11 janvier 2014. Full Metal Jacket. La jubilation

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11 janvier 2014. Full Metal Jacket. La jubilation
FULL METAL JACKET
LA JUBILATION DU VIVRE
Réalisation : Stanley Kubrick
Genre : film de guerre
Sortie : juin 1987
« HARTMAN
What do we do for a living, ladies?
RECRUlTS
Kill, kill, kill!
HARTMAN
I can't hear you!
RECRUITS
Kill, kill, kill!
HARTMAN
Bullshit! I still can't hear you!
RECRUITS
Kill, kill, kill! »
Full Metal Jacket est un film construit essentiellement en deux parties : la séquence du
camp d'entraînement de Parris Island en Caroline du Sud qui s’achève par la mort du
sergent instructeur Hartman puis l’immersion au sein de la guerre de Viêt Nam, plus
précisément au moment de l’offensive du Tết. A première vue, le lien entre ces deux
temps du film est clair et facile à déchiffrer : il s’agit de montrer, en premier lieu,
l’entrainement subi par les Marines en vue de leur affectation dans un conflit en cours et
dans lequel se trouvent engagés les Etats-Unis. L’intention de l’instructeur, et de
l’institution dont il est le représentant, serait de former les soldats à la « dure » de
manière à leur permettre au mieux de remplir leurs fonctions une fois immergés dans la
guerre, c’est-à-dire « in the shit » (dans la merde) selon une expression récurrente à
travers l’œuvre.
Pour autant, dès les prémisses du film, les justifications qui pourraient paraître les plus
évidentes ou naturelles ne tiennent pas. Le camp d’entrainement est-il chargé de former
des « soldats » (soldier) ? Bien que cette hypothèse semble à première vue aller de soi, ce
terme n’est cependant jamais utilisé ou employé dans la première séquence du film. Il
faut attendre la lecture des articles en préparation, par le lieutenant Lockhart, au début
de la deuxième partie du film, pour que ce terme, pourtant attendu, fasse enfin son
apparition (et encore, appliqué à l’armée vietnamienne du Nord (North Vietnamese Army
ou NVA)) :
LOCKHART (reading)
N.V.A. Soldier Deserts After Reading Pamphlets. A young North Vietnamese Army regular,
who realized his side could not win the war, deserted from his unit after reading Open
Arms program pamphlets.
Cette absence étonnante est à comparer avec l’utilisation soutenue et répétée du terme
« killer » (tueur) que Joker inscrira sur son casque par la suite (« Born to Kill », né pour
tuer), en partie par ironie, conformément à sa réputation de blagueur, mais pas
seulement, comme nous le verrons par la suite.
Relevons quelques occurrences de la première séquence :
HARTMAN
Private Joker, why did you join my beloved Corps?
JOKER
Sir, to kill, sir!
HARTMAN
So you're a killer!
JOKER
Sir, yes, sir!
HARTMAN
Let me see your war face!
Puis plus loin :
HARTMAN
The deadliest weapon in the world is a marine and his rifle. It is your killer instinct which
must be harnessed if you expect to survive in combat. Your rifle is only a tool. It is a hard
heart that kills. If your killer instincts are not clean and strong you will hesitate at the
moment of truth. You will not kill. You will become dead marines. And then you will be in a
world of shit.
Et :
HARTMAN
God has a hard-on for marines because we kill everything we see!
Et enfin, peu avant la fin de la formation :
JOKER (narration)
The drill instructors are proud to see that we are growing beyond their control. The Marine
Corps does not want robots. The Marine Corps wants killers.
Des tueurs plutôt que des soldats ? Une lecture rapide de ce transfert pourrait y voir une
sorte de cynisme à l’œuvre dans la mise en scène du réalisateur, obéissant à une forme
de dénonciation subversive dirigée à la fois contre la guerre et le pouvoir. Cette guerre
ne serait en rien, contrairement à ce qu’un discours classique et bien rodé chercherait à
faire croire, la défense de la liberté face à l’oppression communiste (justification
officielle de la guerre du Viêt Nam s’inscrivant dans la Guerre Froide et la tentative
d’empêchement de tout risque d’expansion communiste en Asie du sud-est).
Il est vrai que certains personnages balayent, de manière assez éloquente, ces
interprétations de l’intervention américaine qui aurait pour justification de redonner
aux vietnamiens leur liberté en les sauvant de la menace communiste. Le passage le plus
explicite, à ce titre, réside dans le dialogue entre Rafterman et Animal Mother dans la
dernière partie du film :
RAFTERMAN
Well, at least they died for a good cause.
