reprise » : une pratique postmoderne

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reprise » : une pratique postmoderne
Le Postmoderne : un paradigme pertinent dans le champ artistique ?, INHA & Grand Palais, Paris, 30-31 mai 2008
De Sturtevant à Mathieu Mercier.
La « reprise » : une pratique postmoderne ?
–
Sylvie Coëllier
Nous aborderons ici le phénomène de la « reprise » artistique, une pratique qui apparaît
typiquement postmoderne selon le discours tenu à son égard, car elle s’oppose manifestement
aux exigences de nouveauté ou d’originalité requises par la « modernité ». La reprise est une
procédure déjà bien commentée. Sans constituer un retour à l’usage de la copie autrefois
destinée à l’apprentissage des maîtres ou à la diffusion de leurs œuvres, elle a souvent à voir
avec un tribut de son utilisateur envers un artiste aîné et avec la dite diffusion. La reprise est
proche du ready-made : comme ce dernier, elle enjoint de s’interroger sur le champ connotatif
de l’œuvre qu’elle désigne en la reprenant, sur sa situation dans le champ de l’art ; cette
proximité de plus fait souvent apparaître l’œuvre modèle sous son aspect d’objet, de
marchandise. La reprise trace une distance temporelle (éventuellement infime) entre elle et sa
source. Quel est alors son rapport à l’histoire ? Dans quelle mesure est-il légitime d’utiliser à
son endroit la terminologie relative au « postmoderne » ? Nous situerons au préalable en les
justifiant quelques points concernant cette terminologie en regard de l’usage employé ou
sous-entendu dans les analyses d’œuvres qui suivront.
Le mot « post-modernism » s’est avant tout répandu dans les articles et les ouvrages de
culture anglo-saxonne. L’importance de l’anglais comme langue véhiculaire d’un art
contemporain qui se mondialise (on dit aujourd’hui en français remake et non « reprise », par
exemple) amène presque impérativement l’historien de l’art contemporain à s’interroger sur
les définitions et la traduction de cette terminologie malgré la réticence qu’il peut ressentir à
son égard. À la fin des années 1970, le terme « Post-modern » a connu une expansion rapide à
partir du moment où l’architecte américain Charles Jencks s’en est emparé1 dans le but de
s’opposer au « Mouvement moderne » de Gropius et de l’architecture internationale de type
Le Corbusier.2 Depuis son utilisation en architecture3, la terminologie s’est étendue aux arts
1
Charles Jencks a fait paraître un premier article, « The Rise of Post-Modern Architecture », simultanément dans
Architecture, Inner Town Government, Eindhoven, 1975 et dans Architecture Association Quarterly n° 4, 1975.
2
Ici traduit de Charles Jencks, What is Post-Modernism, Londres, Academy Editions, 1986, p. 14.
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plastiques au tournant des années 1970-1980 auprès de tous ceux qui avaient le désir
de « démanteler le modernisme »4. Dans ce domaine, les définitions du dit « modernism »
semblaient alors confisquées par Clement Greenberg. Ce dernier avait procédé dès ses
premiers articles à la suffixation de modern par un ist induisant que la peinture new-yorkaise
pouvait se situer en avant des avant-gardes, des ismes européens. Sans qu’il soit possible de le
démontrer absolument, il répandit pour l’adjectif l’emploi du suffixe de valorisation dans le
domaine de la peinture et de la sculpture. Comme l’a souligné Yve-Alain Bois, toutefois, la
théorisation de Greenberg n’était pas originale : elle reprenait les discours de Malevitch, de
Mondrian, de Strzeminski5. Elle était donc le dernier maillon d’un champ d’énonciation plus
vaste, couvert par un récit récurrent, parallèle aux théories architecturales du Corbusier ou de
Gropius. S’il y a donc contestation globale d’un récit, les mots postmodernism et
postmodernist ont connu, semble-t-il, leur succès dans les arts plastiques parce qu’ils
synthétisaient l’opposition à la stratégie « moderniste » de Greenberg. En architecture, Jencks
n’utilise que l’adjectif post-modern, l’ajout du préfixe « post » étant suffisamment pervers. Il
transforme en effet une notion du moderne menant dans un perpétuel présent une projection
enthousiaste vers l’avenir en une idéologie, une rhétorique théorique et visuelle inscrite dans
un laps de temps cernable et révolu. Cette transformation d’un état qualitatif – le moderne –
en période permet d’opposer par antithèse temporelle (mais aussi politique) modernism et
postmodernism, vision téléologique et hétérochronies, réductionnisme et mixité de mediums,
grande manière et mélange de valeurs populaires, etc. Si les théorisations menées par Hal
Foster ou par Fredric Jameson qui étend la notion au « capitalisme tardif » sont complexes
vis-à-vis de la temporalité et interrogent les façons de construire une histoire non linéaire, la
vulgate de la critique tend ainsi à faire du postmodernism une nouvelle période succédant au
moderne et dont Warhol serait pour beaucoup la figure initiatrice.
