La relation de tutelle aux prestations familiales - CEDIAS
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La relation de tutelle aux prestations familiales - CEDIAS
Institut Régional Du Travail Social Le Ban Saint Martin Metz La relation de tutelle aux prestations familiales : stratégies professionnelles et tactiques d'usagers Mémoire présenté en vue de l'obtention du Diplôme Supérieur en Travail Social Bernard Robert Déc. 2003 Directeur de mémoire M. Philip Milburn 1 SOMMAIRE INTRODUCTION......................................................................................................................... 3 CHAPITRE I. PROBLEMATIQUE ET TERRAIN D’INVESTIGATION......................... 5 I. Les étapes de la construction de l’étude ....................................................................... 6 II. Le domaine de la tutelle: le monopole du discours juridique ...................................... 8 III. L’objet de l’étude ....................................................................................................... 10 IV. Le fonctionnement de la recherche et son terrain ...................................................... 13 CHAPITRE 2. LA TUTELLE AUX PRESTATIONS SOCIALES ENFANTS................... 16 I. Le cadre de la TPSE...................................................................................................... 16 I. 1. La TPSE, une mesure judiciaire de contrôle administratif............................ 16 I. 2. Le juge des enfants, un personnage clé ......................................................... 18 I.3. Le délégué à la tutelle..................................................................................... 19 II. De la description formelle de la tutelle à la réalité des pratiques ................................ 20 II.1. Les objectifs de la mesure d’après des écrits de professionnels et discours des acteurs .......................................................................................... 20 II.2. Les missions du délégué à la tutelle.............................................................. 27 III. Les acteurs. Les usagers désignés par les délégués.................................................... 33 III.1.Les catégories d’usagers. L’expression des professionnels dans les écrits........................................................................................................ 33 III.2. Catégories d’usagers. Caractéristiques construites par les professionnels ........................................................................................... 36 CHAPITRE 3. STRATEGIES PROFESSIONNELLES ET TACTIQUES D'USAGERS ................................................................................................ 44 I. Stratégies professionnelles et tactiques d'usagers ......................................................... 45 I.1. Le cadre conceptuel général ........................................................................... 45 2 I.2. Les stratégies des délégués. Les délégués, porteurs des exigences institutionnelles..................................................................................................... 46 II. Les usagers, porteurs du quotidien. Transformations et conversions .......................... 55 II.1. Les tactiques des usagers .............................................................................. 55 II.2. L’adaptation primaire aux exigences ............................................................ 55 II.3. Résistances aux stratégies professionnelles .................................................. 61 CHAPITRE 4. AUTOUR DE LA RELATION ....................................................................... 75 I. La relation mise en scène .............................................................................................. 76 I.1. L’entretien à domicile. Un contexte situationnel particulier.......................... 77 I.2. Le schéma tutélaire type................................................................................. 80 I.3. L’interaction. Un espace scénique de la relation............................................ 82 II. La scène des interactions ............................................................................................. 83 II.1.Quelques invariants........................................................................................ 83 II.2 Les thèmes abordés et exemples de tactiques ................................................ 86 II.3. le registre de la négociation .......................................................................... 90 III. La relation de confiance, ciment des interactions ...................................................... 94 III.1 L'installation de la confiance ........................................................................ 94 III.2. La confiance convoquée .............................................................................. 95 III.3. La trahison ................................................................................................... 96 III.4. Motivations et attributions de jugements..................................................... 101 CONCLUSION ............................................................................................................................. 104 PRECONISATIONS.................................................................................................................. 106 Références bibliographiques ........................................................................................................ 109 3 INTRODUCTION L'étude de la mesure de tutelle aux prestations sociales enfants permet d'entrevoir cette pratique sociale d'une façon différente que celle habituellement admise. En effet, nous n'allons pas considérer la mesure de tutelle du point de vue macrosociologique, en analysant ses aspects institutionnels et son articulation aux autres mesures de l'action sociale et judiciaire. Nous n'allons pas étudier les effets qu'elle produit dans le domaine de l'action sociale et, par exemple, de quelle façon elle impose de la contrainte sociale ou du contrôle social. Nous n'allons pas chercher à examiner l'actuelle demande d'une réforme de la mesure qui semble occuper le devant de la scène. Nous allons privilégier l'aspect relationnel de la mesure, qui, du point de vue microsociologique, définit la mesure de tutelle. D'une part, parce que c’est un aspect de la mesure qui nous semble quelque peu délaissé, mais aussi parce qu’il est un aspect essentiel de la pratique tutélaire et sociale en général. C'est principalement ce qui se noue entre le travailleur social et l'usager qui permet, peu ou prou, à l'usager de recouvrer partiellement ou totalement, une autonomie. La mesure de tutelle instaure une relation sociale singulière et celle ci permet aux usagers de la tutelle de se saisir des moyens qui faciliteront, plus ou moins, un accès durable à une autonomie et une liberté d'action reconnue. Ces deux façons d'examiner la mesure de tutelle ne sont pas opposées. Elles sont complémentaires. Nous tenons à comprendre ce qui se joue entre deux acteurs de la mesure. Notre étude porte sur la relation délégué / usager. Elle ne traite ni de la relation entre l'usager et le juge, ni celle entre le délégué et le juge. Ces deux relations peuvent faire l'objet d'une étude. Cependant, la relation entre le délégué à la tutelle et le bénéficiaire de la mesure provoque inévitablement des conséquences sur les relations entre les usagers, les délégués et le juge des enfants. Le triptyque "se rendre compte, rendre des comptes et rendre compte" indique une relation précise avec le juge car c'est ce dernier qui intervient in fine sur la suite à donner de l'action entreprise, action elle-même subordonnée à la qualité de la relation. De même, c'est le juge des enfants qui entérine les propositions de levée et de reconduction de la mesure. Il a une place essentielle dans le dispositif actuel de la mesure de tutelle. A ce titre, son positionnement sur l'échiquier pourrait donner lieu à une étude plus approfondie. Le rôle et la place du juge dans cette relation serait un objet d'étude à construire. 4 Nous allons examiner la mesure de tutelle du point de vue des acteurs dans la relation de travail. Nos questions de départ ont été énoncées de la manière suivante : • Que se joue t-il entre un délégué et un usager dans le cadre de la mesure de tutelle ? • Quelle est la pratique éducative du délégué ? • Quelles sont les familles sous tutelle et comment se désignent elles ? • Comment l’usager réagit aux injonctions du délégué ? • Comment se construit la relation ? Nous allons tenter de les traiter autrement qu'à partir des seules conceptions juridiques. Voici les résultats de la recherche. 5 CHAPITRE I PROBLEMATIQUE ET TERRAIN D’INVESTIGATION Notre étude concernera exclusivement la tutelle aux prestations sociales enfants. D’abord parce que nous exerçons la fonction de délégué à la tutelle aux prestations sociales, ensuite parce qu’elle est désignée comme une mesure à caractère éducatif et qu’elle fait partie, au même titre que la mesure d’assistance éducative en milieu ouvert (AEMO), de la prise en charge des mineurs en difficulté sociale. C’est parce qu’elle est une intervention à caractère éducatif dans le champ de l’action sociale que nous nous sommes intéressés de façon exclusive à elle. Une fois le champ de notre étude balisé, nous proposons d’examiner la méthode employée et le choix du terrain de la recherche choisis en fonction de notre objet d’étude. Nous avons choisi de traiter un objet spécifique défini sous le vocable «tutelle ». Nous faisons d’emblée le distinguo entre la mesure de tutelle aux incapables majeurs et la mesure de tutelle aux prestations sociales. La première concerne des adultes qui se trouvent dans l’incapacité de disposer de leurs biens et qui éprouvent des difficultés à s’occuper de leurs affaires administratives. Ils sont placés sous tutelle. Ils sont représentés par un tuteur, qui exerce sa fonction sous le contrôle du juge des tutelles, cette fonction a pour objectif d’aider la personne sous tutelle à vivre dans de bonnes conditions1. La seconde concerne les prestations sociales. Celles-ci sont placées sous tutelle lorsque ceux qui les perçoivent éprouvent des difficultés de gestion budgétaire telles qu’elles compromettent la vie de la famille et notamment l’éducation des enfants dans de bonnes conditions. Mais cette deuxième mesure recouvre deux notions. La mesure de tutelle aux prestations sociales adultes (TPSA) qui a pour objectif d’éduquer des adultes à gérer leurs prestations sociales2 et la mesure de tutelle aux prestations sociales enfants (TPSE) qui a pour objectif d’aider des parents à gérer leurs revenus pour permettre à la famille et notamment aux enfants de vivre dans de bonnes conditions3. 1 De nombreux ouvrages de référence permettent de faire le tour de la question. Notamment les écrits de Michel Bauer, directeur de l’UDAF de Brest. 2 Il s’agit bien souvent de personnes qui perçoivent une allocation d’adulte handicapée, un revenu minimum d’insertion, une pension d’invalidité, et qui ne sont pas en mesure de gérer leurs prestations sociales seuls. Cette mesure est ordonnée par le juge des tutelles. 3 La TPSE est ordonnée par le juge des enfants. 6 I. LES ETAPES DE LA CONSTRUCTION DE L’ETUDE Trois années de formation à l’institut régional du travail social et au département de sociologie de l’université de Metz nous ont autorisé à énoncer en première année des questions d’ordre professionnel et peu à peu à entrevoir les possibles d’un questionnement plus théorique. En effet, la première année d’étude, véritable année de déconstruction, portait sur les notions de contrainte sociale qui nous semblait évidente. Si évidente que nous avions du mal à entrevoir que la mesure de tutelle pouvait être autre chose qu’une contrainte sociale créée par l’Etat pour contrôler les parents déficients. « La familiarité avec l’univers social constitue pour le sociologue l’obstacle épistémologique par excellence. »4 Notre propos d’alors tentait de mettre au jour, sous la forme de descriptions, l’activité professionnelle du délégué à la tutelle d’une part et, d’autre part d’étudier les caractéristiques de la population sous tutelle sous la forme de tableaux statistiques. Nos préoccupations, plutôt professionnelles à cette période, nous ont mené à l’élaboration d’une construction d’un objet d’étude qui se focalisait sur une présentation de notre cadre professionnel, un travail de recherche autour de la mise en place des allocations familiales, des enjeux de son institutionnalisation et de la stabilisation de la notion de tutelle. Les statistiques, les discours officiels sur la mesure de tutelle sont intéressants; néanmoins, nous avons choisi d’aborder les questions sous un angle qualitatif. Ces préoccupations professionnelles revenaient en boucle autour de la contrainte et de la moralisation des familles. Il nous était dès lors nécessaire de neutraliser les préoccupations professionnelles pour aller plus loin dans la mise en forme d’une problématique. Nous avons voulu aller « voir ailleurs » et entendre d’autres discours. Pour y parvenir nous nous sommes appliqués, en seconde année, à mener une étude exploratoire auprès des acteurs de la tutelle. Ce détour nous a permis de dégager un ensemble de constats, à partir des propos des différents acteurs de la mesure de tutelle, et de comprendre que notre connaissance de la réalité sociale que nous avions l’illusion de maîtriser était constituée de prénotions qui pouvaient dès lors être questionnées. Croyant connaître la mesure de tutelle, alors que nous en avions une idée vague et confuse, il nous fallait l’examiner comme un fait social et nous débarrasser des prénotions qui constituent la sociologie spontanée dont nous sommes porteurs comme l’indiquent Bourdieu, Passeron et Chamborédon dans l’ouvrage le métier de sociologue « le sociologue n’en a jamais fini avec la sociologie spontanée et il doit s’imposer une 4 P Bourdieu, J CL Passeron et J CL Chamborédon, le métier de sociologue, Ecole Pratique des Hautes Etudes 1973, 2ème édition ; 357 p. P 27. 7 polémique incessante contre les évidences aveuglantes qui procurent à trop bon compte l’illusion du savoir immédiat et de sa richesse indépassable.5 ». L’étude exploratoire, en cela, nous a permis d’isoler des actes, des discours, des descriptions, des catégories, de les définir et de considérer, comme le dit Durkheim, que traiter les faits sociaux comme des choses, c’est se mettre à distance des faits sociaux et les observer. Cette première série d’observations et ces premiers entretiens exploratoires nous ont donné à voir et à entendre des discours sur des pratiques, des souffrances, des questionnements, des façons d’agir, tout un ensemble d’interprétations d’une réalité sociale. Nous avons pu isoler des constats nouveaux. Nous passions aussi du statut de professionnel en formation à un statut « d’apprenti chercheur » qui nous permettait de donner une distance à une réalité et qui permettait à la fois d’ancrer la recherche d’une façon nouvelle (entretiens de type sociologique) et d’interroger la réalité en fonction des questions que nous nous posions. Quelle est la pratique éducative du délégué à la tutelle ? Quelles sont les familles bénéficiaires d’une mesure de tutelle ? Comment se désignent-elles ? Que veut dire être sous tutelle ? Comment les familles en parlent-elles ? Nous dégagions un axe de travail qui s’articulait autour de la parole des usagers. L’étude exploratoire autorisait à mettre à distance des discours différents de ceux produits officiellement et/ou portés par l’institution tutélaire. Nous mettions en relief, à ce point de notre recherche, deux façons quasi opposées de discourir sur la tutelle. La première, institutionnalisée, examine d’une façon quelque peu macroscopique et surplombante les pratiques. Elle se réfère fortement au juridique et au discours officiel de la loi. La seconde, rend compte d’une réalité quotidienne articulée par des mécanismes relationnels et motivationnels. Cette approche microsociologique permet de considérer les méandres de la relation et les interstices de ce qui construit le quotidien des acteurs de la tutelle. Lors de notre dernière année de formation, pour le présent mémoire, nous avons privilégié une approche qualitative caractérisée par l’observation et l’enregistrement de dix entretiens de travail entre un délégué à la tutelle aux prestations sociales enfants et un usager bénéficiaire d’une mesure et par l’enregistrement de dix entretiens menés par nous auprès de cinq usagers et de cinq délégués à la tutelle. Nous avons également recueilli des observations dans un journal de terrain. Nous sommes allés observer des faits pour produire des connaissances. Cette méthode inductive a pour but d’identifier la répétition d’un même phénomène et de déduire des relations causales. De plus l’approche qualitative que nous avons favorisée 5 P Bourdieu, J C Passeron et J CL Chamborédon, Op cit. p 27. 8 permet de valoriser la singularité. Cela explique aussi notre engouement à interviewer un nombre relativement faible de personnes a contrario d’une approche quantitative. II. LE DOMAINE DE LA TUTELLE: LE MONOPOLE DU DISCOURS JURIDIQUE Choisir un objet de recherche dans le domaine de l’institution tutélaire est d’un premier abord un exercice relativement ardu et ceci pour deux raisons principales. Premièrement, il semble assez incommode de travailler un objet en sociologie sachant qu’il est plutôt investi par des spécialistes juridiques et que les nombreuses recherches effectuées sur la tutelle proposent des réflexions du domaine juridique. Actuellement, par exemple, la sphère d'activité de la tutelle est traversée par de multiples questionnements qui portent sur le bien fondé de la formulation « tutelle aux prestations sociales » qui est jugée inappropriée parce qu’elle conduit à une confusion avec la tutelle dite aux incapables majeurs. Cette réflexion est vite localisée par les spécialistes de la tutelle en référence au droit comme nous le remarquons dans l’article TPSE droit des enfants, droits des familles du numéro spécial de Réalités familiales qui indique à la page 33: « En effet, le terme tutelle est en général utilisé pour les personnes. Dans le code civil, les articles 389 à 475 sont relatifs à la tutelle des mineurs, les articles 492 à 515 aux majeurs aux en tutelle. Dans les deux cas c’est la personne qui est mise sous tutelle ». Ne serait-ce pour la dénomination de la mesure, la référence au code civil ou au code de la famille semble incontournable. Dés lors comment ce champ tutélaire peut-il être circonscrit autrement que par le champ juridique, alors même que les propos portés sur celui-ci émanent principalement de ce champ ? De même, les professionnels de la tutelle semblent éprouver une affection certaine pour les écrits juridiques lorsqu’il s’agit de décrire les pratiques professionnelles ou de discourir sur les problèmes liés à la tutelle. La « mesure de tutelle » est une expression qui recouvre d’emblée une dualité terminologique. En effet il existe : • deux notions juridiques, la mesure de tutelle aux incapables majeurs, la curatelle et la tutelle aux prestations sociales. • deux juridictions, le tribunal d’instance avec le juge des tutelles et le tribunal de grande instance avec le juge pour enfant. 9 • La profession est investie par deux sortes de professionnels, des juristes et des travailleurs sociaux ( éducateurs spécialisés, assistantes sociales et conseillers en économie sociale et familiale). Sans doute, pouvons-nous aussi trouver deux façons de travailler mais les références juridiques semblent ordonner les pratiques et les réflexions théoriques sur ces pratiques. Le monopole des interprétations juridiques issues des acteurs appartenant à ce champ est patent. Nous avons produit un état des lieux sur les publications concernant la mesure de tutelle aux prestations sociales enfants6. Ce travail nous a demandé beaucoup de temps au regard du nombre de publications accessibles. Nous avons connu une certaine difficulté à nous les procurer, ce peu de disponibilité de la littérature existante est un indice de la faible communication sociale à propos de la tutelle. Particulièrement, les ouvrages portant sur la relation entre le délégué et l’usager sont quasi inexistants. Le domaine juridique couvrirait-il le champ ? On peut en tout cas observer que le champ de la tutelle est décrit, discuté, objectivé au travers de nombreux ouvrages qui dressent des états descriptifs de ce qui se passe à l’intérieur des institutions tutélaires, du point de vue des modes opératoires techniques et judiciaires du travail tutélaire et qui débattent sur des questions d’ordre idéologique portées par ces mêmes institutions au regard des textes de loi qui cadrent la fonction et les institutions. Ce sont donc a priori les textes de loi qui déterminent la pratique et qui inscrivent la mesure de tutelle dans le champ juridique. Peut-on considérer la pratique tutélaire sous un autre angle ? Parallèlement au monopole du discours judiciaire, il existe peu de publications sur le métier de délégué à la tutelle qui proposent de décrire, voire d’analyser les actes, les engagements du délégué, les actions éducatives que le délégué à la tutelle engage auprès de l’usager. Ces actions éducatives, formulées lors des interactions sociales produites dans le cadre du travail effectué par le délégué auprès de l’usager, sont quelquefois évoquées en équipe de travail pluridisciplinaire (par exemple lors de réunions techniques appelées réunions dossiers) et / ou sont énoncées de façon informelle et spontanée. Pourtant, le travail de ces professionnels est en majeure partie réalisé dans ces temps d’entretien avec l’usager, au domicile de ce dernier, ou au bureau. Or, le champ de la tutelle aux prestations sociales enfants est plutôt investi par des discours juridiques et/ou technicistes produits par des 6 Cf. Annexe n°1. 10 professionnels issus du «sérail Udafien », et aussi, par d’autres acteurs (juristes et institutions de tutelle autres que les UDAF). De plus, ces auteurs insistent sur la « nécessaire » réforme de la mesure de tutelle aux prestations sociales et sur une réhabilitation de la mesure. Cette insistance est le résultat d’une mesure vieillissante qui mérite, à priori, un toilettage réclamé depuis quelques années par les différents acteurs institutionnels de la tutelle. Elle occupe le devant de la scène et cache quelque peu une facette du travail tutélaire relative aux interactions sociales entre les délégués et les usagers. De ce point de vue là, le délégué à la tutelle est présenté par les auteurs d’écrits techniques comme un médiateur dans la relation usager/ délégué / environnement social. Mais qu’en est-il exactement ? III. L’OBJET DE L’ETUDE Les ouvrages que nous avons pu consulter mettent en relief des études historiques, juridiques et des analyses sur les pratiques tutélaires en ce qui concerne le fonctionnement de la mesure, la population prise en compte. Cette manière de rendre compte de la pertinence d’une pratique sociale est intéressante car elle permet d’initier des réflexions et de mettre en question de façon « macroscopique » une pratique sociale. Cependant elle délaisse ce qui se joue entre les acteurs dans le travail quotidien du délégué alors qu’il est par ailleurs qualifié de « médiateur »? Que veut dire, par exemple, l’action éducative ou l’action budgétaire ? Qu’il y a t-il sous ces expressions ? Notre étude portera donc sur l’observation des interactions usager/ professionnel pour tenter de comprendre comment les usages, jeux et enjeux se font et se défont, examiner de façon détaillée ce qu’il advient de la parole, de l’acte, des conseils éducatifs et apprécier la manière avec laquelle les usagers les prennent en compte, les utilisent voire les détournent, somme toute, être au cœur de l’action. Nous voulions comprendre et saisir la façon dont le professionnel utilise ses outils ou instruments, (le budget le dossier, le carton comptable, le calendrier) comme un intermédiaire, pour mieux classer et mettre de l’ordre dans le réel pendant cette relation avec l’usager. Nous voulions connaître les manières de répondre de l’usager et saisir aussi ce qu’il autorisait, exigeait ou sollicitait lors de ces interactions. D’une certaine manière, l’usager et le professionnel agissent et sont agis. Notre ambition est de saisir ensemble ces volontés et ces contradictions car le professionnel et l’usager sont dans un régime d’action. Le délégué définit la situation au cœur de 11 l’interaction avec l’usager et si, par exemple, il se le représente comme dépensier, fautif, enquiquinant, toujours à lui demander quelque chose, à user et à l’user, il induit le mode d’action : « Si je pense que tu ne t’occupes pas bien de tes enfants, de ton argent, je m’adresse à toi comme si tu étais une personne qui ne s’occupe pas bien de ses enfants et de son argent ». De même, pourrait-on dire, c’est pareil pour l’usager. Il existe donc d’un côté des textes de loi qui définissent ce qu’est une mesure de tutelle, la fonction qu’elle remplit, secondairement il y a une institution avec une capacité de contrôle, d’injonction et en même temps une relation singulière entre le délégué et l’usager se construit. Ces deux pôles, pour nous, ne sont pas antagonistes ou opposés, ils sont solidaires car le délégué à la tutelle, pour travailler avec l’usager, est obligé d’établir une relation avec l’usager. La relation est le moyen pour le délégué de mettre en œuvre l’action éducative énoncée dans la loi et elle est un corollaire à la gestion de prestations familiales. Ce qui, pour nous, ne semble pas banal, c’est que le professionnel intervient peu ou prou, avec plus ou moins de virulence, de passion dans cette relation. Autrement dit, l’intervention du professionnel serait plus compliquée que ce qu’énoncent les textes de loi. Elle tiendrait compte aussi de la part d’engagement du professionnel dans cette relation. Comment étudier la relation et comment montrer qu’il y a des stratégies et des tactiques dans cette relation singulière ? Nous partons de l’idée que la mesure de tutelle et le travail des délégués ne sont pas vraiment donnés à voir. Ce sont plutôt les discours sur la tutelle selon les points de vue juridiques et politiques qui le sont. Il existe donc plutôt des discours autour du bien fondé de la mesure et de ce qu’elle permet de faire avec des familles d’un point de vue éducatif (la protection de la famille, l’intervention éducative auprès de la famille, apprendre à des parents à bien dépenser et à bien gérer leur argent en vue de la sauvegarde de la famille.). Les matériaux construits lors de notre étude exploratoire nous ont donné des indications plus pointues sur une « sorte de relation » qui se nouerait ( ou pas) entre le professionnel et l’usager. L’intervention éducative du délégué est complexe. Elle a pour but de sauvegarder les intérêts des enfants et d’éduquer les parents à une prévision budgétaire. Cette interception des allocations familiales et sa gestion par un tiers a aussi comme présupposé «l’instauration d’un réseau de contrôle sur l’organisation même de la vie quotidienne, prise en charge par des appareils publics 12 et privés sous l’égide de l’Etat »7.Reviennent souvent les questions de contrôle de la classe ouvrière et de la violence discrète du mauvais usage des allocations familiales. Cette façon quelque peu macroscopique de parler de la mesure de tutelle met en lumière des couples tels que professionnels / usagers, protection de l’enfance / intérêt des enfants, intervention éducative / contraintes sociales. Mais cela ne considère qu’à la marge les questions suivantes : comment cette relation se noue t’elle ? Quelle est la nature de cette relation ? Comment le professionnel contrôle cette relation ? Comment le professionnel gère cette relation ? Comment l’usager gère cette relation ? C’est pourquoi nous avons voulu comprendre les caractéristiques de cette relation et de considérer en quoi elle permet ou pas, peu ou prou de construire une mesure de tutelle. Pour mener son travail, le professionnel dispose de deux lieux distincts dans lesquels la relation se noue : le bureau, figure de l’institution et de l’autorité, et le domicile de l’usager chez lequel il se rend régulièrement. A la manière du réparateur, cette relation de service fonde une pratique d’intervention sociale que nous nous proposons d’explorer. Pourquoi se rendre chez l’usager ? Qu’est ce que cela induit comme pratique relationnelle ? Que se passe t-il au domicile de l’usager ? Quelle action est en jeu ? Cette relation quasi obligatoire, déterminée par les textes, se construit socialement parce qu’elle est institutionnalisée et aussi parce qu’elle met en présence ces deux acteurs au cours d’entretiens lors desquels ils interagissent. En quoi ces interactions qualifient-elles la relation ? Goffman dans Asiles pose le cadre de la relation de service et propose un schéma médical type. Nous nous appuierons sur ce schéma pour échafauder un schéma tutélaire type. Nous engagerons notre propos autour de la définition de la relation de tutelle. Comment existe t-elle ? Le professionnel assigne la relation. C’est lui, par le mandat institutionnel, qui impose la relation. Comment réagit l’usager ? Quelles sont ses marges de manœuvre, sa part de liberté vis à vis du professionnel ? Les usagers collaborent-ils avec l’institution, résistent-ils aux injonctions institutionnelles ? Les pratiques tutélaires mettent en lumière des stratégies des professionnels et des tactiques d’usagers que nous nous proposons de questionner. Il se déroule au cours des entretiens un jeu d’acteur qui participe à définir une relation singulière. Comment les usagers de la mesure de tutelle mettent-ils en œuvre leur part d’autonomie et de liberté ? 7 « La tutelle aux prestations sociales » ESPRIT. J Bobroff et M Luccioni 1972 n°4/5 p172 13 IV. LE FONCTIONNEMENT DE LA RECHERCHE ET SON TERRAIN Nous avons effectué une enquête de terrain auprès de deux institutions de tutelle. La première est une institution marnaise qui fonctionne sur les arrondissements de Reims, Epernay, Châlons en Champagne, Sézanne et ses environs. La seconde est une institution fonctionnant sur le département de la Meuse. Nous avons négocié notre intervention avec les équipes de délégués et au début de notre travail avec leurs représentants, le chef de service pour l’institution marnaise et la directrice pour l’autre. L’accueil dans les deux institutions fut très agréable et très vite notre recherche fut investie par nos hôtes. La négociation de recherche a été balisée autour de principes déontologiques et éthiques qu’il nous semble important de rappeler. Tout d’abord, notre demande fut exposée sous la forme d’une lettre d’explicitation de notre recherche. En voici un extrait qui exprime en quelque sorte notre position à l’aube de notre intervention. « Etudiant en maîtrise au département de sociologie de l'université de METZ, j’effectue un travail de recherche sur la profession de délégué à la tutelle. Ma recherche a pour objet l’étude et l’analyse, dans le champ de la mesure aux prestations familiales, des tactiques des usagers pendant les entretiens de travail délégués/ usagers au domicile de ces derniers ou au bureau. Pour ce faire, je souhaite participer à des entretiens et observer, c’est à dire regarder et noter pendant l’entretien les différentes interactions et la façon dont celles ci sont mises en place. De plus, pour des raisons de validité scientifique, je souhaite enregistrer sur dictaphone les contenus des entretiens afin de pouvoir les analyser de la façon la plus objective possible. Bien entendu l’anonymat des personnes, des lieux et des dates sera respecté8, c’est à- dire qu’une fois la recherche terminée, il ne sera pas possible de reconnaître dans la production écrite finale les différents acteurs qui auront participé à cette recherche. Cependant, de façon individuelle et s’il le souhaite, je mettrai à la disposition de chaque acteur la retranscription dactylographiée de son entretien. D’autre part le résultat de la recherche pourra faire l’objet d’un compte- rendu, si l’équipe de travail le souhaite. Celui ci permettra peut être de contribuer à poser un regard supplémentaire sur une fonction sociale qui semble spécialisée, spécifique et relativement méconnue par les autres acteurs du travail social. Pourtant cette fonction apparaît nécessaire car elle semble autoriser des familles à vivre dans des conditions de vie décentes, malgré les difficultés sociales et financières qu’elles rencontrent. Comment gèrent-elles donc cette relation sociale avec le professionnel et comment mettent -elles en place les conseils et injonctions du délégué ? Ont-elles notamment des façons spécifiques de ruser, contourner, utiliser, les instruments, outils, équipements mis en avant par le délégué lors de l’entretien éducatif et /ou au cours de «l’action éducative » proprement dite ? Ces trois questions participent du propos que je veux étudier et introduisent en quelque sorte l’objet de mon étude ».9 8 Nous précisons que tous les noms des personnes interviewées ou citées dans les entretiens sont fictifs. Extrait de la lettre de formulation de notre démarche de recherche auprès des institutions tutélaires, adressée en novembre 2002. 