amour et justice dans la vie économique

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amour et justice dans la vie économique
AMOUR ET JUSTICE DANS LA VIE ÉCONOMIQUE
De l'accompagnement des pratiques à la critique sociale
Cécile Renouard
Editions du Cerf | Revue d'éthique et de théologie morale
2012/HS - n°271
pages 41 à 58
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Pour citer cet article :
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Renouard Cécile, « Amour et justice dans la vie économique » De l'accompagnement des pratiques à la critique
sociale,
Revue d'éthique et de théologie morale, 2012/HS n°271, p. 41-58. DOI : 10.3917/retm.271.0041
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ISSN 1266-0078
AMOUR ET JUSTICE DANS LA VIE ÉCONOMIQUE
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AMOUR ET JUSTICE
DANS LA VIE ÉCONOMIQUE
De l’accompagnement
des pratiques
à la critique sociale
et à l’action collective
Quel rôle la théologie peut-elle jouer pour accompagner les
sujets – souvent éparpillés et soumis à des pressions multiples –
notamment dans les tensions qu’ils expérimentent vis-à-vis des
institutions auxquelles ils se rapportent ? La question est éminemment d’actualité en ce qui concerne la relation des salariés à
l’activité en entreprise : l’engagement professionnel peut certes
être source de satisfaction et de motivation, mobiliser des
énergies et des talents inouïs au service de projets d’entreprise
féconds ; mais il y a tant de souffrances au travail ¹, vécues aussi
bien par des ouvriers non qualifiés que par des cadres, liées
à des violences éprouvées dans un environnement compétitif,
sans pitié pour les moins doués, les moins requins, les moins
performants, générateur d’exclusion, de méconnaissance, de
mépris et d’inégalités... Les pages qui suivent ont un point de
départ empirique. Elles prennent leur source dans l’expérience
acquise, depuis plusieurs années, au cours de recherches sur la
contribution des entreprises multinationales au développement
dans les pays du Sud et sur la réforme du capitalisme (c’est-àdire sur l’analyse des limites et des possibilités de transformation
de nos modes de production, d’échange et de consommation).
1. Christophe DEJOURS, Souffrance en France. La banalisation de l’injustice sociale,
Paris, Éd du Seuil, 1998 ; Emmanuel RENAULT, Souffrances sociales, Paris, La Découverte,
2008.
REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE ž N 271 ž SEPTEMBRE 2012 ž P. 41-58
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Cécile Renouard
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Ma pratique d’accompagnement se situe essentiellement dans le
dialogue avec des cadres de grandes entreprises, mais aussi dans
les rencontres avec des personnes et des groupes affectés par
l’activité des entreprises, notamment ceux que l’on nomme les
« parties prenantes ² » de l’activité économique, les sous-traitants,
les fournisseurs, les communautés locales, etc. Il peut aussi s’agir
des conjoints de ceux qui travaillent dans ces multinationales ou
d’anciens cadres, de personnes qui ont pris du recul et font
référence à leur pratique.
Demander à la théologie en quoi elle peut accompagner les
sujets dans leur rapport aux institutions, c’est aussi chercher en
quoi la théologie peut interroger les institutions économiques
pour favoriser les conditions d’un ordre plus juste au service d’un
vivre-ensemble durable – cet objectif étant rendu crucial par
la crise financière et les mutations énergétiques et écologiques
que nous vivons. En d’autres termes, il s’agit de voir comment
l’accompagnement des personnes ouvre à l’action collective et
à la transformation structurelle. Quelle est la portée et quelles
sont les possibles limites d’un accompagnement individuel ? Tout
accompagnement humain et spirituel engage-t-il une réflexion
éthique et théologique, et quel peut être le rôle spécifique du
regard théologique ? L’accompagnement humain et spirituel vise
à aider la personne à être pleinement humaine (et donc disciple,
si elle se réfère à la foi chrétienne) là où elle est et, partant, à
lui faire prendre conscience des choix qu’elle peut être amenée
à opérer pour dénoncer les effets négatifs (déshumanisants,
violents, etc.) de l’organisation où elle évolue ; c’est déjà beaucoup. Mais il faut également se demander comment, par ce type
d’accompagnement, la théologie – comme discours réflexif sur
l’ouverture de nos réalités « avant-dernières » aux réalités
« dernières ³ », à une dimension théologale, supra-éthique –
2. R. Edward FREEMAN et David L. REED, « Stockholders and Stakeholders : A New
Perspective on Corporate Governance », California Management Review, vol. XXV, n 3,
printemps 1983, p. 88-106.
3. Dietrich BONHOEFFER, Éthique, Genève, Labor et Fides, éd. posthume 1949, 4 éd.,
1997, p. 111 : « Le Christ seul nous apporte la réalité dernière, la justification de notre
vie devant Dieu, et pourtant, ou plutôt à cause de cela même, les réalités avant-dernières
nous incombent. Si elles sont englouties par les dernières, elles n’en gardent pas moins
leur nécessité, et gardent leurs droits, aussi longtemps que la terre subsiste. » Dans
l’Église catholique, après une insistance sur l’imminence du temps de la fin, en référence
à l’Apocalypse, soulignée par Pie X, une interprétation sapientielle de la réalité a prévalu
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accompagne l’analyse critique des institutions, et contribue à
une transformation des structures injustes, déshumanisantes et
insoutenables.
