Quand le soleil avait rendez-vous avec la lune

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Quand le soleil avait rendez-vous avec la lune
ILDIKó LıRINSZKY
Quand le soleil avait rendez-vous avec la lune...
Salammbô contient deux épisodes qui peuvent être lus comme des
« hiérogamies ». Ce terme, d’origine grecque, signifie « mariage sacré »,
l’union entre deux divinités représentant les principes masculin et féminin1.
Le premier est la rencontre de Mâtho et de Salammbô « sous la tente »,
pendant l’orage (chapitre XI). Aux yeux de la fille d’Hamilcar, apparentée à la
lune, le chef libyen se présente comme l’incarnation de Moloch, divinité
sanguinaire. Le point culminant est décrit dans des termes voilés : Salammbô
« était comme enlevée dans un ouragan, prise dans la force du soleil »2.
Le deuxième épisode, sans équivoque, se trouve dans le chapitre XIV : la pluie
salvatrice qui tombe sur la ville assoiffée, résulte des noces de Tanit avec Moloch :
[...] la pluie tomba.
Elle tomba toute la nuit, abondamment, à flots ; le tonnerre grondait ; c’était la
voix de Moloch ; il avait vaincu Tanit ; et, maintenant fécondée, elle ouvrait du
haut du ciel son vaste sein. Parfois on l’apercevait dans une éclaircie lumineuse
étendue sur des coussins de nuages ; puis les ténèbres se refermaient comme
si, trop lasse encore, elle se voulait rendormir ; les Carthaginois, croyant tous
que l’eau est enfantée par la lune, criaient pour faciliter son travail3.
Si l’on en croit Flaubert, « l’âme de cette histoire est Moloch, le Feu, la
Foudre »4. Qu’il soit comparé ou identifié à Mâtho, qu’il soit identique à d’autres
dieux ou confondus avec eux (autant de questions qui restent ouvertes dans le
roman), Moloch, le soleil ou le feu céleste joue dans ce récit un rôle primordial.
Le roman carthaginois est rythmé selon le mouvement du soleil et de la lune, et
reflète les rapports de force changeants entre les divinités correspondant à ces
1
Sur ce sujet, voir Mircea ELIADE, « La Terre-Mère et les hiérogamies cosmiques », in Mythes,
rêves et mystères, Paris, Gallimard, 1957, p. 192-233.
2
Salammbô, in FLAUBERT, Œuvres complètes, préface de Jean Bruneau, présentation et notes de
Bernard Masson, Paris, Seuil, « L’Intégrale », 1964, tome 1, p. 760.
3
Op. cit., p. 781.
4
Lettre à Sainte-Beuve, Paris, 23-24 décembre 1862. Corr., Paris, Gallimard, « Bibliothèque de
la Pléiade », éd. établie par Jean Bruneau, tome 3, 1991, p. 281.
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deux astres. Les fragments mythiques, tissés en filigrane dans le texte,
contiennent tous en germe la logique d’un symbolisme solaire. Le romancier
recourt à une démarche syncrétiste pour exploiter de façon ludique les données
érudites puisées dans les travaux des mythologues antiques et modernes.
