Une histoire nationale controversée La politique
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Une histoire nationale controversée La politique
Prof. Dr. Mounir Fendri, Université de Manouba, Tunis Eurolog Symposium in Tunis, April 2012 Une histoire nationale controversée La politique culturelle de la Tunisie face à un tournant décisif ? Depuis des décennies, la Tunisie se plait à se concevoir et se présenter, vers l’extérieur comme vers l’intérieur, en tant que pays « au cœur de la Méditerranée», situé au carrefour de diverses civilisations, tant d’origine occidentale, qu’orientale et africaine, dont il a subi et symbiotiquement assimilé les influences, et de pouvoir ainsi se targuer d’une « glorieuse histoire nationale », vieille d’au moins « trois millénaires ». En considération des mutations « révolutionnaires » que le pays est en train de vivre depuis les évènements de Janvier 2011, et la réémergence vigoureuse d’un mouvement de masses à orientation idéologique divergente de celle qui a prédominé les dernières 50 années, il y a lieu de se demander si cette auto-conception, et particulièrement cette image d’identité historique, se maintiendra ou sera sujette à une remise en cause fondamentale. Il s’agit là d’une des questions capitales auxquelles se trouve actuellement confrontée la Tunisie, après l’ère de Bourguiba et son médiocre successeur Ben Ali. Les élections du 23 octobre 2011 pour une Assemblée Constituante donnèrent environ 40 % du suffrage à l’avantage du parti islamiste Ennahdha, ce qui lui accorda la suprématie tant au niveau du Gouvernement (provisoire) que celui de la dite Assemblée, appelée essentiellement à doter le pays d’une nouvelle Constitution. Il est donc probable que l’appartenance de la Tunisie à l’Islam et l’arabité soit soulignée d’une manière beaucoup plus prononcée que ça n’a été le cas sous « l’ancien régime ». L’une des conséquences serait alors précisément la remise en cause de l’image historique mentionnée, pour privilégier et mettre l’accent sur le passé arabo-musulman du pays à partir du 7e siècle (le 1er de l’hégire). Les « trois mille ans », fièrement évoqués jusque-là, seraient alors réduis essentiellement aux quatorze siècles depuis le « fath », la conquête « bénite » de la Tunisie et le reste du Maghreb au nom de l’Islam et son message, de langue arabe. Ce qui a précédé, remontant à mille ans avant le Christ et témoignant des Numides, des Carthaginois, des Romains, des Vandales et des Byzantins, se trouverait occulté ou marginalisé, comme s’il s’agissait d’une sorte de « jahiliyya ». Le débat qui se soulèverait inévitablement renouerait directement ou indirectement avec celui qui s’était attisé avec beaucoup de passions au moment de l’indépendance vers 1955. Le consensus général, à l’époque, sur le statut constitutionnel de l’Etat national à fonder comme étant expressément de religion musulmane et de langue arabe s’explique, certes, tout d’abord par l’évidence d’un enracinement du pays et sa population majoritaire dans la tradition arabo-musulmane, mais en même temps aussi par le traumatisme encore frais, laissé dans les esprits par l’occupation coloniale qui venait d’être péniblement secouée, et qui n’a pas été particulièrement indulgente à l’égard de cette tradition. Le souvenir du trop catholique Cardinal Lavigerie était encore bien vivant. Sa statue dressée d’une manière provocante en face de la Cathédrale au cœur de Tunis, évoquait, par référence au temps des pères de l’Eglise nord-africains1 et aux croisades de Saint-Louis2, une volonté systématique de « réchristianisation » de l’Afrique du Nord. Le fait que cette statue fut aussitôt démantelée puis remplacée par une autre représentant le grand érudit arabo-musulman Abderrahman Ibn Khaldoun est à plusieurs égards fort révélateur, quant à l’orientation du jeune Etat tunisien, sous l’efficace direction de celui qui va être jusqu’à Novembre 1987 son premier Président, Habib Bourguiba, sur le plan de la politique culturelle. A la place du fervent ecclésiastique, fut érigée une figure emblématique du patrimoine culturel et scientifique arabo-musulmane dont on s’accorde aujourd’hui de qualifier de « moderne ». Abderrahman Ibn Khaldoun (1332-1406), qui, par ailleurs, décèle par sa naissance et son enfance un lien biographique avec Tunis, et dont la biographie, l’œuvre et l’action embrassent géographiquement presque l’ensemble du