9 14 Cette missive a permis notre entrée sur le terrain d’investigation10. Ensuite une réunion avec les équipes venait sceller notre engagement et permettait de prendre rendez-vous afin de mener les entretiens de recherche. Nous avons tenu à effectuer des entretiens auprès des professionnels et des usagers et nous avons tenu aussi à observer et enregistrer des entretiens de travail entre un délégué et un bénéficiaire de la mesure. Cette double approche méthodologique avait un double objectif : en premier lieu, permettre aux uns et aux autres de se doter d’un temps pour exprimer leur parole11 et donner leur point de vue de leur situation. En second lieu, examiner par l’observation et l’enregistrement des entretiens délégués/ usagers, pour interroger ce qui se passe concrètement lors des interactions. Notamment, il nous importait de discriminer les thèmes des entretiens, leur ordonnancement et les différents registres relationnels abordés pendant ces interactions. Les délégués, en retour, nous ont demandé à ce que nous puissions restituer le résultat de l’étude et en discuter, une fois la recherche effectuée, ce sur quoi nous nous sommes engagés. Nous avons interviewé cinq professionnels et sept usagers et participé à dix entretiens de travail. En ce qui concerne les entretiens de travail, nous avons participé à deux entretiens à chaque fois avec le même professionnel et le même usager à un mois d’intervalle. Deux usagers n’ont pas désiré être interviewés. Un usager a émis le souhait que nous n’assistions pas au deuxième entretien de travail prévu. Elle disait avoir peur « de passer à la télé ». Un couple d’usagers fut absent lors d’un entretien programmé. L’enquête de terrain débuta en janvier et s’acheva en mars. Nous avons pu de la sorte observer deux entretiens à un mois d’intervalle pour chaque délégué. Nous avons réalisé les entretiens une fois les observations effectuées. Les usagers nous connaissaient et nous pouvions aborder, si besoin était, les thèmes et propos énoncés lors des entretiens de travail. Les professionnels interviewés, quatre femmes et un homme, sont tous des travailleurs sociaux diplômés, qui, à l’exception d’une déléguée, travaillent dans leur institution respective depuis plus 10 Nous avons soigné notre entrée sur le terrain sachant que notre objet d’étude portant sur la tutelle ne faisait pas partie des références des institutions sollicitées. On s’attendait à quelques réticences. D’ailleurs, il a fallu que notre directeur de mémoire adresse une lettre pour appuyer notre demande. Une fois les garanties données, par ailleurs légitimes, les réticences de prime abord levées, l’accueil sur les terrains fut bon et nous n’avons pas connu d’entrave à notre étude. 11 A ce propos comme l’indique Pierre Bourdieu dans la misère du monde p 1417 « …ce n’est pas donner réellement la parole à ceux qui ne l’ont pas habituellement que livrer telle quelle leur parole. Il y a les lenteurs, les redites, les phrases interrompues et prolongées par des gestes, des regards, des soupirs ou des exclamations, il y a les digressions laborieuses, les ambiguïtés que la transcription dénoue inévitablement, les références à des situations concrètes, des évènements liés à l’histoire singulière d’une ville, d’une usine ou d’une famille, etc. (et que le locuteur évoque d’autant plus volontiers que son interlocuteur est plus familier, donc plus familier avec tout son environnement familier). 15 de cinq années. Les usagers interviewés, six femmes et un homme, ont tous des enfants, dont certains sont placés en institution sociale. Notamment une mère de famille vit seule à son domicile, ses quatre enfants étant placés. Aucun n’effectue un travail salarié et/ ou rémunéré. Tous les usagers concernés vivent des seules prestations sociales. Sur les six femmes bénéficiaires d’une mesure de tutelle aux prestations sociales enfants, une seule vit en couple de façon régulière et une autre occasionnellement, surtout le week-end. Les quatre autres sont mères célibataires. Cette répartition n’est pas le fruit du hasard. Nous n’avions émis aucun choix d’usager, à priori, et avions laissé libre choix aux délégués12. Ce sont eux qui ont demandé aux usagers auprès de qui ils exercent une mesure de tutelle s’ils acceptaient de s’engager dans un entretien. Une fois leur accord verbal donné au délégué, c’est nous qui avons contacté les personnes bénéficiaires et c’est avec elles exclusivement que nous avons entériné les lieux et heures de rendez-vous. Tous les entretiens et observations se sont déroulés au domicile des usagers. Cela correspondait à notre volonté, eu égard à la spécificité de notre objet. Pour ce qui concerne le choix des personnes interrogées, il convient de noter que les délégués ont déclaré qu’ils avaient choisi tel usager en raison des impératifs de jours d’entretiens. Ces jours correspondaient aux semaines et jours de formation disponibles pour l’enquête. Cependant, il est utile de rapporter quelques propos de certains délégués qui nous ont confié avoir demandé à tel usager plutôt qu’à tel autre en raison de leur apparente « docilité » ou de leur réponse présupposée affirmative. La connaissance que les délégués ont des usagers est sans doute intervenue aussi fortement dans leur choix des enquêtés. De plus il est aussi nécessaire de préciser qu’une condition de choix tenait dans la représentation que se faisait le délégué en ce qui concerne la facilité d’expression de l’usager ou des contenus d’entretiens supposés intéressants. Par exemple une déléguée nous confiera que « le mercredi, il y a plus de choses à voir, car les enfants sont au domicile. » , une autre nous dira « avec cette dame il y a de la matière. » ou bien « avec les autres, c’est des entretiens de dix minutes ». Tout ceci participe aux conditions d’enquête et il est important d’en tenir compte afin de ne pas croire de façon naïve que nous soyons le seul à en énoncer les limites et les conditions de faisabilité. Les relations d’enquête sont des relations sociales. 12 Cette question de l’échantillonnage est très important. Or, cet échantillon n’est pas représentatif de la population «sous tutelle». Il aurait fallu tenir compte de la répartition des sexes, âges, nombre d’enfants, ancienneté dans la mesure, considérer les levées etc. cette procédure nous aurait été très difficile à mettre en place. Deuxièmement notre intérêt était de nous entretenir avec des usagers et de travailler à partir des affirmations proposées et de travailler sur la question de la relation. Cependant, il est intéressant de constater le nombre élevé de familles monoparentales interviewées et qui est pour le coup assez représentatif de la population «sous tutelle». Voir chap. 2. 16 CHAPITRE 2 LA TUTELLE AUX PRESTATIONS SOCIALES ENFANTS La première partie de ce deuxième chapitre a pour objet de présenter la mesure de tutelle aux prestations sociales enfants, son cadre légal. La TPSE13 est définie par des textes de loi qui déterminent les objectifs, les moyens et les publics concernés. Nous donnerons les principales caractéristiques juridiques. Ensuite, à partir des discours sur la TPSE énoncés par les professionnels, délégués et juges, et par les usagers, recueillis par nous lors d’une enquête, nous dégagerons quelques invariants qui définissent la mesure de tutelle. En effet, la mesure de tutelle est codifiée au travers de textes juridiques et officiels. Cependant, elle est aussi qualifiée par les acteurs et ceci nous intéresse. La deuxième partie consiste à énoncer les caractéristiques propres à chaque groupe d’acteurs. Celles dégagées par les professionnels de la tutelle lors de leurs interventions publiques et au travers de leurs publications et celles que nous avons découvertes à partir de notre étude. Que dit le professionnel de l’usager ? Comment en parle t-il ?.Comment les usagers sont-ils qualifiés? I. LE CADRE DE LA TPSE I.1. La TPSE , une mesure judiciaire de contrôle administratif En France lorsque des familles connaissent des difficultés graves qui les empêchent de remplir leurs obligations vis à vis de leurs enfants, la loi a organisé la protection des jeunes se trouvant dans une situation de danger à l’intérieur de leur famille, en instituant une mesure éducative au profit des parents, développée au travers de la gestion des prestations familiales. Cette protection s’est organisée depuis la création des allocations familiales. Les allocations familiales ont été officiellement instituées par la loi du 11 mars 1932. Puis, le code de la famille, dans son décret-loi du 29 juillet 1939 a instauré un régime d’aide financière à toute famille ayant charge d’enfant. 13 Nous utiliserons par commodité, le sigle TPSE. 17 L’article 16 de ce décret-loi permet que la prime à la première naissance, lorsqu’elle risquait d’être détournée de son objet, soit versée à un tiers, personne morale ou physique, à charge pour ce tiers d’affecter l’allocation à sa véritable destination c’est-à-dire «aux soins exclusifs de l’enfant ». Puis le décret-loi du 24/04/1940 prévoie que lorsqu’un des conjoints a fait l’objet d’une condamnation pénale en application de la loi sur les enfants abandonnés ou maltraités ou lorsqu’un des conjoints est condamné pour ivresse, que les allocations soient versées à l’autre conjoint (à condition qu’il ne soit pas lui-même condamné) ou à défaut à une œuvre ou une personne qualifiée, à charge pour celle-ci d’affecter les allocations «aux soins exclusifs des enfants ». Ce décret-loi étend le champ de son application à l’ensemble des allocations familiales et non plus seulement à la prime de naissance. La loi du 18/11/1942 propose «une organisation du contrôle en instituant : l’ouverture et la procédure de la mesure, la désignation des personnes susceptibles de requérir le tutelle, la décision de tutelle et le fonctionnement de la tutelle ».14 La loi du 22/08/1946 et son décret d’application du 10/12/1946 mettent en forme les idées clefs de la mesure de tutelle aux prestations sociales enfants «notamment dans l’idée que le tuteur, substitut des parents par la gestion des allocations familiales doit les employer dans l’intérêt des enfants et de la famille »15 La tutelle aux prestations sociales enfants (TPSE) est de la compétence du juge des enfants. Elle est inscrite à l’article L.552-6 du code de la sécurité sociale (loi du 18 octobre 1966) et son décret d’application du 25 avril 1969 stipule: « Dans le cas où les enfants donnant droit aux prestations familiales sont élevés dans des conditions d’alimentation, de logement et d’hygiène manifestement défectueuses ou lorsque le montant des prestations n’est pas employé dans l’intérêt des enfants, le juge des enfants peut ordonner que les prestations soient, en tout ou partie, versées à une personne physique ou morale qualifiée, dite tuteur aux prestations familiales». La loi de 1966 précise que cette mesure a un caractère individuel et s’adresse nominativement à l’égard des familles. Elle a une finalité éducative et bénéficie d’un financement à la charge de l’organisme débiteur. L’article 511-1 du code de la sécurité sociale fixe la liste des prestations qui peuvent être mises sous tutelle. Il s’agit des allocations familiales, de l’allocation jeune enfant, du complément familial, des allocations de logement familial, des allocations d’éducation spécialisée, 14 15 M. Bauer, la tutelle aux prestations sociales, une action éducative et budgétaire, Paris, Editions ESF, 1988. M. Bauer, Op. cit. p 35 18 de l’allocation de parent isolé, de l’allocation parentale d’éducation, de l’allocation d’adoption et de l’allocation de soutien familial. Pour Jacotte Bobroff et Micheline Luccioni16 «la présentation éducative de ce type de prise en charge fondée sur une relation individuelle entre le délégué et la cellule familiale est particulièrement habile ». Ces auteurs précisent que la mesure de tutelle aux prestations sociales enfants est «une initiative patronale à son origine, agissant sur les seules allocations familiales, moyen de réadaptation sociale à fondement humaniste, elle vise alors à établir un intermédiaire, le tuteur, entre les enfants à qui ces allocations sont destinées, et certains parents qui les utiliseraient autrement et manqueraient à leur devoir.(…)d’une manière générale, son but est de stopper l’évolution des problèmes financiers et d’éponger les dettes, cela à cause des risques immédiats : saisie, ventes de mobilier, frais d’huissier, placements d’enfants, expulsions. » I.2. Le juge des enfants, un personnage clé La TPSE est une mesure judiciaire. Elle est ordonnée par le juge pour enfants qui détermine l’ouverture de la mesure, sa durée et l’organisme de gestion des prestations familiales. Cette décision dessaisit partiellement les parents de leur autorité parentale dans la disposition et la gestion directe d’une partie du budget familial. «Le tuteur doit affecter les prestations à caractère familial ou destinées à des enfants aux besoins exclusifs de ceux-ci et aux dépenses de première nécessité les concernant, en particulier aux dépenses d'alimentation, de chauffage et de logement. Dans le cadre de sa gestion, il est habilité à prendre toutes mesures de nature à améliorer les conditions de vie des enfants et à exercer auprès des parents une action éducative en vue de la réadaptation complète de la famille. » 17 Le rôle du juge est de s’immiscer dans la vie familiale et de vérifier quantitativement l’adéquation entre les ressources et les dépenses. Ainsi, le juge aura pour objectif de contrôler l’utilisation des ressources et de sanctionner le cas échéant la famille en la privant de la jouissance directe des allocations familiales. Le juge devra recueillir toutes les informations utiles sur la famille pour apprécier toutes les difficultés et la notion de danger. Il convoque la famille en audience privée, diligente une enquête sociale auprès des services sociaux pour apprécier la situation. Le juge doit motiver sa décision. En effet il apparaît important que l’allocataire connaisse les raisons de la mise 3 Bobroff Jacotte, Luccioni Micheline, la tutelle aux prestations sociales. Esprit, n°4/5, 1972 Article R. 167-28. Section 6. Code de la sécurité sociale. 17 19 sous tutelle des allocations. Cependant ces raisons sont énoncées oralement et retranscrites de façon laconique sur l’ordonnance adressée au service de tutelle, à la famille et à tous les services concernés. Le juge désigne le tuteur aux prestations sociales. Les articles R.167-10 à R.167-17 du Code de la sécurité sociale définissent les personnes qui peuvent être agrées en qualité de tuteur. I.3. Le délégué à la tutelle Pour exercer la fonction de délégué à la tutelle, il faut être âgé au minimum de 25 ans, et répondre aux conditions fixées par l’arrêté du 30 juillet 1976 qui stipule que la compétence à assurer cette fonction est reconnue par la délivrance conjointe du Garde des sceaux et du ministre de la solidarité et de la santé, d’un certificat de compétence de délégué à la tutelle. Pour obtenir ce certificat, il faut être titulaire d’un diplôme d’état d’assistant social, d’éducateur spécialisé ou de conseillère en économie sociale et familiale ou d’un brevet de technicien supérieur de conseiller ménager. Les futurs délégués à la tutelle doivent avoir une pratique sociale d’au moins trois années d’exercice dans la profession correspondante au diplôme. Peuvent aussi prétendre à exercer ce travail les travailleuses familiales âgées de trente ans au moins et justifiant de cinq années d’expérience professionnelle Cet arrêté de 1976 cadre la fonction de délégué à la tutelle et sa place dans le champ de l’action sociale. Bien que n’étant pas une mesure civile, au sens de l’article 375 du code civil 18sur l’assistance éducative, la mesure de tutelle aux prestations sociales enfants est intégrée depuis 1966 dans la protection des mineurs. C’est pour cette raison que ce sont des travailleurs sociaux diplômés qui remplissent ces missions. 18 L’article 375 du code civil énonce «si la santé, la sécurité ou la moralité d’un mineur non émancipé sont en danger ou si les conditions de son éducation sont gravement compromises, des mesures d’assistance éducative peuvent être ordonnées par justice. » 20 II. DE LA DESCRIPTION FORMELLE DE LA TUTELLE A LA REALITE DES PRATIQUES «(…)Il y a des familles où il y a énormément de distance, où je m’efforce qu’il y ait de la distance et il n’est pas question, les familles qui m’appellent par mon prénom j’en ai que deux, j’en ai trois sur l’intégralité de mes dossiers. Sinon on m’appelle madame et je suis déléguée à la tutelle, parce que c’est pas anodin, on intervient pas de façon anodine, on intervient avec le mandat judiciaire. Et c’est important dés le départ de cadrer l’intervention pour que ça ne déborde pas, pour qu’on ne me tape pas derrière l’épaule en disant, ben écoute, ce mois ci, tu payes pas, c’est pas grave non. »[déléguée]. II.1.Les objectifs de la mesure d’après des écrits de professionnels et discours des acteurs a. La protection de l’enfant Pour Thierry Fossier19 la tutelle aux prestations sociales a une place évidente et reconnue dans la protection de l’enfant. Cette mesure entre dans le dispositif de protection des mineurs. Elle prévoit de vérifier si les prestations familiales et plus largement si les ressources de la famille sont utilisées dans l’intérêt des enfants. A ce propos, nous avons questionné un juge des enfants sur le travail que doivent fournir les délégués à la tutelle aux prestations sociales enfants et voici ce qu’il déclare: « (…) Parce que la mesure de tutelle aux prestations familiales, c’est vrai qu’elle a aussi parallèlement à sa mission principale dont je vais vous parler, celle de veiller, au-delà de la gestion financière, des ressources dans l’intérêt des enfants, d’avoir un œil sur les conditions d’éducation des enfants, au-delà de leurs conditions financières d’éducation mais ce n’est pas son rôle premier. Le rôle premier des services éducatifs, c’est justement de travailler la prise en charge éducative des enfants. Alors c’est vrai que dans la prise en charge éducative des enfants, il peut 19 T.Fossier, la place de la tutelle aux prestations sociales dans la protection de l’enfant et de l’adulte, Sauvegarde de l’enfance, n° 4-5 1996. 21 aussi y avoir la gestion des ressources de la familles, dans l’intérêt des enfants, pour leur assurer le toit, le couvert etc. Mais ce n’est pas que ça. Alors dans mon idée, la mesure de TPSE, en tout cas c’est comme cela qu’elle est prévue par le législateur, c’est une mesure de contrôle de l’utilisation par les familles des prestations familiales qu’ils perçoivent et qui du point de vue de la loi doivent être utilisées dans l’intérêt des enfants (…). Les délégués assument cette fonction de contrôle des conditions de vie des enfants. Ils vérifient si l’alimentation est suffisante et si, par exemple, suite à des demandes d’usagers, l’argent qui leur a été envoyé a bien été utilisé convenablement. C’est ce qu’illustre à sa façon une déléguée que nous avons interviewée : « Moi je demande à voir. Par exemple, c’est l’anniversaire d’un enfant. On a de l’argent sur le compte UDAF, est-ce que l’on peut sortir de l’argent pour acheter un poste laser ? C’est vrai que je poserai la question: vous pouvez me le montrer ? Pas le lendemain, pas le surlendemain, mais effectivement il y a des choses qu’on voit comme ça, où après dans des situations où l’argent, il y a un rapport à l’argent où ils flambent énormément dans pas ce qu’il faudrait, où il y a beaucoup d’argent et on se rend compte qu’il y a rien dans l’appartement. Ben, au moment de Noël, des anniversaires, effectivement, on pose la question un moment donné, alors à Noël ça s’est passé comment, ou, il t’a porté quoi le Père Noël ? Là on est dans le contrôle20. Mais ils sont pas dupes, ils le savent, peut être qu’ils vont prendre les devants d’ailleurs. Le juge des enfants peut imposer un mesure de tutelle aux prestations sociales enfants même si les parents ne sont pas d'accord. « C’est précisément pour çà que c’est un juge qui décide, avec les garanties du procès, les voies de recours, l’avocat. C’est pour ça que c’est un juge qui décide de çà, ce n’est pas un administratif. »[juge des enfants] 20 Souligné par nous. 22 b. La démarche éducative de la mesure Cependant la mesure de tutelle, pour le magistrat, n’est pas qu’une seule mesure de contrôle de l’utilisation des prestations familiales. La démarche éducative, par l’intermédiaire de la gestion de l’argent, est aussi fortement prônée. Comme le souligne le juge des enfants interviewé : « Donc, on en revient à la question des attentes, par rapport au délégué à la tutelle. Donc évidemment, j’attends de lui qu’il gère ces prestations familiales, soit directement, soit sous les divers modes de gestion qui peuvent exister en fonction des capacités de la famille, et de là où on se situe dans la mesure, donc de gérer ces prestations dans l’intérêt des enfants. J’attends de lui, aussi, justement, qu’il se donne les moyens de vérifier que c’est le cas. Et puis de plus en plus, dans mon idée, le délégué à la tutelle, c’est aussi faire passer un certain nombre de messages clairs sur la façon de gérer un budget, au-delà des prestations elles-mêmes, de manière à ce que la famille, en général, vive mieux. C’est vrai que les enfants vont bien, si la famille va bien. Ce n’est pas les enfants d’un coté et la famille de l’autre. Et puis, comme je le disais aussi tout à l’heure, au-delà de ces attentes, disons, grosso modo, au niveau de la gestion des prestations, règle de gestion etc. dans mon idée, le rôle du délégué à la tutelle c’est aussi à travers ce mandat qu’il a autour de la gestion, d’abord, de veiller à ce que de façon périphérique, les enfants soient élevés dans des conditions acceptables et le cas échéant, faire passer un certain nombre d’idées pour améliorer la situation des enfants et si la situation des enfants est vraiment alarmante, comme ça a déjà pu se faire, d’alerter, à ce moment là, le juge des enfants en disant" attention là vraiment c’est la catastrophe, il faudrait une mesure éducative de beaucoup plus grande ampleur" ». De nombreux écrits de professionnels de la tutelle aux prestations sociales relatent les pratiques et tendent à énoncer des «guides du délégué à la tutelle »21. Ces écrits soulignent le caractère éducatif de la mesure et présentent sur une vingtaine de pages « le rôle de la commission de travail mise en place, sa composition et ses objectifs : réaliser une étude de la population prise en charge, réfléchir sur les besoins de la population, analyser la pertinence de l’action du service pour en adapter son projet institutionnel et permettre l’émergement d’actions de promotion à l’égard des 21 Rapport de l’ADSEA de Laon. Pratiques de la tutelle aux prestations sociales. Vers un guide du délégué à la tutelle. Sauvegarde de l’enfance, n° 4-5, 1997. Expansion scientifique publications. P 237,258. 23 services extérieurs.22 ». Cet article met en exergue la gestion administrative du dossier de tutelle, les outils du délégué, l’exercice de la mesure. Puis de façon très détaillée, l’analyse des charges et de dettes de la famille est méticuleusement dressée.23 A partir de cette étude statistique sur les 154 familles suivies, les auteurs24 dressent tous les actes possibles du délégué, voire attendus, au regard de chaque poste budgétaire de la famille. A ce sujet, voici ce que propose les auteurs pour ce qui concerne les besoins vestimentaires : « veiller à ce que les enfants portent des vêtements en bon état et adaptés aux saisons. A propos de l’absence de miroir qui a été évoquée dans le thème logement, il entraîne l’absence du " regard". Le problème du "regard" qu'on ne peut porter sur soi et qui a, dans les stades de la petite enfance la valeur de l'amour narcissique qui existe, et qui doit se développer chez tout être humain. Cela nous amène à parler de la vêture: l'enfant ne percevra pas l'harmonie dans les couleurs. L'enfant ne se connaîtra pas "habillé" et n'aura pas un soin particulier pour ses vêtements. A ce propos , il faut préciser que la mère n'éduque pas l'enfant dans ce sens, chaussures et vêtements sont très vite abîmés et c'est pour cela que dans la fratrie, les vêtements passent rarement d'un enfant à l'autre: 4,68%.(…) et dans le cadre de la mesure de tutelle aux prestations sociales, nous insistons, au niveau éducatif, sur la prise en considération du vêtement en tant qu'un bien existant pour l'enfant; de telle sorte que, si dans 75% des cas il y a des bons de vêtements, il y ait toujours dans le présent compte de gestion la valeur de "l'effet neuf" pour l'enfant. ».25 L’acte éducatif serait-il le « bon de vêtement » ? L’article rédigé de cette manière ne propose pas au lecteur, la façon dont s’organise entre le délégué et l’usager la négociation ou l’imposition de cette pratique éducative. Notamment, n’est pas précisé le déroulement de la négociation ou de l’imposition, le lieu, le contexte, le contenu de l’entretien, les accords et désaccords. Pour nous, ces écrits de professionnels décrivent l’action éducative comme une succession d’actes, envois de bons, envois d’argent, règlement des factures qui constitueraient « l’échange entre le délégué et l’usager 26» et qui défendraient en quelque sorte la doctrine éducative du service de tutelle27. Qu’en est –il de la relation ? 22 Op. cit p 239 Exemple : pour ces familles, l’exercice de la tutelle peut prendre un sens différent avec : " la participation à l’achat d’un congélateur (49% des familles) pour les aider dans le respect de leur travail au niveau du temps et non du moment : la compréhension du temps renvoie souvent à l’étude de la réalité du quotidien. Le congélateur ne correspond pas seulement à l’installation en zone rurale : dans les villes, les familles souhaitent bénéficier des promotions leur permettant un rythme d’achats mensuels. » Op cit.p 247. 24 Un psychologue, une éducatrice, un assistant de service social, une monitrice éducatrice et le directeur général de l’ADSEA de Laon. 25 Op.Cit p 252. 26 Op.Cit p 243. 23 24 En d’autres termes et de manière plus lapidaire, un compte rendu effectué en janvier 2000 suite à une rencontre de professionnels intitulée «carrefour tutelle» définit la pratique professionnelle en ces termes : «Pour réaliser la tâche confiée, le délégué établit un bilan de la situation économique, sociale et psychologique[de la famille ], perçoit et gère les prestations placées sous tutelle et mène une action éducative auprès de la famille ou de la personne bénéficiaire de la mesure». Cette pratique sociale à caractère éducatif est aussi énoncée en terme de recherche d’adhésion des bénéficiaires de la mesure afin que le délégué puisse «aider la famille à faire valoir ses droits, mobiliser et développer les ressources de la famille pour éduquer à la gestion du budget familial (…) éduquer à la prévision budgétaire et apprendre à établir des priorités, aider la famille dans ses problèmes personnels familiaux et sociaux… » Cette adhésion permettrait au délégué «de faire entendre les objectifs de la mesure ». L’adhésion est désignée comme un invariant par le délégué comme par le juge des enfants : « Mais bon le moteur de tout ça, c’est quand même l’adhésion de la famille. C’est à dire que si des gens vivent cette mesure comme une contrainte, ils cachent leur situation réelle, leur endettement, leurs rentrées d’argent, on va arriver à une mesure ratée, quoi, on ne va pas atteindre les objectifs. Moi je trouve ça, vraiment le moteur c’est l’adhésion de la famille et c’est là que l’audience est importante de mon point de vue ». [juge des enfants] Il est important de comprendre au travers des propos du magistrat qu’adhésion est synonyme de transparence et de visibilité. Cette nécessité de travailler auprès des parents est mise en avant par le magistrat pour qui l’issue de la mesure de tutelle dépend toujours de la capacité des parents à évoluer et à entendre un certain nombre de faits. Dans le cas où les parents ne sauraient se conformer aux injonctions du magistrat, celui-ci précise qu’il a capacité à prendre des décisions beaucoup plus coercitives telles que la mesure d’assistance éducative en milieu ouvert (AEMO) et surtout le placement des enfants : 27 Voir aussi les écrits de Thierry Fossier et Michel Bauer. Le premier conseiller à la cour d’appel de Riom et juge des enfants a écrit de nombreux articles juridiques sur la TPSE et défend celle-ci. C’est un allier des professionnels dont fait partie le second. M Bauer a écrit de nombreux ouvrages(voir chapitre 1 du mémoire «l’état de la question») sur la TPSE notamment et a créé un site Internet. Il est considéré dans l’univers «Udafien» comme un référent incontournable. Voir son livre M. Bauer, la tutelle aux prestations sociales, une action éducative et budgétaire, Paris, Editions ESF, 1988. 25 « C’est que l’enjeu, c’est quand même de dire aux gens," bon, pour le moment, se posent des questions de gestion de votre budget dans les conditions qui, pour le moment, ne sont pas conformes à l’intérêt des enfants". Ca veut dire, aussi, que si la situation s’aggrave et que vous en sortez pas, ça veut dire aussi l’enjeu, que je peux être saisi d’un signalement, pour le coup, d’enfants en danger, avec la panoplie de décisions que je peux prendre. L’enjeu, il est là aussi, est ce qu’il vaut pas mieux collaborer dés maintenant que se pose un problème de gestion ?» [juge des enfants] c. L’intérêt des enfants L’intérêt des enfants constitue le fil conducteur de la mesure de tutelle aux prestations sociales enfants et contribue à produire une pratique commune aux professionnels concernés. L’intérêt des enfants indique les valeurs et les buts de la TPSE.28 L’intérêt des enfants est énoncé dans la loi, à l’article L 552-6 du Code de la Sécurité sociale. Les délégués à la tutelle se réfèrent très fortement à cette notion pour définir leurs façons de travailler et pour justifier les actes qu’ils mettent en œuvre et comme nous le verrons dans le troisième chapitre, bâtir leurs stratégies professionnelles. « Ben, le boulot du délégué, c’est d’aider, c’est tout le travail éducatif pour que les gens arrivent à payer tous seuls, mais c’est aussi la partie contrôle et parce qu’il y a quand même l’intérêt des enfants29. Donc c’est vrai qu’il y a des moments où il faut vraiment s’assurer que les choses soient faites, que les engagements soient tenus, que les factures soient payées, enfin notamment le loyer, l’EDF, et pas qu’il arrive de pépin. Mais bon ! » «Ben, c’est dans notre première mission ça, gérer les prestations familiales dans l’intérêt des enfants point. Ca s’arrête là. Alors le problème , c’est, s’il y a une tutelle, c’est que ça veut dire que les familles, elles faisaient pas, sinon, il y aurait pas de tutelle. S’ il y a une tutelle, ça veut dire que les familles ne géraient pas dans 28 Sur ce sujet, la loi de 1913 relative aux allocations d’assistance pour les familles indigentes insiste sur la nécessité de verser la prime de première naissance au bureau de bienfaisance si celle-ci n’est pas utilisée dans l’intérêt de l’enfant. Il est aussi important de comprendre que l’intérêt de l’enfant est une idée défendue par les textes de lois sur l’assistance de l’enfance en danger notamment ceux relatifs à l’assistance en milieu ouvert. De ce point de vue, la TPSE est considérée par les professionnels comme une mesure judiciaire de protection de l’enfance au même titre que les mesures d’action éducative en milieu ouvert(AEMO). 29 Souligné par nous. 26 l’intérêt des enfants. 