amour et justice dans la vie économique
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AMOUR ET JUSTICE DANS LA VIE ÉCONOMIQUE De l'accompagnement des pratiques à la critique sociale Cécile Renouard Editions du Cerf | Revue d'éthique et de théologie morale 2012/HS - n°271 pages 41 à 58 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - de Fontgalland Xavier - 82.66.207.23 - 08/11/2012 21h43. © Editions du Cerf Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-d-ethique-et-de-theologie-morale-2012-HS-page-41.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Renouard Cécile, « Amour et justice dans la vie économique » De l'accompagnement des pratiques à la critique sociale, Revue d'éthique et de théologie morale, 2012/HS n°271, p. 41-58. DOI : 10.3917/retm.271.0041 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Editions du Cerf. © Editions du Cerf. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - de Fontgalland Xavier - 82.66.207.23 - 08/11/2012 21h43. © Editions du Cerf ISSN 1266-0078 AMOUR ET JUSTICE DANS LA VIE ÉCONOMIQUE Document téléchargé depuis www.cairn.info - - de Fontgalland Xavier - 82.66.207.23 - 08/11/2012 21h43. © Editions du Cerf AMOUR ET JUSTICE DANS LA VIE ÉCONOMIQUE De l’accompagnement des pratiques à la critique sociale et à l’action collective Quel rôle la théologie peut-elle jouer pour accompagner les sujets – souvent éparpillés et soumis à des pressions multiples – notamment dans les tensions qu’ils expérimentent vis-à-vis des institutions auxquelles ils se rapportent ? La question est éminemment d’actualité en ce qui concerne la relation des salariés à l’activité en entreprise : l’engagement professionnel peut certes être source de satisfaction et de motivation, mobiliser des énergies et des talents inouïs au service de projets d’entreprise féconds ; mais il y a tant de souffrances au travail ¹, vécues aussi bien par des ouvriers non qualifiés que par des cadres, liées à des violences éprouvées dans un environnement compétitif, sans pitié pour les moins doués, les moins requins, les moins performants, générateur d’exclusion, de méconnaissance, de mépris et d’inégalités... Les pages qui suivent ont un point de départ empirique. Elles prennent leur source dans l’expérience acquise, depuis plusieurs années, au cours de recherches sur la contribution des entreprises multinationales au développement dans les pays du Sud et sur la réforme du capitalisme (c’est-àdire sur l’analyse des limites et des possibilités de transformation de nos modes de production, d’échange et de consommation). 1. Christophe DEJOURS, Souffrance en France. La banalisation de l’injustice sociale, Paris, Éd du Seuil, 1998 ; Emmanuel RENAULT, Souffrances sociales, Paris, La Découverte, 2008. REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE N 271 SEPTEMBRE 2012 P. 41-58 41 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - de Fontgalland Xavier - 82.66.207.23 - 08/11/2012 21h43. © Editions du Cerf Cécile Renouard Document téléchargé depuis www.cairn.info - - de Fontgalland Xavier - 82.66.207.23 - 08/11/2012 21h43. © Editions du Cerf Ma pratique d’accompagnement se situe essentiellement dans le dialogue avec des cadres de grandes entreprises, mais aussi dans les rencontres avec des personnes et des groupes affectés par l’activité des entreprises, notamment ceux que l’on nomme les « parties prenantes ² » de l’activité économique, les sous-traitants, les fournisseurs, les communautés locales, etc. Il peut aussi s’agir des conjoints de ceux qui travaillent dans ces multinationales ou d’anciens cadres, de personnes qui ont pris du recul et font référence à leur pratique. Demander à la théologie en quoi elle peut accompagner les sujets dans leur rapport aux institutions, c’est aussi chercher en quoi la théologie peut interroger les institutions économiques pour favoriser les conditions d’un ordre plus juste au service d’un vivre-ensemble durable – cet objectif étant rendu crucial par la crise financière et les mutations énergétiques et écologiques que nous vivons. En d’autres termes, il s’agit de voir comment l’accompagnement des personnes ouvre à l’action collective et à la transformation structurelle. Quelle est la portée et quelles sont les possibles limites d’un accompagnement individuel ? Tout accompagnement humain et spirituel engage-t-il une réflexion éthique et théologique, et quel peut être le rôle spécifique du regard théologique ? L’accompagnement humain et spirituel vise à aider la personne à être pleinement humaine (et donc disciple, si elle se réfère à la foi chrétienne) là où elle est et, partant, à lui faire prendre conscience des choix qu’elle peut être amenée à opérer pour dénoncer les effets négatifs (déshumanisants, violents, etc.) de l’organisation où elle évolue ; c’est déjà beaucoup. Mais il faut également se demander comment, par ce type d’accompagnement, la théologie – comme discours réflexif sur l’ouverture de nos réalités « avant-dernières » aux réalités « dernières ³ », à une dimension théologale, supra-éthique – 2. R. Edward FREEMAN et David L. REED, « Stockholders and Stakeholders : A New Perspective on Corporate Governance », California Management Review, vol. XXV, n 3, printemps 1983, p. 88-106. 