Cependant, il faut mesurer toute l’ampleur et tout le sérieux de ce jeu qui
finit par constituer une nouvelle dimension du texte. La dimension
mythologique de Salammbô tend à former un univers à part, un univers
fascinant, envoûtant qui dépasse l’entendement humain, que ce soit celui des
personnages impliqués dans l’histoire ou celui des lecteurs cherchant à
déchiffrer le sens du récit. C’est, entre autres, grâce au Soleil et à la Lune, à ces
astres personnifiés, divinisés, distincts et inséparables que le romancier finit par
s’éloigner du maigre canevas historique tout en respectant ses données
principales. Et c’est, avant tout, grâce à ces astres tantôt s’éclipsant à l’arrièreplan, tantôt illuminant l’avant-plan du récit que Salammbô devient autre chose
qu’un roman de guerre sanglant et plus qu’une histoire d’amour tragique. La
clôture du récit, qui laisse une trace indélébile dans la mémoire du lecteur,
présente tout autant (sinon plus) la jubilation de l’écriture que celle d’une ville
triomphante. Le corps humain martyrisé retourne aux éléments, comme s’il
révélait sa vraie essence en redevenant partie de l’univers. L’image du cadavre
de Mâtho s’efface pour se dissoudre dans un immense spectacle lumineux :
Le soleil s’abaissait derrière les flots ; ses rayons arrivaient comme de longues
flèches sur le cœur tout rouge. L’astre s’enfonçait dans la mer à mesure que les
battements diminuaient ; à la dernière palpitation, il disparut5.
La critique a souvent remarqué que les changements de lumière, les descriptions
du lever et du coucher de soleil constituent des éléments récurrents dans l’œuvre de
Flaubert. Le roman carthaginois, les différentes versions de La Tentation de Saint
Antoine6, Hérodias, etc., témoignent tous de la force et de la pertinence de ces
images, sans parler des textes restés à l’état de manuscrit du vivant de l’écrivain,
parmi lesquels les notes de voyage en Égypte qui présentent un catalogue
5
6
Salammbô, éd. cit., p. 797.
Si l’on peut en croire l’écrivain, la première version fut terminée à « 3 heures 20 de l’après-midi,
temps de soleil et de vent ». (FLAUBERT, Œuvres complètes, éd. cit., tome 1, p. 473.)
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exceptionnel de variantes7. Flaubert s’intéresse très tôt à l’iconographie et aux
représentations symboliques du soleil et de la lune, ainsi qu’aux rites qui s’y
rattachent. C’est ce que prouvent ces notes dans son « Mémento mythologique » :
À l’antique fête annuelle de Cérès et de Proserpine, des vaches furieuses, des
taureaux sont domptés par des femmes et immolés quand les hommes y ont
consumé leurs efforts. Emblème du soleil languissant, épuisé8.
Pasiphaé, sœur de Persée, le héros du soleil, sœur de Circé et d’Aiétés, le père
de Médée. Elle est originaire du pays où les taureaux respirent le feu autour de
la Toison d’or gardée par un dragon. Se glissant dans la vache fabriquée par
Dédale, c’est la Lune, sous la figure connue de la génisse, exerçant son charme
sur le Soleil représenté par celle du taureau. Et leur hymen dans le labyrinthe,
emblème de la carrière tortueuse que parcourent les astres, c’est-à-dire le
zodiaque9.
Le lion, symbole d’Hercule, du soleil dans toute sa vigueur10.
Dionysos représenté en qualité de démiurge : péplos de pourpre, peau bigarrée
de faon figurant le ciel parsemé d’étoiles, baudrier d’or emblème du soleil
levant11.
Le cas de Salammbô est tout de même particulier, et ceci à plusieurs titres.
Nulle part ailleurs les images du soleil et de la lune n’atteignent cette sublimité
de la vision. Nulle part ailleurs ils ne deviennent personnages intervenant dans
le cours des événements. Dans le roman carthaginois, les fantasmes de Flaubert
retournent aux rêveries collectives d’une humanité à la fois archaïque et sans
âge : la mythologie personnelle du romancier s’intègre et se ressource aux
vieux mythes retrouvés et réinterprétés par la science moderne.
Le soleil et la lune occupent, en effet, une place primordiale dans les premiers
mythes doués d’une vie tenace. Logiquement, ils se retrouvent à l’avant-scène
dans les diverses recherches mythographiques qui s’échelonnent sur une bonne
centaine d’années, à partir de la fin du XVIIIe siècle jusqu’au début du XXe.
7
Voir l’édition de Pierre-Marc de Biasi, Voyage en Égypte, édition intégrale du manuscrit
original, Paris, Grasset, 1991.