Pour étayer cette perspective, l’analyse du cheminement
individuel d’un cadre dirigeant de multinationale, des tensions
entre l’expérience de ce cadre et son organisation de référence
et des défis éthiques et spirituels qu’il rencontre, permettra de
souligner que le rôle de la théologie n’est pas seulement dans
un discours capable d’accompagner les pratiques, mais aussi de
contribuer à penser la réforme des institutions dans lesquelles
s’ancrent ces pratiques. À propos de l’entreprise et de la vie en
entreprise, comment la qualification du sujet comme éparpillé au
sein d’institutions éclatées rend-elle compte du défi de l’accompagnement du sujet vis-à-vis de l’organisation où il travaille, au
point d’engager une transformation aussi bien du sujet que de
son organisation ? Tout d’abord, le sujet peut connaître différentes formes de mobilités – matrimoniale, géographique, sociale
et politique ⁴ – qui le dispersent. Il peut être tiraillé entre les
exigences professionnelles et d’autres engagements – familiaux,
associatifs, politiques, etc. Il s’agit sans doute souvent, en premier lieu, d’aider la personne à refuser une focalisation unidimensionnelle sur son activité professionnelle, dans une entreprise
dont le fonctionnement – pour ce qui concerne les cadres d’entreprises occidentales – s’apparente souvent à ce que Tocqueville décrivait de la tyrannie douce de nos sociétés libérales ⁵ :
Au-dessus de ceux-là [les citoyens] s’élève un pouvoir immense
et tutélaire, qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de
veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et
doux. [...] Il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins,
facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur
industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages ; que ne
peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de
vivre ? C’est ainsi que tous les jours il rend moins utile et plus
rare l’emploi du libre arbitre.
Suite note 3
(voir, par exemple, VATICAN II, Constitution Gaudium et spes, II, n 13), qui insiste sur
l’autonomie du créé. Voir Christoph THEOBALD, Le Christianisme comme style. Une
manière de faire de la théologie en postmodernité, t. 2, Paris, Éd. du Cerf, « Cogitatio
Fidei » 261, 2007, p. 871.
4. Voir Michaël WALZER, « Pluralisme et Démocratie », Esprit, 1997.
5. Alexis DE TOCQUEVILLE, De la Démocratie en Amérique, 1840, vol. 2, Quatrième partie,
chap. IV.
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AMOUR ET JUSTICE DANS LA VIE ÉCONOMIQUE
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Force est de reconnaître que si l’entreprise n’assure pas une
sécurité sans défaut à ses salariés, loin de là, elle est susceptible
de monnayer l’absorption de toutes les énergies de ses cadres
par une aisance matérielle et un confort qui rendent plus difficile
le recul critique. L’enjeu est sans doute, pour chaque personne,
la constitution d’une unité plurielle, où l’engagement professionnel ne soit ni le tout de l’existence, ni en contradiction permanente avec les valeurs et les représentations de la vie bonne
portées par le sujet.
La relation entre amour et justice offre de bons jalons pour
une telle réflexion sur les rapports entre sujet et entreprise. Nous
analyserons d’abord cette relation au niveau individuel : l’accompagnement des sujets en vue d’une unification personnelle
et d’un engagement professionnel fécond soulève le double
enjeu de la justesse de la relation à l’entreprise et de l’ouverture
à une logique du don et de la gratuité, de l’amour, à l’intérieur
de la sphère économique. Cette interrogation, relayée au niveau
collectif et institutionnel, invite à regarder comment l’entreprise
comme organisation peut mettre en œuvre une démarche à la
fois éthique et supra-éthique. Dans un troisième temps, nous
dégagerons les implications de cette démarche pour une
approche théologique visant la défaite des « structures de péché »
et la réalisation de ce que nous nommons la « nouvelle économie
du Royaume ».
AMOUR ET JUSTICE
DANS LA VIE D’UN CADRE
Récit d’un cheminement.
Fabien, cadre dans une entreprise multinationale, est directeur
financier d’une filiale de son groupe. Il est père de famille
nombreuse ; lui et sa femme ont des convictions chrétiennes
qui leur font chercher des pratiques solidaires dans leur vie
quotidienne ; ainsi, dans le passé, ils ont soutenu financièrement
une communauté religieuse mendiante ; ils donnent de leur
temps pour des activités sociales et caritatives. Au plan professionnel, Fabien est soucieux de remplir la mission qui lui est
fixée : soutenir le développement de la filiale en veillant à sa
performance financière, notamment par le biais de l’optimisation
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fiscale, tout en restant dans les frontières de la légalité. Un jour,
il y a quelques années, il reçut une demande de la part d’un
doctorant, travaillant sur la question de la responsabilité des
entreprises dans les pays du Sud. Il l’interrogeait sur les décalages entre, d’un côté, les discours des entreprises en matière
de développement durable et de responsabilité sociale et, de
l’autre, la pression pour un retour sur investissement rapide et
élevé pour les actionnaires. Sollicité sur le fonctionnement de
ces deux logiques, Fabien se mit à réfléchir à partir de ses propres pratiques. Il fut amené à reconnaître que ce qu’il faisait pour
le compte de son entreprise, bien que légal, lésait les administrations fiscales du pays où il travaillait : en effet, par des artifices
comptables et des dispositions diverses, le profit peut être
déplacé vers des zones fiscalement avantageuses ; le principe de
pleine concurrence, critère fourni par l’OCDE (Organisation de
coopération et de développement économiques ⁶) pour vérifier
le caractère acceptable des transferts effectués, est inapplicable
et les administrations sont trop peu nombreuses et trop mal
formées pour dénoncer des pratiques abusives. Pourtant, 60 à
65 % des flux financiers illicites sont attribués à la fraude fiscale,
soit entre 400 et 500 milliards de dollars par an ⁷. Surtout, les
administrations fiscales n’ont pas accès à la comptabilité analytique des entreprises, ce qui leur permettrait de suivre les flux
financiers, notamment les prix de transfert ⁸ sur les immatériels
(frais de marque, technologies, management, brevets, etc.).