bassin méditerranéen, de l’Espagne andalouse à la Syrie et la Palestine3, est réputé être un éminent et digne représentant d’une tradition culturelle et scientifique arabo-musulmane non théologique, qui se distingue par être éclairée, rationnellement innovatrice, universellement ouverte. Il est, pour citer l’un de ses grands connaisseurs, le fondateur d’une « véritable méthodologie [historiographique] qui s’attache à saisir les faits au-delà de leurs apparences, à les comprendre rationnellement, de l’intérieur, en les rattachant à leurs antécédents et à leurs conséquents.»4 Deux siècles plus tôt, l’Orientaliste autrichien Joseph von HammerPurgstall l’avait qualifié de « Montesquieu arabe ».5 Le choix de ce personnage arabo-musulman « moderniste » pour remplacer le symbole religieux de la domination colonialiste est en effet significatif quant à la politique culturelle conçue et appliquée par Bourguiba6 dans son projet fondateur du nouvel Etat tunisien. Sans lui contester sa vocation arabo-musulmane et ses liens orientaux, il voulait cet Etat à la fois activement ouvert sur le « monde moderne », entendant par là notamment l’Occident et sa civilisation. Il y avait bien un mobile pragmatique, si l’on tient compte tant de l’état de sous1 ème Dont notamment Saint-Augustin, contemporain de l’arrivée des Vandales au pays de Carthage au 5 siècle. Mort dans son camp militaire, près de Tunis, en 1270. Une lettre de Polignac au Consul de France à Tunis, Matthieu de Lesseps (père de Ferdinand de Lesseps), en date du 14 juillet 1830 ordonnait de réclamer au Bey un terrain pour édifier une chapelle à la mémoire de Saint-Louis. Du petit monument sur les hauteurs de Carthage, Lavigerie en fit plus tard une sorte de Cathédrale, employée aujourd’hui occasionnellement comme un lieu culturel. 3 Voir Abdelwahab Bouhdiba, Sur les pas d’Ibn Khaldûn. Tunis 2006. 4 Abdelwahab Bouhdiba, in : Ibn Khaldûn aux sources de la modernité. Actes du colloque international organisé e à l’occasion du 6 centenaire de sa mort (13-18 mars 2006). Carthage (Beït al Hikma) 2008, p. 7. 5 Voir Annemarie Schimmel, Ibn Chaldun. In : Zeitschrift für Kulturaustausch, 19/1969, H. 2, pp. 113-117. 6 Dont la prédilection pour Ibn Khaldun se révèle par ailleurs largement dans ses discours aux digressions historisantes, où il aimait le citer à l’occasion 2 développement généralisé, où se trouvait le jeune Etat nord-africain à l’aube de l’indépendance, que de la conjoncture internationale sur fond de « Guerre Froide ». Le choix déclaré, dans ce contexte, d’un alignement « souverain » sur le camp occidental, considéré plus « libre », plus prospère et plus évolué technologiquement, et la décision, en politique économique de développement, de promouvoir le secteur touristique, imposaient déjà nécessairement cette « ouverture », c'est-à-dire, par-dessus l’appartenance et l’identité arabo-musulmane, la disposition et l’aptitude à la communicabilité tous azimuts et sans complexes avec le monde occidental et sa culture. Il est bien évident que ce programme, auquel appelait Bourguiba depuis le début, ne bénéficiait pas de l’accord de tout le monde. Le conflit quasiment schismatique qui s’était déclenché ouvertement fin 1955 entre Bourguiba et son rival Salah Ben Youssef, divisant la société en deux camps opposés, en est la preuve. Contrairement à Bourguiba, Ben Youssef réclamait une nette démarcation de l’Occident « colonialiste » et appelait au rattachement inconditionnel de la Tunisie indépendante au monde arabo-musulman. Le conflit, qui a abouti à l’assassinat de Ben Youssef en 1961 et à une large répression contre ses partisans, trouve aujourd’hui de nouveau son écho dans les débats publics qui, depuis le tournant du 14 janvier 2011, préoccupent la société et les partis. Un Etat « moderne », et de là nécessairement laïc, exige une société de culture « moderne », interculturelle, ouverte sur le monde - - C’est là sans doute le raisonnement et la conclusion que Bourguiba devrait avoir tirée en s’attelant à la tâche de faire de la Tunisie décolonisée mais « sous-développée » un tel Etat. Cela constitue aussi l’argument par lequel il justifiait la mesure, qu’on ne cesse de lui reprocher, d’opter systématiquement pour le bilinguisme et instaurer le français, la langue du colonisateur abhorré, « presque à égalité avec notre langue maternelle, comme langue de culture, de travail et de rencontre ».7 Car, expliqua Bourguiba du haut de la tribune de l’Université de Montréal, le 11 mai 1968, « c’est grâce à la maîtrise d’une langue comme le français » que la Tunisie, « sans rien renier de son passé dont la langue est l’arabe », se trouverait à même de « participer pleinement à la culture et à la vie du monde moderne. »8 Le bilinguisme politiquement consacré serait ainsi voie d’accès à l’interculturalité et le garant de sa consolidation. A ce terme, « bilinguisme », Bourguiba substituait volontiers celui de « bi-culturalisme ».9 D’après lui, la Tunisie s’était déjà engagée dans cette voie de l’ouverture sur les langues étrangères et les cultures occidentales avant même l’établissement du Protectorat (en 1881). Il se rapportait là à Khayreddine, l’homme d’Etat et ministre réformateur tunisien considéré à juste titre comme principal précurseur du mouvement moderniste qu’à connu le pays au 19ème siècle. On lui doit, en effet, en grande partie, d’avoir posé les jalons qui ont 7 H. Bourguiba, Discours du 11 mai 1968 à l’Université de Montréal (voir : http://ressources-cla.univ-fcomte.fr) Ibid. 9 Ibid. 8 permis, dès les années 187010, l’émergence d’une intelligence tunisienne, intellectuelle et politique, ouverte sur le monde moderne. Dès lors, argumentait Bourguiba, le recours aux langues de l’Occident et l’orientation vers sa civilisation, n’est ni mimétisme servile ni soumission postcoloniale à une culture étrangère dominante, mais plutôt l’adhésion volontariste à une politique « nationale » préalablement adoptée et délibérément appliquée. Le recours ou reprise de cette politique d’ouverture, plaidait-il, s’imposerait aujourd’hui d’autant plus qu’il s’agirait d’une nécessité impérative, dictée par les difficultés de démarrage du pays, à peine libéré du joug colonial, pour sortir de l’état de sousdéveloppement sur presque tous les plans. Dans cette approche, il se dégage certains idéaux ancrés dans la vision de Bourguiba et sa conception politique empreinte de réalisme. Ils s’articulaient autour de concepts directeurs qui revenaient souvent dans ses discours des premières années de la République : « Ouverture sur le monde moderne », « rencontre », « Dialogue (avec l’Autre)», au lieu du « repliement », de la réclusion en vase clos et la limitation « aux sources d’une culture unique ».11 Dès 1956, les déterminants et l’objectif sont établis : «La Tunisie dont la tradition est essentiellement arabo-musulmane entend ne pas vivre en vase clos et devenir une société fermée, perspective incompatible avec notre profond désir de vivre en étroite communion avec la vie moderne. Notre voie en ce domaine consiste à avoir des fenêtres ouvertes sur les autres cultures, en particulier sur la culture occidentale, afin d’avoir une prise sur le réel. Ainsi notre pays, tout en restant fidèle à son passé culturel, aura forgé les instruments de son avenir».12 Robert Ilbert, l’historien de la Méditerranée, a bien résumé le fond en constatant : « En s’affirmant autour d’un discours national, la vision bourguibienne a placé le renouveau futur dans une démarche de recours à l’histoire, l’objectif étant la réalisation d’une synthèse culturelle » 13 Dans cette vision d’une Tunisie « moderne », il faudrait d’abord un type de citoyen compatible à ce projet, doté d’une mentalité sciemment « tunisienne », plus précisément « bourguibo-tunisienne », si l’on ose dire. Dans son discours du 11 mai 1968 à l’Université de Montréal, Bourguiba en parla comme d’un objectif personnel déjà atteint : « Nous avons aussi conscience d’avoir pu forger une mentalité tunisienne qui est une mentalité moderne ». Celle-ci aurait tout d’abord à se libérer du recours limité aux « sources de la culture unique ». Il est clair dans ce sens qu’il s’agissait d’un rejet catégorique de la référence unilatérale et exclusive à la culture arabo-musulmane, ce qui entraverait l’ouverture sur les autres cultures. Il préconisait donc une voie « tunisienne », ce qui a sans 10 Notamment avec la création du Collège Sadiqi, en 1875, dont Habib Bourguiba, comme plusieurs de ses compagnons de lutte, fut l’un des élèves. 11 Bourguiba, Discours du 11 mai 1968 à l’Université de Montréal. 12 Bourguiba, Discours. In „l“Action Tunisienne“ du 17 décembre 1956. Voir Driss Abbassi, Entre Bourguiba et Hannibal. Identité tunisienne et histoire depuis l’indépendance. Paris 2005, p. 23. 