L’anglais postmodernism semble avoir posé dès ses premières utilisations des
problèmes de traduction en français. Dans le premier ouvrage qui a fortement contribué à
introduire la notion dans notre langue, La Condition post-moderne6, de 1979, Jean-François
Lyotard atteste de son emprunt à l’américain ; cela faisant il utilise le qualificatif non suffixé
3
Le succès de la notion de postmodern s’est confirmé avec The Language of Postmodern architecture, Rizzoli,
1977.
4
La citation traduit le titre d’un article d’Allan Sekula paru dans The Massachusetts Review, Inc., 1979, s.p. Les
réflexions qui suivent se sont nourries de lectures réitérées des articles rassemblés sous la direction de Brian
Wallis, Art after Modernism, rethinking representation, New York, The New Museum of Contemporary Art,
Boston, David R Godine Publisher, Inc, 1984.
5
Voir par exemple Yve-Alain Bois « Historisation ou intention », Cahiers du Musée national d’art moderne,
n° 22, décembre 1987, p. 59.
6
Jean-François Lyotard, La Condition postmoderne, Paris, Éditions de Minuit, 1979.
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dont il fait aussi un substantif : le « postmoderne ». L’adjectif ne renvoie pas à une période où
le nouveau serait survalorisé, mais à une terminologie compatible avec l’usage français des
mots « moderne » et « modernité » ; celle-ci n’a donc pour Lyotard rien d’une période, c’est
un mode de pensée s’étayant d’une promesse d’émancipation progressive, et le
« postmoderne » une pensée du doute quasi interne au moderne7. Par la suite le mot de
« modernité », plus familier en français, a souvent engendré la traduction de postmodernism8
en « postmodernité ». Toutefois il est assez patent que l’échange du suffixe de valorisation du
sentiment ou de l’intention d’être moderne9 pour un autre indiquant une abstraction, un état,
modifie le sens. Nous pouvons alors penser que modernité, et postmodernité, correspondent à
une qualité, tandis que le modernisme et le postmodernisme correspondraient à un temps de
valorisation de cette qualité. Nous admettrons comme Rancière que « l’historicité propre au
régime des arts » [c’est-à-dire ici le fait que l’histoire de l’art se décrit au mieux par jalons
temporels] « est une chose distincte du type spécifique de modes de production ou de
conceptualisation que l’on appelle modernisme ou modernité »10. Mais si pour le philosophe
ces deux derniers termes sont (en 2002) quasi synonymes, nous pouvons aussi saisir sous ces
mots (sinon lesquels inventer ?) des périodisations – qui compteraient avec d’éventuels
recouvrements, des coupures, des vitesses différentes– correspondant aux moments pendant
lesquels tel ou tel mode de production et de conceptualisation a dominé. Selon cette hypothèse
nous proposerons d’utiliser comme une structure provisoire la terminologie suivante :
– Le sentiment de vivre dans la modernité se serait développé au moment où le mode de
production issu de l’industrialisation gagne puis domine l’univers perceptif ; la visibilité de
cette production se serait accompagnée d’une conceptualisation de l’idée de progrès et de
nouveau que l’on peut situer temporellement entre le dernier tiers du XIXe siècle et Greenberg,
par exemple11. Le modernisme, avec son adjectif moderniste, se rapporterait aux modalités
artistiques dont le discours et les pratiques défendent et valorisent la modernité (Duchamp ou
Picabia verraient leur pratique inscrite dans la modernité, mais ne seraient guère modernistes,
par exemple). Partant, nous nommerons postmoderniste et postmodernisme les pratiques et les
théories valorisant le « post », l’éclectisme historique et les retours qui culminent pendant les
7
Voir surtout dans Jean-François Lyotard, Le Postmoderne expliqué aux enfants, Correspondance 1982-1985,
p. 31 par exemple.