8
Mémento mythologique de Flaubert pour La Tentation de saint Antoine, publié dans l’édition du
Club de l’Honnête Homme, dirigée et présentée par Maurice Bardèche, in Œuvres complètes,
t. 4, Paris, 1972, p. 406.
9
Op. cit., p. 406-407.
10
Op. cit., p. 409.
11
Op. cit., p. 416.
209
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Dans ce qui suit, nous allons esquisser le contexte mythographique du
roman carthaginois, en nous concentrant sur les métamorphoses du soleil. Afin
d’illustrer les diverses manifestations du solarisme dans l’exégèse
mythologique, nous avons choisi de citer trois œuvres qui ont fait date.
Premièrement, l’Origine de tous les cultes de Charles-François Dupuis, qui
peut être considéré comme un précurseur et dont le nom apparaît d’ailleurs
dans les Carnets de Flaubert12. Deuxièmement, Les Religions de l’Antiquité…,
c’est-à-dire, l’adaptation française de la synthèse de Frédéric [Friedrich]
Creuzer13, publiée par Joseph-Daniel Guigniaut et ses collaborateurs entre 1825
et 185114 ; ouvrage amplement annoté pour la première version de La Tentation
de Saint Antoine, et qui restera l’une des sources principales de Flaubert pour
toutes recherches mythographiques ultérieures. Finalement, nous allons
mentionner les travaux de Max Müller, largement répandus en France dans le
troisième tiers du XIXe siècle, ce qui nous permettra de montrer comment les
bienfaits de la vulgarisation scientifique ont pu produire quelques effets
fâcheux. Ces trois références significatives correspondent à trois étapes
importantes dans l’histoire de la mythographie, qui sont, respectivement,
l’école naturaliste, l’école symbolique et l’école philologique.
Charles-François Dupuis (1742-1809) publie en 1795 la première version de
son grand ouvrage intitulé Origine de tous les cultes ou Religion universelle. Se
référant à Pline, Dupuis définit Dieu comme « l’ouvrage de la nature et la
nature elle-même »15. Afin de décrire le caractère de la divinité, il cite
l’inscription du temple de Saïs : « je suis tout ce qui a été, tout ce qui est, tout
ce qui sera, et nul mortel n’a encore levé le voile qui me couvre »16. La grande
12
Carnet 2, fº 2 (octobre 1859 ?), in Carnets de travail de Gustave Flaubert, édition critique et
génétique établie par Pierre-Marc de Biasi, Paris, Éd. Balland, 1988, p. 209.
13
Friedrich CREUZER, Symbolik und Mythologie der alten Völker, besonders der Griechen,
Leipzig et Darmstadt, Karl Wilhelm Leske, 1810-1812, 4 vol. in-8°.
14
F. CREUZER – J.-D. GUIGNIAUT, Religions de l'Antiquité considérées principalement dans leurs
formes symboliques et mythologiques, Paris, Treuttel et Würtz, J.-J. Kossbühl et Firmin-Didot
frères, 4 tomes en 10 volumes, 1825-1851.
15
DUPUIS, citoyen Français, Abrégé de l’Origine de tous les cultes, Paris, H. Agasse, an IX de la
République [1801], tome 1, p. 3.
16
Op. cit., tome 1, p. 2.
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cause unique (l’univers-dieu), s’est décomposée en une infinité de causes
partielles. Au sein de l’Univers animé et intelligent, Dupuis distingue les causes
actives et passives, qui correspondent à la partie mâle et à la partie femelle.
« Le ciel contient la première partie ; la terre et les élémens [sic] jusqu’à la
Lune, comprirent la seconde »17. Elles composent ensemble le grand
Androgyne, c’est-à-dire le monde agissant en lui-même et sur lui-même. Les
êtres résultent d’un mariage cosmogonique :
La terre dut être regardée comme la matrice de la nature, et le réceptacle des
germes, et la nourrice des êtres produits dans son sein ; le ciel comme le
principe de la semence et de la fécondité. Ils durent présenter l’un et l’autre les
rapports de mâle et de femelle, où plutôt de mari et de femme, et leur concours
l’image d’un mariage d’où naissaient tous les êtres18.
