op.
cit., p. 105-131.
105. Dominique Pestre, « Dix thèses sur les sciences, la recherche scientifique et le monde social, 19452010 », Le Mouvement Social, n° 233, octobre-déc. 2010, p. 13-29 et Jacques Morizot, « Artistes et ingénieurs »
dans Jean-Yves Goffi (dir.), Regards sur les techno-sciences, Paris, Vrin, 2006, p. 203-219.
106. Éric Godelier, L’Histoire d’entreprises et les Sciences de gestion : objets de controverses ou objets de
polémiques ?, Univ. Versailles-Saint-Quentin, HDR en Sciences de gestion, 1998.
n° 2, 2012
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“HES_2-2012” (Col. : Revue Histoire, économie et société) — 2012/5/16 — 8:39 — page 43 — #43
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De l’histoire des techniques à l’histoire de l’innovation
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des interactions avec d’autres grands domaines de la science historique. L’histoire des stratégies d’innovation gagne en effet à croiser histoire politique et histoire des techniques107 .
D’autres perspectives s’imposent, notamment à l’international pour penser différemment
les techniques par le travail collaboratif à l’échelle européenne108 . La fécondité du champ
viendra nécessairement d’une meilleure insertion de la recherche française dans les dynamiques européennes et plus largement internationales.
La relative difficulté de l’histoire de l’innovation à s’insérer de manière très visible
dans le paysage historiographique général résulte sans doute également de l’une de ses
principales qualités, son interaction avec les questions très contemporaines et sa présence
implicite dans le débat public. Le « succès » de la notion d’innovation a rendu son utilisation par trop courante dans les discours qu’ils soient économiques, entrepreneuriaux
ou politiques. Innover ou périr est ainsi devenu une nouvelle doxa. La réflexion actuelle
sur l’innovation dans la société française, comme en témoigne la richesse des travaux
menés pour la définition d’une stratégie nationale de recherche et d’innovation, dépasse
très largement ces outrances. La relation entre les pratiques du temps présent et l’approche
historienne n’en constitue pas moins un véritable défi. Alors que dans bien des domaines
l’incertitude règne il s’avère crucial de forger les repères et les outils intellectuels permettant d’aborder sans inféodation aux modes du moment ce que représente réellement, dans la
longue durée, l’innovation technique au sein de notre société. Une histoire des techniques
renouvelée ne peut que favoriser les croisements entre des approches complémentaires sans
être perturbée par l’éventuelle persistance de hiérarchies sans doute implicites et toujours
archaïques entre sous-disciplines ou par des biais, d’origines diverses, qui tendent à circonscrire l’Histoire noble et respectable aux tendances définies par les quelques sphères et
réseaux dominants du moment qu’ils soient académiques ou économiques. Patrice Flichy
avait dénommé les innovateurs « les maîtres du temps ». Force est de constater que cette
belle expression est désormais moins pertinente. Le temps, pour ne pas dire l’urgence et
l’impératif du lendemain ne seraient-ils pas devenus les véritables maîtres des innovateurs ?
Cette question ne saurait être éludée par les historiens dans le cadre des recherches à venir...
107. Pascal Griset (dir.), Georges Pompidou et la modernité. Les tensions de l’innovation. 1962-1974,
Bruxelles, PIE Peter Lang, 2006.
108. http://tensionsofeurope.eu
n° 2, 2012
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