8
Fredric Jameson, qui écrit son livre pendant la période où le mot prit une ampleur internationale, précise que
« le « modernisme » n’est arrivé que récemment en France, la « modernité » que récemment chez nous » : Le
Postmodernisme, ou la logique culturelle du capitalisme tardif [1991], trad. F. Nevoltry, Paris, Ensba, 2007,
p. 424.
9
Cette définition est empruntée à Jameson, ibid., p. 432.
10
Jacques Rancière, Le Partage du sensible, esthétique et politique, Paris, La Fabrique, 2002, p. 26.
11
Les limites sont discutables à l’infini. Manet et Warhol en sont de respectables.
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années 1980. Comment nommerons-nous alors les pratiques plus récentes, d’une diversité
quasi sans limites, indifférentes à la notion de nouveau, utilisant le passé sans nostalgie, et
dont certaines, pourtant impensables par la « modernité », revalorisent cette dernière ? Elles
attesteraient de changements (souvent déjà anticipés dans la période moderne) dans les modes
de production et de conceptualisation : mélange des valeurs autrefois hiérarchisées,
interférences multiples des médiums ou des moyens d’expressions ou d’action, emploi de la
vidéo, reprises12… Avant d’analyser ce mode, nous suggérerons provisoirement qu’elles
s’inscrivent dans une « postmodernité » toujours en cours et qui engloberait le moment du
postmodernisme.
En 1965, Elaine Sturtevant expose à la galerie Bianchini de New York des peintures
reprenant très minutieusement des Flags de Jasper Johns et des Flowers de Warhol. Plus tard,
l’artiste s’expliquera ainsi : « Dans les années soixante tout était tellement à la surface,
tellement plat, on essayait de trouver l’image forte. [Certes] nous avions déjà Duchamp qui
élargissait notre idée de l’art. (…) Fondamentalement, je voulais trouver un moyen de parler
d’un niveau plus interne à l’art.13 » Et comment « parler d’un niveau plus interne à l’art »
sinon de l’intérieur même des réalisations artistiques reconnues comme telles ? Les Flags de
Johns en 1955 avaient frappé par leur planéité, ils réintroduisaient le readymade (mais en le
refaisant à la main), amorçaient la possibilité de séries quasi identiques. Les Flowers de
Warhol posaient un enjeu conceptuel de même type, peut-être plus complexe, comme le
montrera la reprise de Sturtevant. Cette dernière avait désiré reprendre la Marilyn qui avait
fait la notoriété de Warhol en automne 1962. Le pop-artiste, comprenant sa démarche, laisse
alors libre accès à sa consoeur aux centaines d’écrans de sérigraphie entreposés à la Factory.
Ne pouvant trouver la Marilyn, Sturtevant choisit les Flowers, de 1964. La marge temporelle
entre modèle et reprise est donc ici des plus étroites : la question historique semble a priori
exclue. Pour son travail, Sturtevant ne se sert pas de photographies projetées mais, dit-elle, de
sa « mémoire, en utilisant les mêmes techniques, en faisant les mêmes erreurs et ainsi en
parvenant à la même place14 ». Elle participe en cela d’une démarche appartenant plutôt à la
modernité car elle exige une authenticité, une quête de l’origine – ce que Rosalind Krauss a
qualifié de mythe moderniste. Cette quête va toutefois à l’encontre de celle d’un
Rauschenberg qui, en 1951, effaçait un dessin de De Kooning. Car Rauschenberg surmontait
12
Par exemple, Jameson, ibid., p. 121 sqq.