Interrogé par l’étudiant, Fabien lui donna beaucoup d’informations et l’aida à construire une grille afin de poser des questions
pertinentes aux entreprises sur l’activité desquelles il travaillait.
Dans sa thèse de doctorat, celui-ci se servit des informations et
réflexions apportées par Fabien, sans citer ce dernier : il considérait qu’il risquait de le faire licencier. Fabien percevait fortement le décalage entre ses convictions et ses analyses, d’une
part, et la réalité vécue dans son entreprise, d’autre part. Celle-ci
adoptait un discours en faveur de l’éthique, de la responsabilité
6. OECD : 2009, ”Transfer pricing guidelines for multinational enterprises and tax
administrations“ (OECD, Paris).
7. CHRISTIAN AID, 2008.
8. Les prix de transfert (prix des biens et services échangés intra-firmes) représentent
60 % du commerce mondial... Ils correspondent, pour une partie d’entre eux, à des
pratiques d’optimisation fiscale dommageable.
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AMOUR ET JUSTICE DANS LA VIE ÉCONOMIQUE
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sociale et du développement durable, mais la logique financière
à l’œuvre restait largement à l’écart de ce discours.
Deux ans plus tard, Fabien contribua à un ouvrage collectif
sur la réforme du capitalisme, sans utiliser de pseudonyme.
Fabien estimait que le contexte de la crise favorisait une critique
plus incisive du modèle économique ; il se sentait aussi plus fort
intérieurement pour assumer une position pouvant être considérée comme une critique très radicale des structures qui
sous-tendent l’activité de son groupe et que ce dernier contribue
puissamment à appuyer.
À la faveur de la publication de l’ouvrage, Fabien s’est mis
à prendre la parole devant des auditoires variés : cadres chrétiens, militants d’associations, syndicalistes, parlementaires, hauts
fonctionnaires, etc. Au sein de son entreprise, dans son périmètre d’activité, il essaie d’avancer vers une intégration des
préoccupations extra-financières dans la comptabilité et la
gouvernance de la filiale dont il est directeur financier. Fabien
a décidé de poursuivre sa démarche, avec d’autres, afin de faire
évoluer les représentations collectives, les modes d’organisation et les biens produits, et d’engager de nouveaux moyens
d’action.
Accompagner la critique interne des institutions.
Amour et justice dans la vie de Fabien : il a commencé sa vie
professionnelle avec le souci d’être attentif à ses collaborateurs
et à des dimensions de son existence autres que la seule vie
professionnelle ; cette attention, cette sensibilité aux situations
et aux personnes que Simone Weil désignait comme « la substance de l’amour ⁹ », s’est d’abord centrée sur les relations
interpersonnelles. Un appel, venu de l’extérieur, concernant le
sens de son activité « technique », a fait percevoir à Fabien la
nécessité d’interroger la justice de l’organisation dans laquelle
il se trouvait. Il a tenté, de façon indirecte, puis de plus en plus
directe, d’influer sur l’analyse des effets pervers du capitalisme
et de proposer des mesures de réforme.
9. « La plénitude de l’amour du prochain, c’est simplement d’être capable de lui
demander : ”Quel est ton tourment ?“ » ; Simone WEIL, Attente de Dieu, « Réflexions sur
le bon usage des études scolaires en vue de l’amour de Dieu », Paris, Fayard, 1966,
p. 96-97.
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L’exemple de Fabien est significatif des tensions qu’éprouve
un cadre engagé dans la vie professionnelle et soucieux de garder
une visée éthique, dans un contexte marqué par un ethos
capitaliste inégalitaire, centré sur la performance à court terme
et la création de valeur pour les actionnaires, au détriment
d’autres dimensions. Il est un sujet pris dans une organisation
devenue de plus en plus une structure en réseau, horizontale,
où la pression est de moins en moins opérée par la hiérarchie
de façon directe, mais par le biais d’outils comme la gestion
individualisée des carrières et de la performance, etc. ¹⁰ Son
parcours apparaît comme un bel exemple de la capacité à
maintenir sa conscience en éveil, à mobiliser son intelligence et
ses compétences au service d’une analyse critique de son activité,
et à réfléchir aux moyens de faire bouger les lignes ; il s’agit
aussi d’un cheminement, avec des décisions successives, jusqu’au
choix de prendre plus de risques que ce qui était envisagé au
départ ¹¹. Ce parcours illustre-t-il les difficultés relatives à
l’éparpillement des sujets ? En ce qui concerne le fonctionnement
de l’entreprise, un problème crucial est le cloisonnement de la
réflexion imposé par l’organisation à des sujets unidimensionnels, ayant fort peu la possibilité de réfléchir au-delà de leur
périmètre d’action immédiat. Fabien a réussi à faire valoir l’importance d’une conjugaison entre les différentes sphères de son
existence, et à résister à un positionnement univoque vis-à-vis
de son entreprise. Du point de vue de l’accompagnement, le défi
est celui du soutien à la construction d’un moi intérieur assez
fort pour refuser une pression excessive, ainsi qu’un cloisonnement de son action, et libérer de l’espace pour inventer de
nouveaux chemins. L’accompagnement spirituel – la construction
de l’identité dans la relation – débouche sur un engagement
éthique.