3. Dietrich BONHOEFFER, Éthique, Genève, Labor et Fides, éd. posthume 1949, 4 éd., 1997, p. 111 : « Le Christ seul nous apporte la réalité dernière, la justification de notre vie devant Dieu, et pourtant, ou plutôt à cause de cela même, les réalités avant-dernières nous incombent. Si elles sont englouties par les dernières, elles n’en gardent pas moins leur nécessité, et gardent leurs droits, aussi longtemps que la terre subsiste. » Dans l’Église catholique, après une insistance sur l’imminence du temps de la fin, en référence à l’Apocalypse, soulignée par Pie X, une interprétation sapientielle de la réalité a prévalu 42 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - de Fontgalland Xavier - 82.66.207.23 - 08/11/2012 21h43. © Editions du Cerf REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE N 271 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - de Fontgalland Xavier - 82.66.207.23 - 08/11/2012 21h43. © Editions du Cerf accompagne l’analyse critique des institutions, et contribue à une transformation des structures injustes, déshumanisantes et insoutenables. Pour étayer cette perspective, l’analyse du cheminement individuel d’un cadre dirigeant de multinationale, des tensions entre l’expérience de ce cadre et son organisation de référence et des défis éthiques et spirituels qu’il rencontre, permettra de souligner que le rôle de la théologie n’est pas seulement dans un discours capable d’accompagner les pratiques, mais aussi de contribuer à penser la réforme des institutions dans lesquelles s’ancrent ces pratiques. À propos de l’entreprise et de la vie en entreprise, comment la qualification du sujet comme éparpillé au sein d’institutions éclatées rend-elle compte du défi de l’accompagnement du sujet vis-à-vis de l’organisation où il travaille, au point d’engager une transformation aussi bien du sujet que de son organisation ? Tout d’abord, le sujet peut connaître différentes formes de mobilités – matrimoniale, géographique, sociale et politique ⁴ – qui le dispersent. Il peut être tiraillé entre les exigences professionnelles et d’autres engagements – familiaux, associatifs, politiques, etc. Il s’agit sans doute souvent, en premier lieu, d’aider la personne à refuser une focalisation unidimensionnelle sur son activité professionnelle, dans une entreprise dont le fonctionnement – pour ce qui concerne les cadres d’entreprises occidentales – s’apparente souvent à ce que Tocqueville décrivait de la tyrannie douce de nos sociétés libérales ⁵ : Au-dessus de ceux-là [les citoyens] s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. [...] Il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages ; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ? C’est ainsi que tous les jours il rend moins utile et plus rare l’emploi du libre arbitre. Suite note 3 (voir, par exemple, VATICAN II, Constitution Gaudium et spes, II, n 13), qui insiste sur l’autonomie du créé. Voir Christoph THEOBALD, Le Christianisme comme style. Une manière de faire de la théologie en postmodernité, t. 2, Paris, Éd. du Cerf, « Cogitatio Fidei » 261, 2007, p. 871. 4. Voir Michaël WALZER, « Pluralisme et Démocratie », Esprit, 1997. 5. Alexis DE TOCQUEVILLE, De la Démocratie en Amérique, 1840, vol. 2, Quatrième partie, chap. IV. 43 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - de Fontgalland Xavier - 82.66.207.23 - 08/11/2012 21h43. © Editions du Cerf AMOUR ET JUSTICE DANS LA VIE ÉCONOMIQUE Document téléchargé depuis www.cairn.info - - de Fontgalland Xavier - 82.66.207.23 - 08/11/2012 21h43. © Editions du Cerf Force est de reconnaître que si l’entreprise n’assure pas une sécurité sans défaut à ses salariés, loin de là, elle est susceptible de monnayer l’absorption de toutes les énergies de ses cadres par une aisance matérielle et un confort qui rendent plus difficile le recul critique. L’enjeu est sans doute, pour chaque personne, la constitution d’une unité plurielle, où l’engagement professionnel ne soit ni le tout