« Bill Arning, entretien avec Sturtevant », Sturtevant, cat. exp., Stuttgart, Württembergischer Kunstverein ;
Hamburg, Deichtorhallen ; Nice, Villa Arson, 1993, p. 9.
14
Ibid, p. 84.
13
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l’ « influence » pour accéder à la table rase ; Sturtevant montre l’inévitabilité de la présence
de l’autre qui importe. La reprise de Sturtevant informe que la question de l’origine de la
création est distincte du plan originaire et qu’elle ne s’oppose pas à la répétition. L’œuvre ne
s’extrait pas d’un vide, mais d’une chaîne. L’artiste est affectée par des oeuvres qui ellesmêmes, comme Sturtevant va le faire ressortir subtilement, ont été affectées par d’autres. Ses
propres Flowers, montées en deux fois cinq sérigraphies constituant un panneau de 109 x 274
cm, se caractérisent par l’emploi de couleurs primaires : bleu, jaune, rouge (les fleurs), noir,
blanc (le fond), tandis qu’une grille discrète apparaît du fait de la répétition du cadre de
sérigraphie. Ainsi, tout en étant « fidèle » à la trame originelle, Sturtevant suggère que Warhol
est passé par Mondrian. L’apparence superficielle déconcertante conférée par le motif répété
de la fleur et son aspect très plan s’associent d’autre part au papier peint, auquel on ne
demande pas de faire du sens, mais de « meubler ». Toutefois les taches colorées des corolles
et les traits de végétation sur lesquelles elles ressortent par un « push-pull » très hoffmannien
les réinstaurent dans une tradition de la peinture, le décoratif, autrefois défendu par un
Matisse à la recherche de la planéité. Sturtevant fait donc ressortir le statut historique et
théorique des Flowers. D’un côté, elles sont du décor pour collectionneurs fortunés, mais avec
des moyens de production évoquant la grande distribution, d’un autre côté elles sont un
maillon réfléchi de l’histoire de la peinture moderne (à sa fin, de fait, pour Sturtevant). Par
l’immédiateté de réception qu’il recherchait, par la série explicitée, Warhol incarnait le
passage de la peinture à sa réification – ce qu’il revendiquait en prétendant vouloir être une
machine. En refaisant ses œuvres, Sturtevant réintroduit de la durée, car immanquablement le
spectateur se rapproche pour scruter la facture ; au cours de ses comparaisons mentales, il
explore la variabilité dans la série, les rapports du même et du légèrement différent. Sturtevant
montre ainsi que cette réification n’est pas si mécanique mais accessible dans son procès ; elle
souligne ce dernier en le rendant matière artistique.
Le travail de Sturtevant n’obtint qu’une mince réception jusqu’au milieu des années
1980, date à laquelle à New York la question de la réification de l’œuvre d’art et de sa
marchandisation devint, entre autres avec les appropriationnistes, cruciale dans les débats
théoriques (ainsi que les questions conjointes de reproductibilité, d’auteur, de statut de l’art15).
Le nom d’ « appropriation » qualifie pour la première fois la reprise en la fondant en
mouvement. L’analyse de l’une de ses œuvres bien connue, After Kasimir Malevitch de
Sherrie Levine (1984), qui reprend le Carré blanc sur fond blanc, nous fait accéder à un autre
15
Voir Brian Wallis (éd.), Art after Modernism, op. cit.