De cette expérience, retenons également l’importance de
l’appel lancé par un tiers, ainsi que le soutien de proches à
de telles mises en question : en l’occurrence, ont été particulièrement déterminants l’appui de sa femme – considérant qu’il
devait travailler avec d’autres sur ces sujets – et l’émulation et
10. Luc BOLTANSKI et Ève CHIAPELLO, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Paris, Gallimard,
1998.
11. Cécile RENOUARD, « Vie en entreprise et vie spirituelle », Études, juin 2011, p. 751-762.
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le courage apportés par la confrontation avec d’autres cadres
faisant un chemin similaire. Mentionnons encore l’appui de personnes extérieures, ayant une indépendance liée à leur statut
académique et à leur choix de vie, et pouvant relayer des prises
de position, et soutenir des orientations. Dans ces différentes
rencontres se joue une ouverture mutuelle à un projet qui se
découvre chemin faisant et qui est perçu comme source de vie.
Il s’agit bien, pour ceux qui entrent en dialogue avec les acteurs
de l’économie, de jouer le rôle du passeur qui invite à avancer
et aller plus loin, à la suite du Christ qui « offre à qui le suit ou
qui l’imite d’aller au bout de son propre chemin ¹² ».
Aller jusqu’au bout de son chemin, nul ne sait ce que cela
représente pour Fabien, ou pour un sujet engagé dans une
institution comme une entreprise. Mais la question est de savoir
comment accompagner les sujets d’une façon qui leur donne des
ressources pour aller le plus loin possible dans un questionnement, un discernement en vue d’un agir – individuel et collectif. Cela suppose aussi de disposer d’une pensée, d’une parole,
de repères éthiques externes qui permettent d’ouvrir à la critique interne. À ce sujet, le philosophe Michaël Walzer montre
comment, dans les écrits bibliques, les prophètes les plus percutants, ceux qui exercent une influence décisive, sont ceux qui
font partie du peuple dont ils dénoncent l’injustice : ils sont plus
crédibles, et ils partagent les mêmes représentations culturelles
que ceux auxquels ils s’adressent ; leur critique est donc plus
profonde ¹³.
AMOUR ET JUSTICE
DANS LES ORGANISATIONS ÉCONOMIQUES
Le regard sur l’accompagnement des pratiques individuelles
ouvre à un questionnement en termes d’action collective.
Regardons, brièvement, comment les entreprises sont tout
entières traversées par des logiques contradictoires (financière
12. Christoph THEOBALD, Vous avez dit vocation ?, Paris, Bayard, 2010, p. 63.
13. Michaël WALZER, Morale maximale, morale minimale (Thick and Thin, 1994),
Paris, Bayard, 2004 et Critique et Sens commun. Essai sur la critique sociale et son
interprétation (1987), Paris, La Découverte, 1990.
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AMOUR ET JUSTICE DANS LA VIE ÉCONOMIQUE
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Les ambivalences du recours à l’éthique
dans les entreprises.
L’entreprise (occidentale), dans son discours, se situe volontiers du côté du soutien à la responsabilité sociale (RSE), au
développement durable, à l’éthique et à ses codes ; toutefois,
force est de reconnaître que les références à l’éthique sont le plus
souvent centrées sur les comportements individuels des agents
(refus des pots de vin, intégrité personnelle, respect des normes
et règlements, etc.) et font moins souvent place à une réflexion
en termes d’action collective et de structures... Ou alors, la
référence aux engagements sociaux et environnementaux est
faite mais d’une manière qui ne met pas en évidence les conflits
possibles avec la logique financière à court terme. On reste au
niveau d’une stratégie « gagnant/gagnant » (win/win), d’une
perspective mutuellement bénéfique pour l’individu, pour l’entreprise et pour la société.
Pourtant, de nombreux éléments permettent d’indiquer les
tensions et les violences engendrées par l’activité économique ¹⁴ :
sur les salariés d’abord, sur les différentes parties prenantes
ensuite, sur la société entière enfin. Il est donc vital de conserver
la visée éthique, ce que je nomme l’éthique comme « aiguillon
critique ¹⁵ » ; rappelons d’ailleurs que la dernière encyclique du
pape Benoît XVI, Caritas in Veritate (2009), dit très explicitement
la nécessité pour la vie économique d’être tout entière traversée
par une visée éthique, de se centrer sur la recherche de la justice
et du bien commun. Dans cette perspective, il s’agit de combiner
amour et justice, logique de surabondance ¹⁶, de gratuité, de don,
et logique d’équivalence, de justice et d’équité.