Les Phéniciens et les Égyptiens « attribuaient la divinité au Soleil, à la Lune,
aux étoiles, et ils les regardaient comme les seules causes de la production et de
la destruction de tous les êtres »19. Il s’agit d’un principe universel que l’on
retrouve dans toutes les religions du monde. Il s’ensuit que les fables anciennes
correspondent en réalité aux apparences célestes et aux phénomènes de la
nature. Les travaux d’Hercule, de Thésée, de Jason, les courses de Bacchus,
d’Osiris, d’Isis représentent, sous forme allégorique, les révolutions du soleil
ou de la lune :
c’est sur le ciel, sur le Soleil, sur la Lune, sur les astres, sur la terre et sur les
élémens [sic] que nous devons porter nos yeux, si nous voulons retrouver les
dieux de tous les peuples, et les découvrir sous le voile que l’allégorie et la
mysticité ont souvent jetté [sic] sur eux, soit pour piquer notre curiosité, soit pour
nous inspirer plus de respect20.
Selon Dupuis, ce sont les Phéniciens et les Égyptiens qui ont le plus influé
sur la religion des autres peuples, et qui ont répandu dans l’univers leurs
théogonies. Or, l’âme de leur système religieux était l’astronomie : ils
« attribuaient la divinité au Soleil, à la Lune, aux étoiles, et ils les regardaient
comme les seules causes de la production et de la destruction de tous les
17
DUPUIS, op. cit., tome 1, p. 71.
Op. cit., tome 1, p. 77-78.
19
Op. cit., tome 1, p. 16.
20
Op. cit., tome 1, p. 49-50.
18
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Revue d’Études Françaises No 14 (2009)
êtres »21. Il s’agit d’un principe universel que l’on retrouve dans toutes les
religions du monde :
c’est par des faits et par un précis de l’histoire religieuse de tous les peuples,
que nous pouvons démontrer [...] que tous les hommes de tous les pays, dès la
plus haute antiquité, n’ont eu d’autres dieux que les dieux naturels, c’est-à-dire,
le monde et ses parties les plus actives et les plus brillantes, le ciel, la terre, le
Soleil, la Lune, les planètes, les astres fixes, les élémens [sic], et en général tout
22
ce qui porte le caractère de cause et de perpétuité dans la nature .
L’ouvrage est empreint d’une verve antichrétienne : la partie la plus
importante du texte était destinée à démontrer que le Christ, auquel Dupuis
déniait toute existence historique, était lui aussi une personnification du soleil.
Naissant au solstice d’hiver, le Christ, ou soleil invincible, monte sur l’horizon ;
on pleure sa mort, puis, il triomphe des ténèbres à l’équinoxe de printemps.
Dupuis cherche à intégrer dans son système tous les éléments de la « fable » : le
Christ-Agneau est le soleil dans le signe du Bélier ; la Vierge-Mère est la Vierge
zodiacale ; les douze apôtres sont les douze signes du zodiaque.
À l’opposé de Dupuis, Friedrich Creuzer (1771-1858), un helléniste au
tempérament romantique, est fort enclin au mysticisme23. Cet érudit allemand
représente une nouvelle tendance dans l’exégèse mythologique, à savoir,
l’interprétation symbolique. C’est ce que signale le titre de l’édition française
qui s’éloigne d’ailleurs considérablement de la version originale : Religions de
l'Antiquité considérées principalement dans leurs formes symboliques et
mythologiques. L’ambition de Creuzer était de créer une nouvelle science
destinée à déchiffrer et à interpréter les anciens mythes : inspiré de Platon et de
Plotin, il s’est consacré au comparatisme pour prouver l’universalité de la
religion. D’après les poètes (avant tout, Novalis) et les premiers mythologues
romantiques (Philipp Buttmann, Arnold Kanne, Joseph von Görres), Creuzer
conçoit la mythologie comme un langage chargé de sens, dans lequel le génie
des premiers hommes s’était manifesté : le retour aux mythes signifie donc un
véritable retour aux sources.