ANIMAL MOTHER
What cause was that?
RAFTERMAN
Freedom.
ANIMAL MOTHER
Flush out your head gear, new guy. You think we waste gooks for freedom? This is a
slaughter. If I'm gonna get my balls blown off for a word... my word is "poontang."
Full Metal Jacket semble ainsi prendre soin de dissiper ou de brouiller les idéaux
classiques à l’œuvre dans la justification des guerres, du type de ceux proposés par
Rafterman (mourir pour la liberté et les défenses des opprimés). Il existe en effet
plusieurs obstacles à cette interprétation du conflit armé. Dans un premier temps, il
n’est pas certain que les vietnamiens eux-mêmes préfèrent la liberté à la vie :
EIGHTBALL
Personally, I think, uh ... they don't really want to be involved in this war. I mean… they sort
of took away our freedom and gave it to the, to the gookers, you know. But they don't want
it. They'd rather be alive than free, I guess. Poor dumb bastards.
Mais plus fondamentalement, ce sont les acteurs du conflit eux-mêmes (soldats et
officiers) qui ne paraissent pas porter ce genre d’alibi pour expliquer leur présence dans
cette guerre. Certes la remarque de Rafterman, mentionnée ci-dessus, évoque
l’hypothèse d’une guerre « pour la liberté » mais elle semble prendre la fonction de
simple occasion pour introduire la tirade d’Animal Mother, beaucoup plus longue et
percutante, qui vient l’écraser par sa verve et son énergie et conserve le « dernier mot »
avant le passage à la séquence suivante. Le terme de « slaughter » que ce dernier utilise,
en regard du terme de « liberté » employé par son interlocuteur, renvoie, en amont du
film, à la scène de l’hélicoptère où Doorgunner mitraille depuis les airs des paysans
vietnamiens cherchant à s’enfuir. Ce « massacre » (slaughter) était alors parfaitement
concrétisé dans toute la jubilation que son exécution semblait provoquer à son auteur :
DOORGUNNER
« Cause I'm so fucking good! That ain't no shit neither. I've done got me one hundred and
fifty-seven dead gooks killed. And fifty water buffaloes, too. Them're all certified ».
Certes il serait possible de voir dans ces deux personnages (Animal Mother et
Doorgunner) des exceptions, des assassins nés qui, se trouvant par la force des choses
dans une guerre, en profiteraient pour asseoir leur envie de meurtre et par là même
jubiler de plaisir dans l’exécution de leur passion. Une autre scène du film vient
cependant contredire cette hypothèse. C’est celle où l’on voit Joker, à peine arrivé à la
base de Da Nang dans le cadre de sa mission, s’ennuyer à « mourir » quelques minutes
avant l’offensive du Tết :
JOKER (yawns and stretches)
I am fucking bored to death, man. I gotta get back in the shit. I ain't heard a shot fired in
anger in weeks.
En quelques instants, le désir du Joker se trouve réalisé : l’attaque des ‘Viets’ le place au
cœur du conflit et la séquence suivante le montre en pleine extase alors qu’il décharge
ses munitions contre des ennemis que d’ailleurs nous ne verrons pas. Ce plaisir dans
l’action armée est d’autant plus important, à cet instant du film, qu’il concerne un
personnage qu’il n’est pas possible (à la différence des deux précédents) d’associer à une
brute épaisse ou un « robot ». Il fait au contraire preuve, à plusieurs reprises dans le
film, d’une capacité d’analyse, de pensée voire d’insubordination témoignant de son
autonomie et de son intelligence (par exemple lorsqu’il ose avouer à son instructeur
qu’il ne croit pas à la Vierge Marie ou lorsqu’il s’affiche avec un « peace symbol » en
pleine guerre tout en inscrivant « born to kill » sur son casque de manière à montrer « la
dualité de l’homme » (« I think I was trying to suggest something about the duality of man,
sir »)).
Mais l’ironie dont témoigne Joker n’est pas toujours à l’œuvre. Il lui arrive quelquefois
d’abandonner cette ambiguïté par laquelle on ne saurait jamais trop ce qu’il pense.