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aspect du phénomène de réification. L’œuvre de Levine manifeste un fait-main soigné et
artisanal. Peint sur bois à la caséine, le remake est en effet bordé d’un acajou foncé qui vient à
fleur du « tableau » et qui, avec des côtés haut et bas plus larges, fait du tout un plan
rectangulaire évocateur d’un précieux plateau à thé « modern style », format poster. Quant au
« carré blanc », il est devenu beurre frais sur un fond dont il se distingue absolument. Surtout,
il se présente comme un quadrangle déformé, qui contribue au doute du spectateur sur la
fiabilité de sa mémoire. Le « carré » d’origine est-il ou n’est-il pas absolument carré ? Quelle
est la « vraie » teinte des blancs ? Le tableau de Malevitch a-t-il un cadre, quel est son format
? De telles interrogations font apparaître à quel point la reconnaissance du fameux Carré est
constituée d’automaticités de regard et d’explications types : l’ultime tableau de la réduction
moderniste, le premier monochrome, la victoire de l’abstraction, le suprématisme, le chef
d’œuvre de l’art russe… Plus sûrement qu’à l’œuvre de Malevitch la fouille de la mémoire
renvoie aux topoi et aux multiples reproductions dont les teintes, le format et les lignes ont
subi les petites trahisons de l’objectif photographique et de l’impression. Tout le soin
manifesté par Levine envers le remake du chef-d’œuvre illustre le fétichisme dont le Carré
blanc sur fond blanc, comme tous les grands tableaux de l’histoire de l’art moderne, a été
l’objet. En même temps, ce cadre précieux d’acajou et la matière lente de la caséine (appelée
aussi gouache médiévale) semblent opposer une résistance à la rapidité du regard du
spectateur et à l’immédiateté du cliché photographique. Ce traitement laisse se déployer des
interrogations de caractère historique que la première exposition d’After Kasimir Malevitch à
New York, non loin du MoMA où se trouve le Carré blanc, devait accentuer. Il fait mesurer
la béance temporelle entre le présent et l’apparition originelle du tableau suprématiste. Que
fait le tableau contemporain de la Révolution d’Octobre au pays du libéralisme ? Comment
circulèrent les avant-gardes, se construisit l’histoire de l’art moderne, son succès, sa
médiatisation ? C’est l’aura même du Carré blanc sur fond blanc qui a modifié notre
réception en sollicitant sa reproduction multiple. En recopiant à la main les falsifications que
la photographie propage, Sherrie Levine en désigne le mode comme support de la réification
de l’œuvre d’art et de sa fétichisation. Ce mode est l’instrument moderne de la reproduction.
Et l’appropriation elle-même est une mimesis du processus photographique : le remake
renvoie ainsi conceptuellement à l’industrialisation marchande de l’image. Ce n’est plus
l’original d’une œuvre qui fait l’histoire de l’art postmoderne, c’est le nombre de ses
reproductions.
Au cours de la décennie suivante, les reprises se sont multipliées chez des artistes aussi
différents que Sylvie Fleury, Félix Gonzalès-Torres, Bazile, Jonathan Monk, Santiago Sierra,
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Liam Gillick, Alain Declercq et tant d’autres… Si l’identification du modèle est presque
toujours évidente, les remakes se distancient souvent de l’original par un changement de
matériau, d’échelle, du mode de présentation, etc. Une vidéo de Pierre Huyghe de 1994-1995
s’intitule précisément Remake. Le mot renvoie à son usage alors le plus courant : il signifie ce
procédé de l’industrie du cinéma qui reprend des anciens succès lorsqu’elle estime qu’ils se
vendront à nouveau s’ils sont adaptés aux générations présentes. Le remake hollywoodien est
donc un exemple de négation du passé à des fins commerciales. Il mise sur l’oubli de
l’original par l’évitement de l’effort du public. Remake de Huyghe en revanche ne cherche pas
à se substituer au précédent qu’il emprunte. Le choix, impossible à ignorer, d’un film célèbre
d’Hitchcock, Fenêtre sur cour (1954), traduit un hommage à une réalisation qui est à la fois
une production hollywoodienne et un film d’auteur. D’autre part, la reprise de Huyghe fait
opérer une scission entre le scénario, le casting et le décor et désigne ceux-ci à l’attention :
joué par de jeunes inconnus dans une chambre contemporaine très ordinaire le remake fait
disparaître la relation du spectateur à l’aura des acteurs originaux au profit de l’écriture du
film ; la simplicité du lieu dégage le caractère transhistorique de la construction narrative, les
spécificités historiques et idéologiques hollywoodiennes au contraire ressortent (jeu des
acteurs, coiffures…). En déplaçant l’intégralité du film dans le champ de l’art, Huyghe
désigne Fenêtre sur cour comme œuvre, opération au demeurant déjà avalisée par Hollywood
ou les cinéphiles, puisque ce « Hitchcock » est de ces réalisations dont on fait des rediffusions
et non des remakes. Comme dans les cas précédents, la reprise exhibe le modèle choisi, ici un
film où le regard interprétant tient un rôle central. De façon plus large, en se référant au
cinéma (ce qu’il fait avec d’autres œuvres et d’autres représentants de sa génération) Huyghe
pointe que la passation artistique compte désormais avec ce domaine. Quant au spectateur de
Remake, souriant au jeu qui s’instaure entre son regard et sa mémoire, il expérimente le film
dans une forme de simplicité qui rend ce dernier presque vulnérable, à portée de main.