21
Op. cit., tome 1, p. 16.
22
Op. cit., tome 1, p. 12.
23
Sur Creuzer, voir René GÉRARD, L’Orient et la pensée romantique allemande, Paris, Didier,
1963, pp. 173-181 ; Marc-Mathieu MÜNCH, La Symbolique de Friedrich Creuzer, Paris,
Ophrys, 1976.
212
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Cependant, indépendamment de leurs présupposés idéologiques différents,
Dupuis et Creuzer témoignent le même intérêt pour l’interprétation
astronomique de certains récits mythiques. Dupuis nous propose de suivre les
pas de la déesse Isis, identifiée à la lune24, depuis l’instant qu’elle est privée de
son époux, Osiris, jusqu’à ce qu’il lui soit rendu, c’est-à-dire, « depuis le
moment où le Soleil a passé dans les régions australes, ou inférieures du
monde, jusqu’à ce qu’il repasse en vainqueur dans les régions boréales, ou dans
l’hémisphère supérieur »25. Dans l’ouvrage de Creuzer–Guigniaut, la même
déesse apparaît comme une médiatrice, assurant la parenté des religions de
l’Égypte, de l’Asie occidentale et de l’Asie mineure26. Toutes ces religions
partageaient les mêmes « conceptions fondamentales » :
D’abord nous remarquons en général [...] les deux sexes à côté l’un de l’autre,
un principe actif et un principe passif, un dieu-Soleil, roi des cieux, qui a le
pouvoir fécondant ; une déesse-Lune qui conçoit de lui, et qui parfois se confond
avec la terre fécondée. En second lieu, dans ces religions, une seule et même
divinité réunit souvent les deux sexes ; tantôt c’est un homme-femme, et tantôt
une femme-homme, selon que l’un ou l’autre sexe domine »27.
Malgré les valeurs incontestables de son entreprise gigantesque, la théorie de
Creuzer a été assez rapidement considérée comme dépassée. Les dernières
décennies du XIXe siècle sont marquées par l’essor de l’école philologique. Cette
nouvelle tendance de la recherche mythographique s’inspire des résultats de la
linguistique comparée, de la révélation du sanscrit et de ses rapports avec les
langues indo-européennes. Les adeptes de l’école philologique, s’appuyant sur
une méthode comparative fondée sur des recherches étymologiques, conçoivent
24
Voir le titre du Chapitre VI dans l’Abrégé de l’Origine de tous les cultes : « Explication des
voyages d’Isis ou de la lune, honorée sous ce nom en Égypte ».
25
Op. cit., tome 1, p. 124.
26
« Isis cherche dans Byblos son époux qu’elle a perdu. La déesse nous met elle-même sur la voie
des rapports certains qui existent entre les religions de l’Égypte et celles de la Phénicie et de
la Syrie. En effet, les Phéniciens et les Syriens revendiquaient le dieu de l’Égypte ; tous les
ans, à la fête d’Adonis, une tête mystérieuse était, dit-on, portée par la mer du rivage égyptien
sur la côte de Byblos. Les monnaies de cette ville phénicienne montrent encore la figure
d’Isis. Et les cultes et les divinités, et les idées et les images, tout cela au fond était identique
chez les Égyptiens et chez les nations de l’Asie moyenne et antérieure. » (CREUZER –
GUIGNIAUT, Religions de l’Antiquité, éd. cit., t. II/1, 1829. Livre quatrième, Religions de
l’Asie occidentale et de l’Asie-mineure, Chapitre 1, p. 1).