13 Robert Ilbert, Préface de: Driss Abbassi, op. cit. doute favorisé, à l’époque, la genèse de la notion-mode de « Tunisianité ».14 La dimension arabe et musulmane dans l’identification nationale demeure, certes, prépondérante, mais la personnalité du Tunisien, toujours selon le concept bourguibien, et sa mentalité se devraient d’être et s’entendre sciemment « tunisiennes ». L’argument référentiel ne serait pas uniquement d’ordre géographique, déterminé par l’emplacement nord-africain, éminemment méditerranéen, face à l’Europe, mais essentiellement par l’enracinement dans un passé vieux de « trois mille ans ». Ainsi, l’histoire nationale tunisienne ne s’épuiserait pas dans les quatorze siècles de présence et tradition arabo-musulmanes. Ses racines remonteraient beaucoup plus loin dans le temps, au moins de deux mille ans avant le « fath », comme il est coutume en terre d’Islam de qualifier la conquête « bénite et salutaire» de l’Afrique du Nord, au 7ème siècle, par les troupes arabes au nom et au profit de l’Islam. Par conséquent, cette histoire porterait, toujours selon le même discours bourguibien, indéniablement le cachet d’autres peuples et cultures, ayant également pris part au façonnement de la tradition nationale et à la constitution du patrimoine « tunisien ». Ainsi se résumait sans doute la logique argumentative sur laquelle Bourguiba avait fondé la réforme visant à tirer la mentalité du Tunisien-type auquel il aspirait, d’une vision étriquée et autarcique, limitée aux dimensions d’une « culture unique », pour l’amener à un élargissement d’horizon, à l’ouverture sur « le monde moderne » et la disposition principielle au dialogue fructueux avec l’autre, culturellement et religieusement différent. Evidemment, il fallait que la politique culturelle et éducationnelle du jeune Etat « bourguibien » se mette au diapason de cette directive. A la création d’un « Ministère » de la Culture15, le président Bourguiba lui assigna principalement comme finalité et mission „de mettre en valeur notre patrimoine, longtemps méconnu, afin de l’intégrer à la vie nationale contemporaine et de donner au peuple une conscience plus claire de son passé.“ Et de déterminer ce passé et en préciser l’étendu en ajoutant (dans ce même discours du 7 novembre 1962): „il est à déplorer que dans sa grande majorité, le peuple ignore qu’il est l’aboutissement d’une évolution qui remonte à plusieurs millénaires.“16 Le cadre de l’histoire 14 La recherche de ce mot dans l’Internet révèle qu’il est de nouveau actuel, et cela dans un contexte polémique. Voir p. ex. „La Tunisianité, marque déposée, ne sera jamais déposée, in: http://arfaouitarak.wordpress.com 15 Créé en 1961 en tant que « Secrétariat d’Etat aux affaires culturelles et à l’Information », devenu en 1969 « Ministère des Affaires Culturelles » et en novembre 2004 « Ministère de la Culture et de la Sauvegarde du Patrimoine ». 16 Bourguiba, Discours du 7 - 12 - 1962. Dans ce discours, Bourguiba dit : « L’histoire de la Tunisie, depuis Carthage jusqu’à nos jours, présente une telle richesse qu’on ne peut aisément fixer les contours en quelques séances. Il est à souhaiter que les différentes périodes de notre histoire fassent l’objet d’ouvrages distincts et d’études précises et objectives. Même élémentaires, ces ouvrages seraient d’une grande utilité pour nos cadres et jeunes ; Nous aimerions que notre glorieux passé suscite l’enthousiasme de nos jeunes historiens. » Il déplore plus loin : « Alors que certains peuples jeunes font des efforts extraordinaires pour réunir et conserver les éléments d’inégale valeur d’un passé relativement pauvre, nous faisons peu de choses pour notre pays dont l’histoire remonte à plus de 3.000 ans et que des étrangers connaissent mieux que nous-mêmes. Nos gloires sont enseignées dans les facultés européennes. Les théories d’Ibn Khaldoun sur la sociologie, la stratégie d’Hannibal à la bataille de Cannes, n’ont pas fini d’être étudiées et commentées hors de la Tunisie. » Bourguiba revient dans un discours du 15 août 1970 sur l’intérêt de l’étude historique pour dire: «il faudrait non seulement consacrer des études à l’époque qui s’étend de 1864 à nos jours, mais remonter jusqu’à celle de tunisienne et du patrimoine culturel national est ainsi porté à sa dimension véritable, qui ne se limite pas à l’ère arabo-musulmane. Outre les héros du « fath », de la vénérable conquête au nom de l’Islam, au 7ème