14. Cécile RENOUARD, Articles « Entreprise » et « Entreprise et Société », Dictionnaire de
la violence, Michela MARZANO (éd.), Paris, PUF, 2011, p. 429-439.
15. Cécile RENOUARD, « L’éthique et les déclarations déontologiques des entreprises »,
Études, avril 2009, p. 473-484.
16. Paul RICŒUR, Amour et Justice, Paris, Éd. du Seuil, 2008.
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et extra-financière), qui les écartèlent – alors même qu’elles
adoptent un discours qui occulte tout conflit d’intérêt –, ce qui
permet également de comprendre pourquoi et comment tant de
chrétiens ne prennent pas de positions aussi tranchées que celles
qui viennent d’être décrites.
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L’intégration de la dialectique amour/justice
dans la vie économique.
Étudions comment la dialectique entre amour et justice
s’applique aux différents aspects de la vie économique. Je distingue quatre responsabilités principales des entreprises ¹⁷ :
économique et financière (relative à la fiscalité, à la création et
au partage de la richesse créée), sociale (vis-à-vis des salariés),
sociétale et environnementale (vis-à-vis de l’environnement
naturel et humain – les sous-traitants et autres parties prenantes
de l’activité économique), et politique (gouvernance d’entreprise,
refus d’être complice de violations de droits de l’homme). Pour
chacune d’elles, il est possible d’étudier comment s’exprime la
recherche de l’équité et la place laissée à la gratuité. Relier les
deux dimensions permet de contester la façon dont le recours
à des pratiques philanthropiques peut freiner, de la part des
entreprises, une réflexion et des mesures en vue d’une plus
grande équité. On peut donc repérer les tensions possibles entre
l’activité professionnelle exigée des salariés et la visée éthique ¹⁸.
À ce propos, beaucoup de ceux qui prennent le temps d’analyser avec recul le monde professionnel où ils évoluent soulignent qu’ils sont schizophrènes : ils adhèrent à des valeurs
prônées par l’entreprise et surtout à des valeurs et principes
éthiques et religieux, et par ailleurs sont conduits, par les objectifs
professionnels qui leur sont assignés, à faire tout autre chose que
ce qui est officiellement approuvé par l’entreprise. Une faille est
donc introduite aujourd’hui au sein même des organisations qui
revendiquent une orientation morale de leur activité, leur
contribution au développement durable, etc.
Prenons d’abord comme exemple la responsabilité sociale
à l’égard des salariés : il s’agit bien pour l’entreprise d’assurer
des conditions de travail et de vie décentes à tous ses salariés
et ayant droits, de promouvoir des programmes de formation
17. Cécile RENOUARD, La Responsabilité éthique des multinationales, Paris, PUF, 2007.
18. Cécile RENOUARD, ”Relational Capitalism : Justice and Gift in Corporate Activities
according to Caritas in Veritate“, Seminar on ”The Logic of Gift and the Meaning
of Business : An Experiential, Scholarly and Pedagogical Examination of the Business
in light of Caritas in Veritate“ co-organized by the Pontifical Council on Justice and
Peace and St Thomas University (USA), Rome, 24-26 février 2011. www.stthomas.edu/
cathstudies/cst/conferences/Logic%20of%20Gift%20Semina/Logicofgiftdoc/Renouard
PCJPPaper.pdf.
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professionnelle afin de permettre à chacun d’évoluer et, éventuellement, en cas de licenciement, d’être accompagné pour
retrouver un emploi. Ces mesures sont, pour la plupart, liées
à une exigence de justice de la part de l’entreprise – exigence
qui est loin d’être remplie. Bon nombre sont incluses dans le
contrat de travail ou dans les codes et chartes auxquels les
entreprises adhèrent (Principes de l’OIT, Déclaration universelle
des droits de l’homme, Principes de l’OCDE à l’attention des
multinationales, etc.). Mais, du point de vue éthique comme du
point de vue opérationnel, l’entreprise peut-elle se limiter à une
mise en œuvre de ses engagements contractuels ? Des travaux
sociologiques récents ¹⁹ ont montré comment les entreprises qui
ont tenté de rationaliser le travail afin de gagner en productivité
et en efficacité, ont pu arriver à des résultats inverses de ceux
escomptés. Il faut faire droit à la générosité – même très calculée – dans le fonctionnement des organisations, à l’importance
de la fête, qui correspond à l’acte de « consumation » (rendre,
avec une sorte de profusion, pour manifester que l’on n’est pas
dans le strict échange calculé) ; à travers tous ces services rendus,
dans le travail accompli au-delà de ce qui est inscrit dans la
définition du poste, on trouve le désir de construire et de célébrer le vivre-ensemble, la joie de se sentir exister au sein d’une
collectivité.
Un certain type de management centré sur la performance,
conçu de façon verticale (« top-down »), ne prend pas en compte
ces sentiments moraux et sociaux dans l’entreprise et se révèle,
en fin de compte, inefficace. L’enjeu pour l’entreprise consiste
à accueillir le don des salariés – qui est moins un don qu’ils se
font les uns aux autres (ils sont conscients des stratégies qui
peuvent exister) qu’un don au tiers, au groupe, à la construction
du lien social. Il s’agit aussi pour l’entreprise de célébrer ce don,
de manifester de la gratitude. Ainsi est donnée une justification
forte de la nécessaire intégration de la dimension du don dans
la gestion de l’entreprise.