27
CREUZER – GUIGNIAUT, op. cit., p. 2.
213
Revue d’Études Françaises No 14 (2009)
l’idée d’une mythologie « aryenne ». Leur représentant principal est Friedrich
Max Müller (1823-1900), un Allemand qui passe par la France (où il sera le
disciple d’Eugène Burnouf), avant de s’installer en Angleterre. Müller, connu
avant tout pour ses traductions des textes védiques, était doté d’un talent
exceptionnel de vulgarisateur. Il explique l’origine des mythes par son fameux
concept de « maladie du langage » (disease of language). Au début, le langage est
sensible et concret ; les termes abstraits sont des productions tardives. Cependant,
les locuteurs perdent conscience des racines des mots qui donnent ainsi naissance
à une série de personnages. Selon la théorie de nomina numina, « les mythes
expliquent ou justifient des figures de discours qu’on ne comprend plus »28. La
richesse de la mythologie grecque s’explique par les particularités de la langue :
La riche imagination de la nation grecque, sa prompte perception et sa vivacité
intellectuelle font comprendre facilement comment, après la séparation de la
race aryenne, aucune langue ne fut plus riche et aucune mythologie plus variée
que celle des Grecs. Les mots étaient créés avec une facilité merveilleuse, puis
oubliés avec l’insouciance que donne aux hommes de génie la conscience d’un
pouvoir inépuisable. La création de chaque mot était à l’origine tout un poème :
elle donnait un corps à quelque métaphore hardie, à quelque brillante
conception. [...] On sait comment Socrate change, sur l’inspiration du moment,
Éros en un dieu ailé ; Homère trouve tout aussi facilement des étymologies, et
ces étymologies servent au moins à prouver une chose : c’est que la véritable
origine des noms des dieux avait été oubliée longtemps avant lui »29.
Les études mythographiques de Max Müller sont caractérisées par un
solarisme généralisé : tous les mythes, à ses yeux, se ramènent au couple
Soleil–Aurore. Il rend hommage à Adalbert Kuhn qui a eu le mérite d’adopter
la mythologie comparée comme une partie intégrante de la philologie
comparée, mais il remet en question les conclusions du savant berlinois en
remarquant :
Je ne partage pas les vues du docteur Kuhn sur tous les points, et
particulièrement en ce qui touche le caractère élémentaire des dieux ; [...] il les
rattache trop exclusivement aux phénomènes passagers des nuages, des
28
F. P. BOWMAN, « Flaubert dans l’intertexte des discours sur le mythe », in Revue Flaubert 2,
« Mythes et religions 1 », Paris, Minard, Revue des Lettres Modernes, n° 777-781, 1986,
p. 29.
29
Max Müller, « Essais sur la mythologie comparée. Les traditions et les coutumes », traduits de
l’anglais par Georges Perrot, in Mythologie comparée, édition établie et annotée par Pierre
Brunel, Paris, Robert Laffont, 2002, p. 55.
214
ILDIKó LıRINSZKY : Quand le soleil avait rendez-vous…
orages et du tonnerre ; je crois que dans leur conception primitive ils furent
presque toujours solaires30.
Dans les travaux de ses disciples, la théorie de Max Müller se réduit
facilement à une présentation caricaturale. C’est le cas de George William Cox
(1827-1902), dont le manuel mythologique a été adapté et publié en français
par Frédéric Baudry31 et, plus tard, par Stéphane Mallarmé32. Avant de passer
aux « preuves », l’auteur explique que les résultats récents de la science ont
offert une « clef » qui permet aux chercheurs d’ouvrir presque tous les
« arcanes » de la mythologie. En fidèle disciple de Max Müller, il se propose de
remonter à la source commune des mythes dont la ressemblance ne peut pas
être accidentelle, et retrouve le germe des histoires évoquées dans les mots qui
« peignirent d’abord les événements ou les scènes du monde extérieur »33 :
dans les plus vieux hymnes hindous, on dit que le Soleil aime l’Aurore, et que le
Soleil tue la Rosée en la regardant ; or les Grecs disaient que Phoibos aimait
Daphné, et que Procris fut tué par Céphale. Toutes ces histoires enfin sont
réellement les mêmes, parce que des mots [...] qui n’ont pas de signification
claire en grec, représentent dans les anciennes langues de l’Inde simplement
des noms communs signifiant la rosée et le soleil, le matin avec ses beaux
nuages et ses douces brises, les chevaux luisants du soleil, et le serpent
étouffeur que sont les ténèbres34.