siècle, d’autres figures des époques antécédentes, jusque là méconnues ou refoulées de la mémoire collective, rejaillissaient et obtenaient droit de cite. Il n’était pas un hasard que Bourguiba se plaisait, à l’époque, de se qualifier de « Jugurtha qui a réussi ».17 Son « pèlerinage » spectaculaire au mausolée de Hannibal en Turquie et ses tentatives de rapatrier la dépouille mortelle du grand Général carthaginois s’inscrivaient ostensiblement dans ce même processus de réforme culturelle et de « rééducation », visant à l’élargissement des mentalités et à la prise de conscience nationale.18 A partir de ce moment, ces personnages historiques, bien que non-musulmans, s’érigent en « héros nationaux », au même titre que d’autres figures emblématiques, comme la reine Alyssa/Didon, la fondatrice légendaire de Carthage, Sophonisbe, ou même la Kahena, la princesse berbère qui avait pourtant opposé une résistance farouche aux envahisseurs musulmans venus d’Arabie. Il s’agissait en même temps, dans cette approche, bien entendu aussi de la finalité de la cohésion nationale, de l’édification et réalisation d’une « nation tunisienne » compacte et unie autour d’un projet national commun. L’évocation génératrice de réminiscences d’une « glorieuse histoire tunisienne » commune, profondément enracinée dans le passé, mais peu ou fragmentairement connue, jusque-là, devrait faire obstruction et remédier à l’état de disparité et de dislocation dans lequel se trouvait la société traditionnellement, et de division d’ordre tribal, régional, culturel et autre, pour aboutir à la constitution et affermissement d’une « mémoire collective » socio-fédératrice.19 Jugurtha. Un tel effort contribuera à cimenter la nation et à renforcer davantage notre unité nationale qui a fait de la Tunisie un pays respecté. » 17 Voir Camille Bégué, Le message de Bourguiba. Paris 1972, p. 8. L‘auteur relève une différence „radicale“ entre les deux hommes, entre Jughurta, l’homme de guerre violent et rusé et Bourguiba „l’artiste de la politique“ et „virtuose de la négociation“. La comparaison de Bourguiba laisse déduire qu’il considérait l’époque romaine à l’instar de la colonisation française en tant qu’une occupation étrangère, combattue par la population autochtone. Dans son discours précité du 7-12-1962, il dit encore : « En effet, tout au long de son histoire, la Tunisie a subi bien des conquêtes. Elle ne s’est intégrée totalement à ses conquérants qu’une seule fois, lorsque les Arabes l’ont occupée, apportant avec eux une religion qui reconnait les mêmes droits à tous les croyants. Auparavant, et des siècles durant, Rome avait soumis à sa loi ce peuple, sans réussir à l’assimiler. Par contre, armés d’une foi fondée sur l’égalité, les Arabes y parvenaient en un laps de temps relativement court. » Dans son appréciation de l’époque romaine, Bourguiba était sans doute aussi influencé par les velléités colonialistes de l’Italie sur la Tunisie depuis 1870 et encore davantage sous Mussolini (qui, comme on le sait, avait vainement tenté, avec Hitler en 1942/43, de se servir de Bourguiba pour mobiliser le peuple contre les Alliés en Tunisie), à l’appui de l’argument que ce pays fut des siècles durant une province romaine. 18 « Une fois son indépendance acquise, la Tunisie s’engage dès 1956 et au cours des années soixante dans un processus de mise en place d’un Etat-nation sur le modèle occidental. En s’affirmant autour d’un discours national, la vision bourguibienne a placé le renouveau futur dans une démarche de recours à l’histoire, l’objectif étant la réalisation d’une synthèse culturelle. » Driss Abbassi, Entre Bourguiba et Hannibal, op. cit. p. 23. 19 Sur le « projet national bourguibien », Laurence Pierrepont-de Cock écrit : « La question de la nation est une question politique majeure dans l’histoire de la décolonisation et du post-colonialisme qui rejoint celle de L’identification de la Tunisie à son histoire « trois fois millénaire », outrepassant le cadre temporel traditionnel arabo-musulman, comme étant essentiellement une conséquence de la « révolution culturelle » de Bourguiba, s’est raffermie solidement, au point de se figer sous forme d’un cliché ressassé, et a fini ainsi par s’ancrer largement dans la conscience nationale. Evidemment, avec cette réminiscence systématique de l’histoire tunisienne « élargie » et la « réhabilitation » du passé antéislamique de la