En ce qui concerne les relations entre entreprises et parties
prenantes, c’est-à-dire les groupes qui, de façon plus ou moins
directe, sont affectés par l’activité économique, comment s’arti19. Norbert ALTER, Donner et Prendre. La coopération en entreprise, Paris, La
Découverte, 2009.
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AMOUR ET JUSTICE DANS LA VIE ÉCONOMIQUE
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culent logique de justice et logique de don ? Une tendance lourde,
dans le passé, a consisté pour l’entreprise à réduire le champ
de son engagement sociétal à des actions caritatives, sans envisager dans toute leur amplitude l’ensemble des dommages directs et indirects provoqués par son système de production.
Pourtant, c’est bien sur l’évaluation de ces dommages, et sur
l’effort pour les éviter ou, du moins, les minimiser et les réparer
que la justesse de l’engagement sociétal peut être évaluée. Il
faut donc, dans ce cas, insister sur la mise en œuvre de la justice à l’égard des sous-traitants, clients, fournisseurs et collectivités locales, pour seulement ensuite faire droit à la dimension
philanthropique : par exemple, la tendance des entreprises
multinationales à externaliser des fonctions (nettoyage, gardiennage, emplois non qualifiés, etc.) contribue à accroître la pression sur les sous-traitants. La responsabilité sociale et sociétale
implique une considération de l’ensemble de la chaîne de
valeur.
Il est donc primordial de bien considérer comment peuvent
être pensés amour et justice dans les institutions économiques,
pour apprécier la façon dont les cadres peuvent être livrés à
des processus qui endorment leur conscience : c’est vrai en
particulier chez ceux qui se refusent à admettre les tensions
inhérentes et les contradictions profondes portées par la forme
du capitalisme que nous connaissons. J’irais même jusqu’à dire
que, dans certains cas, les mouvements spécialisés dans l’accompagnement des cadres chrétiens peuvent ne pas donner
tellement d’éléments en vue d’un discernement personnel et
social suscitant des actions collectives, et risquent de contribuer
à légitimer le statu quo. Il y a pourtant aujourd’hui matière –
depuis les écarts abyssaux entre rémunérations jusqu’au fonctionnement incontrôlé des marchés financiers dérégulés ²⁰ – à
un discernement critique interne (de la part des acteurs situés
dans l’entreprise) aussi bien qu’externe (de ceux qui n’y appartiennent pas).
20. Voir Gaël GIRAUD et Cécile RENOUARD (éd.), 20 Propositions pour réformer le
capitalisme, Paris, Flammarion (2009), nouvelle édition révisée 2012.
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REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE N 271
AMOUR ET JUSTICE DANS LA VIE ÉCONOMIQUE
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À partir de ce qui précède, le rôle de la théologie n’est pas
seulement d’accompagner les pratiques des sujets, mais aussi les
pratiques des institutions, de façon à pouvoir mieux soutenir la
recherche des sujets en vue de transformations structurelles. Ce
rôle est d’autant plus pressant qu’il s’agit de se demander si
certaines manières de faire ressortissent de ce que la pensée
sociale de l’Église, sous la plume de Jean-Paul II, a dénoncé
comme des « structures de péché ²¹ ». Ne faut-il pas reconnaître
que certains comportements d’individus, de groupes et d’organisations, répétés et non prohibés par la loi, sont porteurs de
telles inégalités et de tels dommages qu’ils peuvent être désignés
comme contraires à l’esprit évangélique et qu’il s’agit donc de
les combattre, dans la mesure de ses moyens, refusant de demeurer sciemment et passivement solidaires d’un mal avéré ?
De l’accompagnement personnel à l’action collective.
Le but n’est pas seulement d’accompagner les personnes
pour qu’elles soient mieux préparées personnellement à affronter
les conflits inhérents à la vie professionnelle, ou pour qu’elles
puissent agir de façon humaine et attentive avec leurs collaborateurs. On risque alors de ne traiter que les symptômes des
pathologies de l’économie et de la finance contemporaines. Il
faut aussi tenter d’identifier les causes pour se donner les moyens
d’agir collectivement sur elles, et contribuer à un éveil des
21. JEAN-PAUL II, Sollicitudo Rei Socialis, 1987, dans Le Discours social de l’Église
catholique de Léon XIII à Benoît XVI, documents réunis et présentés par le Ceras,
Paris, Bayard, 2009. Le pape se situe dans le contexte de la confrontation entre Blocs
marqués par des idéologies qui empêchent toute solidarité. Il insiste sur les conséquences collectives à long terme de la non-observance des Dix Commandements
par des individus, comme par des peuples. Il décrit « la véritable nature du mal auquel
on a affaire dans le problème du développement des peuples : il s’agit d’un mal
moral, résultant de nombreux péchés qui produisent des structures de péché.
Diagnostiquer ainsi le mal amène à définir avec exactitude, sur le plan de la conduite
humaine, le chemin à suivre pour le surmonter. » (N 37, p. 801.) C’est la solidarité
qui pourra vaincre « les mécanismes pervers » et les « structures de péché » (N 40,
p. 806).