30Donc à nous de reprendre la gestion en fonction des règles des normes sociales ». [délégué]. Ici, l’intérêt des enfants est considéré comme la norme sociale pour le délégué et par conséquent, cette valeur incorporée dans l’acte éducatif professionnel du délégué donne un sens particulier à la TPSE. Les délégués ne sont pas les seuls à utiliser cette valeur. De même, les usagers ne sont pas en reste et définissent eux aussi, la mesure de tutelle et déterminent la pratique de « leur délégué »à partir de cet invariant. Ils répondent aux stratégies des professionnels par des tactiques que nous mettrons à jour et que nous analyserons dans le chapitre suivant. Cette rhétorique commune aux délégués et aux usagers, quelques fois, point de controverse, nous apparaît comme le point névralgique de la future relation, car c’est elle qui autorisera le pouvoir du délégué et qui favorisera la tactique de l’usager. Voici la façon dont une usager de la tutelle souligne les demandes qu’elle effectue « dans l’intérêt des enfants » : « Ben, je vais la voir, je lui dis voilà Mme Paédo, je suis embétée, j’ai plus rien à manger pour les gosses, est-ce que je peux avoir un bon, une aide ? ». Référé à la loi, le délégué à la tutelle exerce un travail mandaté par le juge pour enfants. Son action poursuit des visées institutionnelles. Il ne travaille pas sous le régime de la neutralité. Les délégués à la tutelle exercent leurs missions en référence au texte de loi et accordent de l’importance au mandat qui leur est confié. C’est ce mandat qui leur permet d’effectuer leur travail dans l’intérêt des enfants, comme le précise une déléguée à la tutelle. « Puisqu’on a un mandat quand on intervient dans une famille, le magistrat nous charge de faire un certain travail de par la mesure de tutelle, (…) c’est beaucoup le paiement du loyer et le chauffage pour que les enfants aient chaud, sauvegarder le toit… » 30 Souligné par nous 27 II.2. Les missions du délégué à la tutelle Les contenus du travail du délégué à la tutelle sont variés et s’organisent sur le temps de la durée de la mesure. Celle –ci, généralement mise en place pour une durée d’une année, quelquefois deux, est renouvelable. La mesure de tutelle est composée de trois temps, l’ouverture de la mesure, l’exercice de la mesure qui comprend le travail éducatif et l’accompagnement de la famille puis la fin de mesure qui constitue le temps d’évaluation des actions du délégué et qui indique dans un rapport de fin de gestion transmis au juge s’il est utile de reconduire ou pas, la mesure. Ces trois étapes participent de moments distincts qui introduisent des façons de travailler différentes. Lors de l’ouverture de la mesure de tutelle, le délégué va s’attacher à expliquer les objectifs de son travail et présente ce pourquoi il est mandaté. «… Leurs priorités ne sont pas forcément celles que nous on conçoit, celles que la loi pourrait concevoir et qu’on est obligé de leur rappeler en disant, les prestations familiales c’est, il y a quand même un lien entre les prestations familiales et l’intérêt des enfants. »[Délégué]. L’exercice de la mesure proprement dit est caractérisé par un contact régulier avec la famille qui se déroule sous la forme d’entretiens au bureau mais aussi et surtout au domicile des usagers. Lors de ces entretiens le délégué exerce un travail qui porte sur le budget, les affaires administratives et l’éducatif. Voici ce que nous dit une déléguée : « Alors contact, contact obligatoire une fois par semaine, dans les textes de la loi, il faut aller voir la famille une fois par semaine. Heu, une fois par mois, pardon, une fois par mois au sein du domicile. Là on en est à une fois toutes les 5 semaines. Ca, c’est le contact physique, avec au moins un contact téléphonique une fois tous les 15 jours, pour la quasi-totalité de mes dossiers. Alors, contact obligatoire, pour mettre en place la gestion de leurs prestations familiales, avec eux et non pas sans eux, pour établir ensemble les priorités budgétaires, pour mener à bien un travail administratif. Là on est en pleine déclaration de revenus, par exemple, les impôts et puis également un travail éducatif, via les prestations familiales, mais via également les familles. C’est à dire, ça peut être directement des conseils éducatifs par rapport aux enfants. Mais quand on voit un enfant en danger, en situation de danger, lors d’ un entretien, c’est très clair on intervient ». En ce qui concerne les entretiens avec les usagers, les délégués précisent qu’ils sont la base du travail et qu’ils sont caractérisés par l’échange, l’écoute, le conseil et l’imposition. Pour cette 28 dernière caractéristique les délégués se réfèrent au mandat judiciaire qui leur permet, si la situation semble très difficile et qu’elle met les enfants en danger, d’intervenir de façon autoritaire. « Le contenu de l’entretien, je vais porter certainement plus l’accent sur la prévention par rapport à cette jeune maman toxicomane que par rapport à un dossier dont la famille gère très bien la situation financière et quasi a une main levée. Ca va être plus de l’ordre du conseil et non pas de l’exécutif. Alors que pour la maman toxicomane j’en suis à un stade ou j’impose, j’impose31 des priorités budgétaires, parce que ses priorités à elle ne sont pas les mêmes que les miennes et sont surtout pas celles demandées par le juge ».(…) « Si le juge m’ordonne de satisfaire les besoins exclusifs des enfants la priorité, c’est très clair, ça va être le loyer, l’EDF,, l’assurance habitation et les besoins alimentaires des gamins, même si la famille n’est pas d’accord. C’est- à- dire que, oui, je vais imposer une gestion mais j’allais dire, avec un minimum d’adhésion de la famille, c’est-à-dire en lui faisant comprendre que c’est dans son intérêt que j’interviens ». Le délégué est donc habilité pour prendre toutes les mesures qu’il juge nécessaire pour sauvegarder les intérêts des enfants. Il intervient auprès des usagers et leur demande d’effectuer des démarches. Comme le constate une professionnelle, si la demande formulée n’est pas exécutée, elle pourra se substituer à l’usager et agir en ses lieu et place : «… Donc si vraiment la famille n’est pas d’accord, il m’est arrivé de restituer les prestations familiales à une famille qui n’était pas d’accord, en lui imposant le paiement et c’était à elle de prendre ses sous et d’aller payer à l’organisme logeur. Ca n’a pas marché. Rien n’était payé. Donc, c’est vrai que la fois d’après, j’impose fermement, c’est-à-dire, je prends les prestations, je me substitue à la famille et je fais à sa place. Quand c’est une méthode aussi radicale, j’informe aussi le juge, quand il y a la non-adhésion. Je fais une lettre au juge, en expliquant là où on en est arrivé, par rapport au non-paiement et si elle m’autorise à reprendre les paiements à la place de la famille. Le juge nous répond par un soi transmis, en allant dans notre sens ou en allant dans le sens de la famille. ». Mais cette façon de prendre en compte l’intérêt des enfants pour le délégué n’est pas aussi facile que les textes de loi l’affirment. A ce propos un délégué souligne : 29 «-Justement, c’est extrêmement difficile, notre travail est extrêmement difficile, parce que théoriquement il n’est pas compliqué, on doit gérer les prestations familiales dans l’intérêt des enfants, point. Mais une fois qu’on a dit ça, on a rien dit. [délégué] -C’est la loi qui dit ça ! [nous] -Oui, mais une fois qu’on a dit ça on a rien dit. Parce que la réalité des familles, c’est quand même plus compliqué que cela. Chaque famille a sa réalité dont je te parlais , son identité, sa culture, son fonctionnement, son éducation, son niveau intellectuel etc. ce qui fait qu’elle fonctionne pas forcément comme on pourrait penser, qu’elle fonctionne dans la théorie. Donc il faut faire avec ça. » Le travail est énoncé en fonction de critères. La gestion des prestations familiales est l’objet principal de la mesure mais le travail éducatif est considéré comme un élément important de la mesure comme le souligne une déléguée : « Le boulot du délégué, c’est d’aider, c’est tout le travail éducatif pour que les gens arrivent à payer tout seul, mais c’est aussi la partie contrôle. Parce qu’il y a, quand même, l’intérêt des enfants. D onc, c’est vrai qu’il y a des moments où il faut vraiment s’assurer que les choses soient faites, que les engagements soient tenus, que les factures soient payées, enfin, notamment le loyer, l’EDF… » Contrôler les paiements effectués par l’usager est un aspect du travail tutélaire. Voici la façon dont en parle un usager, à propos de sa compagne, bénéficiaire d’une mesure de tutelle aux prestations sociales enfants : « Au départ, en tutelle, quand je me suis mis avec toutes les factures, fallait lui amener, que ça soit pour le foyer rémois, l’EDF, la cantine. Elle n’avait pas le droit de tout payer. Fallait lui amener les factures et lui, il payait ensuite et le mois d’après, il nous montrait comme quoi il avait payé ça, ça et ça et le restant, il en mettait une partie de côté, une partie par semaine » Certains usagers disent aussi que leur délégué, en priorité, paye les factures avec les prestations familiales et considèrent le travail de leur délégué comme un soutien, une aide: « Et donc, il y a un petit plus quoi. C’est à dire, c’est dur à expliquer, ça, elle nous paye nos factures, mais en même temps, elle nous soutient, que c’est rare de voir 31 Souligné par nous 30 des gens comme elle moralement, elle nous paye nos factures et elle nous soutient moralement en tout quoi, en tout » Une autre fonction du délégué, celle énoncée comme la plus importante, concerne le budget et l’aspect éducatif budgétaire. Apprendre aux usagers à faire un budget prévisionnel, les amener à effectuer des démarches administratives, des courriers. Cette fonction guidée par un souci de rendre les personnes autonomes est une caractéristique prédominante pour les délégués. L’éducatif budgétaire peut se décliner en trois points essentiels. Il se formalise lors des entretiens réguliers au domicile de l’usager ou au bureau du délégué. Il comprend la prévision du budget du mois suivant, voire du trimestre, comme le rappelle un délégué : « Les choses dont on discute si tu veux, voir et y prévoir un petit peu, si tu veux. Une partie de l’entretien consiste à prévoir le budget sur le mois qui suit, en disant, ce mois ci, il va y avoir telle rentrée, il va y avoir telle dépense à prévoir, voilà il faudra que vous vous en teniez là dans vos dépenses32. Et une fois que tout ce qui est à payer sera payé sur vos ressources, il restera tant, donc il faudra que vous puissiez faire avec, sur cette somme là » L’action éducative budgétaire concerne l’apprentissage de la gestion des postes importants, le loyer, les charges domestiques, l’électricité, les assurances et l’alimentation. Il est question pour ce point de repérer les périodes de paiements et de s’entendre sur les modes de paiements. Pour les délégués, cette fonction est au cœur du dispositif de la mesure de tutelle car elle autorise à mettre en ordre les charges à payer et elle est un prémisse à l’autonomie, comme le remarque une professionnelle : « Ils ont un peu de mal à anticiper, donc, même dans le cadre d’une autonomie, on va arriver sur une fin de mesure, effectivement on va reprendre avec la famille les choses qui arrivent tous les deux mois, comme les factures cantine, caisse des écoles. Attention ! n’oubliez pas cette facture là, vous l’avez pas ce mois ci, donc vous l’aurez le mois prochain, donc gardez un peu d’argent. Ca va être la facture téléphone, aussi, où on va les mettre en garde, on va essayer de travailler avec eux pour qu’ils n’utilisent pas tout, quand c’est sur le compte UDAF, c’est facile de dire on touche pas à ça, on garde pour la prochaine facture, mais quand c’est sur leur compte, c’est beaucoup moins facile. ». 31 Enfin, le troisième point s’organise autour d’informations diverses et de traitements particuliers de questions relatives aux enfants, et à tout ce qui concerne la vie quotidienne de la famille. Les démarches administratives à effectuer sont énoncées, et les difficultés des usagers traitées : « Clairement quand même, à chaque fois qu’on va voir une situation, une famille, c’est avec un but premier, la gestion du budget, les démarches administratives. Ensuite tout va dépendre un petit peu de comment la famille va se situer. Si on arrive, quand on arrive et qu’elle est en état de crise, le budget on en parle pas vraiment, s’il y a eu un gros problème avec un enfant, ça va aussi dépendre un petit peu de ce qui se passe au moment où on vient. Donc, il y a beaucoup d’entretiens avec, comme objectif, le budget et en fait, on repart et le budget il a pris une toute petite partie, parce que les enfants viennent d’être placés. Donc, c’est une situation de crise, parce qu’il y a eu un gros problème à l’école ou de la violence conjugale » [déléguée à la tutelle] L’action éducative concerne tout un ensemble d’actes qui s’effectuent lors des entretiens entre le délégué et l’usager. Voici la façon dont une déléguée définit l’entretien éducatif : « - Comment vous qualifieriez l’entretien que vous avez avec les gens, quand vous êtes chez eux ? [ nous] -Mais, en fait, comme c’est un entretien, heu, on essaye de faire un entretien mensuel. En fait c’est un résumé du mois précédent quoi.[ déléguée] -Un résumé ? -Ouais ! Parce qu’en une heure, on ne peut pas faire autre chose qu’un résumé de ce qui s’est passé en 30 jours. Donc, on voit les choses essentielles et puis (silence) -Mais tous vos entretiens, bon tout à l’heure vous me parliez des durées des entretiens qui étaient différentes, mais dans le contenu de l’entretien, ces contenus là ils sont tous identiques ? -A peu de chose près oui. C’est toujours en général, s’il y a eu des changements au niveau de leur situation, situation professionnelle, s’il y a des demandes de mutation par rapport au logement, si un nouveau concubin est arrivé, s’il y a eu le départ d’un concubin parce qu’au niveau des prestations familiales ça peut quand même engendrer certains changements. S’il y a un concubin qui est arrivé, déjà il 32 Souligné par nous. 32 faut penser à dire à la famille, si elle a de l’asf33, de plus demander l’asf, parce que c’est une prestation qui ne peut pas être, bon, on peut pas bénéficier, si il y a un concubin. Après on va faire le point par rapport aux enfants, s’il y a eu des changements au niveau des enfants, s’il y a des vacances qui vont arriver, on demande aux familles ce qu’elles prévoient avec les enfants et puis bon, après, on finit toujours par le budget, puisqu’on gère quand même les prestations familiales. Donc, d’un mois à l’autre, le budget peut être quand même différent, mais c’est vrai que c’est toujours ordonné, axé, sur les mêmes choses. Par contre, ça peut arriver aussi, oui, un jour, on va arriver et nous on va dire, bon, faut qu’on pense à demander par rapport à l’entretien précédent on pense à demander si la famille a fait telle ou telle chose. Et puis, bon, on va arriver, il va y avoir eu un décès dans la famille, ou la dame, elle va pas se sentir bien du tout, elle va être en déprime, ou elle a envie de parler, tout simplement, ben, on va être là et on va l’écouter parler. Et puis, si j’ai pas eu le temps de voir les choses que je voulais, les points que je voulais aborder avec elle, ben, je vais dire à la personne, je reviens dans trois jours, dans une semaine, suivant mon emploi du temps et là on regarde le budget ». Les entretiens éducatifs traitent de nombreux sujets. Considéré par les deux protagonistes de la mesure comme un temps fort, l’entretien permet de mettre à plat les situations des familles, les difficultés rencontrées et les démarches à effectuer par l’usager comme par le délégué : « Ah ! Pour moi, oui, oui, oui, moi, oui, oui, c’est toujours, c’est souvent, c’est toujours comme ça que ça se passe. Tout à fait, lors de l’entretien on fixe des choses à faire . Donc, moi, j’ai des choses à faire aussi à l’issue de l’entretien, mais je leur dis, donc voilà, il y a ça à faire donc, ça, je m’occuperais, je verrais avec telle personne, telle administration, tel créancier, je m’en occupe, heu, vous il faudra que vous alliez à la Sécu pour demander la cmu34. Il faudra que vous demandiez, je sais pas, moi, à l’Assedic pour faire valoir vos droits, oh ! je sais pas quoi, tout, tout azimut, à tous les niveaux, pour les enfants, pour les parents, au niveau social, professionnel, à tous les niveaux, tous».[délégué]. Le métier de délégué à la tutelle aux prestations sociales enfants est défini par les délégués. Pour eux les entretiens éducatifs constituent la «scène» principale de l’action éducative énoncée par la 33 34 Allocation de soutien familial. Couverture médicale universelle 33 loi de 1966. Nous étudierons cette scène dans le quatrième chapitre lorsque nous analyserons la qualité de la relation. L’action éducative semble le moteur de la mesure de tutelle qui détermine les actes du délégué. L’action repose sur les entretiens menés par les délégués auprès des usagers. Ces entretiens sont déclarés identiques dans leurs contenus mais ne se déroulent pas tous de la même façon et dépendent de la situation sociale, familiale et financière de chaque usager. Cependant il existe une raison commune de l’entretien qui est la prévision du budget et le traitement des nombreuses questions relatives à la vie familiale et notamment à celle des enfants. La mesure de tutelle est de ce point de vue énoncée par les acteurs comme une action dans l’intérêt des enfants. Cependant, comme le souligne le texte de la loi de 1966, les principaux interlocuteurs sont les parents auprès desquels s’exerce la mission du délégué. C’est donc de ce point de vue, les personnes interrogées en témoignent, une action éducative en direction des parents. Dans la première partie de ce second chapitre nous avons énoncé les grandes lignes de la mesure de tutelle. Nous avons aussi mis à jour le sens que les professionnels donnent à leur pratique et la façon dont ils mettent en acte leurs missions et obligations dictées par la loi. A ce titre il y a bien deux niveaux, pas forcément opposés, plutôt complémentaire qui rendent compte, pour le premier, des définitions officielles de la mesure de tutelle , ce qui est accessible à tous et , pour le second, des discours produits par les acteurs de la tutelle que nous avons été chercher. La deuxième partie qui suit va rendre compte de la façon dont les acteurs, délégués et usagers, se définissent mutuellement. de telle sorte à énoncer des caractéristiques. III. LES ACTEURS. LES USAGERS DESIGNES PAR LES DELEGUES « Oui, il y a plusieurs types de familles. Les familles qui ont une mesure de tutelle, donc elles, les gens sont vraiment d’accord, ont vraiment envie de s’en sortir et mettre tout en œuvre pour s’en sortir. Donc, ça, c’est des mesures qui ne durent pas, enfin qui durent quand même quelques années, mais pas dix ans, treize ans, comme la mesure dont je parlais. » (délégué) III.1. Les catégories d’usagers. L’expression des professionnels dans les écrits Il existe de nombreuses recherches, fruit généralement de travaux de groupes de professionnels, qui émettent des données quantitatives sur les familles bénéficiaires d’un mesure TPSE. Les 34 recherches que nous avons pu parcourir déclinent des enquêtes départementales voire interdépartementales. Elles ne proposent donc pas un échantillon représentatif national des usagers de la tutelle, cependant elles nous apparaissent intéressantes à prendre en compte pour notre étude dans la mesure ou elles ne font pas l’objet de démentis après publications et qu’elles nourrissent la réflexion des professionnels sur leurs pratiques. En second point ces enquêtes donnent des indications généralistes sur l’image d’une population à un moment précis dans une région française précise. De ce point de vue elles nous sont nécessaires car elles nous permettent de faire le point sur la désignation des usagers à partir de données fiables. Les diverses études élaborées par des services comme le centre d’évaluation et de recherches en politiques sociales (CERPS) et/ou l’Union Nationale des Associations Familiales (UNAF) proposent des images moyennes dites «données générales »35 à partir d’une enquête d’évaluation regroupant quatorze UDAF. L’évaluation apporte un certain nombre de données dans lesquelles se déclinent des caractéristiques générales de la famille, leur vie sociale, leur budget, les actions des délégués et l’évolution des situations en fonction de trois critères, le début de la mesure, l’exercice de la mesure et la fin de mesure.. C’est une image du travail réalisé et des caractéristiques des familles à un moment défini. Ces analyses statistiques mettent en exergue les catégories d’âge, de sexes, de vie patrimoniale, de formation, de profession et de vie locative. Les ressources moyennes et les dépenses, les taux d’endettement sont également mis en lumière. Ces statistiques permettent aux professionnels de cerner les données et d’expliquer par exemple que «la TPSE concerne de plus en plus un parent seul, un adulte de sexe féminin la plupart du temps » «79% des enfants vivent à domicile, les autres sont placés ». Les caractéristiques de la population bénéficiaire d’une TPSE à l’UDAF de la Meuse36 au 31 décembre 2002 étaient rédigées de la façon suivante : « Non-activité récurrente des parents, niveau de qualification faible, ressources constituées de revenus sociaux : dans 99% des cas, le niveau de qualification des parents est inférieur ou égal au cap-bep et pour 55% des familles, les ressources sont issues uniquement des revenus sociaux. Situation importante de monoparentalité, moyenne d’enfant par famille plus élevée que la moyenne nationale. Familles majoritairement locataires, connaissant un suivi social de la part d’autres services. 35 G.Dameron, M. Bauer, H Guery, les tutelles dans l’action sociale, théories et pratiques des UDAF ,rapport d’évaluation , CERPS, UNAF Paris1992. 35 Echec des interventions sociales précédentes et ou spécifiques(A.E.B). Fréquences des demandes financières dites d’urgences et répétition des demandes de secours. Mauvaise gestion du budget et en particulier des prestations familiales dans l’intérêt des enfants. Conditions matérielles de la vie des enfants en particulier, et de la famille compromises(logement, alimentation, scolarité, santé, ouverture extérieure…) La relation parents/ enfants perturbée par des problèmes financiers ou budgétaires graves et ou par une mauvaise appréhension de la satisfaction des besoins des enfants par les parents et l’incapacité à dire "non". Eclatement de la cellule familiale du fait des problèmes sociaux économiques chroniques. Vulnérabilité de la famille : précarisation due a des facteurs multiples : chômage, divorce ou veuvage, famille parentale, revenu unique constitué de minima sociaux, fort endettement. La photographie 2002 est celle de familles connaissant une situation de pauvreté dont les seuls éléments économiques ou psychosociaux ne peuvent à eux seuls justifier de la mise en place d’une TPS. Il s’agit bien de la conjonction des deux et il ya lieu de prendre en compte l’ensemble des paramètres de la situation familiale. La prise en compte des conditions matérielles est prioritaire et l’éducatif reste pour nous l’élément prédominant de l’intervention. »37 Les usagers sont décrits comme porteurs de problèmes multiples. Ils sont qualifiés par les professionnels comme appartenant à un grand groupe homogène. Ils sont pauvres, vulnérables, présentent des difficultés d’appréhension des besoins de leurs enfants et ne savent pas dire non. Ils sont professionnellement marginalisés car pour la plupart en situation de demandeurs d’emploi. Ils ne savent pas gérer et demandent souvent des secours financiers. C’est une façon de discriminer les usagers en catégories. Elle est intéressante car elle donne des indications sur une vision d’une réalité sociale définie à un moment donné par des professionnels. 36 Assemblée générale de l’UDAF de la Meuse, rapport d’activité, 24 mai 2003. Ces caractéristiques mises à jour dans le rapport d’activité de l’Udaf de la Meuse a de notre point de vue deux ambitions. Donner l’image au 31/12/2002 de la population et notamment faire état des difficultés qui qualifient, selon les professionnels qui rédigent le rapport, les usagers de la TPSE. D’autre part cet extrait de rapport constitue la justification des raisons de la mise en place d’une TPSE pour les usagers concernés. Cet extrait de rapport d’activité rend compte d’un discours formel qui est celui de la direction de l’UDAF.Ce discours est tenu dans une situation particulière(assemblée générale) avec un objectif particulier(obtenir des subventions et rendre des comptes).il faut donc tenir compte de ces limites dans ce qui est dit plus haut. 37 36 Nous proposons de donner une autre vision d’une réalité que nous avons recueillie lors de notre étude. Il nous est apparu important de saisir les catégories profanes énoncées par les délégués à la tutelle. Les usagers sont « parlés ».Les usagers ont des habitudes, des manies, des façons à eux d’effectuer des demandes. Notre propos, sur les catégories d’usagers, résulte de notre position de travailleur social lors de laquelle nous sommes amenés à entendre des paroles de collègues sur les usagers suivis. «Elle est chiante, elle téléphone tous les jours. Elle comprend pas ou elle le fait exprès». [déléguée]. Cette parole émise dans un bureau entre « initiés » participe à nous questionner sur la régularité des propos et surtout à en questionner le sens. Quel sens pour la déléguée en question ? Nous avons donc décidé de donner la parole aux délégués lors de notre étude afin de dégager le sens premier du propos, en prendre la mesure et dépasser les premières représentations qui nous viennent à l’esprit et qui concernent le caractère peu sympathique de l’expression. Il s’agit donc pour nous de dépasser cette première représentation et de comprendre ce qui se cache derrière. III.2. Catégories d’usagers. Caractéristiques construites par les professionnels Les délégués parlent des usagers en fonction des relations qu’ils établissent ou n’établissent pas dans le cadre de leur mission auprès de l’usager. Les délégués établissent des contacts fréquents avec les usagers lors des entretiens. Les entretiens à domicile permettent aux délégués d’entrer au cœur de l’intimité de la famille, plus ou moins. (voir le chapitre 4). Le travail exercé auprès des usagers permet aux délégués de bien les connaître, en tous les cas, la connaissance qu’ils en ont dépend du degré de visibilité que va offrir l’usager. Nous pouvons décliner dans un premier temps une typologie de familles incapables de se projeter dans l’avenir, qui veulent tout, tout de suite : « Si bien qu’à la fin du mois, il ne reste rien. Alors ça, c’est une caractéristique, aussi, de ce qu’on trouve souvent dans les familles, c’est qu’elles ne sont pas capables de se projeter c’est tout, tout de suite38, voilà. Pour les sous, c’est la même chose. Les sous, ils les dépensent quand ils les ont, ils sont incapables de prévoir que dans 15 jours ils auront encore besoin de sous. C’est une des caractéristiques de la population sous TPSE, pas seulement l’UDAF de la marne, hein ! Des choses qu’on retrouve un peu partout hein ! Moi je vois, on en parle, par exemple, on 37 retrouve les mêmes caractéristiques avec les collègues. Cn retrouve la même chose. C’est des gens qui sont incapables de se projeter. Alors c’est pour ça que je parlais d’une carence intellectuelle ». [délégué]. De la même façon, la juge des enfants interviewée donne sa version et explique à sa manière comment elle se représente la famille en tutelle. Le magistrat connaît les usagers d’après les rapports établis par les travailleurs sociaux et lors des entretiens avec les parents lors duquel le juge détermine si il y a lieu d’ordonner une mesure de tutelle aux prestations sociales enfants, de la reconduire ou de la stopper : «- Bon alors, ce que je vais vous dire n’engage que moi, parce que moi, je n’ai pas mené de statistiques la dessus.[juge] -Non mais c’est une représentation, en fait.[nous] -J’ai quand même l’impression que c’est quand même des familles qui matériellement ont peu de moyens. Généralement, c’est des familles qui vivent pratiquement qu’avec des prestations , voire le rmi des fois même qu’avec les prestations familiales. Et que peut être que si les familles là avaient d’autres revenus, peut être que l’attention serait moindre sur la façon dont ils gèrent les prestations familiales. Ceci dit, il y a aussi des familles qui ont aussi des revenus même confortables, c’est rare mais ça existe aussi, et qui, pour autant, gèrent tellement mal, ou sont tellement endettées, ou font tellement n’importe quoi, qu’à la limite elles se retrouvent dans une situation de pauvreté qui est pire à la limite que… -Que les gens qui n’ont que les prestations. -Oui. Bon. -Ça veut dire, un moment donné, que la mesure de tutelle, vous la sentez un petit peu comme une mesure pour les pauvres. -Un peu. Et puis je trouve aussi que , ça, ça va pas vous plaire ce que je vous dis, mais je trouve aussi que les hommes sont souvent des éléments soit perturbateurs, soit sur lesquels on peut pas trop compter. Et en tout cas, d’une façon générale, se sentent très peu concernés. Alors là dessus, il y a plusieurs cas de figure, mais moi, je me rends compte que quand les mesures évoluent, c’est souvent grâce aux femmes. Alors, soit parce qu’elles ne sont plus avec le compagnon qui leur prenait tout l’argent, soit parce qu’ elles se sont dit , tant pis, moi j’apprends ce qu’il faut 38 Souligné par nous 38 que j’apprenne et à gérer mon budget dans l’intérêt des enfants et très rarement les maris se sont mobilisés là dessus. Ou encore, c’est les femmes qui se sont mises au travail, alors ça, c’est ma grande surprise, c’est les femmes qui se mettent au travail et moi, j’ai vu peu de mesures ou je me suis dit, après tout si on a bien avancé, ou si on avance, c’est grâce au monsieur. D’ailleurs, ce que me renvoient souvent les délégués, c’est que de toute façon, les rares fois où il les voient, ils se sentent pas du tout concerné par le problème. Mais que chaque fois que se pose un problème, trou dans le budget, souvent, c’est parce que monsieur a voulu changer une housse de la voiture, carrément la voiture, ou est parti avec tel copain faire une virée et a dilapidé les prestations ou des choses comme cela. Je trouve que dans ces mesures là, les maris sont pas bien représentés et c’est de leur faute. » Le travail effectué plutôt auprès des mères de familles est confirmé par certains délégués : « …Alors les gens, c’est les personnes qu’on rencontre, les mères de familles qui se retrouvent seules un moment donné. Le mari part, ou il y a une procédure de divorce en cours et en fait de cette procédure, il y a la séparation. On prend tout seul en charge les enfants, il y a plein de choses qui s’accumulent en plus du budget, ce qui fait que la mère de famille, au bout d’un moment, elle n’y arrive plus… » Au delà des quantifications, statistiques et tentatives de qualification pour des exposés officiels, des rapports en vue de présenter la mesure de tutelle établis par des professionnels, les usagers sont décrits en fonction des représentations des personnes définies par la fonction ou la place occupée. De même, les usagers ont eux aussi une idée de leur situation et se qualifient. « Celui que j’étais avec, bon ben, ça allait pas, parce que, il dépensait plutôt l’argent que de payer ce qu’il y avait à payer. C’est pour ça que j’ai été mis en tutelle. »[usager] Les usagers donnent des indications sur les difficultés qu’ils rencontrent et expliquent en quelque sorte les causes de la mise sous tutelle de leurs prestations familiales. C’est ce qui explique en quelque sorte qu’une première catégorie construite par l’usager et par le délégué est la catégorie « tutelle ». «- Parce que voilà, elle m’aidait par ce que j’étais incapable de gérer un budget, si vous aimez mieux. -Alors vous dites, vous étiez incapable de gérer un budget, c’est à dire ? Qu’est-ce que ça veut dire ? 39 -Eh ben, je savais pas comment, vous savez ? tous les mois, il y a des gens, ils marquent loyer à payer, toutes les dettes qu’ils ont à payer. Et moi, ça, je le faisais pas et je regardais même pas les relevés de compte bancaire que j’avais, je savais pas gérer mes papiers. -Pour quelles raisons ? -Ben parce que j’étais un peu genre foutisme,39 en parlant bien, et puis, heu, c’était un truc qui me préoccupait pas, quoi, je voyais pas l’importance que ça avait ».