Tunisie, l’intérêt « national » pour les traces et vestiges témoins de ce passé, abondamment disséminés à travers l’ensemble du pays, connu un vif essor et fut l’objet d’une considérable sollicitude de la part des autorités. Jusque-là, un tel intérêt se limitait essentiellement aux étrangers, aux voyageurs européens d’abord, qui, généralement, considéraient les monuments antiques, d’origine punique, romaine ou byzantine, comme la principale attraction du pays20, et ne se privaient pas de se servir librement dans les sites archéologiques visités, emportant ce qui était aise d’emporter. Puis ce fut l’affaire des autorités coloniales.21 Par superstition religieuse ou ignorance, la population « indigène » n’avait pas spécialement de considération pour ces reliques des ancêtres païens, si ce n’est d’en disposer comme d’une carrière. Le fait que la fondation du Musée du Bardo remonte à une initiative « tunisienne » ne peut être vu que comme une exception anodine. Comme il est rapporté par le voyageur orientaliste allemand Heinrich von Maltzan, Mohammed Khaznadar, le fils du premier-ministre Mustapha Khaznadar, avait dès environ 1860 commencé de se constituer un musée privé d’antiquités dans leur palais de la Manouba.22 Ce fut sans doute le noyau du « Musée Alaouite », institué officiellement en 1882 et inauguré publiquement en 1888, pour devenir, dès l’Indépendance, le Musée National du Bardo. En 1957, il fut créé l’ « Institut National d’Archéologie et d’Arts » (INAA), ayant comme mission principale „d’organiser et de promouvoir la recherche archéologique et historique; de sauvegarder et de mettre en valeur le patrimoine archéologique et historique national; d’effectuer l’inventaire, l’étude, la conservation et la mise en valeur du patrimoine muséographique national; de collecter, recueillir, étudier et mettre en valeur les arts et traditions populaires.“23 En outre, il s’engageait à poursuivre « une tâche éducative populaire l’identification de soi. » L. P.-d.C., Projet national bourguibien et réalités tunisiennes. In : M. Camau/ V. Geisser, H. Bourguiba. La trace et l’héritage. Paris 2004, pp. 29. 20 Il est à noter que la richesse archéologique en Tunisie a exercé une influence déformatrice sur l’image que se faisaient les voyageurs européens des siècles précédents du pays, en comparant l’état de décadence, dans lequel il leur apparaissait, à l’état de prospérité ancienne que leur suggéraient les monuments antiques. Le passage de la prospérité au déclin était vu généralement avec l’arrivée des Arabes et de l’Islam. D’où le dénigrement de celui-ci comme étant la principale cause de la déchéance en Afrique du Nord. Voir M. Fendri, Kulturmensch in ‘barbarischer’ Fremde. Deutsche Reisende im Tunesien des 19. Jh. München 1996. 21 Cf. C. Gutron, L’archéologie en Tunisie (XIXe-XXe siècles). Paris/Tunis 2010. 22 Dans sa relation de voyage, Maltzan raconte qu’en 1868 il était revenu à Tunis exprès pour voir la collection de stèles puniques de Mohammed Khaznadar à son palais à la Manouba, ce qui lui fut accordé après maintes démarches. Voir H. v. Maltzan, Reise in den Regentschaften Tunis und Tripolis. Leipzig 1870. 23 Rafik Saïd, Tunisie, terre de Culture. UNESCO, 1970. http://unesdoc.unesco.org/images/0000/000011/001172fo.pdf par la mise à la portée du public le plus large possible du patrimoine archéologique et historique au moyen de visites organisées, conférences, brochures, catalogues, photographies ou moulages“.24 L’objectif „idéologique“ déclaré était consigné dans la formule: „promotion de la culture nationale et large ouverture sur la culture universelle“. 25 Une place primordiale revenait, ici, au domaine des musées, « destinés à être », selon un rapport semi-officiel de 1969, faisant état de la politique culturelle du Gouvernement de Bourguiba, « un grand instrument de culture collective », et dont le rôle consistait « avant tout à sauver les œuvres du passé, mais pour être aussi pour le peuple un centre d’information visuelle capable de lui faire aimer et connaitre son passé, base de son évolution, de sa poussée, qui doit soutenir le nouvel édifice que l’on veut dresser.