Le sens de l’Iliade, l’une des « grandes épopées aryaques » (appelée par
Cox, à juste titre, « Le conte de Troie »35), sera expliqué de la façon suivante :
Alors qu’est-ce que ce merveilleux siège de Troie ? C’est : “une répétition du
siège quotidien de l’Est par les puissances solaires, à qui, chaque soir, sont
volés leurs trésors les plus brillants dans l’Ouest.” Le trésor volé de l’Iliade est
Hélène, dont le nom est le même que le Saramâ indien, pour l’Aurore [...]36
30
Op. cit., p. 91.
COX, G., Les Dieux et les héros, contes mythologiques, trad. de l’anglais par F. Baudry et
E. Delerot, avec une préface et des notes de Frédéric Baudry, Paris, Hachette, 1867, In-8°,
XVIII-448 p.
32
Les Dieux antiques, nouvelle mythologie illustrée d’après G. W. Cox, 1 vol., Paris, Rothschild
éd., 1880. Voir Stéphane MALLARMÉ, Œuvres complètes, éd. établie et annotée par Henri
Mondor et G. Jean-Aubry, Paris, Gallimard, « Pléiade », 1974, p. 1157-1278.
33
Op. cit., p. 1166.
34
Op. cit., pp. 1166-1167.
35
Les Dieux antiques, in MALLARMÉ, op. cit., p. 1260.
36
Op. cit., p. 1265. Le retour d’Ulysse à Ithaque s’explique avec la même facilité : « L’idée
dominante de l’esprit d’Odyssée, l’intense désir qui devient son aspiration constante, c’est
31
215
Revue d’Études Françaises No 14 (2009)
L’esprit de l’ouvrage, d’une bonne volonté indubitable, peut être résumé par
le passage dans lequel l’auteur déplore les conséquences sinistres issues de
l’oblitération du sens premier des mots :
beaucoup de récits ont été dénaturés et [...] certains devinrent même choquants.
[...]
Rien de tout cela n’a été fait à dessein, et nul ne s’est jamais mis à l’œuvre pour
présenter les dieux et les héros comme passant leur temps à accomplir des
actes dont la pensée seule implique une honte37.
Nous aurions envie d’ajouter, en citant les propos d’un personnage un peu
simple d’esprit : « C’est la faute de la fatalité ». On sait que c’est le seul
« grand mot » prononcé par Charles à la fin de Madame Bovary38. Or, à
l’opposé du roman flaubertien, étonnamment marqué par le destin, c’est peutêtre le seul moment dans l’œuvre de Cox où un véritable mystère se manifeste
sans être expliqué aussitôt. Telle qu’il la présente aux lecteurs, la mythologie
sera privée de tout élément de cruauté, de passion, d’érotisme et de sensualité :
elle devient une lecture innocente et pudique, à l’usage des enfants39. Nous
sommes bien loin des rapprochements ingénieux de Creuzer, des
déchiffrements souvent obscurs de sa « Symbolique ». Dans un court passage,
le révérend Cox souligne la parenté entre les divinités grecques, égyptiennes et
d’être de nouveau près de sa femme, laissée, il y a longtemps déjà, dans la fleur de sa jeune
beauté. [...] rien ne peut le faire départir de son dessein. Pourquoi ? Parce qu’Hélios ou le
soleil ne peut se détourner de la marche qui lui est assignée, que ce soit dans son cours diurne
ou nocturne. » (Op. cit., p. 1268-1269.) « Quant à Pénélope avec sa toile, elle est la tisseuse
[...] : mais la trame, bien que souvent commencée, ne peut être achevée jusqu’au retour
d’Odyssée, en raison de ce fait que la trame des nuages du matin ne reparaît qu’à la tombée
du soleil. » (Op. cit., p. 1271.)