[usager]. Ces difficultés sont aussi énoncées par les délégués de manière à donner des typologies de personnes concernées par la mesure de tutelle. Les délégués constituent des groupes presque homogènes. « On a affaire à des gens qui savent faire un budget, qui savent un petit peu tenir leur compte. La plupart du temps, on a affaire à des personnes qui savent pas et faut leur apprendre , les difficultés des personnes c’est à dire il y a des personnes avec qui on arrive pas à faire ça, il y a des personnes, aussi, ils acquièrent certains automatismes. Ca vient des automatismes ou on ne pourra jamais réellement travailler sur le budget » « Ben il y a des gens qui savent lire , pas écrire , on a des personnes qui ont des handicaps mentaux et sont pas en capacité de chiffrer ou de rédiger quelque chose. Et puis, il y a des personnes qui le feront jamais, parce que c’est pas dans leur nature et que de toute façon, même en se mettant sur la tête le fonctionnement qu’ils ont, ils le changeront pas » «C’est des personnes qui ont un côté, heu, laxiste, je ne sais pas si on peut appeler ça du laxisme, mais en fait, ils ne parviennent pas à centrer leur, heu, ils ne parviennent pas à noter ce qu’ils dépensent, ils vivent au jour le jour , ils n’arrivent pas à se projeter dans l’avenir. Dans certains cas, au fur et à mesure qu’on travaille ensemble, il y a des personnes qui arrivent et des personnes qui resteront dans ce fonctionnement là et puis, aussi, qui ont pas envie d’en sortir, hein, ils sont, ça leur convient, ils ont toujours fonctionner comme ça, ils n’ ont pas envie que ça se passe autrement ». Nous percevons combien la constitution des groupes d’usagers peut se révéler importante, car elle participe sans doute de la manière d’engager l’action éducative auprès de l’usager. Autrement dit, 40 les limites de l’usager estimées, évaluées par le délégué peuvent donner du poids, plus ou moins, à l’acte éducatif et orienter le travail tutélaire. Par exemple, il s’agit soit de familles avec lesquelles le travail va permettre d’avancer et d’aller peu ou prou vers une levée de mesure, soit celles pour lesquelles le travail fourni semble vain et qui resteront «sous tutelle » jusqu’à extinction des prestations familiales. Les délégués interrogés discriminent les usagers en fonction des actes que ces derniers posent. D’ailleurs, ils qualifient les usagers d’une façon singulière qui tient aux habitudes et à la relation instaurée entre délégué et usager. Ces deux notions nous intéressent tout particulièrement. Car en plus de faire le point sur l’utilisation de catégories d’usagers profanes40 par les délégués, elles nous amènent à indiquer que ces catégories sont construites à partir des trajectoires des usagers41 et des relations entretenues avec le système d’assistance en l’occurrence, ici, le service de tutelle aux prestations sociales enfants. Les délégués disent des usagers qu’ils « ont peu de ressources ». S’agit-il de ressources pécuniaires ? Pas seulement, nous pouvons aussi entendre le terme ressources en tant que capacités. « c’est pas des gens qui rentrent dans le cadre de l’incapacité, mais alors, par contre, l’inertie sans problème. »[déléguée]. Ceci est contredit par les propos suivants : « Voilà, donc et c’est la même chose, on commande aux Trois Suisses on prend la carte Cofidis, on commande à Blanche Porte, on recommence, tout est possible. Et là, pour le coup, on se rend compte qu’ils sont très intelligents. » [déléguée]. En plus de ces qualités, reconnues et/ou décriées, les usagers sont perçus tour à tour comme malhonnêtes ou « déconnants ». : «La famille qui déconne, c’est celle, j’ai un dossier là, la mesure a été renouvelée au mois de juin 2002 pour x raisons. Le juge, Mr le juge m’a notifié la mesure qu’en janvier. On a eu les prestations familiales qu’en janvier, c’est à dire, juin, juillet, août, septembre, octobre, novembre, décembre, pendant 6 mois, c’est la famille qui a eu les prestations familiales. J’y allais, je pouvais pas imposer, parce que l’argent allait sur son propre compte. Au bout de 6 mois, on en est à 5000frs d’impayés d’énergie et à 4000 frs de retard de loyer. Si ça, c’est pas une famille qui déconne ! Au bout de la mesure, ça doit faire 4 ans, je crois, qu’elle est là, qui n’a 39 Souligné par nous. Dont les qualifications ne rentrent pas dans les catégories officielles citées plus haut. 41 Voir à ce propos les catégories d’assistés sociaux mises au jour par Michel Messu. Les assistés sociaux. Analyse identitaire d’un groupe social. Editions Privat. 1991. 40 41 pas compris qu’elle mettait en péril le bien être de ses enfants, qu’elle risquait, enfin elle a pas risqué, qu’elle a subi, une coupure d’énergie, que les enfants ont mangé froid pendant un mois, qu’il n’y avait pas de chauffage, qu’on était à la limite d’un accueil temporaire, ça, c’est le style de famille qui déconne42 »[déléguée]. De la même façon : « -D’accord et donc, j’ai l’impression que vous faites des catégories de famille, non ? [nous] -Obligatoire, ben, oui, il y a des familles malhonnêtes, ça c’est clair. Des catégories, je ne sais pas, si quand même, si quand même. Il y a les familles où il y a des grosses carences intellectuelles, où là, il faut que je m’adapte dans les entretiens, par rapport, je veux dire, une famille qui sait pas lire, qui sait pas écrire, donc je vais agir différemment. Il y a des familles où on est en fin d’autonomie, où la mesure va être levée, où, là, c’est encore un entretien différent. Non dans l’ensemble, non, des catégories pures et dures, oui, il y a des catégories socioprofessionnelles. J’ai des familles qui sont quart monde vraiment, c’est pas de leur faute ,mais ils sont quart monde. Il y a des familles qui sont bien intégrées socialement, heu, il y a des familles qui sont toujours malhonnêtes( …) »[délégué]. Les quémandeurs et les râleurs existent aussi : « -Rien, on a plus de sous et puis le salaire n’est pas encore arrivé. Elle fait un ces, son salaire n’est pas encore arrivé, mais bon, on n’en est pas encore à la fin du mois. Elle devrait avoir ça, je sais pas, le début de la semaine prochaine, donc je lui ai dis, je suis désolé, moi je peux rien faire, je peux rien faire, mais c’est quelqu’un qui quémande sans arrêt, sans arrêt, sans arrêt.[délégué] -il y a des gens comme ça ? [nous] -oui, ah ! oui, oui, oui, un certain nombre de ah ! oui, oui y’en a pas mal, un certain nombre de gens, comme ça, qui quémande, quoi, c’est le mot juste, qui quémande, qui quémande, sans arrêt, sans arrêt, sans arrêt, et parfois se font insistantes43(…) » 42 43 Souligné par nous. Souligné par nous. 42 « Avec mme LABAT, il n’y a jamais eu une parole au-dessus de l’autre. Je pense que c’est une dame qui a compris le fondement de la mesure de tutelle, qu’on était là, réellement pour l’aider et comme elle ne s’est pas cachée de vous le dire, quand elle appelle et qu’elle veut de l’argent, si je lui dis non, c’est parce qu’elle sait très bien qu’il y en a plus. C’est pas pour une raison parce que je ne veux pas lui en donner, puisque de toute façon c’est son argent. Donc, c’est vrai, si la demande, elle, elle convenait, et puis qu’il y a de l’argent sur le compte je vois pas de raison de ne pas lui en donner puisque c’est vrai que mme LABAT c’est pas une personne qui va demander de l’argent tout le temps. C’est une personne avec laquelle on fixe le budget en début du mois et puis elle s’y cale très bien. Donc, ça semble très bien lui convenir, puisqu’ il y’a des versements toutes les semaines. Donc, en faisant comme cela, elle à l’air de très bien s’y retrouver. Maintenant, c’est vrai que c’est une personne qui est dans la réalité de la mesure de tutelle, quoi, qui a bien compris le fondement, qui voit bien notre intervention positive et puis, même, elle a pas un tempérament de râleuse44 Nous percevons à l’appui de ce qui vient d’être mentionné que les délégués à la tutelle participent au classement des usagers en fonction des relations professionnelles qu’ils établissent avec ces derniers. Nous avons souhaité rapporté ces quelques propos car ils indiquent ,à leur manière, comment les professionnels procèdent à la définition, peut être même sans le savoir, de l’élaboration d’une condition sociale. Notre tentation d’énoncer les exemples ci dessus a pour but de montrer en quoi l’élaboration d’un discours subjectif rend possible la catégorisation de sujets en un groupe social. De manière identique, le groupe social en question « usager sous tutelle » se définit dans le rapport étroit qu’il entretient avec l’institution de tutelle. L’extrait d’entretien qui suit fait ressortir quelques invariants qui déterminent pour le délégué les caractéristiques des usagers. Celles-ci sont définies en rapport aux valeurs véhiculées par le groupe de référence. Pour le professionnel, pivot du rapport de l’usager à l’institution tutélaire, la relation d’assistance ( « les familles qu’on a en charge ») définit « une situation sociale »et désigne en quelque sorte une appartenance à une catégorie. En effet, nous en avons tracé les contours, se trouver en situation « de tutelle » participe à produire à nouveau une identité individuelle pour l’usager. Les usagers sont donc identifiés selon des caractéristiques communes, qui sont définies par leur situation 44 Souligné par nous. 43 nouvelle d’appartenance à la catégorie « être sous tutelle ». Voici en guise de conclusion de ce chapitre, l’expression qui nous semble résumer le mieux la constitution de la catégorie. «-Il y a des caractéristiques qui ressortent, si tu veux, globalement, ça, je peux te dire un certain nombre de caractéristiques. Par rapport aux familles qu’on a en charge, on s’aperçoit que ce sont des familles démunies, alors démunies matériellement certes mais aussi psychologiquement, intellectuellement, culturellement, ça c’est des choses qu’on retrouve relativement souvent.[délégué] . -Vous avez des exemples ?[nous]. -Ben, j’ai une famille qui , le cas de la famille qu’on a vu là, ça reflète bien ça, on s’aperçoit que c’est dans une culture, heu, un peu marginale par rapport à des valeurs qui sont pas les valeurs de la majorité des gens. Leurs valeurs à eux, c’est pas que tout soit impeccable, par rapport aux notions de propreté, d’hygiène, tu vois, c’est pas des choses qui sont dans les normes habituelles. Donc, leurs valeurs sont pas forcément celles de tout un chacun. Donc, au niveau de la culture, on s’aperçoit qu’il y a des carences culturelles, mais alors on se reporte, si tu veux, toujours à nos propres valeurs. La référence, c‘est nos valeurs, donc, heu, on essaie de mesurer la distance entre ce qu’on perçoit dans les familles, au niveau de leur valeur, et les valeurs que nous, on transporte. Alors, il y a des valeurs dans l’équipe, par exemple, il y a un certain nombre de valeurs qu’on partage relativement et on fait toujours la différence entre ce qu’on observe dans les familles et puis ce que nous, on a. On crée dans notre culture au niveau des valeurs, donc, voilà, c’est un peu ça, par rapport à la culture on s’aperçoit que ce sont des gens qui ont eu de grosses difficultés scolaires. La plupart du temps, ils ont un faible niveau scolaire. Ce sont des gens qui ont été peu à l’école et durant l’école, ils ont fait presque rien quoi, ils ont été dans des voies de garages, trucs comme ça, au niveau de la précarité financière, ben, ça c’est clair, c’est pas compliquer à percevoir… » 44 CHAPITRE 3 STRATEGIES PROFESSIONNELLES ET TACTIQUES D' USAGERS Ce troisième chapitre a un objectif principal d’analyse : Analyser les tactiques des usagers. A cette fin, nous présenterons dans un premier temps les façons « de faire »des délégués à la tutelle aux prestations sociales enfants, nous les appelons stratégies professionnelles. Les tactiques sont des réponses aux stratégies, dans le champ de l’acte tutélaire. Les délégués sont mandatés par le juge des enfants, nous avons mis à jour la forme particulière que revêt leur fonction et comment ils incorporent la valeur « intérêt des enfants » pour donner consistance à leur pratique. Nous allons maintenant expliciter la façon dont ils définissent leur fonction, non pas de manière idéologique, mais dans leur pratique. Ils conduisent leur travail en direction des usagers d’une certaine manière, selon des modes procéduraux liés à l’autorité « rationnelle » que leur confère la fonction qu’ils occupent. Ils déterminent ainsi des modes d’intervention. Nous emprunterons le cadre d’analyse à Michel de Certeau, pour les étudier. Les délégués à la tutelle demandent aux usagers d’effectuer un certain nombre de tâches. Ces injonctions constituent des invariants qui déterminent de façon formelle et très fortement l’exercice du mandat institutionnel. Ceux-ci seront soumis à l’analyse à partir de l’ étude de terrain que nous avons effectuée. Nous étudierons la notion d’autorité, caractéristique première des stratégies d’intervention, celle qui s’impose aux usagers, d’emblée, et nous définirons la notion de stratégie professionnelle , véritable outil au service de la « doctrine éducative ». Le professionnel, en quelque sorte détermine « son mode d’intervention » en référence au mandat reçu et aux exigences institutionnelles mises en exergue précédemment. Il décide donc de ce qui est juste et utile pour l’usager de façon institutionnelle. Le deuxième temps de ce chapitre concernera plus spécifiquement le « cas » de l’usager. Les usagers sont soumis au contrôle des délégués, ils sont contraints de respecter les règles énoncées par la loi et portées par les délégués. C’est sur eux que va se porter le regard bienveillant du délégué. Nous verrons de quelle façon ils répondent aux injonctions, conseils, souhaits du délégué. 45 De quelle manière agissent ils? Nous mettrons en lumière les procédés par lesquels les usagers font et défont les volontés tutélaires et comment ils mettent en place des tactiques propres afin de « sauvegarder » un espace de liberté. Nous déclinerons avec un intérêt particulier45 les réponses apportées par les usagers. Notre propos est de décrire les tactiques, qui leur permettent peu ou prou de s’adapter aux exigences institutionnelles en faisant jouer leur part d’autonomie. Résistent-ils aux injonctions ? S ‘adaptent-ils ? Comment répondent-ils aux stratégies et comment perçoiventils leurs actions propres dans ce cadre de contrainte et de contrôle ? Les stratégies et les tactiques sont des concepts construits par Michel de Certeau. Nous les utilisons car ils donnent du sens au régime d’action tutélaire et permettent in fine de définir la relation ainsi caractérisée. Au fond, les stratégies et les tactiques sont les articulations sensibles qui semblent mouvoir la pratique relationnelle. Elles sont essentielles pour rendre compte du jeu « singulier »qui noue de façon « scénique » voire « dramatique » la relation tutélaire. I.STRATEGIES PROFESSIONNELLES ET TACTIQUES D'USAGERS I.1. Le cadre conceptuel général Utiliser ces deux concepts permet de distinguer des façons de faire en fonction de la place que les acteurs occupent dans la relation. Nous reprenons et citons Michel de Certeau :« j’appelle stratégie le calcul ( ou la manipulation) des rapports de forces qui devient possible à partir du moment où un sujet de vouloir et de pouvoir ( une entreprise, une armée, une cité, une institution scientifique) est isolable. ». L’institution tutélaire est un sujet de vouloir et de pouvoir par excellence. Elle est mandatée par le juge des enfants qui ordonne que soient gérées les prestations sociales des usagers. Les délégués à la tutelle disposent d’un lieu institutionnel d’où ils peuvent concevoir leurs stratégies et penser pour l’autre. « Elle postule un lieu susceptible d’être circonscrit comme un propre et d’être la base d’où gérer les relations avec une extériorité de cibles ou de menaces( les clients ou les concurrents, les ennemis, la campagne autour de la ville, les objectifs et objets de recherche, etc.). J’appelle tactique l’action calculée que détermine l’absence d’un propre. Alors aucune délimitation de l’extériorité ne lui fournit la condition d’une autonomie. La tactique n’a pour lieu 45 Nous insistons particulièrement sur les tactiques. Nous avons choisi cet angle d’approche pour deux raisons essentielles : donner la parole aux usagers qui, selon nous, reste souterraine , tenter de la restituer afin d’en comprendre les logiques propres et permettre de définir des propositions d’aide au « changement de pratiques 46 que celui de l’autre. Aussi doit-elle jouer avec le terrain qui lui est imposé tel que l’organise la loi d’une force étrangère. (…) Elle n’a donc pas la possibilité de se donner un projet global ni de totaliser l’adversaire dans un espace distinct, visible et objectivable. Elle fait du coup par coup. Il lui faut utiliser, vigilante les failles que les conjectures particulières ouvrent dans la surveillance du pouvoir propriétaire. Elle y braconne. Elle y crée des surprises. Il lui est possible d’être là où on ne l’attend pas . Elle est ruse. En somme, c’est un art du faible.46 Nous utilisons ces deux concepts parce qu’ils s’opposent et permettent de spécifier la pratique tutélaire. Les stratégies existent grâce à l’institution. Le délégué est porté par l’institution. Il dispose de moyens institutionnels ( le réseau d’intervenants, le juge des enfants) qui l’aide à entrevoir et à anticiper, pour l’usager, des règles de conduites. Du coup, les tactiques, sont autant de réponses. Nous allons étudier comment stratégies et tactiques se conjuguent pour ce qui nous préoccupe. I.2. Les stratégies des délégués. Les délégués, porteurs des exigences institutionnelles a. Les priorités et l’arbitraire . Le délégué dispose d’un ensemble d’outils qui lui permet de percevoir les prestations sociales de la famille, d’en disposer, de payer les factures en lieu et place de la famille. Sa position sociale de réfèrent lui permet de se renseigner sur les agissements familiaux auprès des intervenants multiples sociaux et/ou publics qui gravitent autour d’elle( bailleurs, enseignants, travailleurs sociaux, commerçants, relations amicales parfois et familiales souvent)47. De plus le délégué initie des priorités d’achats et de consommation pour la famille en fonction des critères et des valeurs morales précédemment énoncées. Cette triple position stratégique, payeur, gestionnaire et observateur officiel de la famille confère au délégué un pouvoir important. Notamment il détermine les besoins et les désirs. tutélaires » à partir de la parole des usagers, si possible. Voir à ce propos le chapitre problématique et construction de l’objet de recherche. 46 Michel de Certeau, l’invention du quotidien . 1. Arts de faire. Paris, Gallimard, Folio essais, 350 p, 1990, pp59-61. 47 Cette position de délégué à la tutelle participe quelquefois, pour les acteurs institutionnels avec lesquels il travaille, à l’inscrire de fait dans une relation privilégiée de rendre compte de la réalité sociale de l’usager. Il n’est pas rare qu’un bailleur demande au délégué toutes sortes d’informations relatives aux conditions d’existence de l’usager ( position vis à vis du travail, relations de voisinage, hygiène etc.).Cette disposition tutélaire relativement inconfortable pour le délégué, parce que soumise aux critères relatifs à la confidentialité des observations de terrain, fait partie d’une stratégie d’intervention. 47 Les critères du besoin et du désir , du superflu et du nécessaire participent de la définition des stratégies. b. Désirs et besoins «- donc, on va faire la part des choses pour ce qui concerne les besoins. On en discute ensemble et là, à partir du moment ou on considère, nous aussi, qu’il y a un besoin, bon, justifié, qui est en lien avec les intérêts des enfants, on essaye de trouver des solutions .[délégué] (…)Mais, là, je te parlais des valeurs tout à l’heure, je reviens parce qu’ on a pas forcément les mêmes idées des besoins, des priorités, et là forcément arbitrairement, nous, on dit, ben, non c’est pas une priorité absolue .Dans votre situation, vous n’avez pas les moyens de vous payer ça, c’est du luxe ! [délégué] -Vous avez un exemple ?[nous] -J’ai pas d’exemple dans la tête, mais je ne sais pas, on pourrait parler d’un sèche linge. Hier, moi, j’étais dans une famille où il y a des grosses difficultés financières. Il n’y a plus d’A.P.I. Il y a des problèmes informatique à la caf qui font qu’ils arrivent plus à remettre en place l’api. Donc, il n’y a pas d’api et hier, elle me disait oh ! j’aurai besoin d’un sèche linge. Donc, j’ai discuté quand même pas mal là dessus, en disant, ben écoutez ! dans votre situation un sèche linge, est-ce que c’est la priorité absolue, dans la mesure ou votre linge vous pouvez le mettre sécher dans l’appartement ?. Il fait chaud dans votre appartement, ça devrait sécher assez bien . Alors elle me répond oh ! oui, mais avec un sèche linge on a plus besoin de repasser voilà alors il faut dire qu’elle est mère isolée avec 4 enfants dont un nourrisson qui vient d’arriver, donc il y a du travail, c’est vrai, elle a des tâches ménagères importantes et on peut comprendre qu’elle est envie de diminuer ses tâches ménagères donc pour elle, elle pense qu’un sèche pourrait lui éviter pas mal de travail. Moi personnellement, j’en suis pas convaincu. Mais elle me dit, moi, ma mère, elle a un sèche ling,e elle repasse plus son linge. Donc je lui dit ,ben, oui mais ça doit être un sèche linge de qualité qui doit coûter fort cher. C’est là qu’elle me dit oh ! oui, 4000frs à peu près. Ben, je lui dis 4000 frs, je vois pas comment vous pourriez les avoir, surtout en l’état actuel des Choses. Alors, il faut dire que c’était parti du fait que sa gamine avait poussé le téléviseur qui était tombé et qui 48 était HS. Donc, je lui avais dit, ben, écoutez, pour un téléviseur quand l’API 48sera rétablie, vous pourriez peut être demander un prêt à la caf, parce qu’un téléviseur, quand il y a des enfants, moi, je pense, enfin je suis pas le seul à le penser, dans le service on pense que c’est assez utile, on ne considère plus que c’est du luxe, quoi, le téléviseur dans une famille, il y a des choses arbitraires49.[délégué] c. Le superflu et le nécessaire De manière précise, encore des achats sont considérés obligatoires et d’autres non admis, non possibles, en raison de l’intérêt de l’enfant 50: « Faut pas que ce soit démesuré par rapport à moi, c’est à dire que les téléphones portables, pour moi, c’est non, c’est pas la priorité. Le téléphone non plus, c’est pas la priorité. Après on achète un mobi-carte où là, effectivement, je veux bien payer la carte tous les mois, ça me pose aucun problème, les achats qui ne sont pas liés aux enfants, c’est clair, c’est non51. Le lit pour le gamin, c’est oui, je réfléchis même pas, la machine à laver, je réfléchis pas non plus, le frigo, je réfléchis pas non plus, parce qu’on peut pas laisser une famille sans.»[déléguée] 48 Allocation pour parent isolé. Souligné par nous. 50 Il est nécessaire de préciser que les achats considérés ici sont ceux effectués avec l’argent des prestations sociales gérées par le délégué. Lors de notre enquête de terrain, tous les délégués nous ont précisé que les dépenses , lorsqu’elles étaient soumises à condition, concernaient celles qui étaient payées avec les seules prestations sociales. Les délégués déclarent d’ailleurs n’avoir aucun pouvoir ni droit sur les revenus salariaux ou autres de la famille. Cependant ils disent devoir avoir connaissance des ressources totales de la famille afin de mieux apprécier le budget familial, les prévisions d’argent et les achats. 51 Souligné par nous. 49 49 d. Stratégies de disposition budgétaire Les prévisions en ce qui concerne les achats et les priorités de consommation ne sont jamais initiées de façon péremptoire sans qu’il n’y ait une volonté d’éducation. Invoquer des raisons de prévisions budgétaires tient compte de la stratégie éducative. Voici un exemple cité par une déléguée qui confirme cette stratégie à propos d’un achat de meuble : «Quelqu’un qui m’appelle cet après midi, on regarde la situation ensemble au téléphone , on dit, voilà ,il est parti tant, tant, tant, le mois prochain, ah ! ben oui, tiens, il y a ça qui sera plus à payer, c’est fini, le meuble, oui, vous pouvez y aller, on voit ensemble combien il vous reste par mois pour les crédits52 . les professionnels de la tutelle ont, par le mandat que leur confère les textes de loi, tout pouvoir pour prendre des décisions sur la disposition des prestations familiales : Cette stratégie de gestionnaire du budget familial s’allie de facto à celle de prévisionniste des achats ultérieurs. De fait l’usager est tenu de s’arranger avec ces deux stratégies. « On regarde la situation ensemble » veut dire « Je vous demande de façon formelle de prendre en compte l’argent dont vous disposez ». L’aide à la prévision est formulée par « le crédit ». Ces deux conditions sont sine qua non de la stratégie d’intervention financière du délégué pour l’usager. Voici un extrait d’entretien qui illustre, l’autorité conférée au délégué pour payer en lieu et place de l’usager, si ce dernier n’honore pas ses charges. Cette stratégie du paiement direct exonère l’usager de payer luimême ses charges et évince sa position d’acteur. « On essaye de comprendre pourquoi elle[l’usager, la mère de famille]n’a pas été régler le loyer, on demande les raisons. On demande où est parti l’argent et c’est vrai que, si la famille, heu, j’aurai envie de dire, si la famille, elle va être franche, qu’elle va nous dire clairement, ou même, si elle va hésiter, elle va nous dire ben, je ne sais pas ce qui m’a pris, je comprends pas, mais je vous promets, le mois prochain, je vais le régler et puis qu’elle nous donne quelque part des solutions par rapport aux mois de loyer de retard, moi, j’aurai tendance à laisser une 2ème chance aux familles. Parce que, quelque part, l’erreur est humaine, donc, pourquoi pas une 2ème chance. Par contre, comme je vous le disais tout à l’heure, c’est vrai que, si au bout de 3 mois, la famille elle nous fait trois fois de suite le même coup, si on a 300 euros de loyer, là, je vais dire stop. Et je vais dire à la famille, je vois 50 directement avec l’organisme logeur, je remets en place un plan d’apurement et puis je règle au moins la première échéance avec le loyer courant53….[déléguée]. De façon analogue, les délégués possèdent la faculté de demander ou non la levée de la mesure. En fonction des facilités de la famille à recouvrer des capacités de gestion globale de ses prestations et la résolution de ses difficultés, le délégué, dans un rapport adressé au juge des enfants rend compte du travail effectué et des modalités de levée ou de reconduction de la mesure. Une levée de mesure n’est pas subordonnée qu’à la seule bonne gestion budgétaire et à l’amélioration des conditions de vie. Il faut surtout que le délégué considère que les besoins des enfants sont pris en charge de manière parfaite : « -Alors à ce moment là si ça vous convient vous demandez au juge de lever la mesure ?[nous]. -En fait si ça me convient, ça n’a pas à me convenir ou a ne pas me convenir, mais c’est vrai que si tout est réglé, qu’au niveau des enfants il y a ce qu’il faut, il y a le nécessaire au niveau matériel, niveau alimentaire et tout ça, on a plus de raison d’intervenir dans cette famille là. Si quelque part, il n’ y a plus de problème, enfin, s’il n’y a plus de problème, s’il n’y a plus les problèmes pour lesquels on intervenait un moment donné, on a plus de raison d’intervenir. Par contre, c’est vrai, même, si la famille, si cette dame là continuait à pas me montrer les factures réglées ,dans la mesure où elles sont réglées, je ne vois pas pourquoi elle me les aurait pas montré, mais c’est vrai, si en appelant les créanciers, les créanciers m’auraient dit ah ! ben, non, il n’ y a pas de problème avec cette dame là, le loyer a toujours été réglé, depuis qu’elle est là, ou ça fait un an qu’il est réglé sans problème, il n’ y a plus de dettes, ça fait un an que l’ EDF est réglé et tout, même si je n’avais pas vu les factures, même si la famille ne m’avait pas montré les factures, j’aurai quand même demandé la main levée au niveau du juge. Même si la famille ne me montre pas la facture mais que c’est réglé, que j’ai la certitude que c’est réglé, il n’ y aurait pas de problème. On est pas là, non plus, pour embêter les familles, juste sur le fait qu’elle ne veut pas me montrer la facture et bien je maintiens la mesure de tutelle, non, c’est pas le but. »[déléguée]. 52 53 Souligné par nous. Idem. 51 Les usagers se représentent l’autorité du délégué, notamment au travers de sa détermination, du pouvoir qu’il possède dans la proposition de lever ou pas la mesure . Celle-ci cristallise la relation tutélaire et participe à inscrire l’usager dans une situation de soumission. Elle est révélée dans l’expression « si elle va me garder » : «- Comment vous allez vous y prendre, pour qu’elle soit levée, cette mesure ? [nous] -ben, c’est tout simple.[usager] -vous avez une façon de faire ? -c’est elle qui va décider, c’est surtout elle -la tutelle ? -ah ouais ! C’est elle qui dira, ben, vous avez vu ce qu’elle m’a dit la dernière fois, si vous arrivez à faire le mois sans me demander, là on verra, c’est que vous avez plus besoin de tutelle. Faut que j’arrive à faire le mois et que je paye mes factures, surtout aussi, elle va le dire à la juge. Je ne sais pas si elle va me garder ou si elle va me laisser, je ne sais pas, c’est elle qui décidera. Enfin, elle me le dira avant madame Bouhou, on arrête, ou sinon… ». Cette autorité reconnue par l’usager est effective. Elle forme le socle des stratégies professionnelles, et nous allons le voir, donne au délégué des prérogatives qu’il utilise et qui l’autorisent à mettre en place un ensemble de moyens, très stratégiques pour le coup, c’est à dire pensés, qu’il déploie en direction de l’usager. Les différentes stratégies énoncées ci-dessus et définies par les professionnels confèrent une autorité au délégué, reconnue comme effective par les usagers. Ces stratégies sont solides car elles sont reproductibles. Elles sont utilisées pour tous les usagers et à toutes les périodes de la mesure. 52 e. Stratégies d'ingérence « Bref, c’est toujours, ça revient toujours à peu prés au même, les entretiens, refaire toujours le point sur ce qui s’est passé, depuis notre dernière entrevue. Donc c’est vrai, même si on les prépare pas dans ma tête, je sais quand même, à peu prés, ce que je vais aborder au cours de l’entretien, même si je n’ouvre pas le dossier .