Certes, le « born to kill » inscrit sur son casque peut renvoyer à une sorte de provocation
par rapport à l’institution (« je serai le tueur que vous voulez que je sois et en l’écrivant
sur mon casque je prouve que je ne me montre en rien dupe de la fonction que vous
m’assignez réellement, malgré ce que cherche à faire croire votre propagande de
guerre »). Pour autant, ce second degré n’expliquerait pas son plaisir irréfutable lors de
la première offensive du Tết, celle qui lui permet de s’inscrire « in the shit », ni le
discours qu’il prononce en voix off à la toute fin du film et qui témoigne d’une sorte de
joie profonde et apaisée à l’idée d’être en vie (ce sont les mots qui concluent le film) :
« My thoughts drift back to erect nipple wet dreams about Mary Jane Rottencrotch and the
Great Homecoming Fuck Fantasy. I am so happy that I am alive, in one piece and short. I'm
in a world of shit . . . yes. But I am alive. And I am not afraid ».
Comment interpréter ce final et l’optimisme mêlé de sérénité (‘i am not afraid’) qui s’en
dégage ? On pourrait simplement comprendre que Joker est heureux de s’en être sorti
vivant et en un seul morceau, ainsi qu’il l’indique. Pour autant, la scène s’inscrit encore
au milieu des ruines en flammes et rien d’indique que le conflit prenne fin, à ce moment
là, pour le personnage qui parle. Au contraire, en expliquant « qu’il n’a pas peur » il
semble pointer vers l’avenir, un avenir au sein de la guerre, « in a world of shit ».
Impossible, par conséquent, de se dire que sa joie n’est qu’une conséquence d’un passé
qu’il voit comme définitivement révolu. Le « happy » qu’il ressent n’est en rien extérieur
au « monde de merde » mais s’en nourrit.
Nous touchons enfin l’idée qui harmonise le mieux les différents aspects du film. Tout
d’abord cette répétition incessante du terme de « killer ». A la différence du « soldier » le
« killer » ne vise en effet rien au-delà de celui qu’il tue : il ne mitraille pas pour tuer AFIN
de ramener la paix, gagner la guerre ou sauver la liberté mais uniquement dans le seul
but de tuer. La fin est immanente.
De là l’absence de toute présence des soldats vietnamiens qui n’apparaissent jamais à
l’écran en dehors du snipper à la fin du film. Si le killer tue pour tuer il peut à la rigueur
se passer d’un quelconque rapport à l’extériorité. Certes l’ennemi est nécessaire pour
être tué, sans quoi il n’y aurait rien ou personne sur qui tirer et le killer n’en serait pas
un (d’où la remarque de Crazy Earl : « These people we wasted here today... are the finest
human beings we will ever know. After we rotate back to the world, we're gonna miss not
having anyone around that's worth shooting »). Mais pour autant le killer a surtout un
rapport de lui à lui-même : il tue pour être un tueur, non pour une quelconque cause qui
lui serait extérieure. En cela il demeure seul, malgré la nécessité d’un ennemi ou d’une
cible pour établir ce rapport à soi.
HARTMAN
Private Joker, why did you join my beloved Corps?
JOKER
Sir, to kill, sir!
HARTMAN
So you're a killer!
JOKER
Sir, yes, sir!
A ce stade Joker est encore au camp d’entrainement. Et pourtant il s’affirme déjà comme
« killer ». C’est donc bien que cette qualité préexiste en lui à un quelconque rapport à
l’autre, à l’ennemi qui peut bien ne pas être là tout en ne lui retirant en rien sa nature de
tueur.
Mais pourquoi cette jubilation, qui ne concerne pas seulement les fanatiques mais
également les personnages les plus sensés et nuancés du film, à commencer par Joker ?
Le tueur ôte la vie et en cela semblerait davantage vecteur de malheur, si l’on part du
postulat (rappelé à au moins deux reprises au cours du film) selon lequel il est
préférable d’être vivant que mort. Si l’on exclut l’hypothèse improbable selon laquelle
tous les personnages, une fois soldats, deviendraient sadiques, il reste à considérer la
dialectique même qui est à l’œuvre dans la guerre et ses combats. Tuer c’est ôter la vie à
l’autre, l’ennemi, celui qui cherche à vous éliminer, avant même que l’autre ne la prenne.
Hartman rappelle explicitement cette idée par l’intermédiaire des slogans inculqués à
ses recrus :
RECRUITS
I must shoot straighterer than my enemy who is trying to kill me. I must shoot him before
he shoots me.