Àpropos de la réification, Jameson précise que l’une des définitions « ayant compté ces
dernières années est « l’effacement des traces de production » du bien de consommation
produit16», phénomène qui affecte en particulier le produit culturel : « Il arrive avant nous, ne
soulève aucune question, comme une chose qu’il nous serait impossible d’imaginer faire pour
nous-même17». La machine hollywoodienne a engendré dans la modernité ce type de produits
que nous consommons, « qui occupent nos esprits et flottent au-dessus du vide nihiliste
16
17
Jameson, op. cit., p. 438.
Ibid., p. 441.
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profond laissé dans notre être par l’incapacité à maîtriser notre propre destinée18». À
l’encontre de ce phénomène, l’aspect fragile et artisanal du Remake de Huyghe, comme la
reprise à la main de Levine ou l’effort de Sturtevant à saisir « de l’intérieur » le processus
même de l’œuvre sériable sont des façons de déconstruire cette réification.
Un dernier exemple pointera une autre référence au moderne qui s’est imposée plus
récemment sur le devant de la scène artistique. Dans l’ensemble de son œuvre, Mathieu
Mercier fabrique des objets travaillant l’interface entre design mobilier et art. L’une de ses
réalisations de 2003 est ainsi libellée : « Drum and Bass 100% Polyester – étagère couverture
bleue, tuyau jaune, boîtes rouges (200 x 230 x 20 cm) ». Un commentaire de l’artiste
spécifie : « Échantillonnage [sampling] d’objets de couleurs primaires remixant le thème
urbain de la série Boogie Woogie de Mondrian »19. L’œuvre de Mercier s’éloigne quelque peu
d’un original précis en se référant à une série et en s’autodéfinissant « sampling » et remix.
Ces allusions au modèle du DJ et de la musique électronique peuvent suggérer une intention
parodique. L’œuvre ne ferait alors qu’illustrer ce que déplore Hal Foster, c’est-à-dire
l’entérinement de la transformation récente de tout objet, y compris culturel et dématérialisé,
en une marchandise rendue séduisante par son design, selon un dévoiement commercial des
intentions égalitaristes du Bauhaus ou de De Stijl.20 Mais l’œuvre de Mercier ne prête guère
flanc à une lecture cynique, car l’étagère s’organise en une très rigoureuse sculpture. Ses
objets sont soigneusement choisis pour leurs couleurs primaires et leur forme, pour la
répartition de leur masse sur les verticales et les horizontales aux proportions équilibrées.
Drum and Bass est une actualisation qui « soulève des questions », pour reprendre en
substance Jameson. Elle rappelle les aspirations de Mondrian concernant l’environnement
quotidien de l’homme, la jonction de l’œuvre à l’architectural que son idéal impliquait et qu’il
voyait dans l’avenir régie par les lois d’équilibre universel dont il avait extrait les principes.
L’étagère de Mercier se fait ainsi fraction performée de l’histoire des arts, mise en acte de la
scrupuleuse recherche de son prédécesseur. La musique « Drum & Bass », dont l’esthétique
se soutient largement de suites de reprises échantillonnées, est en ce sens désignée comme la
version actuelle, technologique et globalisée, du battement rythmique du Boogie-Woogie.
L’œuvre de Mercier expose au spectateur un présent dont il montre la structure historique ;
elle le place devant ses responsabilités vis-à-vis de son histoire, entre marchandise et utopie.
18
Id.
Mathieu Mercier, Sans Titres 1993-2007, cat. exp., Paris, ARC/Musée d’art moderne de la ville de Paris, 2008,
couverture dos.
20
Hal Foster, « Design & Crime », Design & Crime, Paris, Les Prairies ordinaires, 2008, p. 13-26.