[délégué] • La visite à domicile: Une stratégie essentielle Le délégué se rend au domicile des usagers. Cette stratégie permet au professionnel d’entrer au cœur de l’intime, de regarder vivre la cellule familiale, de se rendre compte des conditions de vie des enfants comme demandé et précisé dans la loi de 1966. Le délégué participe à l’élaboration des choix budgétaires voire les anticipe et les suggère . Il soumet ses critères de vie « normale ». Les entretiens à domicile restent les moyens dominants du travail tutélaire et participent de la dimension du « contrôle social » prévue par la loi. Notre enquête de terrain nous apporte des précisions sur cet élément dynamique du travail. • Voir « Pourquoi on fait des entretiens à domicile ? déjà, parce qu’au niveau du mandat du juge des enfants, on doit, quand même, voir les conditions dans lesquelles vivent les enfants. Donc, les conditions dans lesquelles vivent, donc, l’appartement, c’est quand même très important, puisqu’on peut aussi voir si l’enfant il manque de rien ,d’un point de vue, au niveau de leur chambre. Par exemple, s’il y a bien un matelas correct, s’il y a bien, par exemple, s’il y a trois enfants, s’il y a bien les trois lits, ou s’il y a deux enfants qui dorment ensemble ou si c’est un lit deux personnes. Ca nous permet de voir les conditions de vie des enfants » [déléguée]. • Savoir « Bien, on a certaines situations qui, elles vont nous parler de tout, de tout et de rien, que ce soit de leurs enfants, que ce soit de leur vie privée, que ce soit même des choses, oh oui ! qui par rapport à leur vie privée, c’est vrai que des fois, ça peut 53 ne pas avoir d’impact sur la mesure, mais nous, c’est vrai qu’on intervient par une mesure de tutelle aux prestations familiales, donc, on doit avoir de l’impact par rapport aux enfants. Donc, c’est vrai que c’est quand même important de savoir, si par exemple, pour une personne seule on remarque, je sais pas, des problèmes à l’école au niveau des enfants, c’est que la personne était seule et que les problèmes sont intervenus quand la dame a connu un nouveau compagnon. Si ça peut avoir des impacts par rapport aux enfants, c’est vrai que c’est intéressant pour nous et intéressant de savoir pourquoi l’enfant un moment donné, il a chuté à l’école par exemple. Si c’est la maman qui a un nouveau concubin, ça peut interférer, donc c’est vrai, on est amené à faire le tour de tout ce qui peut avoir après par rapport aux enfants. »[déléguée ] • Faire le tour de la situation Les délégués font le tour de la situation. Ils procèdent sous la forme de questions posées à l’usager54 et utilisent aussi des procédés grâce auxquels ils accumulent de multiples informations et connaissances sur la vie de famille. -Cette façon de faire le tour ?Qu’est ce que ça représente ? [nous] -ça permet d’avoir une vue générale sur la situation de la famille, la situation sociale, la situation financière, situation … [déléguée]. -Et comment sont les personnes avec qui vous travaillez ? Comment réagissent elles par rapport à ça ? [nous]. -Bien, justement, avec les personnes pour lesquelles, enfin, quand on va arriver elles vont tout nous livrer, elles n’y voient pas d’inconvénient. Par contre, les situations ou l’entretien va durer un quart d’heure, ou c’est parce que la famille a des choses à nous cacher, ou effectivement, c’est parce qu’elle pense ou elle trouve qu’on rentre trop dans leur vie privée et ils veulent pas nous en dire plus. Mais c’est vrai que les situations, après, on les connaît et celles ou on sait qu’elles veulent pas qu’on pose de questions vraiment trop d’ordre privé, et bien, les entretiens vont durer moins longtemps, puisqu’on sera là que pour le financier. Il y a des familles qui nous le disent, vous, vous êtes là que pour gérer les prestations 54 familiales dans l’intérêt des enfants ,donc après, ce qui se passe à côté, ça vous regarde pas [ déléguée] . «- Je lui ai laissé le choix en lui disant, en lui faisant comprendre, qu’effectivement, c’était important pour moi, dans l’intérêt des enfants de savoir si le loyer était réglé, si les dettes étaient réglées. Je lui ai dit, si vous voulez pas me le dire, si vous voulez pas me montrer les factures, c’est pas un problème, je ne vous forcerais pas à me montrer les factures. Mais sachez qu’ en rentrant au bureau, j’appellerai l’organisme logeur, je contacterai l’EDF, mais je lui ai, je l’aurai su quand même , puisque c’est vrai qu’après, dans son, enfin, pas dans son dos parce que je l’avais mise au courant quand même, j’aurai pris contact avec les personnes de l’organisme logeur et l’EDF »[déléguée] -Vous dites pas vraiment dans son dos, qu’est ce que vous entendez par-là ?[nous] -Ben, j’entends par là qu’ elle était au courant des démarches que j’aurais fait après, parce que je l’en ai avertie. Mais, c’est vrai, quelque part, comme elle ne voulait pas me le montrer, c’est qu’elle ne voulait pas que je sois au courant. Donc, c’est pour ça que je dis pas vraiment dans son dos, mais comme elle voulait pas me le dire elle même, je l’ai fait quand même, mais je l’avertie de mes démarches » [déléguée] Cette stratégie, voir, savoir, faire le tour, questionner, demander des preuves, détermine de façon précise une entrée relationnelle que nous pouvons aussi nommer et conceptualiser de la façon suivante: le délégué se rend compte de la situation. L’ usager rend des comptes. Enfin le délégué rend compte au juge. Ce triptyque, se rendre compte, rendre des comptes et rendre compte, nous apparaît définir la finalité des stratégies institutionnelles que se donne le délégué pour mener sa mission. Cette trilogie conceptuelle ressemble à l’idéal type développé par Weber. Dans la dernière citation, la déléguée à la tutelle donne des arguments qui augurent de données cachées. Il existerait de la part des usagers des manières d’agir qui obligeraient les professionnels à exercer des missions à l’insu de leurs bénéficiaires. Que se passe t-il ? Les usagers agiraient-ils de façon mystérieuse, qu’il faille questionner le sens de leurs pratiques ? Comment l’usager s’arrange des stratégies institutionnelles ? Que fait-il ? Intervient-il ? Quelle capacité de réaction met-il en œuvre ? 54 Nous présenterons au quatrième chapitre des exemples concrets d’interaction qui éclairent cette stratégie. 55 II. LES USAGERS, PORTEURS DU QUOTIDIEN. TRANSFORMATIONS ET CONVERSIONS II.1.Les tactiques des usagers Les tactiques sont mises en œuvre par les usagers pour s’adapter aux exigences institutionnelles, et tester la qualité de la relation. Comment les usagers font-ils jouer leur part d’autonomie et comment résistent-ils à l’intervention du délégué ? Les usagers de la mesure de tutelle aux prestations sociales enfants sont soumis au contrôle institutionnel tutélaire. Le déploiement des stratégies professionnelles, entretiens à domicile, visite des lieux, vérification des dires de la personne auprès des divers organismes, injonctions de démarches administratives, etc. constituent pour l’usager un véritable « enjeu ». En effet, l’usager apparaît cerné et contraint. Cette position de donner à voir, constamment, sa façon de vivre et son quotidien semble présenter tous les artefacts de la soumission à la tutelle. L’ étude présente différents scénarii qui permettent de baliser des réponses adaptées ou pas aux stratégies institutionnelles. Tout d’abord une des formes possibles de réplique est celle qui consiste à montrer un certain arrangement à la mesure. II.2. L'adaptation primaire aux exigences Pour certains usagers, bénéficier d’une mesure de tutelle permet d’obtenir des avantages que les autres personnes socialement assistées ne peuvent obtenir. Le fait d’avoir une TPSE permet d'acquérir des avantages, comme par exemple, se faire livrer gratuitement des meubles. C’est le magasin qui « se débrouille » avec l’institution. Une autre pratique concerne le paiement direct des factures par l’institution qui évite à l’usager de se déplacer. Il existe aussi d’autres façons de procéder pour utiliser le service de tutelle et en tirer des bénéfices, tels que l’obtention de délais de paiements qui ne seraient pas forcément accordés par les administrations, si le service de tutelle n’était pas présent. « -Ça m’aide beaucoup moi , savoir quoi, je sais pas, mais ça m’aide beaucoup [Pamela] -Vous savez pas à quoi ?[nous] -Si, si, je sais à quoi ça me sert mais [Pamela] -A quoi par exemple ? 56 -Ben, à bien gérer, déjà, à ce que mon loyer soit payer tous les mois(rires de Pamela, en même temps, elle regarde la déléguée et prend le loyer qui se trouve devant elle et le pousse de la main vers la déléguée).55 Pamela est mère de trois enfants en bas âge. Son compagnon, père des enfants n’est pas déclaré en concubinage. Il rentre à la maison tous les week-end. Pamela vit dans le quartier depuis sa tendre enfance. Elle habite un appartement situé au dernier étage de l’immeuble. -Surtout, j’aime bien que quelqu’un soit derrière moi pour payer ce que j’ai à payer. J’ai jamais fait ça toute seule, j’ai toujours eu quelqu’un derrière moi pour m’aider [Pamela] -Alors, avant la mesure de tutelle, qui est ce qui était derrière vous ? [nous] -Mon ex copain qui faisait tout [Pamela] -Alors il faisait tout, ça veut dire ? -C’est lui qui faisait les papiers, moi je faisais rien, tout ce qui était administratif, je faisais rien [Pamela] -Parce que là par exemple, là, vous faites rien vous ?[nous] -Ben, quand j’ai des factures (rires)…[Pamela] -Oui, dites-moi ! -Quand j’ai des factures, je sais où les envoyer [Pamela] -Donc, vous envoyez vos factures -Ouais, parce que moi, si je les garde ,je les paierai pas. Je sais que de moi même je vais les mettre d’un côté et puis .. [Pamela] -Est ce que vous me dites ça parce que votre tutrice est présente ? [nous] -Non, non, il faut toujours que j’ai quelqu’un derrière moi, pour me dire ce que j’ai à faire, pour dire ce que je dois faire [Pamela] La mesure de tutelle permet à Pamela de ne pas se déplacer. De la même manière la mesure de tutelle participe à régler les petits tracas qui se posent à chacun. «-Ben, en fait, il faut donner une caution. Avec l’Udaf en fait, il y a une sécurité pour les versements, caution, faut que quelqu’un qui se porte caution et moi je peux pas, parce que je suis toute seule. Pour ça, il y a des avantages et des inconvénients, c’est comme partout [Pamela] 55 Entretien réalisé en présence de la déléguée. Pamela a bien voulu être interviewée mais en présence de la déléguée. 57 -Donc vous avez des avantages à avoir une mesure de tutelle [nous] -Oh ! ben, oui. [usager] -C’ est quoi ces avantages là ?[nous] -On se déplace pas pour payer le loyer, l’EDF, France telecom, enfin, c’est des petits avantages. [Pamela]» D’une autre manière, voici, pour mieux présenter les avantages perçus par les usagers ce que déclare une autre bénéficiaire de la mesure. Monique vit avec trois de ses enfants. L’aîné vit seul. Monique ne travaille pas et élève ses enfants. Elle nous confiera avoir du mal à boucler ses fins de mois. « -Mais, pourquoi vous les payez pas, les factures vous ? [nous] -Si, si, je les paye, avant ,je les aurai pas payées [Monique] - Vous dites, elle paye les factures. [nous] -Ben, parce qu’elle envoie les chèques [Monique] -Aux créanciers ? [nous] -Non [Monique] -Aux gens? [nous] -Aux administrations et ça je suis capable de le faire, ça [Monique] -Pourquoi vous le faites pas ? [nous] -Parce que moi, on a fait le budget, tout ça, elle m’a pas demandé, si elle me dit, vous payez vos factures, je vais payer mes factures. C’est pas dur de faire un magasin, enfin, une administration à l’autre, pour payer les factures. [Monique] -Oui, mais, ça fait 10 ans que vous avez une mesure ? -A peu prés [Monique] -Bon, le fait qu’elle paye les factures ,votre déléguée[nous] -Ouais [Monique] -Ca vous procure quoi ? qu’est ce que ça a comme intérêt ? [nous] -Ben, c’est vrai qu’ au début ,ça m’évitait de faire la navette, quoi ,comme ça mais bon, j’étais contente quand même qu’elle paye les factures56 mais bon je suis capable aussi de les payer [Monique] -Oh ! ben, ça, oui, je pense[nous] -Je suis capable [Monique] -Pour autant, vous les payez pas [nous] 58 -Si, si, si, je les paye là [Monique] -Mais, c'est tout récent -Ca fait deux mois [Monique] -Tiens, par exemple, il y a 3, 4 mois, alors ? [nous] -Ben, parce que j’ai pas pensé a lui demander. C’est habituel, elle paye les factures, j’ai pas pensé à demander. Mais souvent, aussi, payer les factures c’est un peu chiant, parce qu’on fait la queue, heu, comment, il y a des gens, en fait, ils sont pas très sympas non plus, enfin57 il faut, il faut » . [Monique] Les délégués ne sont pas dupes des avantages que procure la mesure. La mesure de tutelle exprime un soutien, une aide, voire un « confort »que les personnes assistées n’obtiennent pas ailleurs. A tel point, qu’une levée de tutelle envisagée par le délégué auprès de l’usager fait apparaître des signes incontestables et soudains de difficultés financières qui augurent alors d’une reconduction de tutelle : « -Ah !oui, on a déjà constaté. La situation s’est nettement améliorée et puis peu avant l’échéance de la mesure, trac, ça croule, des dettes qui arrivent, des non paiements, des factures impayées etc. Dans ces conditions là, on peut penser, enfin, on, c’est une analyse qu’on a déjà faite, si tu veux, on peut penser que la famille, alors, consciemment ou inconsciemment, on ne sait pas trop le dire, c’est difficile de le dire, la famille exprime, par ce biais là, le désir du maintien de la mesure.[délégué] -Et vous en parlez de ça avec les gens ? [nous] -Ouais, mais ils ne l’expriment pas de cette façon là [délégué] -Qu' est ce qu’ils disent ? -Ils disent, et ben, il y a des raisons qui font que, il y a eu des problèmes quoi, des problèmes qui sont survenus et indépendant de leur volonté ce sont des accidents. Est ce qu’il faut vraiment analyser sur le mode psy et tout ça je suis pas sur. Ce qu’il faut faire ? J’en sais rien, moi, je pense qu’il y a un certain nombre de familles qui se trouvent bien dans la mesure parce qu’elle leur apporte du confort, parce qu’avec la mesure, ils ne doivent plus se préoccuper d’un certain nombre de 56 57 Souligné par nous. Souligné par nous. 59 choses c’est confortable c’est confortable.58 Il y a un certain nombre de personnes qui savent pas appréhender leur environnement , donc, heu social, budgétaire, voire familial et qui souhaitent avoir, alors dans ce cas là, le mot tutelle, il est bien adapté, parce que, là, on peut parler de tutelle, ils ont besoin d’un appui, d’un soutien. Donc le mot tutelle, je trouve que le mot tutelle va bien, dans ces cas là. Alors, ça, c’est une façon de fonctionner, il n’y a pas que ça » . Les usagers utilisent la mesure de tutelle pour régler les achats de bien de consommation. En effet, la mesure favorise le paiement à tempérament avec des traites sans intérêt. Voici, à ce propos, ce que nous déclare une déléguée qui tente d’isoler certaines tactiques qu’elle a souvent remarqué : « -On a un fonctionnement au service pour telle famille, pour certains achats. C’est à dire qu’on travaille beaucoup avec Conforama et But et donc avec des paiements en plusieurs fois. C’est à dire, qu’au lieu de passer par des cartes Revolving, des cartes de crédit, la famille qui n’a pas de quoi acheter une chambre à coucher pour un enfant, sans problème, on va la payer en six fois. Donc, on a des accords. Donc, c’est un comportement qui peut être traduit par ce genre d’accord. C’est à dire que, quand on arrive dans une situation et qu’on constate qu’il n’y a pas de matelas, pas de literie saine pour les enfants, on fait ce genre de proposition aux parents, en leur disant que si on paie sur six mois, ça fera moins lourd à gérer dans le budget, ça se verra moins. Et puis, donc, il y a les gens qui vont dire oui une fois, puis il y a ceux qui vont dire ah !il y a un bon , je peux me remeubler de façon relativement facile et donc dès qu’on a fini quelque chose, on redémarre autre chose. Et cette dame a fait partie des gens pour qui les chambres pour enfants ont été achetées de cette façon, pour qui la machine à laver a été achetée de cette façon. Donc elle continue, sauf qu’à un moment donné, il faut qu’on casse tout ça, on dit, bon, ben, là, oui ok, vous nous apportez, mais vous verrez avec le quotidien, c’est à vous de prendre. Ca peut être induit par des choses qu’on propose à un moment donné pour faciliter et il vont saisir la perche, voilà. [Déléguée] -D’ autres familles font comme ça ?[nous] -Oui. C’est à dire que tout ce qui est indispensable à l’enfant, donc j’entends par là, les literies, on peut aller jusqu’au bureau, la télévision, souvent la télévision, quand il n’y a pas de télévision, la télévision qui tombe en panne, on intervient de cette façon là, quand il y a une télévision par chambre, on leur dit, ben, vous en tirez une 58 Idem. 60 d’une chambre et vous la remettez dans le salon. Le frigidaire, la machine à laver, on est pas dans du luxueux, la gazinière, les chaises, une table, mais bon, on le fait pas pour le caméscope, on le fait pas pour la parabole, même si on a des demandes, on essaie de rester dans des choses…[Déléguée] « Ces petits avantages énoncés par les usagers et pensés par certains délégués comme consubstantiels de la mesure participent du jeu relationnel qui va s’inscrire entre les deux protagonistes de la tutelle aux prestations sociales. Ce jeu relationnel est matérialisé par les nombreuses demandes formulées par les bénéficiaires et par les réponses des professionnels. Notamment, les demandes d’argent apparaissent le point le plus névralgique, le plus sensible pour mettre en exergue ce jeu relationnel. Les usagers, par la mise sous tutelle des prestations, sont contraints d’effectuer les demandes d’argent pour vivre. Cette procédure est incontournable. Ces demandes s’effectuent soit dans le « cadre 59» des entretiens au domicile ou au bureau, soit au téléphone. Cependant, ces demandes ne s'opèrent pas, forcément, de façon unique et simple. Elles existent selon des pratiques caractérisées par des multitudes de manières de faire qui participent, selon nous, à l’établissement des « tactiques ». Voici quelques tactiques exemplaires qui concordent avec ce qui vient d’être présenté : Les demandes d’argent sont légitimées par « l’intérêt des enfants ». « -Et ben, elle(la personne, l’usager) va jouer, enfin très souvent, très souvent ce sont les enfants qui sont mis en avant, c’est des demandes pour les enfants, j’ai remarqué ça. [Déléguée] -De quel type, comment ça se passe ?[nous] -Ben, le pauvre gamin, le pauvre gamin, il a déchiré son blouson, il a plus de blouson pour aller à l’école, il fait moins cinq, la maîtresse va encore dire, ben, oui, vous l’habillez pas, et puis les autres gamins vont le regarder, ils vont se moquer de lui, on va encore dire que c’est le plus mal habillé. C’est souvent quand même les 59 Nous employons cette expression à dessein. Elle participe en effet à indiquer une interaction de face à face ou au téléphone. Nous l’empruntons à Erving GOFFMAN. 61 enfants qui sont mis en avant, j’ai plus rien à manger pour les enfants, on a l’impression que c’est eux qui ne mangent pas. [Déléguée] II.3. Résistances aux stratégies professionnelles D’un point de vue général, les tactiques sont des réponses aux stratégies déployées. Elles sont mises en actes par les usagers afin d’échapper, peu ou prou, aux volontés du délégué. Face aux diverses attentes et injonctions du délégué, nous allons donner à lire toutes les catégories de tactiques que nous avons découvertes et sélectionner pour donner consistance à notre étude. Cette construction des catégories de tactiques est ordonnée selon un agencement qui correspond aux données fournies par les usagers et les délégués et qui semble aller du plus fréquent au plus exceptionnel. a. Tactiques concernant l’argent Nous l’avons énoncé plus haut. Les usagers demandent de l’argent pour couvrir leurs besoins journaliers et/ou des désirs d’achats. Une relation s’installe entre le délégué et l’usager lors de laquelle le premier va tenter de connaître si la raison d’achat est justifiée ou pas et le second va tenter de prouver sa bonne foi et montrer en quoi sa demande est nécessaire et légitime. Les usagers, pour échapper aux nécessité de justification de leurs demandes, ont recours à l’emprunt : « -Ah ! oui, oui, parce qu’ on demandait de l’argent, on ne pouvait pas l’avoir. [Chantal] -Vous demandiez de l’argent, comment ça se passe ? [nous] -Il garde de l’argent , il arrive là bas et puis lui il payait ce qu’il y a et il nous envoyait tant par semaine [Chantal] -Alors, quand vous voulez vous acheter quelque chose ? [nous] -On peut pas, même qu’il y a de l’argent de côté, tout ce qu’on a mis de côté depuis que je suis avec Marcos, c’est vrai que M Scheffer, il a acheté tout ce qu’il fallait pour ici, c’est vrai qu’il a pas chipoté pour nous donner [Chantal] -Alors comment vous faisiez pour obtenir de l’argent ? [nous] -Ben moi, j’empruntais, avant quand j’étais seule j’empruntais et puis après il fallait bien qu’il rende ,il y a que comme ça. Quand il fallait les nourrir ou acheter 62 quelque chose et bien c’est ce que je faisais et puis hé! c’est tout, hein , il était obligé de payer les gens, quand même [Chantal] -Vous demandiez de l’argent à quelqu’un ? [nous] -Et puis voilà et puis après ben [Chantal] -Vous lui disiez ? j’ai emprunté tant d’argent, ah ! c’est comme cela que vous faisiez ? [nous] -Ah ! oui, même qu’il voulait pas, la personne elle faisait un papier comme quoi je lui devais les dettes quoi [Chantal] -Et donc ce papier là ,vous le donniez [nous] -A M. Scheffer[Chantal] -Et donc, il le savait pas, çà, il le savait ,ou il le savait pas ? [nous] -Ah ! ben, de toute façon, pour savoir, il savait que j’empruntais, quand il voulait pas me donner. Et puis, après, ça a été mieux. Je sais qu’au départ, ça a été dur, parce que j’avais les 8, j’avais que 800 francs par semaine. Alors j’arrivais jamais non plus, il comptait mon essence, il comptait mes cigarettes, plus la nourriture, heu avec 800 francs, jamais j’arrivais à vivre la semaine [Chantal] -Alors, comment vous faisiez pour obtenir de l’argent ou pour obtenir le fait de vous acheter quelque chose ? [nous] -Avant, non, avant, je pouvais pas acheter. Quand j’étais seule, je pouvais pas ou alors il fallait vraiment que je l’ai acheté, que ça soit chez moi et qu’il vienne contrôler que c’était chez moi. [Chantal] - Quand elle voulait acheter, c’est lui qui faisait, elle faisait un papier à but et Scheffer, il payait la facture à but et il lui retenait tant sur ses semaines [Marcos] 60 -Voilà, oui, voilà, mettons j’avais 800 francs la semaine, si j’achetais quelque chose, mettons au niveau du prix, il déduisait de la semaine, mettons 200 francs la semaine, ça fait qu’au lieu de m’envoyer 800, il m’envoyait 600 [Chantal] -Parce que vous n’aviez pas vu avant, avec lui, c’est ça ? [nous] -Ah ! non, même si je voyais avec, c’est vrai que c’était dur, au début il voulait pas. [Chantal] -Et pourquoi il voulait pas ?[nous] 60 Entretien réalisé avec un couple d’usager. Mère de 8 enfants, elle vit avec un concubin de puis quelques années. Elle a trois enfants placés dans des institutions à caractère éducatif. 63 -Ah je sais pas, lui, il disait que c’est de l’argent qu’il mettait de côté, s’il y avait un logement, un jour ». L’argent a été mis de côté par le délégué en vue du relogement de la famille et notamment pour acheter du mobilier. Cet extrait d’entretien montre de façon pertinente la stratégie du délégué qui vise à long terme et détermine ce qu’il est nécessaire pour l’usager. En réponse, l’usager utilise une tactique « d’emprunt d’argent » et met le délégué en demeure de rembourser le préteur. D’une manière identique lorsque les désirs d’achats ne sont pas acceptés par le délégué, les usagers utilisent une tactique qui permet de ne pas avoir à demander. « -Après, ils vont utiliser la mesure de tutelle un peu comme un plus, on nous propose pour ça, allez on va acheter(…) Après nous, on demande de voir les devis, et quand on voit les devis, quelques fois, on est surpris du prix des choses quoi, on leur dit, non, attendez, si on fait ça, c’est parce qu’il y a pas beaucoup d’argent, donc vous achetez pas un meuble à 6 000 francs… [déléguée] -Et pourtant ils achètent ! [nous] -Si on passe par un paiement UDAF, on l’achètera pas, mais ils essaient. [déléguée] -Ils essaient, d’accord. Alors si ils y arrivent pas avec vous, après comment ils font ? -Alors, après, il y a ceux qui utilisent toutes les cartes, les prêts, emprunter de l’argent à du monde, ou revendre du matériel, après, tout dépend s’ils ont très envie…[déléguée] -Et ça, vous êtes d’accord, avec ça, ?Comment ça se passe ? -Non, mais on peut leur dire non. On peut travailler avec eux, que ça peut attendre, ou qu’on fasse une provision pour ça, pourquoi pas ? Mais il y a des gens, ils entendent pas, c’est tout de suite. [déléguée] -Et alors quand c’est tout de suite… -Donc, s’il y a un salaire, c’est tout de suite, et après on gère le quotidien avec une demande de secours, un bon alimentaire. Généralement, ils viennent pas nous voir pour ça. Si on sait qu’ils ont acheté quelque chose de très cher, qu’ils ont passé tout le salaire ou toutes les Assedic dedans, effectivement, ils viendront pas nous voir pour le bon alimentaire. [déléguée] -Alors comment ils font ? -Ils vont voir l’assistante sociale. [déléguée] 64 -Vous le savez ça ? -L’ assistante sociale nous appelle, bien, oui, on le sait puisque l’assistante sociale va nous appeler en nous disant, je comprends pas, qu’est-ce qui se passe ? Pourquoi ? Donc, on reprend les choses avec les gens, mais après, devant le fait accompli, qu’est-ce qu’on fait ? Non, on verrouille tout, on dit non, tant pis, ou on fait le bon alimentaire et on cautionne plus ou moins cette attitude là[déléguée] » Les délégués sont en quelque sorte mis « au pied du mur ».L’usager initie une demande. Le jeu ainsi inscrit, consiste pour l’usager à acheter tout de suite ce qu’il désire, en se passant de l’aval du délégué. De fait, l’usager va devoir mettre en place un stratagème, utiliser le réseau d’assistance par exemple, et obtenir un bon d’alimentation afin de s’alimenter. Aussi, les usagers pour ne pas avoir à établir des demandes et à obtenir l’aval du délégué mettent en œuvre des tactiques. Ils ne sont pas en demeure de justifier l’utilisation de l’argent. Car, l’usager est conscient que le délégué va l’obliger à justifier son achat. Graziella est mère célibataire. Elle vit avec ses trois enfants qui ont 7, 5, et 2 ans. Elle ne travaille pas et vit dans un petit quartier assez proche du centre d’une grande ville. «- Non, Mme Didelon, si elle reçoit la facture, elle ne la paiera pas puisqu’elle n’a pas donner son autorisation, faut tout justifier en fait [Graziella] -Faut tout justifier ? [nous] -Tout justifier[Graziella] -C’ est à dire ? [nous] -Ben, si je veux faire une démarche pour la colonie, pour, c’est peut être bête pour, heu, pour le centre aéré, pour la cantine, pour, heu, quoi d’autre qui faut justifier ? heu, heu, je sais plus, heu, tout ce que je reçois, tout ce que je dois payer, en fait, ce qui fait partie de la vie courante, tout doit être justifier par l’Udaf, tout doit être approuvé par l’Udaf [Graziella]» Donc, l’usager va s'affranchir en quelque sorte d’avoir à fournir une justification en prélevant elle même sur l’argent hebdomadaire utile à l’alimentation familiale. « Alors, quelle forme ça prend, ça ? Par exemple, donnez-moi un exemple(nous) -Ben, heu, heu, heu, je sais pas, heu, je sais pas, la dernière fois, j’étais à la caisse des écoles, un petit exemple, comme ça, je vais à la caisse des écoles et je demande, j’inscris ma fille. Moi je savais pas, bon ,j’inscris ma fille, elle dit bon, écoutez, je paie les frais de dossier, donc, je paye les frais de dossier et la dame me dit, bon. Je lui dis pour les factures, faut les envoyer à l’Udaf, elle m’a dit, de toute façon, on 65 peut pas vous inscrire, tant qu’il n’ y a pas de lettre Udaf. Donc, j’ai téléphoné à Mme Didelon, Mme Didelon n’était pas d’accord parce que je ne l’avais pas prévenue avant que j’ai fait la démarche, fallait qu’elle m’envoie la lettre pour pouvoir, au centre social c’est pareil donc heu [Graziella] -D’accord, d’accord, je comprends [nous] -Donc tout, tout ce qui enfin[Graziella] -Donc à chaque fois vous faites ça ? [nous] -Faut que je fasse ça [Graziella] -Mais il n’y a pas des moments où vous faites autrement ? [nous] -Ben des fois, j’essaie de m’arranger comme je peux[Graziella] -Comment vous faites alors ? [nous] -Je prends ça sur le budget de la semaine Mme Didelon n’est pas censée le savoir et puis [Graziella] -Alors, par exemple, qu’est ce que vous avez fait ? -le centre social pendant les vacances, j’ai, au mois de février, je l’ai fait passer sur l’Udaf, les vacances de décembre, je l’ai fait passer sur mon budget de la semaine.61[Graziella] » Une autre tactique consiste à faire pour l’usager ce qu’il « veut »en se disant que le délégué le « grondera » et qu’il suffit en quelque sorte de faire la sourde oreille : Se jouer de la réaction de l’autre. «- Si c’est de l’argent que vous avez sur votre compte, mais vous n’avez pas, pendant l’entretien, prévu de le dépenser et puis à un moment donné, vous, vous voulez cet argent là. Alors comment vous vous y prenez pour ça ?[nous] - Ben, je sais que pendant un moment, j’avais un petit peu plus d’argent et c’était pour acheter des meubles normalement. Et donc, Mme Didelon m’avait dit, écoutez, je veux bien vous le donner, si vous achetez des meubles. [Graziella] . -Hun, hun -Et donc, j’ai dit oui, il n’y a pas de problèmes. Donc, j’avais pris 3000frs et quand Mme Didelon est venue, elle me dit, vous avez acheté des meubles ? Et je lui dis non, j’ai acheté une chaîne hi-fi. [Graziella] -Et vous n’aviez pas peur des réactions de Mme Didelon non ? 66 -Elle est gentille [Graziella] -Donc, qu’est ce que vous vous êtes dit, à ce moment là ? -Elle va le dire sur le coup, et puis ça va passer [Graziella] -Et qu’est ce qui s’est passé réellement ? -Elle l’a dit sur le coup, et puis ça a passé [Graziella] -Et vous, pendant qu’elle a dit ça sur le coup, comment ça s’est passé l’entretien, ce jour là ? [nous] -Ben, elle me disait que c’était pour un meuble, qu’une chaîne hi-fi j’en avais pas réellement besoin. Moi je dis, écoutez, j’aime bien écouter la musique, ça endort le cerveau, enfin, je sais plus ce que je lui ai dis, et puis elle a continué, continué, donc j’ai dit oui, et puis, après, on a parlé d’autre choses et puis c’est passé. [Graziella] -Qu’est ce que ça veut dire ? [nous] -Que je la laisse parler et puis une fois, quand elle sera calmée, elle sera calmée.[Graziella] -D’accord, c’est ce que vous vous dites pendant l’entretien ? [nous] -Oui, je suis pas quelqu’un qui aime bien…[Graziella] -Quand vous dites je la laisse parler, est-ce que ça veut dire de toute façon, en fait, c’est vous qui allez gagner, quand même là, alors racontez-moi ! parce que moi, c’est ce que je comprends. [nous] -Je voulais une chaîne. Elle voulait que j’achète des meubles, je me suis acheté ma chaîne, c’est ça ! [Graziella] -Oui, mais pourquoi vous ne lui avez pas dit, je veux m’acheter une chaîne hi fi ? [nous] -Elle aurait dit non. [Graziella] -Elle aurait dit non ! -C’est pour des meubles et je voulais ma chaîne hi fi donc [Graziella] -Donc, du coup, vous vouliez la chaîne hi fi, vous avez prétexté des meubles pour acheter la chaîne hi fi. -Voilà[Graziella] (…) 61 Souligné par nous. 67 -C’est pas très honnête ce que je fais, parce qu’en fait, je fais qu’à ma tête. En fin de compte, on a un travail toutes les deux, en même temps, j’en fait qu’à ma tête, c’est à dire qu'on va dire, entre guillemets, têtue. [Graziella] -Oui -Je cherche pas, je veux, donc j’aurai et c’est pas très sympa pour elle, mais j’y peux rien.[Graziella] Voici une autre tactique basée sur le mensonge et la mise en scène62. Sans forcer le trait, Graziella nous a décrit patiemment une mise en scène qu’elle a monté afin d’obtenir de l’argent. Il nous a semblé opportun a ce niveau de restitution de son discours, de ne rien ajouter et de laisser libre cours à l’interprétation du lecteur. « -Oh ! ben là, j’essaye de négocier mon meuble de télé [Graziella] -C’est ce que vous me disiez, vous essayez, alors comment vous vous y prenez ?[nous] -J’essaye de lui dire, bon, par rapport aux enfants, 63 le danger des enfants parce qu’ils montent sur le living, heu, ben, j’ai pas encore décidé. Je vais tout retirer et je vais dire que la télé, elle est tombée, je vais retirer la télé quand elle va venir et je vais dire que ma télé est tombée par terre. [Graziella] -Oui, mais elle va pas être cassée votre télé ! -Oh ! ben, je vais la retirer. [Graziella] -Après, il faudra dire que vous devez racheter une télé ? -Ben, je dirai qu’on m’en prête une .[Graziella] -Ah ! d’accord. -Comme ça, j’aurai juste la table à acheter. [Graziella] -Pourquoi votre télé elle est où là ? -Elle est sur un meuble de quand j’étais toute petite. Une commode, c’est vilain et puis même, ça prend de la place. C’est pas quelque chose qu’on peut bouger facilement, alors la dernière fois, je l’ai bougé, il est tombé, je l’ai pris sur la tête, 62 Cet extrait d’entretien nous semble rendre compte de la relation d’enquête qui « si elle se distingue de la plupart des échanges de l’existence ordinaire en ce qu’elle se donne les moyens des fins de pure connaissance, elle reste, quoi qu’on fasse, une relation sociale qui exerce des effets (variables selon les différents paramètres qui peuvent l’affecter) sur les résultats obtenus. »[Pierre Bourdieu , comprendre , la misère du monde Editions du Seuil 1993. p 1391 .]. L’enquêtée nous a déclaré après l’entretien « je vous dis tout cela, il ne faut pas que ma déléguée le sache ».Nous avons promis de respecter l’anonymat. L’enquêtée était alors contente de donner à voir ce qu’elle était capable de mettre en œuvre pour obtenir satisfaction tout en reconnaissant au cours de l’entretien sa malhonnêteté. 