“26 Aussitôt après l’indépendance une grande activité de fouille et d’exploration archéologique fut déployée, désormais, et autrement que ce ne fut le cas précédemment, dans le sens de la nouvelle politique culturelle « nationale » de la mise en valeur du patrimoine historique et de l’élargissement de l’horizon identitaire et culturel. A ce motif idéologique, vint s’ajouter celui, économique, du tourisme érigé depuis le début des années 1960 en secteur principal pour la création d’emplois et la rentrée des devises. Le patrimoine archéologique antique, notamment de l’époque romaine, acquiert la valeur d’un « produit » touristique de qualité soigneusement mis à la disposition des visiteurs étrangers pourvoyeurs de monnaies fortes. En 1970, Camille Bégué constate : „La Tunisie vit à l’heure archéologique. Les sites, les cités anciennes, sont des chantiers où la truelle du restaurateur habile et jaloux remplace la pioche du démolisseur... Puisque la Rome antique est présente partout en Tunisie, on relève partout ses vestiges, avec un soin et un goût dont certains pays d’Europe seraient bien inspirés de s’approprier le secret.”27 De même sous le successeur de Bourguiba, le président Ben Ali, au pouvoir depuis novembre 1987 (jusqu’à sa chute le 14 janvier 2011), la politique d’”ouverture” et de “dialogue interculturel” est maintenue et poursuivie. Instrumentalisée par la propagande de l’ère dite du « changement », elle fut exaltée à outrance et de plus en plus impudemment vantée comme un mérite du « nouveau régime ». 28 Il s’agissait encore, selon les termes d’un programme électoral de Ben Ali (2004), de «renforcer l’identité nationale, approfondir le dialogue civilisationnel universel et promouvoir les valeurs d’ouverture, de tolérance et de solidarité ». 29 Selon le même discours, cette orientation en matière de politique culturelle « procède d’une conscience nette de l’importance du rôle que, tout au long de sa glorieuse histoire, la Tunisie a joué dans l’enrichissement de la civilisation humaine ».30 Elle „traduit 24 Ibid. Ibid. 26 Ibid. 27 C. Bégué, op.cit., p. 148. 28 Voir : Commission Nationale Tunisienne pour l’Eduction, la Science et la Culture: Diversité culturelle et dialogue interculturel en Tunisie. UNESCO 2009. (http://unesdoc.unesco.org/images/0021/002146/214646f.pdf ) 29 Ibid., p. 22. 30 Ibid, p. 23. 25 également l’importance accordée a la part prise par la Tunisie dans la diffusion des valeurs et des principes universels. Cet apport considérable“, lit-on encore dans ce même rapport sur la politique culturelle de la Tunisie sous Ben Ali, „favorise grandement la culture du dialogue, de la tolérance et renforce l’esprit de coopération et de solidarité entre les peuples.“31 Avec le renforcement des liens d’association et de partenariat avec l’Union Européenne32 et le besoin accru de polir l’image du régime, l’orientation du discours propagandiste vers l‘extérieur gagna en ampleur. 33 On continua à puiser (ou plagier) dans le répertoire „bourguibiste“, par exemple pour vanter la „diversité“ comme étant „une caractéristique de l’identité culturelle tunisienne et, partant, un signe de prédisposition au dialogue interculturel“.34 On continua à cultiver l’engouement pour tout ce qui évoque Carthage et son prestige et en faire un instrument de propagande pour le régime et un emblème attractif pour la Tunisie. Les retombées de l’abus, à savoir le passage du sublime au ridicule, ne firent pas défaut : Il n’est pas rare de rencontrer encore, à Tunis et ailleurs, des commerces de tout genre, allant jusqu’aux gargotes sordides qui s’ornent du nom de « Hannibal ». Cependant, et avec l’insatisfaction croissante vis-à-vis de Ben Ali et son régime corrompu, les messages et slogans émanant de son système de propagande perdirent toute crédibilité. Quoiqu’il en soit, l’héritage spirituel de Bourguiba, fondé sur la conciliation entre l’Oriental et l’Occidental, l’ouverture culturelle et le dialogue, demeura vivant et effectif, et continua à marquer des générations de la Tunisie postcoloniale. Mais voilà qu’avec la réémergence massive des forces qui, de prime abord ou ultérieurement, se sont opposées à l’idéologie de Bourguiba et son application sur le plan de la politique culturelle, et qui, jusque-là et face à la répression intransigeante, avaient ou bien gardé le silence ou milité dans l’opposition clandestine, un tournant décisif semble se profiler. L’immense succès électoral de la mouvance islamiste le 23 octobre 2011 et l’entrée prépondérante des hommes et femmes du mouvement Ennahdha (devenu parti politique) au Gouvernement et à l’Assemblée constituante, le laissent supposer. A la tête du mouvement/parti se trouvent des gens qui continuent à se voir en « victimes de la guerre de Bourguiba contre l’Islam et l’arabité ». Ainsi s’exprima Rached Ghannouchi, l’un des fondateurs d’Ennahdha et son chef politique actuellement, dans une (ancienne) interview. 