19
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Les quatre exemples présentés établissent une forme de progression, de 1965 à
aujourd’hui, qui ne se rapporte pas tant à un cours linéaire de l’histoire qu’à la nécessité pour
les artistes de trouver du sens aux changements de société que nous fabriquons. La reprise, en
affinité évidente avec la reproduction, l’enregistrement et son expansion, pose une
interrogation sur la nature de ces derniers, sur la réification qu’ils portent en eux. Elle opère
par une mimesis fidèle jusqu’à la copie, et pourtant, dans les exemples étudiés, elle reste
toujours munie d’un dispositif autorisant un recul critique. Les choix de Sturtevant font
surenchère sur le phénomène sériel, mais ils soulignent la chaîne interne de passation de l’art
et sa dimension d’affects (car il faut être affecté pour reprendre entièrement une œuvre). Ils
montrent que la reproduction ou la série ne dévaluent pas nécessairement les concepts
artistiques, qui se rechargent en se rematérialisant dans le sensible. Les reprises de Levine
critiquent la déperdition engendrée par la capacité reproductrice de la photographie, mais
induisent que l’histoire des œuvres n’existe plus sans elle. L’artiste montre le caractère
pervers de la réification (le tableau initiateur du monochrome transformé en fétiche et en
style) mais le fait au moyen d’une refabrication artisanale qui traduit du temps contre un
cliché photographique suggérant l’instantané. Plus d’un artiste avant Huyghe et Mercier s’est
intéressé à l’objet de l’environnement quotidien ou a fait du cinéma une nourriture pour son
art. Mais ici le cinéma et le design ne sont pas des composants. Ce sont des constituants de
l’œuvre et la procédure de reprise leur donne un effet déclaratif. Au-delà de la référence
précise à un film de Hitchcock ou à une série de tableaux de Mondrian, Huyghe et Mercier
désignent deux domaines appartenant à la modernité, reconnus par les avant-gardes –
constructivisme, dadaïsme, Bauhaus, de Stijl – mais jusqu’à récemment non pensés en tant
que fonds et modèles conceptuels, formels ou imaginaires des artistes au même titre que ceux
issus de la peinture et de la sculpture. Sans faire mouvement, cet intérêt pour les constituants
cinéma ou design partagé depuis les années 1990 par d’autres artistes, en groupe ou isolés
(par exemple pour le cinéma Douglas Gordon, Dominique Gonzalès-Foerster, Philippe
Parreno, Liam Gillick ; pour le design Bruno Peinado, Tobias Rehberger, Jorge Pardo, Joep
van Lieshout…) incorpore ces domaines dans l’héritage de la modernité. Comme la
photographie ou la série, le film et le design ont à la fois compté artistiquement et attiré la
méfiance parce qu’ils sont issus du système même de production de l’industrie culturelle ou
de l’objet de masse. Depuis « Avant-garde et kitsch », le discours moderniste de Greenberg
mettait en garde contre l’édulcoration et les faux-semblants d’une telle production (auquel le
fonctionnalisme du design pensait échapper), jusqu’à se crisper sur une spécificité de chaque
art qui garantissait l’absence de confusion avec une quelconque réification. Les artistes de la
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reprise, pour qui l’unicité du produit ne fait guère sens, démontrent que du discernement est
possible dans tout type de production. En repensant la série, la photographie, le film, les
objets du design, Sturtevant, Levine, Huyghe ou Mercier refondent une histoire de la
modernité qui, mettant de côté l’idéologie moderniste du nouveau et de l’originalité, mais
aussi les retours (peinture à l’huile, d’histoire, de tradition religieuse etc), retrouve de la
valeur artistique dans les procédures et les objets issus des systèmes de production
industrielle. Faut-il nommer cette continuité historique des avant-gardes à aujourd’hui « la
modernité et ses traditions » ou bien juger que les artistes procédant aux reprises (ces mimesis
de l’enregistrement et de son amplification) sont dans la postmodernité ? Les repères
temporels aident à conceptualiser l’histoire. Mais cette conceptualisation importe plus que les
dénominations, qui ne sont que des outils.
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