de l’existence, ni en contradiction permanente avec les valeurs et les représentations de la vie bonne portées par le sujet. La relation entre amour et justice offre de bons jalons pour une telle réflexion sur les rapports entre sujet et entreprise. Nous analyserons d’abord cette relation au niveau individuel : l’accompagnement des sujets en vue d’une unification personnelle et d’un engagement professionnel fécond soulève le double enjeu de la justesse de la relation à l’entreprise et de l’ouverture à une logique du don et de la gratuité, de l’amour, à l’intérieur de la sphère économique. Cette interrogation, relayée au niveau collectif et institutionnel, invite à regarder comment l’entreprise comme organisation peut mettre en œuvre une démarche à la fois éthique et supra-éthique. Dans un troisième temps, nous dégagerons les implications de cette démarche pour une approche théologique visant la défaite des « structures de péché » et la réalisation de ce que nous nommons la « nouvelle économie du Royaume ». AMOUR ET JUSTICE DANS LA VIE D’UN CADRE Récit d’un cheminement. Fabien, cadre dans une entreprise multinationale, est directeur financier d’une filiale de son groupe. Il est père de famille nombreuse ; lui et sa femme ont des convictions chrétiennes qui leur font chercher des pratiques solidaires dans leur vie quotidienne ; ainsi, dans le passé, ils ont soutenu financièrement une communauté religieuse mendiante ; ils donnent de leur temps pour des activités sociales et caritatives. Au plan professionnel, Fabien est soucieux de remplir la mission qui lui est fixée : soutenir le développement de la filiale en veillant à sa performance financière, notamment par le biais de l’optimisation 44 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - de Fontgalland Xavier - 82.66.207.23 - 08/11/2012 21h43. © Editions du Cerf REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE N 271 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - de Fontgalland Xavier - 82.66.207.23 - 08/11/2012 21h43. © Editions du Cerf fiscale, tout en restant dans les frontières de la légalité. Un jour, il y a quelques années, il reçut une demande de la part d’un doctorant, travaillant sur la question de la responsabilité des entreprises dans les pays du Sud. Il l’interrogeait sur les décalages entre, d’un côté, les discours des entreprises en matière de développement durable et de responsabilité sociale et, de l’autre, la pression pour un retour sur investissement rapide et élevé pour les actionnaires. Sollicité sur le fonctionnement de ces deux logiques, Fabien se mit à réfléchir à partir de ses propres pratiques. Il fut amené à reconnaître que ce qu’il faisait pour le compte de son entreprise, bien que légal, lésait les administrations fiscales du pays où il travaillait : en effet, par des artifices comptables et des dispositions diverses, le profit peut être déplacé vers des zones fiscalement avantageuses ; le principe de pleine concurrence, critère fourni par l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques ⁶) pour vérifier le caractère acceptable des transferts effectués, est inapplicable et les administrations sont trop peu nombreuses et trop mal formées pour dénoncer des pratiques abusives. Pourtant, 60 à 65 % des flux financiers illicites sont attribués à la fraude fiscale, soit entre 400 et 500 milliards de dollars par an ⁷. Surtout, les administrations fiscales n’ont pas accès à la comptabilité analytique des entreprises, ce qui leur permettrait de suivre les flux financiers, notamment les prix de transfert ⁸ sur les immatériels (frais de marque, technologies, management, brevets, etc.). Interrogé par l’étudiant, Fabien lui donna beaucoup d’informations et l’aida à construire une grille afin de poser des questions pertinentes aux entreprises sur l’activité desquelles il travaillait. Dans sa thèse de doctorat, celui-ci se servit des informations et réflexions apportées par Fabien, sans citer ce dernier : il considérait qu’il risquait de le faire licencier. Fabien percevait fortement le décalage entre ses convictions et ses analyses, d’une part, et la réalité vécue dans son entreprise, d’autre part. Celle-ci adoptait un discours en faveur de l’éthique, de la responsabilité 6. OECD : 2009, ”Transfer pricing guidelines for multinational enterprises and tax administrations“ (OECD, Paris). 7. CHRISTIAN AID, 2008. 8. Les prix de transfert (prix des biens et services échangés intra-firmes) représentent 60 % du commerce mondial... Ils correspondent, pour une partie d’entre eux, à des pratiques d’optimisation fiscale dommageable. 