37
Op. cit., p. 1167.
38
Madame Bovary, in FLAUBERT, Œuvres complètes, préface de Jean Bruneau, présentation et
notes de Bernard Masson, Paris, Seuil, « L’Intégrale », 1964, tome 1, p. 692.
39
Voir l’avant-propos de l’éditeur de 1880 : « On peut avec assurance présenter ce nouveau
volume au public comme le seul traité scolaire de Mythologie existant aujourd’hui en France.
Sérieux et simple, il passera, dans la famille, des mains des parents, qui y surprendront avec
charme la rénovation d’une étude un peu surannée dans leur temps, aux mains de l’enfant ravi
d’apprendre quelque chose de vivant et qui ne soit point abstrait. » (MALLARMÉ, Œuvres
complètes, éd. cit., p. 1160). Sur la traduction de Cox par Mallarmé, voir Bertrand Marchal,
La religion de Mallarmé, Paris, José Corti, 1988, p. 136-162.
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ILDIKó LıRINSZKY : Quand le soleil avait rendez-vous…
assyriennes40. Mais le lecteur a certainement du mal à reconnaître Isthar,
Aphrodite ou Cybèle, grandes déesses fécondatrices, dans ce livre si
respectueux de la bienséance. À la place d’Isis ou d’Astarté, la reine céleste, la
sublime mère des cieux, c’est une autre silhouette qui s’esquisse entre les
lignes, une autre figure majestueuse, mais terrestre, cette fois-ci : celle de la
reine Victoria...
La deuxième adaptation libre de Cox, préparée par Mallarmé, a été publiée
en 1880 : Bouvard et Pécuchet n’auront plus le temps de l’annoter. Flaubert
connaissait-il la première, éditée par Baudry41 ? Il y a tout lieu de croire que
l’écrivain aurait été fortement dérouté par cette mythologie privée de mystère et
par cette « clé universelle » qui incite à conclure. Dans sa Correspondance et
ses Carnets, nous avons beau chercher le nom de Cox : dans l’édition de la
Pléiade, ce nom apparaît une seul fois, dans une lettre de George Sand42. Le
romancier fait rarement allusion à Max Müller dont les travaux ne lui étaient
point inconnus. Cependant, une phrase qui se trouve au-dessous d’une note de
lecture prise dans l’Essai sur la science des religions, en dit long sur la pensée
de Flaubert :
Le dernier refuge, la suprême consolation, c’est de savoir qu’on appartient au
cosmos, qu’on fait partie de l’ordre43.
_________________________
ILDIKó LıRINSZKY
Université de Debrecen
Courriel : [email protected]
40
Voir op. cit., p. 1275.
George COX, Récits de la vie des dieux et des héros, ouvrage traduit de l’anglais par F. Baudry
et E. Delerot, Paris, Hachette, 1867.
42
Lettre de George Sand, du 8 juillet 1874 : « Aurore se passionne pour la mythologie (George
Cox, trad[uctio]n de Baudry). Tu connais cela ? Travail admirable pour les enfants et les
parents. » (Corr., Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », tome 4, 1998, p. 826.)
Cette question restera sans réponse.
43
Carnet 15 (1869-1874?), fº 48, in Carnets de travail de Gustave Flaubert, éd. cit., p. 503.
Flaubert cite l’ouvrage sous le titre : Origines de la religion.
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