63 L’usager a lui aussi incorporé la valeur intérêt de l’enfant et s’en sert. 68 alors prochainement, elle va venir, je retire la télé et je lui dis qu’elle est tombée par terre, comme ça, j'aurai mon meuble. (rires) [Graziella] -Et elle vérifie pas elle contrôle pas ? -Non, jamais. Je crois qu’elle me fait confiance. Quelque part, je suis malhonnête, parce qu’elle me fait confiance, mais bon, elle négocie pas trop non plus, donc j’ai pas le choix64[Graziella] ». Les usagers peuvent aller très loin dans la l’élaboration de leurs tactiques afin d’obtenir ce qu’ils désirent. Nous pouvons apprécier, au détour de leurs déclarations, la disposition originale qu’ils construisent et les procédures qu’ils mettent en œuvre. Véritable agencement d’une mise en scène, la tactique ci-dessus décrite permet de comprendre, lorsque la justification et le contrôle se font trop pénibles, comment l’usager utilise « un pouvoir qui appartient au faible ». « j’appelle au contraire tactique un calcul qui ne peut pas compter sur un propre, ni donc sur une frontière qui distingue l’autre comme une totalité visible. La tactique n’a pour lieu que celui de l’autre.(…). Il lui faut constamment jouer avec les évènements pour en faire des occasions. Sans cesse le faible doit tirer parti de forces qui lui sont étrangères. Il l’effectue en des moments opportuns où il combine des éléments hétérogènes… ».65 Nous allons maintenant mettre au jour quelques tactiques révélées par les délégués et les usagers, différentes de celles qui concernent l’obtention de l’argent. Nous distinguons quatre types de tactiques : L’usager ne veut pas dévoiler son intimité : la fuite L’usager est absent. Le lapin. L’usager ne dit rien. La rétention d’information. L’usager manœuvre. Le mensonge et la mauvaise foi. b. Autres tactiques • 64 65 « La fuite » Souligné par nous. Michel de Certeau , l’invention du quotidien, les arts de faire. Paris, Gallimard, Folio essais, 350 p, 1990. p XLVI 69 Le délégué pour vérifier les conditions de vie, nous l’avons vu, met en place des stratégies basées sur la confiance et qui consistent à « visiter » le domicile. Les usagers devant cette volonté d’intrusion, mettent à leur tour des tactiques qui leurs permettent de ne pas répondre au désir du professionnel. « Ben, au fur et à mesure des entretiens, on essaye de mettre la famille déjà plus en confiance. Parce que c’est vrai, là, je pense à une famille où j’ai pas encore vu les conditions de vie des enfants, mais c’est vrai que cette famille là, au début, je n’arrivais pas non plus à rentrer chez elle. Elle disait que son ménage n’était pas fait, ou elle disait que c’était pas propre, ou elle disait qu’il y avait des chiens à la maison qui n’étaient pas toujours sympathiques. Et au fur et à mesure, j’ai réussi à rentrer dans l’appartement et là, en discutant la dernière fois avec elle, ou je pense que petit à petit, on arrive à gagner sa confiance et donc cette fois là, elle a pas voulu me faire visiter les chambres… »[déléguée] De même pour résister à l’imposition et aux injonctions du délégué, notamment en ce qui concerne les actes administratifs à effectuer, les usagers emploient des tactiques de résistance. « …-Et certaines familles vont toujours me dire oui et ça sera jamais fait. Jamais, alors elles vont trouver, c’est vrai que je parle de fuite, mais elles vont trouver des prétextes. Oh ! ben, les gamins ont fouillé là ou je mettais les papiers, ils ont perdus les papiers. Ils les ont déchirés. C’est souvent les enfants quand même qui reviennent, ou c’est dans la voiture de mon mari qui est parti au boulot, donc je peux pas le faire, j’ai pas le temps. [délégué] -Ce que tu me dis, c’est quelque chose que tu remarques très souvent ? [nous] -Ouais, ouais, je le remarque quand même souvent. [délégué] -Qu’est ce qu’elle font d’autre les familles ? -Ben, en général, c’est ça ou alors, ou alors, elles ne donnent pas de réponse et ben, non je l’ai pas fait et bien pourquoi, et ben non, je l’ai pas fait et puis on parle d’autre chose et puis elles me disent rarement oh ! ben, je suis pas d’accord, ou j’ai réfléchi, en fait, je veux pas le faire. Je trouve que j’ai peu, enfin, c’est peut être moi qui induit ça, j’ai peu d’opposition dans le discours , mais en fait, j’en ai quand même dans les actes parce que c’est pas fait. [délégué] » Nous percevons dans cet extrait d’entretien les résistances au travail engagé par le délégué, qui a pour objectif, nous en avons parlé, d’aider les familles à mettre en acte des démarches qu’elles avaient, jusque là, du mal à accomplir. Nous discernons la tension entre chaque protagoniste de la 70 mesure et ,somme toute, l’agacement que cette résistance produit chez le professionnel. L’agacement du délégué atteint son paroxysme lorsque l’usager n’est pas présent le jour de l’entretien convenu. Cette façon d’agir appelée « le lapin66 » semble une tactique connue et courante pour les bénéficiaires de la mesure de tutelle aux prestations sociales. Cela pose un véritable problème. D’une part, il ne peut pas réaliser la gestion de la famille avec l’usager et d’autre part, il reste une part « d ‘incontrôlé » en ce qui concerne les conditions de vie de la famille et notamment le devenir des enfants. • « Le lapin » «- J’ai une autre dame où je n’arrive pas du tout, là, ça fait quatre mois que je ne l’ai pas rencontrée, quatre mois. J’ai fait un courrier, j’ai informé le Juge, mais aucun travailleur social ne peut rentrer chez cette dame, on était les privilégiés, entre guillemets, à rentrer, et au renouvellement de la mesure, elle a porte close. C’est à dire que depuis le renouvellement, elle nous reçoit plus.[déléguée] -Alors comment elle fait pour avoir de l’argent ? [nous] -Il leur faut bien de l’argent, donc cette dame que j’ai pas rencontrée depuis quatre mois, je continue de mettre de l’argent sur le compte et de temps en temps, je vais regarder quand elle va le retirer, je continue d’en mettre puisqu’on gère tout. ». [déléguée]. Le « lapin » indique pour le délégué la tactique la plus difficile à comprendre. Cependant ils énoncent des motivations et tentent de rationaliser les agissements des usagers. «- Ils le font pour nous éviter, certainement pour nous éviter. C’est vrai qu’on a des lapins, on va avoir un lapin parce que soit, l’entretien a vraiment été dur, dur, soit on a abordé quelque chose qu’il ne voulait pas qu’on aborde, donc la fois d’après, il y a un lapin . C’est une façon d’échapper à l’entretien, d’échapper au délégué. [déléguée] 66 lors de notre enquête de terrain, nous avons été amené à partager différents moments de la quotidienneté des délégués. Lors d’un repas partagé avec l’équipe, nous avons été témoins du retour au bureau de plusieurs professionnels des entretiens à domicile qu’ils avaient effectués. Or ce jour là, trois délégués échangèrent autour des « lapins » posés par leurs usagers. Nous avons donc noté et demandé aux délégués lors de nos entretiens ce qu’ils entendaient par ces lapins. « Et je me souviens parce que j’ai noté dans mon cahier d’ailleurs je vous cache rien vous avez dit aie, aie, aie, j’ai eu un lapin et Mr P a dit ah ben c’est la journée des lapins vous vous souvenez pas de ça c’était il y’a un mois de cela et je me suis dit il faut que je vois avec mme D ce truc là parce que vous vous souvenez de ça parce que ça m’intéresse alors c’est quoi un lapin ?[ nous] C’est un rendez vous manqué ( rires)entretien déléguée Reims p 11 71 -Donnez-moi un exemple, vous avez des exemples ?[nous] -Ouais, la famille de cette dame, ils ont fait une séparation de couple et on a parlé de choses où la dame était en pleurs la fois dernière. On a parlé de garde d’enfants, on a parlé de la maison. Qui allait garder la location ? Qui avait des demandes administratives à faire ? Et je pense qu’elle n’était pas prête à entendre des choses que je lui ai annoncées la fois dernière. A mon avis, c’est pour cela qu’elle n’était pas là le 26 février [déléguée] -Qu’est ce que vous lui avez annoncé ? -Je lui ai annoncé que si c’était Mr qui avait les enfants, et bien, elle n’aurait plus les prestations familiales. C’était Mr avec les enfants qui l’auraient. Je lui ai annoncé que si c’était elle qui gardait le logement, elle devrait faire face à des factures. Voilà quoi, c’est à dire, j’ai dit tout haut ce qu’elle pensait tout bas. On a parlé rupture, séparation, divorce, ça c’est des mots qu’eux ensemble n’avaient pas réussis à aborder.[déléguée] Lorsque les demandes du délégué se font trop pesantes, les usagers utilisent la tactique qui consiste à ne rien dévoiler, ce que nous appelons la rétention d’information . Voici , à sa manière, ce que nous révèle un usager pour expliciter cette tactique. • La rétention d’information « -Et tous les entretiens, depuis que vous avez votre tutelle, c’est toujours comme ça ?(nous) -Oui .[Josépha] -Et puis vous discutez ? (nous) -Ouais, tout le temps. [Josépha] -Vous dites, quand même, des choses qui vous regardent intimement ! -Ouais, ouais, je parle avec elle comme ( silence)bon, c’est sûr, je dis pas tout non plus. Je dis des trucs. Ca dépend de ce qu’elle me pose comme question [Josépha] -Il y a des choses que vous ne dites pas ? -Ah ! ben, c’est sûr, ça, je vais pas lui dire tout [Josépha] -C’est quoi, alors, que vous dites pas, par exemple ? -Ben, que je pourrais pas lui dire, parler de mes gosses, par exemple, j’ai du mal.(silence) C’est sûr, quand on est toutes les deux, on parle. Elle me pose des 72 questions, donc je réponds. Quoi, je réponds si j’ai envie. Si j’ai pas envie, je réponds pas, ça dépend ce qu’elle me pose comme question, quoi. [Josépha] -Et si vous avez pas envie de répondre, comment vous faites alors ? -Je suis pas ferme avec, elle est gentille avec moi, donc » [Josépha] « La mauvaise foi. Le mensonge » « Ben, à partir du moment où on peut pas être sûr de la bonne foi ou de la mauvaise foi, qu’est ce que tu veux qu’on fasse ? c’est difficile de dire. Si, une fois on lui a dit « ben écoutez, j’ai des doutes, un petit peu, sur ce que vous me dites »[délégué] Les délégués prêtent des motivations aux usagers lorsque ces derniers ne remplissent pas leurs obligations, lesquelles ont été négociées de part et d’autre : « Je pense qu’il y a eu une part de mauvaise foi de la part de madame Briole, parce qu’elle disait qu’elle recevait pas les titres de la paierie départementale etc. Bon, je suis pas convaincu. Toujours est- il qu’elle n’ avait rien payé depuis une paire d’année quoi. Elle m’a toujours dit oh ! non, moi, j’ai pas reçu les titres »….[Délégué ]…. «Alors là, c’est pareil, on peut douter de la bonne foi de la famille. Madame Briole avait indiqué qu’on lui avait volé sa carte de retrait au crédit mutuel et qu’il y avait eu beaucoup d’argent qui avait disparu. On a jamais réussi à déterminer si elle avait raison ou pas. Donc, à partir de là, le crédit mutuel a remboursé la totalité de la somme, ce qui faisait à l’époque, il me semble, 18000 frs, quelque chose comme ça. Donc, on a récupéré cet argent là et cet argent là, on l’a placé sur un compte livret populaire »….[Délégué] « La question qui est importante c’est, est ce que les familles avec lesquelles vous travaillez, est ce que vous pensez qu’elles peuvent, à différents moments, être de mauvaise foi ? [nous] -Oui. Ah ! oui. Le problème, si tu veux, c’est que pour madame Briole contrairement à d’autres, moi, j’ai jamais réussi à déterminer quelle était la part de mauvaise foi ? Voilà. Parce que quand tu parles avec elle, quand tu discutes, quand elle te fait part de ses explicitations, ben, on a l’impression que c’est juste, tout ce qu’elle dit, c’est juste, c’est réel ,c’est de bonne foi. Mais on peut pas imaginer 73 qu’elle est toujours de bonne foi. C’est vraiment tout ce qui lui est arrivé, toutes les difficultés qu’elle a eu sont telles, qu’on peut pas imaginer qu’elle est de bonne foi. Il y a certainement une part de mensonges. [Délégué] -Par exemple ? [nous] -Il y a cette histoire de carte là et puis après, il y a tout ce qu’elle a pu nous dire, par rapport aux relations qu’elle entretenait avec M. Zeller donc, le monsieur avec qui elle vivait quand on a eu la mesure, le père des enfants. Elle a pu nous indiquer plein de choses par rapport à ce monsieur là, qu’il avait eu des comportements à son encontre tels que, enfin, c’est inimaginable, on arrive pas à imaginer tout ce qu’elle peut nous dire. Mais, au travers de ce qu’elle peut nous dire, c’est quelqu’un qui n’avait pas de chance par rapport à la caf. Elle ne recevait pas les papiers, enfin plein de choses comme ça, si tu veux, elle avait, c’était jamais de sa faute [Délégué ] -Qu’est ce que ça lui apportait de dire ça ? Elle en tirait des bénéfices ?(nous) -Pour justifier ce qu’elle n’avait pas fait, ce qu’elle aurait du faire à certains moments, donc et bien voilà, pour elle, c ‘était de dire, on me demande de payer ça, ça, ça, mais j’y suis pour rien, c’est pas de ma faute . L’organisme logeur qui l’hébergeait, enfin, qui louait le logement, il y a eu une attente importante pour qu’ils puissent avoir un logement. Alors là, c’est pareil elle me disait, ben voilà, l’organisme logeur ne veut pas nous attribuer de logement, mais quand on discutait avec l’organisme logeur, lui, il avait une autre version, en disant, ben, oui, mais problème d’occupation, problème de paiement, problème de ceci et de cela. Alors tu vois, quand on met en balance ce que les uns et les autres peuvent nous dire, on est dans l’expectative, on est partagé, on arrive pas à déterminer exactement » [délégué] Ces motivations explicitées par le délégué sont corroborées par un usager qui tente de justifier ses mensonges. « Au début, j’essayais d’être plus ou moins honnête, enfin, honnête je suis toujours honnête, franche, en fait sans cacher, sans ruser, et c’était toujours non. Et ben là, j’ai dit mince, on va essayer différemment » [usager] 74 La relation entre le délégué et l’usager est sous tension. Le jeu relationnel ainsi défini est marqué par des suppositions, des « motivations » prêtées aux uns et aux autres qui déterminent la qualité de la relation entre les deux parties. D’une part, les délégués fixent des objectifs pour inciter l’usager de la tutelle aux prestations sociales à s’engager activement dans des démarches administratives, budgétaires et familiales ( ou d’éducation). Ces objectifs sont rendus opérationnels au moyen de stratégies professionnelles, invariants que nous avons mis en exergue dans ce troisième chapitre. Elles sont reproductibles, puissantes et mises en œuvres institutionnellement. Elles constituent la panoplie du délégué qui soutient son action « en vue de la réhabilitation complète de la famille ». Parallèlement, les usagers répondent, en écho, au coup par coup, au moyen de tactiques différentes, selon les cas et selon les délégués, multiples en fonction des axes stratégiques du délégué. La « fuite », le « lapin », le « mensonge » ou la « mauvaise foi », expriment à leurs façons des variants qui dérangent quelque peu l’action du professionnel. En tous les cas, ces variants et ces invariants qualifient la relation de tutelle. Cette relation est observée, de façon fine lors des entretiens au domicile. Les interactions ainsi construites seront examinées au chapitre suivant. Nous allons précisément analyser ce qui se passe effectivement pendant ces interactions, compte tenu de ce que nous savons, sur ce qui se joue entre chaque acteur. Comment les stratégies et les tactiques interviennent elles au cœur de la relation, c’est à dire lors des interactions entre délégués et usagers ? 75 CHAPITRE 4 AUTOUR DE LA RELATION Les stratégies et les tactiques mises au jour dans le chapitre précédent permettent de caractériser, pour les professionnels et les usagers, des manières propres de se conduire dans le champ de la mesure de tutelle aux prestations sociales. Cela constitue une rhétorique, et celle ci fournit un cadre. Elles sont les “ manières de faire ” de l’usager grâce auxquelles le “ faible s’en tire ”, réussites du “ faible ” contre le “ plus fort ”. Ces tactiques manifestent à quel point “ l’intelligence est indispensable des combats et des plaisirs quotidiens qu’elle articule 67”. Ces tactiques sont différenciées en adaptations, acquiescements, tours, ruses, mensonges, manipulations que nous avons décrits et elles sont mises en “ bataillon ” pour changer le vouloir de l’autre, le destinataire étant le délégué. Il faut alors comprendre la tactique comme une véritable production. Les stratégies, quant à elles, servent de base à une gestion de la relation. Le professionnel s’en sert pour gérer ses relations avec les usagers. Les stratégies cachent sous des calculs objectifs leur rapport avec le pouvoir qui les soutient gardé par le lieu propre et/ou par l’institution. Au contraire, la tactique ne peut pas compter sur un propre, ni donc sur une frontière qui distingue l’autre comme une totalité visible. La tactique n’a pour lieu que celui de l’autre Ce rapport de force que nous venons de dévoiler, entretenu par les contours des ruses des uns et du pouvoir de l’autre, augure de la structuration relationnelle sous jacente qui s’établit tout au long de la mesure de tutelle entre l’usager et le délégué. En effet, les tactiques ne mettent pas en péril la relation entre professionnels et usagers, bien au contraire, elles participent de la “ construction ” de la relation et permettent de “ tester ” la confiance dans la relation. Cependant, la relation n’est pas définie par les stratégies et les tactiques de façon isolée. Elle est aussi déterminée par celles ci dans les “ interactions ” entre usagers et délégués lors des entretiens au domicile et/ au bureau. Nous avons privilégié pour notre étude les entretiens à domicile68. Ce quatrième chapitre a pour objectif de présenter un certain nombre d’ interactions et de montrer en quoi elles participent de la définition de la relation. Précisément, nous examinerons comment 67 M. De Certeau , l’invention du quotidien, les arts de faire. Paris, Gallimard, Folio essais, 1990. 76 l’objet “ relation de confiance ” véritable construit social est employé par le délégué et par l’usager dans cette relation. Nous restituons des interactions de travail lors desquelles, usagers et délégués soumettent une façon insolite d’entretenir la confiance et les motivations que les uns et les autres s’attribuent. Autrement dit, les stratégies et les tactiques déterminent le degré de confiance, qui stabiliserait alors, peu ou prou, la relation tutélaire. Pour comprendre ce mécanisme, nous devons nous attarder sur la question de la relation de confiance qui serait le pendant de la relation de tutelle. La tutelle n’existe pas en dehors de la relation entre le professionnel et l’usager. Notamment, c’est le professionnel qui installe la relation. Nous montrerons comment. Nous élaborerons une analyse à partir des interactions enregistrées pour donner à comprendre ce qui se joue entre le professionnel et l’usager dans cette relation tutélaire. Nous avons construit notre étude à partir d’entretiens réalisés auprès des protagonistes de la tutelle. C’est ce qui caractérise notre propos des chapitres 2 et 3. Ce chapitre 4 est construit à partir d’interactions observées et enregistrées. Nous avons voulu resituer la scène des négociations et des régulations et traiter les interactions comme telles. Il nous a semblé qu’émergeait alors une logique de la relation, non visible dans les seuls discours produits pendant les entretiens d’enquête. Nous appuierons notre travail d’analyse sur le concept d’interactionnisme symbolique et emprunterons la notion de “ relation de service ” à Erving Goffman pour caractériser la relation de tutelle. Enfin, nous démontrerons les logiques propres aux usagers et aux professionnels dans l’exercice de leur relation. Nous verrons comment le professionnel et l’usager s’arrangent de la relation, comment le délégué traite la demande de l’usager et partant , comment la confiance, objet relationnel convoqué, procure un moyen d’une possible négociation. De quoi est faite la relation ? D’ une régulation et d’un jugement des uns sur les autres. Ceci nous retient en priorité. I. LA RELATION MISE EN SCENE La relation existe depuis l’instauration de la mesure de tutelle par le juge des enfants. Dés le prononcé de la mesure, au tribunal, un lien est mis en forme entre une institution tutélaire et une famille. Il est fréquent qu’un usager connaisse le nom du futur délégué avant même le prononcé de la mesure et qu’il l’accoste pour lui demander comment se pratiquera l’envoi d’argent “ lorsqu’il sera sous tutelle ” ou bien qu’il fasse référence à telle famille “ sous tutelle ” afin que le délégué agisse de la même façon. Pour autant, la relation est à ce moment là balbutiante. En effet, le 68 Pour construire notre objet de recherche, nous nous sommes attardés sur la question des entretiens à domicile. 77 bénéficiaire de la mesure et le délégué vont devoir se rencontrer pour se connaître. Cette connaissance mutuelle va cristalliser peu à peu un jeu “ d’acteurs ” dans lequel l’un et l’autre vont livrer peu ou prou un peu d’eux- mêmes, et au fil du temps de la mesure, lors des entretiens, une relation va s’établir, en fonction des personnages, des règles, des habitus69, de la scène. Le domicile constitue la scène. Nous avons présenté en quoi l’entretien constitue un moment important du travail tutélaire. Nous allons maintenant examiner des entretiens et considérer leurs contenus, afin d’établir les temps forts, et analyser ce qui se joue dans l’interaction proprement dite. Les entretiens à domicile sont structurés autour de périodes que nous allons approfondir. “Elle ne voit pas l’utilité de me recevoir, pas parce qu’elle veut pas me recevoir, mais non, elle percute pas, elle percute pas que j’ai besoin de la voir, moi, par contre, pour savoir comment elle va, pour savoir comment est son logement ” [déléguée]. Cette remarque d’une professionnelle montre l’aspect indispensable de l’entretien. Nous allons l’aborder maintenant. I.1. L’entretien à domicile. Un contexte situationnel particulier “ S’ il n’y a pas d’entretien, il n’y a pas de travail avec la famille. ” “ -Comment vous caractériseriez un entretien, c’est quoi pour vous ? [nous] -C’est une note sur laquelle on travaille, c’est notre support, l’entretien, je veux dire, si on a pas d’entretien…[délégué] -Hun, hun. [nous] -Il n’y a pas de travail avec la famille. On a l’outil, ce qui nous fait entrer, c’est la mesure, la gestion des prestations familiales, mais autour de tout ça, il y a tout ce qui va se passer dans l’entretien, tout ce qui va pouvoir se dire, tout ce qui va pouvoir être entendu. Tout ce qu’on va pouvoir reprendre avec eux, alors quelques fois, on y va à pas de fourmis, y compris sur l’éducation des enfants. ” [délégué] 69 Nous empruntons ce mot à Bourdieu. L’habitus est une “ structure structurée à vocation structurante ”. “ …les dispositions acquises, les manières durables d’être ou de faire qui s’incarnent dans des corps ” in Pierre Bourdieu, questions de sociologie, les éditions de Minuit Paris, 1984. 280 p. P 29. 78 L’entretien à domicile est un moment important et nécessaire pour le délégué à la tutelle. La visite mensuelle70 à l’usager permet au délégué de se rendre compte des conditions de vie de la famille et d’aborder avec l’usager de nombreuses questions relatives à leur vie familiale sociale et professionnelle. De plus, lors de la visite à domicile, le délégué établit avec l’usager le budget prévisionnel de la famille pour le mois en cours ou les mois suivants. Le délégué établit des types d’entretiens et les nomment en fonction de critères spécifiques. Il existe ainsi l’entretien d’ouverture de la mesure, lors duquel le délégué et l’usager vont faire connaissance, ceux en cours de mesure et celui de fin de mesure. “ Alors, pour les entretiens, ben oui, l’entretien d’échéance, c’est pas le même entretien que l’entretien en cours de mesure. Un entretien en cours de mesure, si tu veux, il va porter plus sur des problèmes du moment, sur des difficultés qu’il y a, sur les paiements qui sont à faire, les paiements qui sont pas faits, les paiements qui sont faits, les difficultés matérielles du moment. Alors que l’entretien de fin de mesure, on essaie, normalement, on reprend un petit peu l’évolution sur la durée de la mesure. Tu vois, il y a un petit, c’est pas exactement la même chose, et par rapport aux entretiens durant la mesure, on essaie de voir avec la famille quelles sont les difficultés qu’elle rencontre et on essaie de trouver des solutions ponctuelles aux problèmes qu’elle rencontre durant un mois donné. ”[Délégué] D’autre part, pour les délégués, les entretiens sont différents selon les familles et selon les difficultés vécues par ces dernières. “ Alors, il n’y a pas un entretien me concernant. J’ai 37 entretiens, 37 façons de mener un entretien, 37 façons différentes. Qu’est ce qui caractérise un entretien ? Ben, l’échange, en premier lieu, c’est important l’échange, l’écoute, les conseils et pourquoi pas, je ne sais pas si ça se dit, l’imposition, le fait d’imposer les choses également.71 ” [Délégué] Pour les délégués, les entretiens ont pour objectif de travailler, avec les usagers, les difficultés auxquelles ces derniers sont confronté et de trouver des solutions. Les délégués mettent en exergue l’engagement qu’ils prennent auprès des usagers et expriment leur fonction en terme de “ travail avec l’usager ”. 70 Lors de l’étude, les délégués interviewés nous ont déclaré le caractère quasi obligatoire d’ entretiens réguliers à domicile. Ceci a renforcé notre souci d’examiner particulièrement cette “ intervention sociale ”. Il convient cependant de préciser que l’entretien mensuel peut être amené à un entretien bi- hebdomadaire voire hebdomadaire. Ces précisions ont été énoncées par les professionnels afin de montrer en quoi “ la visite à domicile ” était un axe incontournable de l’acte du professionnel et notamment que la fréquence des entretiens sous-entendait, outre une flexibilité de l’intervention, une volonté affichée de monter en quoi certains usagers méritaient une intervention plus soutenue que d’autres en raison du degré de difficultés . 71 souligné par nous. 79 “ Il a fallu deux entretiens pour amener vraiment cartes sur tables et parler alcoolisme, sans détournement du mot alcoolisme. Il a fallu deux entretiens. ”[Délégué]. Pour les usagers de la mesure de tutelle, les entretiens à domicile sont des moments particulièrement importants, car c’est lors de ces entretiens qu’ils vont établir des demandes au délégué et qu’ils vont, peu ou prou, répondre aux injonctions du délégué et donner à voir leur degré de collaboration à la mesure de tutelle. C’est aussi pendant ces entretiens à domicile que va s'installer une relation, plus ou moins forte, entre le délégué et l’usager. Les entretiens sont des scènes pendant lesquelles les usagers et les délégués vont négocier, alerter, solliciter, réclamer. Les usagers reconnaissent la prise en compte par le délégué de leur vie quotidienne. “ Nous, il( le délégué) nous connaît bien72. A chaque fois, un entretien, il durait une heure et demie, deux heures avec lui. A chaque fois là, c’est vrai, il demande des nouvelles de tous les gosses, il était pas là spécialement pour contrôler. A chaque fois il demandait des nouvelles, s’ils travaillaient bien à l’école… ” [usager]. Cependant, cette prise en considération de la vie de la famille ne se fait pas de façon naturelle. Bien au contraire, les délégués, mandatés, entrent au domicile des usagers selon des procédures déontologiques pour lesquelles il convient d’en souligner certaines qui expriment à leurs manières des “ règles de conduites ”73 . “- Et cette relation que vous entretenez avec les gens, comment vous la définiriez cette relation là ?[nous] -D’ordre professionnel ? Comment ça ? la définir ?[déléguée] -Je sais pas.[nous] -C’est pas du copinage, c’est clair. Même si on a des familles qui voudraient bien qu’on boive le café avec, donc elles préparent le café pour nous accueillir, c’est clair, moi, je ne bois pas de café, je ne bois pas un verre d’eau chez des gens, quoi. Il y a toujours un peu de recul par rapport à tout ça, j’entre jamais, quand je frappe à une porte, qu’on me dit entrez, je n’entre pas si on ne m’ouvre pas.[déléguée]. 72 Souligné par nous. 80 - Pourquoi ? -Mais, parce que. Il y a des gens qui ne se rendent pas compte. On a des dames qui nous reçoivent, des fois, elles ouvrent la porte, elles sont en nuisette quoi. Je leur dis non, non, j’attends. Allez vous habiller, mettez autre chose. Je ne suis pas la copine du premier qui monte boire le café quoi74. -Hun, hun. -Donc, effectivement, je n’entre pas si on ne m’ouvre pas. Je ne traverse pas l’appartement pour arriver dans la cuisine. Je m’installe où on me dit de m’installer. Si aujourd’hui, c’est à la cuisine, on va dans la cuisine, si demain c’est dans la salle à manger, on va dans la salle à manger. Voilà. Les délégués se donnent des façons d’intervenir au domicile des familles suivant une déontologie qu’ils revendiquent et qui installe le professionnel et l’usager dans une relation spécifique. Cette relation tutélaire n’est pas naturelle. En premier lieu, la relation tutélaire est désignée, nous l’avons vu, au travers d’un arsenal stratégique qui comprend ce que nous avons nommé “ se rendre compte, rendre des comptes et rendre compte ” et qui favorise à asseoir une “ relation tutélaire type ”. Nous allons la développer maintenant. En second lieu, cette relation tutélaire s’inscrit dans une relation générale “ de service ” nous prendrons soin d’examiner ce qu’elle indique d’un point de vue théorique. I.2. Le schéma tutélaire type Les entretiens à domicile permettent d’entretenir une relation entre une institution représentée et portée par le délégué et un bénéficiaire de la mesure de tutelle, usager porteur d’un quotidien questionné. Les délégués comptent sur l’usager pour que ce dernier décrive les difficultés ( familiales, sociales, budgétaires, professionnelles) survenues dans sa vie quotidienne. Le premier est placé, en quelque sorte, en position de spécialiste fondée sur une relation personnalisée et individualisée. Cette relation de service75 énonce comme condition une certaine indépendance des professionnels à l’égard des “ clients ”76 qu’ils servent. Pour Goffman, dans ce type de relation 73 Règles de conduites est une expression empruntée à Erving Goffman. Elles sont ici des obligations, des contraintes morales à se conduire de telle façon. 74 Souligné par nous. 75 E. Goffman. Asiles, études sur la condition sociale des malades mentaux, les éditions de Minuit, 1968. 447 p. 76 Erving Goffman sépare les usagers des clients. Les premiers sont ceux qui ont affaire à des professionnels qui exercent auprès d’eux une compétence ou service technique purement automatique( contrôleurs de billets etc.), les seconds sont les spécialistes qui dispensent des services. Pour ce qui nous concerne, le terme usager est employé dans le registre de sens commun “ d’usager de 81 sociale ou de “ service ” “ le client respecte la compétence technique du praticien et fait confiance à son sens moral pour l’exercice de cette compétence ; il lui témoigne également de la reconnaissance et lui verse des honoraires. De son côté , le praticien possède une compétence ésotérique et efficace dans la pratique et ainsi que le désir de mettre cette compétence à la disposition du client. Il offre aussi la garantie du secret professionnel… ”77. Mise à part la question des honoraires qui ne concerne pas la fonction de délégué, la relation de service tutélaire se caractérise par une relation sociale fortement empreinte de confiance et d’un respect pendant les interactions voire d’une docilité de l’usager envers son délégué. De plus, les bénéficiaires de la mesure savent que le délégué “leur portera malgré tout pendant quelques temps une attention intense, se placera à leur propre point de vue et agira au mieux de leurs intérêts ”78. L’interaction entre un usager de la tutelle et son délégué prend une forme structurée. Prenant appui sur les thèses de Goffman, qui met en exergue l’interaction entre un client et un réparateur sous une forme structurée et pour qui le “ réparateur ” se “ livre sur la propriété du client, à un travail mécanique, à des manipulations diverses, surtout quand ces opérations visent à fonder un diagnostic.79 ”, le délégué, pour effectuer un diagnostic et mettre en place un travail d’aide et de conseil, s’inscrit, lui aussi, dans le cadre d’une interaction structurée avec le bénéficiaire de la mesure. Cette interaction est structurée selon un schéma type qui prend la figure d’un diagnostic énoncé sous la forme de questions et de réponses et qui insiste sur les différents registres de la vie quotidienne de l’usager afin de déceler les difficultés. Cette façon rituelle de structurer les contenus des entretiens selon des thèmes ( que nous avons mis en relief tout au long de notre étude ) participe d’un “ schéma tutélaire type ” qui inscrit la relation dans un registre particulier. Ce schéma est alimenté par les prises de position du délégué, l’imposition des normes, les injonctions, les conseils et avis apportés, qui sont autant de stratégies. En particulier, c’est aussi à partir des déclarations de l’usager (le médecin a besoin des déclarations du malade pour la description des symptômes80) qu’une relation singulière va naître. D’autre part, ce schéma tutélaire s’inscrit au domicile des usagers. Cela donne la possibilité à l’usager d’être présent ou pas et de donner suite ou pas au travail du délégué. Nous avons vu les multiples possibilités que s’attribue l’usager, notamment à partir des tactiques qu’il met en œuvre. Ces tactiques, véritables difficultés pour la relation, provoquent chez le délégué des sentiments l’action sociale ”. Cependant il nous semble que l’usager de la mesure de tutelle soit le “ client ” de l’institution tutélaire selon le sens que Goffman donne à ce terme, c’est à dire “ qui reçoit un service d’un spécialiste ”.p379. 