45 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - de Fontgalland Xavier - 82.66.207.23 - 08/11/2012 21h43. © Editions du Cerf AMOUR ET JUSTICE DANS LA VIE ÉCONOMIQUE Document téléchargé depuis www.cairn.info - - de Fontgalland Xavier - 82.66.207.23 - 08/11/2012 21h43. © Editions du Cerf sociale et du développement durable, mais la logique financière à l’œuvre restait largement à l’écart de ce discours. Deux ans plus tard, Fabien contribua à un ouvrage collectif sur la réforme du capitalisme, sans utiliser de pseudonyme. Fabien estimait que le contexte de la crise favorisait une critique plus incisive du modèle économique ; il se sentait aussi plus fort intérieurement pour assumer une position pouvant être considérée comme une critique très radicale des structures qui sous-tendent l’activité de son groupe et que ce dernier contribue puissamment à appuyer. À la faveur de la publication de l’ouvrage, Fabien s’est mis à prendre la parole devant des auditoires variés : cadres chrétiens, militants d’associations, syndicalistes, parlementaires, hauts fonctionnaires, etc. Au sein de son entreprise, dans son périmètre d’activité, il essaie d’avancer vers une intégration des préoccupations extra-financières dans la comptabilité et la gouvernance de la filiale dont il est directeur financier. Fabien a décidé de poursuivre sa démarche, avec d’autres, afin de faire évoluer les représentations collectives, les modes d’organisation et les biens produits, et d’engager de nouveaux moyens d’action. Accompagner la critique interne des institutions. Amour et justice dans la vie de Fabien : il a commencé sa vie professionnelle avec le souci d’être attentif à ses collaborateurs et à des dimensions de son existence autres que la seule vie professionnelle ; cette attention, cette sensibilité aux situations et aux personnes que Simone Weil désignait comme « la substance de l’amour ⁹ », s’est d’abord centrée sur les relations interpersonnelles. Un appel, venu de l’extérieur, concernant le sens de son activité « technique », a fait percevoir à Fabien la nécessité d’interroger la justice de l’organisation dans laquelle il se trouvait. Il a tenté, de façon indirecte, puis de plus en plus directe, d’influer sur l’analyse des effets pervers du capitalisme et de proposer des mesures de réforme. 9. « La plénitude de l’amour du prochain, c’est simplement d’être capable de lui demander : ”Quel est ton tourment ?“ » ; Simone WEIL, Attente de Dieu, « Réflexions sur le bon usage des études scolaires en vue de l’amour de Dieu », Paris, Fayard, 1966, p. 96-97. 46 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - de Fontgalland Xavier - 82.66.207.23 - 08/11/2012 21h43. © Editions du Cerf REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE N 271 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - de Fontgalland Xavier - 82.66.207.23 - 08/11/2012 21h43. © Editions du Cerf L’exemple de Fabien est significatif des tensions qu’éprouve un cadre engagé dans la vie professionnelle et soucieux de garder une visée éthique, dans un contexte marqué par un ethos capitaliste inégalitaire, centré sur la performance à court terme et la création de valeur pour les actionnaires, au détriment d’autres dimensions. Il est un sujet pris dans une organisation devenue de plus en plus une structure en réseau, horizontale, où la pression est de moins en moins opérée par la hiérarchie de façon directe, mais par le biais d’outils comme la gestion individualisée des carrières et de la performance, etc. ¹⁰ Son parcours apparaît comme un bel exemple de la capacité à maintenir sa conscience en éveil, à mobiliser son intelligence et ses compétences au service d’une analyse critique de son activité, et à réfléchir aux moyens de faire bouger les lignes ; il s’agit aussi d’un cheminement, avec des décisions successives, jusqu’au choix de prendre plus de risques que ce qui était envisagé au départ ¹¹. Ce parcours illustre-t-il les difficultés relatives à l’éparpillement des sujets ? En ce qui concerne le fonctionnement de l’entreprise, un problème crucial est le cloisonnement de la réflexion imposé par l’organisation à des sujets unidimensionnels, ayant fort peu la possibilité de réfléchir au-delà de leur périmètre d’action immédiat. Fabien a réussi à faire valoir l’importance d’une conjugaison entre les différentes sphères de son existence, et à résister à un positionnement univoque vis-à-vis de son entreprise. Du point de vue de l’accompagnement, le défi est celui du soutien à la construction d’un moi intérieur assez fort pour refuser une pression excessive, ainsi qu’un cloisonnement de son action, et libérer de l’espace pour inventer de nouveaux chemins. L’accompagnement spirituel – la construction de l’identité dans la relation – débouche sur un engagement éthique. De cette expérience, retenons également l’importance de l’appel lancé par un tiers, ainsi que le soutien de proches à de telles mises en question : en l’occurrence, ont été particulièrement déterminants l’appui de sa femme – considérant qu’il devait travailler avec d’autres sur ces sujets – et l’émulation et 10. Luc BOLTANSKI et Ève CHIAPELLO, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1998. 