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AMOUR ET JUSTICE EN THÉOLOGIE :
ACCOMPAGNER LA RECHERCHE
DE « LA NOUVELLE ÉCONOMIE
DU ROYAUME »
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consciences en vue d’une plus grande solidarité, d’une meilleure
adéquation des institutions à la construction du Royaume de
justice et de paix : la première pathologie est sans doute liée à
notre aveuglement, notre refus de voir la réalité avec un point
de vue différent, notamment celui des victimes, des laissés pour
compte, des pauvres. À ce sommeil de nos facultés de percevoir
et de juger est opposée, dans l’Évangile, l’attitude du veilleur
(Luc 21).
La « nouvelle économie » à promouvoir possède un statut
double : elle est déjà là, en germe, et elle n’est pas encore. Elle
est arrimée aux réalités dernières (le Royaume de justice et de
paix, la vie du Christ en nous) tout en ouvrant à l’invention de
chemins ad hoc, dans la complexité des réalités avant-dernières.
Elle repose non seulement sur des décisions individuelles, mais
sur la coordination d’efforts patients : il s’agit de faire fond sur
l’émergence de capacités collectives, issues de la quête déterminée de nouvelles voies. La quête peut être solitaire, mais elle ne
débouchera que grâce à sa diffusion, grâce à son essaimage et
au relais pris par d’autres, et grâce à l’émergence de nouvelles
ressources communes. Peuvent être ici mobilisées des pages
d’Évangile, comme la guérison du paralytique (« voyant leur foi,
il lui dit : tes péchés te sont pardonnés » Luc 5, 20), ou encore
le parcours de l’évangile de Luc-Actes : le narrateur montre
comment, après avoir formé ses apôtres (chap. 5 à 9), Jésus
s’efface pour envoyer ses disciples en mission et les laisser
donner pleinement leur mesure (chap. 10) ; le don de l’Esprit fait
l’Église et crée des dynamiques de vie. La « nouvelle économie
du Royaume » repose ainsi sur l’inversion des valeurs proposée
par le Christ : le dessaisissement de soi pour l’autre, pour le
Royaume, instaure une nouvelle qualité de relations, marquées
par une joie inouïe et imprenable (Luc 10, 21). Pour celui, celle
et ceux qui entrent dans ce mouvement, est proposée une mesure
bien pleine, à l’aune unique qui est la sienne, mesure offerte à
toute heure, comme l’exprime Christoph Theobald ²² :
La découverte que Dieu engendre une multitude de fils sur les
chemins de sa sainteté amène à renoncer à toute comparaison
entre fils et témoins. Dieu n’est-il pas à la mesure de tant et de
22. Ch. THEOBALD, Le Christianisme comme style. Une manière de faire de la théologie
en postmodernité, t. 2, Paris, Éd. du Cerf, « Cogitatio Fidei » 261, 2007, p. 796.
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REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE N 271
AMOUR ET JUSTICE DANS LA VIE ÉCONOMIQUE
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Une priorité constante est donnée à la relation et à la qualité
de la relation, en fonction de laquelle toutes les institutions
doivent s’ordonner. C’est bien dans l’accueil de la dynamis, de
la force de vie proposée à chacun, que se dessinent des chemins
individuels et collectifs qui seront ferments de transformation
structurelle. Est-ce suffisant pour défaire les « structures de
péché » ? Celles-ci résultent, dans la perspective de Sollicitudo
Rei Socialis, de la conjonction de comportements contraires à
l’Évangile, tels la soif exclusive du profit et la volonté de domination sur autrui, qui orientent et pervertissent l’organisation
des institutions d’une façon qui s’oppose durablement au développement des individus et des peuples ; dans cette perspective, il s’agit bien de s’appuyer sur les capacités de transformation
de la volonté et des passions, pour qu’elles s’orientent selon la
recherche de la justice et de biens communs. L’action collective
transformatrice est étroitement liée à la dynamis, au désir vivant
à l’œuvre chez des personnes unies dans une visée commune.
Le théologien comme passeur et comme mailleur.
Quelle posture pour la théologie et pour le théologien ? Il s’agit
sans doute de pouvoir être un pont, avec des spécialistes d’autres
disciplines, entre les sujets et les institutions. Le théologien n’a
pas de recettes ou de solutions toutes faites aux problèmes liés
à l’organisation capitaliste ; en revanche, il peut offrir des critères
très clairs de discernement, nourris par l’Écriture et par la pensée
sociale de l’Église – ainsi, l’encyclique Caritas in Veritate, on
l’a dit, rappelle très fortement la façon dont toute la sphère
économique doit être orientée vers la recherche de la justice et
du bien commun, faisant place à la gratuité et au don, et elle
propose des pistes pour une traduction de ces principes dans
des initiatives concrètes. Elle incite à un approfondissement
juridique, économique et politique de ces questions ²³. De plus,
le théologien peut inviter à entrer dans une démarche spirituelle
23. BENOÎT XVI, Encyclique Caritas in Veritate, 2009, n 36 : « La sphère économique
n’est par nature ni éthiquement neutre ni inhumaine et antisociale. Elle appartient à la
nature de l’homme et, justement parce qu’humaine, elle doit être structurée et organisée
institutionnellement par une visée éthique ».
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tant de mesures humaines, devenues toutes, de ce fait, incomparables ?