Dès lors, tuer, dans une guerre, c’est être en vie à double titre : parce qu’on n’a pas été
tué, parce qu’on a tué celui qui été destiné à nous ôter notre existence et ne le peut dès
lors plus. L’extase palpable dans le discours de Joker à la fin du film témoigne de la
maximisation et la plénitude de son existence : il est davantage qu’en vie dans la mesure
où cette dernière n’est plus considérée comme un fait, une donnée mais la conséquence
d’une victoire, d’une épreuve réussie par laquelle, ayant risqué son existence, le killer a
reçu d’autant plus de vie qu’il en a prise à autrui. De là les comptes tenus très
précisément par certains personnages (Doorguner dans l’hélicoptère par exemple). De là
aussi cette « happyness » (« i’m so happy ») qui correspond en réalité à une jubilation
ressentie par Joker comme une concentration de ses forces vitales à leur pleine
puissance.
Par là Full Metal Jacket, bien que possédant son registre dans le film de guerre, rejoint la
scène fantastique dans la mesure où des personnages comme ceux du vampire
témoignent eux-aussi de la même dialectique où un personnage reçoit sa substance
vitale du fait même de tuer. Dans les deux cas on rencontre aussi cette même joie
jubilatoire d’une conscience qui s’aperçoit non seulement qu’elle vit mais que son vivre
atteint, dans l’acte de tuer, son acmé. Pour autant une différence importante entre les
deux figures (tueur / vampire) réside dans la distance qui existe, ou pas, entre l’assassin
et sa victime. Tandis que le mort-vivant étreint celui qu’il s’apprête à morde, le killer de
Kubrick est à distance d’un autre qui n’est bien souvent jamais présent (l’ennemi).
Comme si les noces, consacrées dans et par le baiser du vampire, n’avaient d’autant
moins lieu pour le killer que c’était désormais le riffle, le fusil, qui devient l’amant :
HARTMAN
Tonight... you pukes will sleep with your rifles! You will give your rifle a girl's name!
Because this is the only pussy you people are going to get! Your days of finger-banging old
Mary Jane Rottencrotch through her pretty pink panties are over! You're married to this
piece, this weapon of iron and wood! And you will be faithful!
Cette distinction (tueur / vampire) renforce l’idée – développée plus haut – selon
laquelle c’est essentiellement le rapport de soi à soi, sans extériorité, qui caractérise le
killer. Son arme est son amant. Il n’a plus besoin, y compris dans l’érotisme, d’un autrui
qui dès lors disparaît de l’écran. L’ennemi, que l’on cherche en vain, demeure invisible
car inessentiel à la relation interne qui définit le tueur armé dans cette guerre.
COWBOY
Okay, listen up! Did anybody see a sniper? Did anybody see anything?
T.H.E. ROCK
Did anybody see a sniper?
DOC JAY
No!
DONLON
Nothing!
RAFTERMAN
Negative!
T.H.E. ROCK
Nothing!
Adlibs of "No!"
A partir de là, cette dualité de l’homme que Joker prétendait mettre en exergue (« I think
I was trying to suggest something about the duality of man, sir ») pourrait donner lieu à
une autre interprétation : il ne s’agit plus d’une sorte de coupure morale par laquelle
l’homme rechercherait à la fois la guerre (« born to kill » sur le casque) et la paix (peace
symbol sur la poitrine) dans une contradiction insurmontable mais une dualité
existentielle témoignant de l’idée selon laquelle c’est toujours lui-même que l’individu
vise aussi bien dans sa vie que dans la recherche de sa jouissance. Tuer pour vivre ce
serait témoigner que vivre c’est vi-vre, c’est-à-dire ex-ister ou encore tendre vers soi.
D’où la compréhension désormais claire du suicide de Pyle à la fin de la première
séquence du film : après avoir tué son instructeur il retourne le fusil contre lui et tire. En
faire un fou ou un aliéné ne tiendrait pas dans la mesure où la fin de sa formation le
montre au contraire très habile, voire même meilleur que Joker qui était pourtant son
formateur. La portée de son geste ne serait pas non plus issue d’un désespoir puisque sa
formation étant terminée, il n’aurait de toutes façons plus eu à craindre Hartman. Selon
la perspective esquissée précédemment, il faudrait plutôt voir son suicide comme le
témoignage de sa compréhension de la structure immanente à toute vie, en particulier
lorsqu’elle se matérialise dans la figure du tueur : tuer ce n’est jamais qu’instaurer un
rapport de soi à soi que Pyle symbolise, dans sa compréhension ultime, en retournant
l’arme vers soi de manière à manifester l’immanence de sa structure d’existence et la
jubilation qui l’accompagne. Jubilation palpable dans son visage – qui n’est pas celui d’un
fou – au moment où Joker le trouve assis en train de préparer son arme.

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