11. Cécile RENOUARD, « Vie en entreprise et vie spirituelle », Études, juin 2011, p. 751-762. 47 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - de Fontgalland Xavier - 82.66.207.23 - 08/11/2012 21h43. © Editions du Cerf AMOUR ET JUSTICE DANS LA VIE ÉCONOMIQUE Document téléchargé depuis www.cairn.info - - de Fontgalland Xavier - 82.66.207.23 - 08/11/2012 21h43. © Editions du Cerf le courage apportés par la confrontation avec d’autres cadres faisant un chemin similaire. Mentionnons encore l’appui de personnes extérieures, ayant une indépendance liée à leur statut académique et à leur choix de vie, et pouvant relayer des prises de position, et soutenir des orientations. Dans ces différentes rencontres se joue une ouverture mutuelle à un projet qui se découvre chemin faisant et qui est perçu comme source de vie. Il s’agit bien, pour ceux qui entrent en dialogue avec les acteurs de l’économie, de jouer le rôle du passeur qui invite à avancer et aller plus loin, à la suite du Christ qui « offre à qui le suit ou qui l’imite d’aller au bout de son propre chemin ¹² ». Aller jusqu’au bout de son chemin, nul ne sait ce que cela représente pour Fabien, ou pour un sujet engagé dans une institution comme une entreprise. Mais la question est de savoir comment accompagner les sujets d’une façon qui leur donne des ressources pour aller le plus loin possible dans un questionnement, un discernement en vue d’un agir – individuel et collectif. Cela suppose aussi de disposer d’une pensée, d’une parole, de repères éthiques externes qui permettent d’ouvrir à la critique interne. À ce sujet, le philosophe Michaël Walzer montre comment, dans les écrits bibliques, les prophètes les plus percutants, ceux qui exercent une influence décisive, sont ceux qui font partie du peuple dont ils dénoncent l’injustice : ils sont plus crédibles, et ils partagent les mêmes représentations culturelles que ceux auxquels ils s’adressent ; leur critique est donc plus profonde ¹³. AMOUR ET JUSTICE DANS LES ORGANISATIONS ÉCONOMIQUES Le regard sur l’accompagnement des pratiques individuelles ouvre à un questionnement en termes d’action collective. Regardons, brièvement, comment les entreprises sont tout entières traversées par des logiques contradictoires (financière 12. Christoph THEOBALD, Vous avez dit vocation ?, Paris, Bayard, 2010, p. 63. 13. Michaël WALZER, Morale maximale, morale minimale (Thick and Thin, 1994), Paris, Bayard, 2004 et Critique et Sens commun. Essai sur la critique sociale et son interprétation (1987), Paris, La Découverte, 1990. 48 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - de Fontgalland Xavier - 82.66.207.23 - 08/11/2012 21h43. © Editions du Cerf REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE N 271 AMOUR ET JUSTICE DANS LA VIE ÉCONOMIQUE Document téléchargé depuis www.cairn.info - - de Fontgalland Xavier - 82.66.207.23 - 08/11/2012 21h43. © Editions du Cerf Les ambivalences du recours à l’éthique dans les entreprises. L’entreprise (occidentale), dans son discours, se situe volontiers du côté du soutien à la responsabilité sociale (RSE), au développement durable, à l’éthique et à ses codes ; toutefois, force est de reconnaître que les références à l’éthique sont le plus souvent centrées sur les comportements individuels des agents (refus des pots de vin, intégrité personnelle, respect des normes et règlements, etc.) et font moins souvent place à une réflexion en termes d’action collective et de structures... Ou alors, la référence aux engagements sociaux et environnementaux est faite mais d’une manière qui ne met pas en évidence les conflits possibles avec la logique financière à court terme. On reste au niveau d’une stratégie « gagnant/gagnant » (win/win), d’une perspective mutuellement bénéfique pour l’individu, pour l’entreprise et pour la société. Pourtant, de nombreux éléments permettent d’indiquer les tensions et les violences engendrées par l’activité économique ¹⁴ : sur les salariés d’abord, sur les différentes parties prenantes ensuite, sur la société entière enfin. Il est donc vital de conserver la visée éthique, ce que je nomme l’éthique comme « aiguillon critique ¹⁵ » ; rappelons d’ailleurs que la dernière encyclique du pape Benoît XVI, Caritas in Veritate (2009), dit très explicitement la nécessité pour la vie économique d’être tout entière traversée par une visée éthique, de se centrer sur la recherche de la justice et du bien commun. Dans cette perspective, il s’agit de combiner amour et justice, logique de surabondance ¹⁶, de gratuité, de don, et logique d’équivalence, de justice et d’équité. 