77 Asiles; Op. Cit p 380. 78 Op. Cit. P 382. 79 Op. Cit. P 383. 80 Op. Cit. p 394. 82 d’inquiétude et tendent à encourager l’instauration de jugements sur l’usager. Nous avons mis en relief, notamment, que les jugements portés par les délégués, tendent à créer des catégories d’usagers( quémandeurs, râleurs, menteurs etc.). Concrètement, plaçons nous au cœur de quelques entretiens81 et abordons ensemble la manière dont la relation s’inscrit, s’installe, en premier lieu au travers des interactions délégué/ usager, et secondairement examinons comment la relation se stabilise et à partir de quels objets elle se maintient. Autrement dit, qu’est ce qui permet à cette relation de se singulariser ? I.3. L’interaction. Un espace scénique de la relation Il est utile, pour poursuivre notre exposé, de s’arrêter quelque peu sur la notion d’interaction. Nous appuyons notre étude sur l’interaction et le modèle théorique qui en découle, l’interactionnisme. Ce modèle théorique décrit l’ordre social en termes d’interaction et d’actes de communication. L’interactionnisme est né à la fin des années 30. Théorie sociologique à la croisée de la psychologie sociale et d’une sociologie attachée aux recherches de terrain (privilégiant les méthodes de documentation et l’observation directe), elle s’attache à se centrer sur les notions de soi et d’identité, de rôle , de définition de situation et de négociation. Les notions de soi et d’identité touchent aux rapports entre le sujet individuel et le social. Les notions de rôle, de définition de situation et de négociation se rapportent aux descriptions de l’ordre social en termes d’interactions et d’actes de communication. C’est dire si cette approche conceptuelle nous intéresse et mobilise toute notre attention afin de dégager des axes de compréhension utiles à notre étude. Les interactions sociales sont ordonnées suivant des règles propres. Elles sont liées à un processus actif d’interprétations qui conduisent à des adaptations mutuelles. Les individus tiennent des rôles spécifiques et sont liés mutuellement. Pour ce qui nous concerne, délégués et usagers sont liés, notamment par cette relation tutélaire et tiennent des rôles spécifiques. Les stratégies et les tactiques en sont des démonstrations singulières. Nous retiendrons pour fixer notre propos, les explications que nous apportent Jean Manuel De Queiroz et Marek Ziolkowski dans l’ouvrage l’interactionnisme symbolique82 énoncent les trois principes de l’interactionnisme symbolique. Les humains agissent à l’égard des choses en fonction du sens que les choses ont pour eux. Ce sens est 81 Toutes les restitutions qui vont suivrent concernent des entretiens de travail délégué/ usager(s) auxquels nous avons participé silencieusement , et que nous avons observé et enregistré. Voir à ce sujet chapitre méthode et construction de l’objet. 83 dérivé ou provient des interactions de chacun avec autrui. C’est dans un processus d’interprétation mis en œuvre par chacun dans le traitement des objets rencontrés que ce sens est manipulé et modifié. D’autre part , il est très important de retenir que les acteurs partenaires de l’interaction interprètent la signification des actions d’autrui et définissent la signification des leurs. Ceci tend à produire des indications sur les intentions ultérieures des partenaires. C’est la prise de rôle. Après l’approche concrète de quelques interactions, qui nous serviront de canevas pour notre étude, nous concentrerons notre attention sur le sens accordé par les acteurs à l’interaction proprement dite, la motivation, c’est à dire les anticipations et les attentes de chacun au cours de l’interaction et nous chercherons à montrer les processus de négociation sous jacents. Nous mettrons en relief, si possible, les conditions d’effectivité de ces négociations corrélées à l’objet confiance qui nous retient ici. II. LA SCENE DES INTERACTIONS II.1.Quelques invariants a. L’écrit Le délégué recueille des informations auprès des usagers, les note, au cours d’interactions au domicile de ces derniers. Il est important de comprendre que ces notes servent au professionnel dans le cadre de sa mission au cours des différentes interactions présentes et futures, mais aussi qu’elles serviront aussi pour d’autres professionnels de l’action sociale. A ceci près que ces informations seront données sous couvert du mandat et dans le cadre d’échanges professionnels avec des partenaires qui travaillent aussi auprès de la famille.83 De ce point de vue, un invariant examiné pendant l’étude de terrain est assurément la prise de notes d’informations concernant les dires de l’usager. Qu’elles soient de caractère privé et relatives à la vie quotidienne de la famille, la scolarité des enfants ou la vie professionnelle des parents par exemple, ou qu’elles concernent le budget mensuel ou les prévisions budgétaires, elles sont toutes prises en note sur un cahier ou une feuille dite “ de suivi ” par le délégué. En revanche, à aucun moment, nous n’avons observé un usager écrire et/ou rassembler sur une feuille, des consignes, écritures budgétaires ou paroles du 82 Jean Manuel De Queiroz et Marek Ziolkowski, l’interactionnisme symbolique presses universitaires de Rennes 1997. 140 p. Nous avons été amené à participer à une réunion de synthèse réunissant une déléguée à la tutelle, une infirmière de la PMI et une assistante sociale. La réunion consistait à un échange d’informations sur la famille et à une mise à plat des interventions sociales de chaque professionnel. Nous avons pu observé que la prise de note de la déléguée pendant l’interaction avec l’usager servait à donner des informations précises de ce qu’avait pu “ raconter ” l’usager pendant l’entretien. 83 84 délégué, etc.84. Voici un extrait d’observations de notre carnet de terrain et une observation enregistrée : “ La déléguée à la fin de l’entretien résume en quelque sorte le budget, ce qu’il reste sur le compte de l’usager, les envois d’argent pour le mois suivant. la déléguée note et donne cet écrit à l’usager. (Certains délégués font signer les notes et/ou les comptes par l’usager.) La déléguée a, devant elle, le dossier de l’usager, les relevés de compte des mois précédents. Elle donne à l’usager le budget effectué en sa présence. ”. “ -Donc, voilà, je vais vous noter le rendez vous, après, tout ça, c’est mars et puis tout ça c’est février85 [ déléguée] -D’accord [usager] -Donc, le solde de votre compte au 6 février, c’était 305, après, faut rajouter vos prestations familiales et pour savoir combien il vous restera, vous déduisez tout ça -D’accord[usager] -Pour savoir le montant total -Ok[usager] -Voilà. Le prochain rendez vous, alors,( la déléguée cherche sur son agenda) je pourrai venir vous voir le mercredi 12 mars au matin. -Oui, le quand ? [usager] -Mercredi 12 mars -Il y aura les enfants [usager] -Oui, sinon après, c’est le vendredi 14 au matin -Ben, si ça vous dérange pas [usager] -Non, ça me dérange pas …/… -Donc, prochain rendez vous le vendredi 14 mars ( la déléguée note le rendez vous et le donne à l’usager). 84 Cette caractéristique ne constitue pas, pour nous, un invariant absolu qui désignerait tous les usagers de la mesure de tutelle, l’échantillon de notre étude étant relativement réduit. Cependant il est à considérer comme tel et nous prenons acte de ce que nous avons pu observer. Cela ne veut pas dire qu’aucun usager prenne en note ce qui se dit, en revanche, l’écrit est une stratégie supplémentaire pour le délégué et l’étude nous montre qu’ à chaque interaction observée, le professionnel l’utilise. Nous pouvons par ailleurs questionner le sens du passage à l’écrit et ce qu’il représente, comment est-il investi ? par exemple pour des personnes “ dominées ” en situation de tutelle. L’écrit est une capacité culturelle ( qui s’apprend certes à l’école notamment) qui reste un outil sans doute plus inscrit dans les couches dominantes de la population. Il est donc important de prendre en compte cette capacité culturelle comme une capacité légitimement approuvée dans les couches sociales dominantes, ce qui ne veut pas dire que les dominés n’ont pas accès à l’écrit mais plutôt qu’elle ont un accès à l’écrit pas forcément reconnu. 85 Souligné par nous. 85 A ce propos voici ce que nous déclaraient, deux déléguées à la tutelle. “ J’ai des fiches de visite. Enfin des fiches de visite, c’est un bien grand mot. C’est des cartons ou je mets la date de visite. Si c’est au bureau, si c’est en v a d, visite à domicile, je note le contenu de l’entretien et je note l’absence ”[déléguée]. “ Concrètement, je prends un papier où je note le futur rendez-vous sur ce papier. Il y a une colonne où c’est marqué, dépenses faites avec les prestations familiales, et une colonne où c’est marqué, restitution à la famille, et dans cette colonne, on note ensemble, avec la famille les dépenses que moi, je vais faire pour elle ”[déléguée] b. L’ouverture de l’interaction “-Alors mademoiselle, tous mes meilleurs vœux86[déléguée] - Oui ! oui ! (exclamations ) [ Josépha] -Bonne année à vous, ça y est, c’est passé. Donc je vous rends des choses, comme on fait d’habitude87 les factures[déléguée] -Oui[Josépha] -Travailleuse familiale, échéancier EDF88, [déléguée] -Hun, hun, on va avoir bientôt fini de payer l’EDF, au mois de mars. [Josépha] -Oui, oui, oui, heu, ça, on va garder les nouvelles factures, là, c’est le compte de sortie, et ça, c’est ce que je vous avais dit la dernière fois89 , c’est l’augmentation de vos échéances EDF, d’accord ”. [déléguée] Assises face à face, autour d’une table, la déléguée rend à Josépha les factures qu’elle a payées et lui demande de ranger les papiers qu’elle vient de lui tendre. Cette façon de donner des injonctions au bénéficiaire de la mesure correspond à la nature de la relation qui s’instaure dans le cadre de cette interaction. Lors de cette rencontre, la déléguée et l’usager participent à une activité sociale 86 Première parole de la déléguée, après avoir franchi le seuil de l’appartement. Notons le caractère récurrent de l’administration des factures par l’institution et le rendu systématique des factures aux usagers. Cette manière de redonner possession des factures à l’usager constitue une stratégie institutionnelle. 88 De même, la mise en place du paiement des échéances EDF par l’institution constitue aussi une stratégie. En voici un exemple, discuté en entretien. [chap.3]. 89 il existe une continuité d’un entretien à l’autre. Cette remarque s’appuie sur l’observation d’entretiens réalisés avec le même délégué/ usager à un mois d’intervalle. L’intervalle entre deux entretiens correspond à une régularité d’entretiens menés auprès de chaque usager. 87 86 lors de laquelle chacun participe “ non pas en tant que personne globale , mais plutôt en fonction d’une qualité ou d’un statut particulier ”90. Cette activité sociale détermine alors des règles de conduite qu’ Erving Goffman range en deux catégories : les règles symétriques et les règles asymétriques. Lors des premières, chaque individu a par rapport aux autres les mêmes obligations et attentes que ceux ci ont par rapport à lui. Pour les secondes, au contraire, elles font en sorte que “ l’on traite les autres autrement que l’on est traité ”91 . Nous pourrions dire autrement, que cette relation est une relation asymétrique ou le délégué impose une “ chose ” et laisse une marge de manœuvre de façon à entrer dans la relation. Nous allons comprendre comment. II.2. Les thèmes abordés et exemples de tactiques Tout d’abord, il nous faut analyser les contenus d’entretiens qui apparaissent multiples et variés et qui sont ordonnés suivant des agencements divers. Ils constituent une suite de thèmes abordés. Les interactions divulguent des invariants qui consistent à mener l’autre (le bénéficiaire de la mesure) à énoncer des réponses précises sur différents domaines de sa vie privée et quotidienne. Rappelons nous que l’objet “ intérêt des enfants ” prévaut et que cette règle d’autorité indique pour le délégué qu’il est autorisé à savoir. Nous retrouvons de manière formelle le triptyque “ se rendre compte, rendre des comptes et rendre compte ” pour ce qui concerne les domaines de la vie qui touchent de près ou de loin à la santé des enfants, au suivi psychologique des enfants, à la place du père et/ou à son absence, aux soins psychologiques de la mère, aux problèmes de propreté, à l’école, au mode de garde, voire aux problèmes de pipi du dernier né, et bien entendu aux dettes, à l’argent en général, au budget. Sans que cette liste soit exhaustive et/ou limitée, il apparaît, dans notre étude, que ces thèmes constituent des invariants pour chaque délégué observé. Voici quelques extraits d’entretiens qui expriment en quelque sorte ce qui vient d’être énoncé : “ -Alors là ! vous m’avez parlé de choses très ( déléguée) -Parce que, pour madame Dubron, elle avait la nénette toute rouge. (usager) -Alors, le rendez-vous avec mme Dubron, il a été provoqué par quoi ? -Par la PMI92, par rapport à la propreté(usager) -Par rapport à la propreté, d’accord ! 90 Erving Goffman, les rites d’interaction, les éditions de minuit, le sens commun, 1974, 230 p. P 47. Op.Cit p 48. 92 Protection maternelle infantile. 91 87 -Donc, quand j’y suis allé, elle a fait, c’est quelque chose qui était clair. Elle m’a parlé très ouvertement. Elle m’a fait confiance, elle m’a dit “ écoutez, est ce qu’il y a des problèmes d’attouchement dans votre famille ? ” J’ai un peu ri sur le coup , parce que bon, sur le coup, ça m’a fait drôle. Je lui ai dit non, parce qu’ il n y a que moi qui la garde et puis voilà, quoi. Et elle m’a dit, j’ai peur qu’il y a des attouchements parce qu’elle a des positions sexuées. En fait, vu que ça la grattait, en fait, elle jouait. Dans son jeu, elle levait la jambe, elle se grattait, elle avait des positions pas forcément adéquates et donc, le rendez vous s’est fait vite. Moi, je suis partie avec sa phrase et bon je suis rentrée. Après, il y a eu les vacances. Pendant toutes les vacances, moi, j’étais pas très bien. Quand j’y suis retournée, la semaine d’après, en fait, le médecin, elle était moins rouge, a constaté qu’elle avait des petits vers. Donc, chez une petite fille, ça monte et donc, c’est ce qui lui provoquait les démangeaisons, les rougeurs. Et donc, quand elle joue, elle a pas envie de se lever donc elle lève la jambe (usager) -Donc il y a eu un traitement [déléguée] -Toute la famille ! Il y a eu un traitement parce qu’apparemment c’est contagieux. [usager] -Oui -Et puis voilà, donc là, elle m’a dit, ça va mieux, j’ai moins de doute ça va [usager] -D’accord. -Donc c’est juste de la prévention mais[usager] -D’accord ”. Les propos tenus par la déléguée à la tutelle ont pour objectif de s’intéresser à la santé des enfants et surtout de savoir si les démarches ont été effectuées convenablement. De même, la déléguée demande à l’usager de faire un certain nombre de choses et de prendre en charge des actes administratifs tels que la recherche de papiers, la mise en forme d’un courrier ou la promesse d’exécuter des démarches. Nous distinguons de nombreuses injonctions ( mise en exergue de règles asymétriques)en apparence feutrées. Cet extrait d’entretien met en relief une caractéristique commune aux entretiens que nous avons observés. D’une part les entretiens sont constitués par des demandes d’informations relatives à la vie quotidienne de la famille et d’autre part à une série d’injonctions. “ -L’EDF, c’est pareil, la facture va arriver là ? [délégué] 88 -Ouais, j’attends [usager] -Donc, vous me la donnerez dés que vous l’aurez [déléguée] -Hun(oui) [usager] -Je compte, comme d’habitude 187, mais je vais attendre d’avoir la facture, hein. Je vais les mettre, on va voir combien ça fait. Je mets un point d’interrogation. J’attends que vous me donniez la facture (déléguée) ” Quelquefois, les injonctions sont suivies de félicitations qui atténuent quelque peu le propos autoritaire du professionnel. Voici un extrait qui en rend compte : “ -Vous avez vu les huissiers, parce que moi, je leur ai dit que vous montiez un dossier banque de France. Mais là, ils supportent plus [déléguée] -Là je les ai pas revu[usager] -Vous les avez pas revus, dans vos dettes , dans celles que je connais pas [déléguée] -J’ai commencé à remplir[usager] -Ah ! quand même vous avez bien travaillé [déléguée] -J’ai commencé à remplir, mais bon, je me suis pas trompé [usager]” Ces questions appellent une réponse de la part de l’usager. Outre le besoin de savoir du délégué, il est aussi question de vérifier si l’usager a bien pris en charge telle situation. Nous retrouvons dans le cadre des interactions la notion “ faire le tour ” de la situation mise en relief au chapitre 2. “ -Il est toujours scolarisé, Joffrey, ça se passe toujours bien ? [déléguée] -Ben, oui, toute la journée [usager, mère de famille] -Toute la journée ? [déléguée] -Les matins et l’après midi -C’est nouveau l’après midi [déléguée] Quelquefois, l’usager ne veut pas répondre aux questions de la déléguée. Véritable tactique dont nous avons parlé, nous vous proposons d’en décoder une, enregistrée. Resituons la scène. Graziella doit assurer à la déléguée qu’elle a bien accompagné ses enfants à la visite de la protection maternelle infantile. Or, Graziella ne s’y est pas rendue et va tenter de faire comme si elle y était allée. “ -Je vois la puéricultrice et l’assistante sociale en sortant de chez vous . [déléguée] -D’accord [Graziella] 89 -Par rapport à votre situation, elles m’ont demandé si on pouvait faire un point. [déléguée] -Hun hun [Graziella] -Vous les voyez régulièrement ?…. [déléguée] -Ben, elles sont venues deux fois déjà et elles reviennent à la fin du mois[Graziella] -D’accord. Vous êtes allés à la consultation PMI ou pas ? [déléguée] -J’y retourne le 20. [Graziella] -Non vous y allez. [déléguée] -Disons la petite était malade, Allan il a été malade aussi, après il y a eu les vacances, tout ça quoi [Graziella]” De même, lors des interactions, la déléguée est amenée à contredire l’usager et en quelque sorte à faire émerger l’erreur qui émane de l’usager. Voici un exemple d’interaction qui va dans ce sens. “ -D’accord, votre avis de non imposition 2001 ? [déléguée] -Que j’ai, parce que je ne l’ai pas [Graziella] -Et pourquoi vous l’avez pas ? -Parce que j’ai pas reçu le papier. J’avais téléphoné [Graziella] -On en a parlé, hein ! ( ton soutenu)vous m’aviez dit que vous l’aviez faite ! -Non j’avais téléphoné parce que, je m’en rappelle, j’avais téléphoné pour savoir [Graziella] -Pour moi c’était fait. Je l’ai noté. Je vous ai demandé si vous l’aviez faite, vous m’aviez dit oui [déléguée] -Autant pour moi. Mais, j’avais dit, j’avais téléphoné, je devais recevoir une feuille que j’ai jamais reçu [Graziella] -C’est un document indispensable pour -Pour ça (Graziella montre le dossier de surendettement) -Pour ça et pour ça. C’est un document indispensable pour l’enquête de surloyer. C’est un document indispensable pour, vous avez reçu un courrier au mois de décembre de l’Udaf pour? ( en attente de la réponse de Graziella) (un peu à la manière d’un instituteur qui attend une réponse) -Je sais plus, heu, pour, je sais plus (ton peu soutenu) -Vous voyez, hein ! que vous ne lisez pas tout ce que je vous envoie ! [déléguée] -Si ! si !j’ai lu, mais c’est parce que c’est rangé . [Graziella] ”. 90 Qu’il s’agisse du compte rendu des factures payées par l’institution et restituées lors de l’entretien, ou des diverses questions relatives à la vie de la famille, l’interaction est constituée par une demande d’informations de la part du délégué. “-Elle a vu son papa ?[déléguée] -Non. Elle l’a vu seulement ce week-end, mais bon ..[Graziella] -Pendant les fête de noël, quand vous êtes allés chez les grands parents paternels, il n’était pas là ? [déléguée] -Non[Graziella] -Elle en parle encore de son papa, [déléguée] -Elle en parle ”. [Graziella] La connaissance de la situation familiale est telle que la déléguée s’étonne lorsqu’ apparaissent des nouveautés. “ Ca, c’est complètement nouveau pour moi ! Parce que dans les problèmes de santé, on avait les problèmes de propreté, la grande, ok, l’infection urinaire, ok, des problèmes à la cantine ”[déléguée]. Les informations et les injonctions constituent une grande partie des entretiens. Nous allons voir maintenant un autre registre important de l’entretien qui caractérise les moments de négociation. II.3. le registre de la négociation Monique questionne la déléguée sur la future levée de tutelle. La déléguée lui demande ce qu’elle en pense. Monique lui répond qu’elle peut payer ses factures, qu’elle peut se débrouiller. “ -Je serais capable, je sais que je serais capable d’aller payer mes factures. [ Monique] -On peut commencer [Déléguée] -Vous avez déjà dit ça une fois, et puis vous avez dit, on attend le mois d’après et puis [ Monique] -Ah, ben, non, moi je veux bien[Déléguée] -Moi ça ne me dérange pas de payer mes factures[ Monique] 91 - Bon, ben ,qu’est ce qu’il y a à payer ? [Déléguée] -Moi je suis capable de faire ça, vous savez très bien…[ Monique] -Oui, mais vous savez qu’on a déjà essayé et que ça se passait pas bien [Déléguée] -Oh ! on a jamais essayé ! [ Monique] -Si [Déléguée] -Vous ne m’avez jamais laissé payé mes factures[ Monique] -Si, l’EDF, c’était prélevé sur votre compte! [déléguée] -Ah ! oui !c’était un virement quoi[ Monique] -C’était vous qui payez, c’était pas moi [déléguée] -Ah oui ! [ Monique] …/… -Bon, la clinique, moi, je veux bien, je les rajoute à ce moment là, le 10, on rajoute 30 euros. Vous savez que vous devez aller chez le vétérinaire. Bon, il y a peut être autre chose, le téléphone, je veux bien que vous alliez le payer aussi. -Si je me trompe pas, je sais plus si c’est à l’intérieur des télécoms, ou si c’est à la poste, je m’en rappelle plus. [ Monique] -Vous pouvez payer à la poste -A la poste on a pas de frais [ Monique] -Non non -Non on a pas de frais ? [ Monique] -Ah ! si ! on a des frais. Mais, moins qu’un mandat ou quelque chose comme ça. -Donc, ça va être de ma poche, à payer les frais [ Monique] -Ben, oui -Ben, parce qu’en plus, faut que je paye les frais, ben, dis donc.[ Monique] ” La déléguée et Monique négocient pour s’accorder sur qui va payer les factures. Ce n’est pas la première fois que Monique tente de payer elle même ses factures . “-Bon, la semaine prochaine, je vous mets en plus 30 euros supplémentaire pour le vétérinaire.[déléguée] -Vous me le marquerez sur le papier, pour que j’oublie pas . Monique] -Je vous marque ici, veto téléphone, espace musique et vous payez ça vous-même et la cantine, c’est pareil [déléguée] -C’est où qu’on paye ?[ Monique] 92 -La trésorerie, vous pouvez payer en espèces aussi. Je rajoute 130 et on verra à la fin du mois comment ça s’est passé .[déléguée] -Je garderai toutes les factures [ Monique] -Vous garderez toutes les factures quand vous payez en liquide, ben ok, on fait comme ça. [Déléguée]” Pour Monique, la négociation est à son avantage. Cependant, il faut qu’elle donne les preuves de ses paiements, le mois suivant. • Un autre exemple de négociation L’extrait d’entretien qui suit relate une demande de départ en vacance adressée par Josépha auprès de la déléguée qui gère ses prestations. Une argumentation va s’établir de part et d’autre. “- Bon, je dis à Mme Médart93 qu’elle peut passer pour les vacances ?[Josépha] -Ecoutez, voyez déjà avec elle la participation qui vous reste à payer, si elle pense que vous pouvez avoir une autre aide. Mais c’est pas évident, vous êtes déjà aidée, quand la participation est calculée, c’est déjà en déduisant les aides diverses qui sont versées, donc, honnêtement même avec les aides, je crois que ce sera très, très difficile.[déléguée] -Parce qu’ on va vendre du muguet. On fait le porte à porte, tout ça, pour vendre le muguet, pour les vacances. Alors j’espère, parce que moi, j’en connais qui ont eu des participations, justement par rapport aux gâteaux qu’ils ont fait, ils ont fait une soirée. Ben, une soirée gâteaux, vous savez, ils dansent et tout ça, ils font des gâteaux et tout. Et les sous qui rentrent dans les parts de gâteaux, c’est pour nous les vacances. Alors, j’espère que cette année, je serais aidée, parce que je participe aussi donc . [Josépha] -Oui, mais c’est déjà calculé, dans ce qui vous reste à payer[déléguée] - Ah ! bon, ça, je sais pas, ah ! bon, et ben, ça, je savais pas, ils me l’ont pas dit . [Josépha] 93 Bénévole d’une association caritative qui octroie de l’argent pour aider les familles à réaliser leurs projets. 93 -Vous verrez bien, si elle vous dit, vous verrez vous-même d’après ce qu’elle va vous répondre, si ça va être possible, ou pas, faudrait vraiment que ce soit une somme minime pour qu’on réussisse à la payer [déléguée] -Ecoutez ! de toute façon, faudra bien qu’ils partent en vacances, quand même, mes gosses, parce que s’ ils partent pas une semaine avec moi, on va me dire Mme Bouhou, faut que vos enfants aillent en vacances, l’assistante sociale va me dire, Mme Bouhou, faut les faire partir, enfin moi, j’ai pas de combines. [Josépha] -Ils partent tous les ans quand même, enfin, ils partent, ils vont au centre aéré les petits .[déléguée] -Charlotte, elle pourra pas y aller[Josépha] -Ah ! bon. -Elle a 16 ans, c’est dommage [Josépha] -Il faudra comparer le prix des vacances, parce qu’entre partir une semaine , c’est sûr que c’est bien de partir en famille[déléguée] -La première fois que je vais à la mer au moins depuis 20 ans [Josépha] -Ouais. [déléguée] -Enfin, ce qui m’embête, c’est Mélinda qui veut partir à tout prix.[Josépha] -Mélinda, elle veut beaucoup de choses. Il faut qu’elle comprenne qu’elle ne peut pas avoir tout 94(déléguée)”. Forme de pouvoir plus subtile que la contrainte exercée par la fonction du délégué, la négociation inscrit les protagonistes dans une relation singulière où il va être question de négocier pour l’un et l’autre ce dont il est porteur. Pour le délégué "porteur de l’institutionnel" il est important de rappeler le cadre “il faut qu’on réussisse à payer”, alors que pour l’usager “porteur du quotidien” il est important de rappeler “ce quotidien” “la première fois que je vais à la mer depuis 20 ans”. Cette régulation, à la marge montre la façon dont le délégué et l’usager définissent leur rôle l’un par rapport à l’autre. La relation ainsi mise en jeu ( et non pas marchandée) va être alors testée au fil des entretiens. 94 Souligné par nous. 94 III. LA RELATION DE CONFIANCE, CIMENT DES INTERACTIONS III.1 L'installation de la confiance La confiance entre le délégué et l’usager résulte de ce que chacun des acteurs aura dévoilé ou laissé apparaître de sa sincérité dans ses déclarations. La confiance donne la possibilité à l’usager d’obtenir ce qu’il désire dans la mesure ou il donne les preuves de son honnêteté. Les professionnels mettent la relation de confiance en valeur car elle représente pour eux un vecteur incontournable de la réussite de la mesure de tutelle. Voici, à ce propos, ce que déclare une déléguée à la tutelle. “ Par exemple, pour aider la famille, pour que la famille nous dise réellement à quels niveaux se situent leurs problèmes, à quels niveaux elles ont envie d’être aidées, il faut quand même qu’elles nous livrent un certain nombre de choses. Donc, si elles nous font pas confiance, elles vont rester fermer sur elles mêmes, et puis on va pas pouvoir travailler en collaboration, quoi. Notamment, on rencontre ça aussi dans les familles qui ne souhaitaient pas une mesure de tutelle, où c'était une mesure de tutelle mise en place par un signalement d'autres travailleurs sociaux, pour lesquelles les travailleurs sociaux se posaient des questions par rapport aux enfants, ou de la maltraitance, ou des choses comme ça. Nous, c’est vrai que dans les familles, on arrive avec un mandat judiciaire, donc, c’est par ordonnance du juge pour enfants qu’on doit intervenir. Au cours des premiers entretiens, on pose quand même pas mal de questions. On a une fiche signalétique qui reprend quand même la situation familiale. En reprenant les papas des enfants, s’ il y a plusieurs papas, les situations professionnelles, on va avoir une demande, quand même, s’ils peuvent, sils souhaitent, quand même, nous montrer les conditions de vie. On voit quand même le budget. En fait, dans le premier entretien, on voit beaucoup, beaucoup de choses. C’est vrai, si la mesure de tutelle, elle a été imposée à la famille, dés le départ, la famille va avoir des préjugés sur notre intervention. Et si au fur et à mesure des entretiens, on arrive pas à gagner leur confiance pour qu’elles se confient à nous, pour qu’elles nous disent les choses, 95 pour qu’elles nous livrent un certain nombre de choses, la mesure de tutelle risque d’être vouée à l’échec. 95” [déléguée] La relation de confiance ainsi instaurée ne se produit pas de manière naturelle, elle est construite patiemment par le délégué qui dit s’en servir comme d’une véritable stratégie : “ -Comment vous faites pour qu’elles aient confiance en vous ? [nous] -Moi, en ce qui me concerne, je leur explique bien mon intervention. Je leur dis qu’on était mandaté par le juge pour enfants, donc, que de toute façon, on est obligé d’intervenir pendant la durée de notre mandat, que ce soit 6 mois ou un an, on est obligé de venir dans la famille. En plus, c’est nous qui allons percevoir les prestations familiales, donc on sera bien obligé, à un moment donné, de voir la famille, voir avec elle, ce qu’elle souhaite qu’on fasse, et ce qui est en mesure de faire, avec l’argent qu’on va percevoir. Pour la famille, donc, au fur et à mesure, on la met en confiance en leur disant, ben, on va avoir vos prestations, qu’est ce qu’on va en faire ? On les laisse quand même acteur de cette mesure de tutelle là. Il faut pas arriver et puis, enfin, c’est ce que je pense, il faut pas arriver et puis leur dire, ben, voilà pour le mois de mars, par exemple, votre budget il va être comme ça, c’est comme ça, et puis point, quoi, non. Il faut en discuter avec les familles, il faut leur dire voilà, j’ai tant d’argent à gérer pour vous, par exemple, pour le mois de mars, est ce qu’il y a des choses que vous souhaitez qu’on règle en priorité ? Est ce que vous avez des besoins particuliers ? Qu’est ce qu’on peut faire ?Je pense que pour arriver à avoir la confiance des gens, il faut justement les mettre acteur à 100% de la mesure de tutelle.” [déléguée]. Il existe donc une installation de la confiance dans la relation tutélaire, que nous avons relatée cidessus. II.2. La confiance convoquée Pourquoi l’objet confiance est-il convoqué ? Nous avons noté tout au long de notre étude que les délégués n’étaient pas neutres et que leur mandat opère une pression sociale sur le bénéficiaire de la mesure. Or, il leur faut, afin de pouvoir réaliser une mission sociale d’aide (basée sur du 95 Souligné par nous. 96 diagnostic, du conseil, de l’injonction etc.), réussir à installer une relation qui procure un sentiment de bienveillance pour l’autre, et qui permette à l’usager de se réapproprier des outils utiles à favoriser une prise en charge de sa vie sociale, familiale et professionnelle, tel que les professionnels nous en ont parlé. Les tactiques des usagers testent la confiance. La confiance est “ à la fois l’objet et le moyen d’une négociation 96” .P Milburn dans son article indique que la “ relation n’est pas réglée par des normes d’interaction fixes mais par la valeur qui y est mutuellement investie par chacun… ” . Le délégué engage une relation de travail au domicile des usagers, établit une prévision budgétaire et participe au règlement des difficultés. La relation est à ce point “ de confiance ” entre délégués et usagers que des professionnels estiment qu’ils ne seraient pas questionnés s’ils n’envoyaient plus la même somme d’argent chaque mois : “Elle nous donne les factures à régler, et puis elle va me dire, vous payez les factures et puis, après vous voyez ce que vous pouvez me restituer. Je suis même a peu prés persuadée, qu’il y a un moment donné, si je lui disais, voilà, les prestations elles ont diminuées, maintenant, au lieu de vous rendre 150 euros, je peux vous rendre que 100 euros, elle s’en contenterait. Je ne sais pas si elle chercherait à savoir pourquoi ? Je pense qu’elle me demanderait pourquoi les prestations sont diminuées ? Et puis, elle se contenterait de ma réponse, si je lui dis, mais parce que je sais pas. Moi, je pense pas que çà arrivera, puisque les prestations, elles vont rester comme ça, à moins qu’elle fasse sa déclaration api. Mais, je pense que c’est une des personnes qui me fait confiance à 100% dans ce que je fais avec son budget. Elle me fait confiance à 100%.