35 Pour lui et ses compagnons, déclara-t-il, la « victoire de Bourguiba sur l’occupant français“ constituait „à vrai dire plutôt une victoire sur la civilisation arabo-musulmane en Tunisie“. 36 Jusqu’à cette „victoire“, disait (et pensait) encore Ghannouchi, lui et sa „génération“ avaient „constitué un bastion arabe et islamique“, alors que sous Bourguiba, „le pays s’occidentalisait: l’administration, la culture, l’université, l’enseignement, les arts, les lettres…, tout s’occidentalisait.“ 37 Pour les gens de cette 31 Ibid. Un Accord d’Association entre l’Union Européenne et la Tunisie a été signé en 1995. 33 A cette fin fut créé en 1992 l’Agence Tunisienne de Communication Extérieure (ATCE). 34 „Diversité culturelle“ (cf. No. 27) 35 R. Ghannouchi, Islam, nationalisme et islamisme. Entretien avec François Burgat. In : Egypte/Monde arabe, no 10/1992, pp. 109-122. http://ema.revues.org/index1420.html 36 Ibid. 37 Ibid. 32 génération qui, à son instar, „avaient été élevés dans la culture arabe et musulmane“, qui avaient fréquenté „la Zitouna et les institutions traditionnelles“, „le processus d’occidentalisation de la Tunisie“ aurait été vécu „comme une violence“. 38 Selon son témoignage, „cette génération a été réprimée, elle a été victime d’un traumatisme.“39 Combien même le degré de murissement pragmatico-politique de M. Ghanouchi aurait entretemps évolué, il est peu probable que le „traumatisme“ évoqué eut disparu sans laisser de trace, excluant toute répercussion ou influence sur le mouvement et le parti actuellement majoritaire. Hormis toute considération personnelle et individuelle, il s’agit là tout d’abord du domaine des principes, étroitement liés, dans ce cas, à la foi et la religion. Pour Ghanouchi et ses confrères, les anciens et les nouveaux, la Tunisie, dont ils tiennent les rênes aujourd’hui, est, comme pays et société, par essence et depuis quatorze siècles enracinée dans la religion musulmane et fondamentalement attachée à la culture arabe, et l’œuvre de Bourguiba de l’en dévier même partiellement serait attentatoire à la vocation « originale » du pays et ses « valeurs authentiques ». Cette œuvre est forcément à invalider. Il est bien évident qu’un tel point de vue ne peut demeurer dans le seul domaine de l’opinion, quand on a le pouvoir. Et c’est là que résident les craintes et soucis du camp opposé, à savoir tous ceux et celles parmi les Tunisiens et Tunisiennes qui – abstraction faite de tous les ressentiments à l’égard des défaillances de Bourguiba et le legs négatif de son gouvernement – ont directement ou indirectement grandi dans l’esprit de la politique d’ouverture sur le monde et les cultures. Au cas d’un renouvellement du succès électoral du camp islamiste, il n’y aura surtout qu’à compter sur la maturité politique et le réalisme de ses dirigeants pour freiner les passions de la base et endiguer les aspirations à une liquidation pure et simple de l’héritage culturelle de l’ère Bourguiba, décrié sans discernement comme « pro-occidental », et à la « réinstauration » inconditionnelle de la « tradition arabo-musulmane ». D’aucuns appellent déjà à « l’islamisation de la culture tunisienne » ! Pour revenir aux effets de l’entreprise de Bourguiba de « réhabiliter » les époques précédant l’ère arabo-musulmane : Il y a lieu d’en voir un impact sur la réalité tunisienne jusqu’au tournant du 14 janvier 2011 dans le fait qu’un car-ferry, commandé par la compagnie nationale de navigation en octobre 2010 et arrivé au port de Tunis-La Goulette en juin 2012, fut baptisé du nom de la divinité carthaginoise Tanit. L’un de ses prédécesseurs s’appelait Carthage et d’autres navires de la même compagnie furent enregistrés en tant que Amilcar, Elyssa, Salambo ou encore Ulysse. Désormais, eu égard à l’évolution dans le pays depuis la mi-janvier 2011, l’on peut se demander si cette propension pour l’antiquité punique et grécoromaine aurait des chances de se maintenir en Tunisie. Ou faudrait-il s’attendre même à ce que l’équipe nationale de football cessera d’être surnommée « les aigles de Carthage » – pour devenir, par exemple, « les faucons de Kairouan » ? 38 39 Ibid. Ibid.