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autant que « technique », qui concerne autant la personne que
la communauté, et qui s’accompagne d’un engagement concret
en vue d’une économie plus juste. Il s’agit de promouvoir une
éthique économique et sociale qui fasse place à l’action
collective, qui permette des débats de fond sur le fonctionnement
de nos organisations, sur nos modèles de production, de
consommation et d’échange, et finalement sur nos modes de vie.
De ce point de vue, la recherche du théologien peut prolonger
la réflexion du magistère ; par exemple, Caritas in Veritate se
fait peu l’écho des problèmes liés au réchauffement climatique,
aux impasses liées au maintien de la maximisation du profit
comme objectif pour l’entreprise et au défi du passage à une
économie « décarbonée ». La réflexion collective inspirée des
principes évangéliques peut favoriser des prises de position
engagées des chrétiens (dans les organisations économiques et
dans les institutions ecclésiales) qui tirent les conséquences des
principes de la pensée sociale de l’Église et de l’Évangile ²⁴ et
s’inscrivent dans l’espace public, sans prétendre détenir la vérité,
dans une recherche partagée avec d’autres, celle de « la nouvelle
économie du Royaume ».
La posture du théologien relève en ce sens d’un modèle
dialogal, comme le suggère David Hollenbach ²⁵ à propos de la
recherche interculturelle de biens communs :
La poursuite du bien commun est dialogique. Les différences
culturelles sont si importantes qu’une vision partagée du bien
commun ne peut être obtenue que dans un processus progressif,
par une rencontre profonde et un échange intellectuel entre
traditions. Il est aussi dialogique parce qu’il considère l’engagement avec d’autres à travers les frontières des traditions comme
étant lui-même une partie du bien humain.
Appliqué à l’entreprise, le dialogue du théologien doit s’établir en premier lieu avec les conceptions de la justice présentes
dans la théorie économique, dans la littérature en sciences de
gestion et dans la vie des entreprises ; il doit favoriser l’acquisition d’une formation au débat et à la remise en cause de la
doxa. Le théologien comme le philosophe peuvent offrir des
24. Voir Gaël GIRAUD et Cécile RENOUARD (éd.), op. cit.
25. David HOLLENBACH, The Common Good and Christian Ethics, New York, Cambridge
University Press, 2002, p. 156.
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espaces de débat critique et politique, tout en désidéologisant
ou dépolitisant certains sujets, sans leur enlever leur dimension
politique, mais en passant les questions relatives au fonctionnement de l’économie et de la vie en entreprise au crible de critères
de discernement éthique et spirituel.
Ainsi, la critique externe, centrée sur la mise en évidence
des principes, et relayée par des acteurs qui ne sont pas tous
parties prenantes du jeu économique (de la production et des
échanges), apporte des éléments de soutien à la critique interne,
opérée de l’intérieur par les acteurs du système qui peuvent
renvoyer à leurs pairs le miroir des dysfonctionnements des
organisations dans lesquelles ils sont investis.
Cette tâche est toujours à reprendre, à partir du discernement
des signes des temps (Matthieu 16, 3 ; Luc 12, 56). Sans doute
la théologie, comme ouverture à une dimension théologale,
supra-éthique, ajoute-t-elle à la réflexion éthique, l’appel à
inscrire sans cesse une surabondance, une démesure seule à
même de défaire les spirales de violence, d’égoïsme et d’exclusion, dans nos organisations et institutions. Elle vient nous
rappeler qu’aucune organisation économique ne deviendra plus
juste sans que soit prise en compte la « brebis perdue » (Luc 15,
4-7) ; cela se fera par des normes (par exemple, en discutant
l’adoption du principe du maximin ²⁶), mais toujours aussi, et
peut-être d’abord, parce que certains auront vécu de la sainteté
proposée par le Christ, celle qui met en œuvre attention et bonté
radicale. Nous mesurons aujourd’hui l’étendue du champ à
défricher, notamment, par exemple, quand nous regardons la
responsabilité que portent les établissements scolaires et supérieurs – situés en référence à la foi chrétienne – vis-à-vis de la
formation des futurs décideurs. Comment aider les jeunes à
acquérir une conscience critique et solidaire, à cultiver un regard
lucide face aux idoles de la carrière, de l’argent et du succès ?
Le développement du secteur de l’économie sociale, ainsi que
de multiples initiatives solidaires dans les entreprises classiques,
sont un signe de la modification des représentations de la vie
professionnelle désirable. Comment former des consciences
26. Maximin : principe de justice, dans la répartition des biens, qui consiste à maximiser
la part des plus défavorisés : voir John RAWLS, Théorie de la justice (1971), Paris,
Éd. du Seuil, 1987.
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AMOUR ET JUSTICE DANS LA VIE ÉCONOMIQUE
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fermes et aiguisées – des « non-conformistes transformés », selon
l’heureuse expression de Martin Luther King ²⁷ – en vue de projets
d’entreprises socialement utiles et porteurs de sens, en vue de
la nouvelle économie du Royaume ? Le contexte économique
actuel nous invite à agir, les uns envers les autres, en compagnons de route, en accompagnateurs lucides, pertinents et prophétiques : si nous ne le faisons pas, qui le fera ?
Cécile Renouard,
Centre Sèvres et ESSEC.
27. Martin Luther KING, La Force d’aimer (1963), trad. de Jean Bruls, Paris, Casterman,
6 éd., 1965, p. 25-36.
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