[déléguée]. III.3. La trahison Les usagers, en retour, donnent des éléments sur leur situation et celle des enfants et dévoilent les aspects les plus obscurs de leur vie quotidienne. D’ailleurs la confiance est à ce point convoquée par les professionnels qu’il n’est pas rare que certains parlent de trahison, quand l’usager met en place des tactiques qui entravent de manière notable cette relation de confiance. Voici comment une déléguée nous en parle : 96 P. Milburn, la compétence relationnelle: maîtrise de l’interaction et légitimité professionnelle, avocats et médiateurs, Revue Française de sociologie, 43-1, 2002 ; p 62. 97 “ -Qu’ est ce qu’elle fait ? Et bien là, par exemple, elle a acheté un chien, il y a trois ans, dans un élevage. Un chien qu’elle a payé très, très cher. Elle m’a toujours dit qu’il avait été payé début du mois de février. Le jour où je lui rends les prestations familiales, comme c’était convenu ensemble, je me rends compte que le compte sous tutelle UDAF est bloqué. C est à dire qu’il y avait eu toute une procédure par un huissier qui avait obtenu la saisie des compte sous tutelle UDAF. Conséquence première, la dame a été 15 jours sans prestations familiales, parce que pour que le compte ne soit plus saisi, ça demande énormément de temps. En plus, il y a énormément de frais et je lui ai dit, à la dame, si vous m’aviez prévenu avant, on aurait pu mettre en place un plan d’apurement. Vous ne seriez pas rester 15 jours sans restitution de prestations familiales. [déléguée)] -Et il y a d’autres personnes qui agissent comme cela de cette façon là ? [nous} -Malhonnête ? Dans mes dossiers, ben si, j’en ai d’autres, j’en ai une autre. J’ai aucun renouvellement de la mesure de tutelle, les prestations familiales sont arrivées, on a 2 comptes à l’UDAF, le compte 43, la famille n’a pas accès et un sous compte qu’on appelle le compte 41, où la famille a accès. Quand on rend les prestations familiales, dans ce dossier là, la caf s’est trompée et a envoyé l’argent sur le compte 41. La famille, à 8 heures du matin, le 7 mars, a été enlevé l’intégralité des prestations familiales, alors qu’elle m’avait demandé en février de mettre en place des plans d’apurement pour éviter 2 saisies sur le salaire. Moi, j’ai engagé l’UDAF, c’est à dire, je me suis engagée en tant que Mme, mais également, en tant qu’UDAF. La famille a tout pris ! elle a pris les 600 euros .[déléguée] -Alors depuis le 7 mars ?…. -Je lui ai envoyé un courrier très sévère, en disant que je ne comprenais pas ce comportement, qu’elle m’avait demandé de me substituer à elle, que j’avais engagé l’UDAF, que j’étais endettée au nom de l’UDAF, et depuis, j’ai pas de nouvelle, on est le 19 mars . -Alors, pour vous, pas de nouvelle, ça veut dire ? -Elle a pris l’intégralité de l’argent. Bien sur, elle n’a rien payé, puisque c’est une famille, pareil, qui ne paie pas son loyer depuis des années. Alors que cette dame, on lui donnerait le bon dieu sans confession, quand elle vient quoi. [déléguée] -C’ est à dire ? dites moi ! 98 -C’ est une dame très gentille, qui n’est jamais dans la revendication, qui accepte toujours les choses que je mets en place, qui présente très bien physiquement, qui a un intérieur magnifique, mais vraiment magnifique. Elle a un appartement qui est splendide, avec une culture, heu, des enfants qui ne manquent de rien, qui ont chacun une chambre splendide, également avec un cadre éducatif bien. C’est à dire la première (fille), elle est maintenant professeur de, elle a faillie être intégrée à la troupe des dix commandements, vraiment un niveau culturel très important. Mais d’un autre côté, elle a fait des tours, c’est pas à moi qu’elle fait des tours, c’est à elle, hein, parce que là, on va être en suspension d’apl 97 puisque ça fait 4 mois qu’elle paye pas son loyer. Donc, à la limite, c’est elle qui va être embêtée, c’est pas nous [ déléguée] -Et vous, quand il se passe ça, vous, en tant que déléguée, vous, vous ne vous sentez pas chagrinée ? -Moi je me prends une claque, je me sens trahie, si on peut parler de trahison dans ce dossier, je me suis sentie trahie, et c’est pour ça que j’ai eu peut être une réaction très simpliste, c’est à dire dans un lien primaire, en disant, je ne comprends pas votre comportement, on avait prévu ça ensemble, expliquez moi ![déléguée] ” Cette demande d’explication auprès de l’usager a pour objectif de lever le voile de la trahison ressentie, afin de pouvoir repartir sur de nouvelles bases de confiance. Les usagers , eux aussi, sont demandeurs d’un relation de confiance. Si pour le délégué, la confiance perdue est ressentie comme une trahison, l’usager parle de la confiance comme une histoire d’honneur. Pour l’un et l’autre, la confiance est le moyen d’avancer chacun à sa place. Nous citerons en premier ce qu’une déléguée déclare à ce sujet. Elle inscrit la confiance comme le moyen pour parvenir à effectuer un travail intéressant, utile à l’usager. C’est, d’une certaine manière, ce qui permet de donner du sens à sa fonction. “ J’ai des familles, une que j’ai vu la semaine dernière, ça fait, ça doit faire aussi depuis 90/91 que je la suis. Et systématiquement, systématiquement, tout le temps, tous les quinze jours, je suis sûre que tous les quinze jours, je vais avoir un courrier, un coup de fil pour me dire, il y a ci, il y a ça, en fait, faudrait avancer mon virement parce que j’ai eu un truc imprévu, et qui s’avère totalement faux. 97 Allocation personnalisée au logement. 99 C’est usant quoi, je me dis on arrivera jamais ! Je me dis, ben, oui on est mal barrés! La mesure de tutelle va durer jusqu’à ce que les gamins soient partis et puis, j’ai pas l’impression d’être très utile quoi. [déléguée]. En second , voici ce que pense Josépha de la relation de confiance. Cette relation est pour elle une question d’honneur et, bien qu’elle entrevoit de manière très pratique les conséquences d’une rupture de la relation de confiance, elle inscrit cette confiance dans un système de code qui, en quelque sorte, est le support de cette relation. "-Ben, je vais pas m’amuser à lui dire non, non, non, c’est mes sous, t’as intérêt à me les donner, comme certains, que je connais, qui sont méchants avec leur tutelle. Quand je vois ma sœur, je lui dis, tu ferais mieux de la fermer, parce que tu vas te retrouver au Tribunal, t’as rien compris de la chanson. Elle me dit oh ! mais toi, la tienne, je dis écoute, moi ma tutelle, je lui fais pas des crasses dans le dos comme toi tu le fais. Je dis, regarde, comment t’as fait pour faire un découvert de trois mille francs sur le compte là en étant sous tutelle ? Je dis, moi, je peux pas. Je dis je peux pas et j’oserai même pas. Je dis quelle idée d’aller chercher les sous qui sont sur le compte. [Josépha] -Alors pourquoi vous n’oseriez pas par exemple ? [nous] -Parce que je sais que c’est les factures, et si je m’amuse à les retirer, l’EDF, même si c’est tous les mois ils me feront pas de cadeau. Ils feront comme tout le monde. Ils viendront avec la pince. Une fois, c’est arrivé, elle avait mis l’argent en retard, ben le mec, il était là, je dis attendez, je vais appeler. Elle était là, heureusement, elle lui a dit, non, non, coupez pas. Ca a été remis. Elle dit, c’est pas de sa faute, c’est moi. Ca arrive que des fois, elle oublie. C’est comme à Nouvel An, je sais pas ce qui s’est passé, le chèque a été perdu, bon, ben on a fait un Nouvel An pas très heureux, mais elle s’est excusée au mois de janvier. ”[Josépha] ( …) -Et au mois de janvier j’ai reçu mon chèque de nourriture plus le chèque de Nouvel An. J’ai ouvert les deux enveloppes, j’ai pris celui de nourriture, j’ai remis celui de Nouvel An dans une enveloppe et je l’ai renvoyé. Parce que j’aurai pu le toucher, mais je l’ai renvoyé. -Alors pourquoi ? -Parce que c’est honnête. 100 -C’ est important pour vous ? -Elle me donne quand j’ai besoin, je l’embête pas quand j’en ai pas besoin, donc pourquoi je lui ferai des crasses ? Ca sert à rien. Comme si, après demain, je lui téléphonais et dire, ben, tiens, j’ai besoin de ci et puis que c’est pas vrai. Elle m’enverrait le chèque et elle viendrait, elle me dirait ben, alors, où c’est que c’est. Je dirai ben…[Josépha] -Parce que ça, il y en a qui font ça, aussi ?Vous en connaissez, vous des gens qui font ça ? [nous] -Oui. -C’ est parce qu’ils sont sous tutelle qu’ils font ça ? -Non, c’est qu’ils mentent. Ils disent, bon, ben, voilà, j’ai besoin de ça, mais c’est pas vrai. C’est que la tutelle, si elle voit qu’il y a une bagnole, que lui veut pas aller travailler, qu’ elle, elle fait que des conneries, les gosses vont à l’école quand ils ont le temps, des gens qui habitaient là.. Je dis, tu vas voir un beau jour elle va pas te louper, et ça a pas loupé, un beau jour, elle a touché un chèque de trois cent francs elle l’a mis en huit cent francs. Elle est venue pleurer. Je lui dis, qu’est-ce que t’as ? Je suis convoquée au Tribunal, je dis c’est bien fait pour ta gueule, je t’avais prévenue, il faut pas jouer avec eux, ils font partie du Tribunal les gens là. J’ai rien moi, je dis, toi, t’as vu, trois cents francs, tu t’es fait avoir, alors huit cents francs, je dis, moi, je vais demander mille francs pour rhabiller les gosses, ben, tiens je l’ai mon chèque, je vais à la banque, demain c’est mercredi, je vais les emmener, parce que la grande, il faut toujours que je l’ai avec, parce qu’elle est costaud… -Est-ce que vous pensez qu’il faut donc jouer franc jeu pour obtenir des choses ? Oui c’est ça ? Parce que, quand on sort d’une tutelle et puis qu’on fait sa vie, et puis, si jamais ,il y a une bêtise qui arrive quoi,, et quand on dit, ben, j’avais pas compris, encore tout le système, on vous remet, je sais pas moi, six mois, la Juge sera pas méchante avec vous et elle vous donnera, même, la même tutelle. -Ah oui ! -Ou ,peut être automatiquement, et ça se passe bien, et elle ré expliquerait, elle recommencerait quoi. Moi je dit que c’est normal d’être franc jeu et pas jouer le caïd derrière. Mais moi ça me gêne pas, c’est juste, bon, il y a beaucoup de monde 101 qui savent que je suis sous tutelle, ils le voient bien, la personne dans mon bloc et puis, il y a pas que moi, ici. Mais ça les dérange pas." III.4.Motivations et attributions de jugements L'exemple ci-dessus met en relief d’un côté le rôle initiatique que joue la relation délégué/ usager, c’est à dire “du besoin qu’a le disciple d’être guidé à mesure qu’il progresse, pas à pas ”98 . Il indique aussi, d’une certaine manière, les motivations prêtées par cet usager à d’autres bénéficiaires de la mesure de tutelle. Au delà de cette question de confiance convoquée par les protagonistes de l’interaction, il est nécessaire de présenter ces entretiens successifs comme autant d’exemples qui démontrent que l’interaction met en scène des acteurs de rôle plutôt que des individus, d’une part, et d’autre part, que ces interactions mettent en scène des membres de groupes et d’organisation sociales, ici délégués à la tutelle et bénéficiaires de la tutelle. Ces deux protagonistes représentent bien deux groupes. Par exemple, la déléguée qui déclare ne jamais accepter de café chez un usager lors d’un entretien explicite cette tenue de rôle. Apparemment cela ne semble pas poser de problème particulier. Nous pouvons dire comme le propose Strauss que “ ces interactions sont structurées de façon conventionnelle parce que les identités sont reconnues et prises en compte. ”99 Notamment les catégorisations effectuées par les uns et les autres, présentent de ce point de vue aussi un exemple concret. Cependant, il faut prendre en considération, comme le propose A Strauss, que "l’analyse sociologique s’intéresse moins à l’interaction en tant que processus détaillé qu’à ses résultats et produits".100 Là aussi, notre propos s’arrête sur les notions de motivations en tant que résultats des conséquences d’assignation de jugements et / ou des impositions de statuts. Les extraits d’entretiens énoncent à certains endroits des stratégies et des tactiques mises en jeu par les protagonistes de la mesure de tutelle. Nous avons vu que les premières correspondent à des manières institutionnelles de mettre en pratique une fonction et qu’elles initient des modes opératoires spécifiques. Elles peuvent être considérées comme résultant de la volonté du délégué de maîtriser l’interaction. A Strauss indique “ la situation de l’initiateur exige aussi qu’il puisse travailler comme un auteur dramatique, organisant le cours de l’action, 98 Anselm Strauss, Miroirs et masques , une introduction à l’interactionisme, Editions Métaillé Paris 1992,194 p. p 117. 99 Op cit p 79. 100 Op cit p 75. 102 agençant les scènes, et faisant agir les principaux personnages dans une certaine direction. ”101En réponse, les tactiques permettent aux usagers de se créer, plus ou moins, un espace de liberté. Réciproquement, les délégués et les usagers imposent des statuts aux uns et aux autres. Nous allons exposer en guise de conclusion de ce chapitre ce que nous entendons par là. Les délégués et les usagers se chargent d’imposer un statut . “ Dans certains types d’interactions, les participants connaissent à l’avance les diverses formes de statuts qui seront représentés et même, comme dans les rites religieux, le déroulement chronologique des actions. ”102. Les délégués, lors des ouvertures de mesure, et pendant les futurs entretiens élaboreront des techniques qui auront pour objectif de mettre en relief leur statut afin que chacun des acteurs, lors de l’interaction, reste dans sa place sociale. Les interactions ainsi définies rendront sensibles les particularités des statuts, pour que chacun puisse se positionner dans la scène de l’interaction. De ce point de vue, nous avons pu saisir par exemple, la volonté pour la déléguée de ne pas devenir “ la copine du premier étage ” en acceptant pas le café et donc de ne pas changer de statut. Ces règles implicites participent du jeu interactionnel et partant qualifient de même, la fonction de tutelle. De la même façon, la trahison, la honte, les râleurs, les quémandeurs ou les malhonnêtes sont des attributions de jugements qui découlent de la relation engagée et des modifications dans la définition d’un statut. Cette attribution de jugements augure, peu à peu , de considérer le bénéficiaire de la mesure, non plus comme un usager, mais comme un usager malhonnête, puis par réduction comme un malhonnête. Voici, pour conclure, un extrait d’entretien qui indique comment une déléguée explique une situation et impute à l’usager un nouveau statut. Ici, la déléguée désigne le bénéficiaire de la mesure comme un usager honteux. Ce nouveau statut exprime en même temps une compréhension d’une tactique et détermine une future stratégie.. “ C’est pas avec une famille où l’entretien dure un quart d’heure. On avait déjà quand même toute une panoplie, et la maman nous confirmait que le grand allait à l’école très, très régulièrement. Donc, on avait la puéricultrice au téléphone très régulièrement, aussi, qui s’inquiétait par rapport à la scolarité des enfants, et ou le grand avait dit des choses lors d’une consultation P M I. Et là, j’ai dit, il y a pas, il faut que je sache ce qui se passe, et même le garçon, quand on allait au domicile, je disais, tu vas à l’école, il me disait, oui, mais ,aujourd’hui papa, il m’a dit c’est pas 101 102 Op cit p 118. Op cit p 80. 103 la peine que j’y aille, donc j’y suis pas. Ou alors, quand je lui demandais ce qu’il faisait à l’école, oh ! ben, à l’école, je fais pas grand chose, parce que je dors sur ma table, la maîtresse elle me dit rien, et puis mes petits copains, ils m’aiment plus parce qu’ils disent que je sens mauvais, et que je suis pas gentil. Donc, je me suis dis mince, un garçon de 4 ans qui nous sort ça devant sa mère, c’est qu’il y a problème. Donc, on a appelé dernièrement, c’est pas moi, c’est la stagiaire éduc qui a contacté l’école, et effectivement la maîtresse nous a dit qu’en début d’année scolaire, l’enfant y allait très régulièrement et que là, de plus en plus, ça se dégradait, et elle dit qu’effectivement, quand il est dans la classe, au bout de 5 minutes, on sent sa présence, donc, sentir, mais vraiment sentir, odorat, quoi, et bon là, j’ai pas revu la famille depuis. J’y vais demain, et c’est clair que demain, je vais reprendre tout ça, en lui disant, mais pourquoi est ce que vous m’avez dit que votre fils allait à l’école très régulièrement, alors qu’après contact avec la directrice de son école, je me suis aperçu qu’il n’y allait pas ? Je vais essayer de savoir pourquoi ? Si effectivement, elle a honte que son enfant, il a été à l’école dans un état de propreté, ou si elle a eu des réflexions, ou si elle a des problèmes de voisinage, ou creuser le problème, quoi, en lui expliquant que ce serait important pour l’enfant d’aller à l’école [délégué]. 104 CONCLUSION La mesure de tutelle est une pratique sociale. Les textes de loi cadrent la mesure de tutelle, indiquent ses objectifs et donnent les moyens pour parvenir à sa réalisation. Cependant, les textes ne suffisent pas à définir totalement la mesure de tutelle car la relation entre les protagonistes de la mesure est aussi une façon de la définir. Le chapitre premier indique la méthodologie de travail employée et examine la façon dont nous nous y sommes pris pour mener l'étude. Nous avons opté pour une démarche d'enquête sociologique à la fois basée sur l'élaboration d'un recueil de données, l'interview d’acteurs de la mesure et l'observation d’entretiens de travail délégués/ usagers pour saisir à la fois les discours produits par ces derniers et pour observer une pratique. La mesure de tutelle est donnée à voir au travers de textes juridiques et techniques. Ce discours institutionnel, officiel, est une manière de présenter la mesure de tutelle. Nous avons construit un protocole de recherche pour dégager une façon différente de produire des connaissances. Nous avons questionné le cadre juridique, la fonction sociale de la mesure et dégagé des catégories d'acteurs sous une forme différente. Très souvent ces catégories sont présentées sous la forme de statistiques. Celles-ci nous apparaissent relativement rigides. Nous avons préféré définir des catégories d'acteurs à partir de leurs discours. Du coup, en participant à l'énonciation de catégories, les acteurs définissent aussi le type et la qualité de la relation qu'ils entretiennent mutuellement. Nous avons analysé cela au chapitre II. Le chapitre III rend compte de la façon dont les stratégies et les tactiques des usagers se développent. Cela contribue à "entrer" dans la pratique tutélaire et à comprendre les mécanismes qui déterminent la pratique de la mesure de tutelle. Par exemple, l'étude des stratégies permet de discerner les manières institutionnelles d'entrer en relation avec l'usager. Les délégués utilisent des compétences qui permettent à des usagers d'entrer en relation et de saisir des moyens afin de se diriger vers une autonomie. Les stratégies se focalisent sur les entretiens au bureau et au domicile des usagers. Les stratégies d'ingérence, la visite au domicile, les stratégies de disposition budgétaire et celles qui définissent les besoins pour l'usager sont des leviers institutionnels pour entrer en relation. Les stratégies tendent à amener les usagers à donner la preuve de leur capacité à l'autonomie et de la prise en compte de leur vie quotidienne. Les usagers sont tenus de donner souvent des gages de comportement adapté aux injonctions et aux demandes des délégués. Or, les usagers utilisent des 105 tactiques pour s’émanciper de la tutelle, pour ne pas avoir à justifier leurs pratiques, pour échapper au contrôle. En cela, les usagers utilisent des tactiques pour essayer de se créer des espaces de liberté. A ce titre , les tactiques sont multiples et singulières elles dépendent fortement des individualités et elles permettent de s'adapter ou de résister aux stratégies. Elles sont donc, déjà, des propositions partielles d'accès à une autonomie. Il convient de les considérer comme telles. Le chapitre IV porte sur l'analyse des interactions. La relation est également définie par la confiance. D'ailleurs, si la relation engagée n'est pas une relation de confiance, la qualité de la relation est altérée et du coup, le travail tutélaire est profondément compromis. Le schéma tutélaire type permet de décrire une réalité sociale et participe à définir les entretiens à domicile selon des modes opératoires ritualisés. Cette manière de procéder permet aux uns et aux autres de se repérer dans cette relation. Elle permet d'installer des espaces de négociation, de collaboration, et d'engager les protagonistes dans une relation de confiance. De même, les délégués et les usagers s'attribuent mutuellement des statuts. Cette assignation de jugements découlent des stratégies et des tactiques déployées et participent au maintien de la relation de confiance. La relation de confiance ainsi convoquée par les délégués et les usagers participent à articuler la mesure de tutelle et, partant, à aider peu ou prou les usagers dans leurs difficultés, à ce qu'ils deviennent autonomes et ne soient plus en demeure de justifier de leurs actes. In fine, dans ce cadre, les usagers développent une compétence relationnelle qu'il serait intéressant d'étudier de façon plus approfondie. 106 PRECONISATIONS Exerçant la fonction de délégué à la tutelle aux prestations sociales enfants, nous avons souhaité examiner la pratique tutélaire dans ses aspects les moins questionnés par les discours institutionnels, juridiques et techniques: l'action éducative initiée par les délégués dans le cadre des entretiens avec les usagers. Ainsi, nous avons étudié la pratique de la mesure de tutelle à partir de l'expression de ses acteurs. La préconisation essentielle que nous avons dégagée est issue bien évidemment des résultats de notre étude. Elle pourra sembler relativement ordinaire. Au regard du contenu de la pratique tutélaire dégagé, elle devient plus ambitieuse. Ainsi, nous nous devons de contextualiser l’ambition de cette préconisation. C’est pourquoi, avant sa présentation, nous proposons un résumé de notre étude. I. LA CONNAISSANCE DES STRATEGIES ET DES TACTIQUES "La réadaptation de la famille" est la finalité de la mesure. Cette réadaptation comprend un certain nombre d'objectifs : l'autonomie dans la gestion du budget familial, la prise en compte des intérêts des enfants par les parents et la conformité des conditions de vie décentes. Pour cela, les délégués effectuent leur travail tutélaire au moyen de stratégies multiples, puissantes, et reproductibles. Elles ont pour objectif de placer les usagers dans des registres de démarches de justification et de production de preuves qui sont autant de signes de leur collaboration, de leur adhésion à la mesure de tutelle. Les stratégies fonctionnent selon des modes opératoires ritualisés qui allient des méthodes d'ingérence dans la sphère privée des familles et des manières d’observer la vie quotidienne des usagers. Ces pratiques sont légitimées par les textes de loi et elles ont comme principe la sauvegarde des "intérêts des enfants". Elles constituent le schéma tutélaire type et elles initient sous la forme du triptyque " se rendre compte, rendre des comptes et rendre compte" les particularités de la fonction tutélaire. 107 Les stratégies participent en premier lieu à veiller aux conditions de vie de la famille et à la préservation des intérêts des enfants. C'est surtout ces deux objectifs qui sont mis en valeur dans les discours officiels et dans ceux tenus par les professionnels. Parallèlement, la mesure a pour objectif de conduire l'usager à prendre en charge ses démarches et, partant, à devenir acteur de la mesure, dans un premier temps, pour prendre en charge, ensuite, tous les aspects de sa vie sociale, familiale et professionnelle. Autrement dit, la mesure engage l'usager à devenir un acteur autonome. Cette proposition est initiée notamment lors des entretiens. Cependant, il nous est apparu que les injonctions, les demandes de formulation de la preuve sont autant de "mise sous tutelle" de l’autonomie de l’usager et participent à inscrire, voire à renforcer celui-ci dans une position d'assisté. Notre recherche permet de caractériser les tactiques des usagers comme autant de réponses face aux injonctions et aux demandes de preuves initiées par les délégués. Bien souvent, ces tactiques mettent en échec la relation parce qu'elles ne sont pas considérées comme légitimes. Elles sont plutôt désignées comme des éléments perturbateurs qui entravent la bonne marche de la mesure de tutelle et qui empêchent la relation de se maintenir dans de bonnes conditions. Or, nous pouvons considérer les tactiques comme des désirs d'autonomie ou comme des réponses aux demandes d'autonomie. De cette façon, les usagers se créent des espaces de liberté. Cependant, ces manières de conquérir de l'autonomie ne semblent pas adaptées aux exigences de la mesure de tutelle. La relation de tutelle n'est donc pas simple. II. LA RELATION La relation de tutelle fonctionne notamment sur deux registres: la confiance et la trahison. Ces deux registres opposés et contradictoires qualifient la relation. Cette confiance est réclamée par les protagonistes de la tutelle, elle est analysée dans l'étude et énoncée comme le ciment de la relation. La relation met en scène, dans le cadre des interactions, des acteurs de rôle plutôt que des individus. Cela veut dire que la relation participe à la définition des rôles de chacun et que les rôles déterminent les identités de chaque protagoniste. Les attributions de jugements et impositions de statuts sont les conséquences des interactions et elles participent à établir les catégories d'acteurs. 108 Les délégués à la tutelle en raison de leur mission institutionnelle et leur mandat sont tentés de considérer les usagers comme des sujets passifs parce qu'ils sont "sous tutelle" et donc non inscrits dans un régime d'action. Pourtant, les usagers agissent en utilisant des tactiques. Elles doivent être reconnues et légitimées par les délégués, c'est-à-dire prises en compte comme une réelle demande de changement. III. POUR UNE EVALUATION DE LA RELATION TUTELAIRE Il semble important de garder à l'esprit que les jugements et statuts désignés par les professionnels assignent les usagers dans une place spécifique et peuvent faire obstacle à un travail d'aide à l'autonomie. S'en rendre compte, c'est sans doute déjà tenter de prendre en considération les volontés d'autonomie des usagers. C’est permettre en quelque sorte de ne pas masquer l'individu sous la catégorie. Les stratégies professionnelles et les tactiques mettent la relation sous tension. Dans les institutions tutélaires, il serait pertinent de développer les possibilités d’expression des points de tension auxquels sont confrontés les usagers et les délégués dans la relation qu'ils construisent. Des temps d'analyse de la relation engagée pourraient être organisés et préservés. Par exemple, analyser en équipe ce qui constitue la relation autoriserait à la prendre en considération et à concevoir la pratique tutélaire aussi sur ce registre là. La participation d’un professionnel extérieur à la pratique tutélaire dans ce type de groupe de travail serait une modalité à considérer afin de créer une dynamique. Les stratégies et les tactiques étudiées et analysées peuvent permettent de définir des registres d'action particuliers qui existent par la relation engagée et pour elle et qu'il convient de prendre en considération dans le cadre du travail tutélaire. L’objectif étant de comprendre en quoi les tactiques des usagers et les stratégies professionnelles influent sur la relation, laquelle relation est le moyen de remplir un autre objectif, partagé par l’ensemble des acteurs : celui de viser à l’autonomie des usagers. 109 REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES BAUER Michel, La tutelle aux prestations sociales, une action éducative et budgétaire, Paris, Editions ESF, 1988. BEAUD Stéphane, WEBER Florence, Guide de l'enquête de terrain, produire et analyser des données ethnographiques, Paris, Editions la Découverte & Syros, 327p. BOURDIEU Pierre, Questions de sociologie, Paris, Les Editions de Minuit, 1984, 277p. 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Expansion scientifique publications; PP 237-258. 112 NOM: ROBERT PRENOM: Bernard DATE du JURY : 16 Décembre 2003 FORMATION: Diplôme supérieur en travail social TITRE: LA RELATION DE TUTELLE AUX PRESTATIONS FAMILIALES : stratégies professionnelles et tactiques d'usagers. RESUME: L’étude porte sur la qualification de la relation dans le cadre de la mesure de tutelle aux prestations sociales enfants. Le mémoire est articulé autour de quatre chapitres : Le chapitre I présente la méthodologie de recherche et le terrain d’investigation. Il permet de développer notre objet de recherche et définir la manière dont nous avons construit notre problématique. Notamment nous formalisons la méthode d'enquête sociologique et le protocole de recherche que nous avons construit. Le chapitre II examine le cadre de la mesure de tutelle aux prestations sociales enfants. Nous étudions, à partir des ouvrages produits sur le sujet, les différents discours, notamment, nous mettons en relief une description formelle de la pratique tutélaire. Le protocole de recherche permet d'apporter un éclairage sur une réalité sociale quelque peu distincte. Nous énonçons des catégories d'acteurs différentes que celles énoncées habituellement. Ces catégories résultent de la façon dont les délégués et les usagers se qualifient mutuellement. Nous analysons dans le chapitre III les stratégies professionnelles et des tactiques d'usagers. Les premières déterminent des manières institutionnelles de travailler. Les tactiques sont des réponses aux premières. Les stratégies et les tactiques définissent une relation sous tension. Elles sont examinées de façon à comprendre ce qui se joue entre le délégué et l'usager dans cette relation de tutelle. Elles indiquent un rapport de force et permettent de tester la confiance. Le chapitre IV propose le développement de quelques interactions issues d'entretiens mettant en scène des délégués et des usagers au domicile de ces derniers. Nous abordons le concept de schéma tutélaire type pour définir les modes opératoires d'intervention des délégués. Cette relation de service permet aux délégués d'instaurer une relation de confiance qui cimente la relation tutélaire. Les tactiques des usagers permettent, peu ou prou, d'engager une relation de confiance. Nous considérons les différentes tactiques qui entravent la construction d'une relation de confiance. Nous y abordons les concepts de motivations. Notre travail débouche sur quelques propositions, notamment, la prise en compte des tactiques comme une réelle demande d'autonomie de la part des usagers. Dans les institutions tutélaires, il serait pertinent de développer les possibilités d’expression des points de tension auxquels sont confrontés les usagers et les délégués dans la relation qu'ils construisent. NOMBRE DE PAGES : 111 VOLUME ANNEXE : 1 CENTRE DE FORMATION : I.R.T.S. DE LORRAINE 41 Avenue de la Liberté, 57063 METZ Cedex. 113