14. Cécile RENOUARD, Articles « Entreprise » et « Entreprise et Société », Dictionnaire de la violence, Michela MARZANO (éd.), Paris, PUF, 2011, p. 429-439. 15. Cécile RENOUARD, « L’éthique et les déclarations déontologiques des entreprises », Études, avril 2009, p. 473-484. 16. Paul RICŒUR, Amour et Justice, Paris, Éd. du Seuil, 2008. 49 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - de Fontgalland Xavier - 82.66.207.23 - 08/11/2012 21h43. © Editions du Cerf et extra-financière), qui les écartèlent – alors même qu’elles adoptent un discours qui occulte tout conflit d’intérêt –, ce qui permet également de comprendre pourquoi et comment tant de chrétiens ne prennent pas de positions aussi tranchées que celles qui viennent d’être décrites. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - de Fontgalland Xavier - 82.66.207.23 - 08/11/2012 21h43. © Editions du Cerf L’intégration de la dialectique amour/justice dans la vie économique. Étudions comment la dialectique entre amour et justice s’applique aux différents aspects de la vie économique. Je distingue quatre responsabilités principales des entreprises ¹⁷ : économique et financière (relative à la fiscalité, à la création et au partage de la richesse créée), sociale (vis-à-vis des salariés), sociétale et environnementale (vis-à-vis de l’environnement naturel et humain – les sous-traitants et autres parties prenantes de l’activité économique), et politique (gouvernance d’entreprise, refus d’être complice de violations de droits de l’homme). Pour chacune d’elles, il est possible d’étudier comment s’exprime la recherche de l’équité et la place laissée à la gratuité. Relier les deux dimensions permet de contester la façon dont le recours à des pratiques philanthropiques peut freiner, de la part des entreprises, une réflexion et des mesures en vue d’une plus grande équité. On peut donc repérer les tensions possibles entre l’activité professionnelle exigée des salariés et la visée éthique ¹⁸. À ce propos, beaucoup de ceux qui prennent le temps d’analyser avec recul le monde professionnel où ils évoluent soulignent qu’ils sont schizophrènes : ils adhèrent à des valeurs prônées par l’entreprise et surtout à des valeurs et principes éthiques et religieux, et par ailleurs sont conduits, par les objectifs professionnels qui leur sont assignés, à faire tout autre chose que ce qui est officiellement approuvé par l’entreprise. Une faille est donc introduite aujourd’hui au sein même des organisations qui revendiquent une orientation morale de leur activité, leur contribution au développement durable, etc. Prenons d’abord comme exemple la responsabilité sociale à l’égard des salariés : il s’agit bien pour l’entreprise d’assurer des conditions de travail et de vie décentes à tous ses salariés et ayant droits, de promouvoir des programmes de formation 17. Cécile RENOUARD, La Responsabilité éthique des multinationales, Paris, PUF, 2007. 18. Cécile RENOUARD, ”Relational Capitalism : Justice and Gift in Corporate Activities according to Caritas in Veritate“, Seminar on ”The Logic of Gift and the Meaning of Business : An Experiential, Scholarly and Pedagogical Examination of the Business in light of Caritas in Veritate“ co-organized by the Pontifical Council on Justice and Peace and St Thomas University (USA), Rome, 24-26 février 2011. www.stthomas.edu/ cathstudies/cst/conferences/Logic%20of%20Gift%20Semina/Logicofgiftdoc/Renouard PCJPPaper.pdf. 50 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - de Fontgalland Xavier - 82.66.207.23 - 08/11/2012 21h43. © Editions du Cerf REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE N 271 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - de Fontgalland Xavier - 82.66.207.23 - 08/11/2012 21h43. © Editions du Cerf professionnelle afin de permettre à chacun d’évoluer et, éventuellement, en cas de licenciement, d’être accompagné pour retrouver un emploi. Ces mesures sont, pour la plupart, liées à une exigence de justice de la part de l’entreprise – exigence qui est loin d’être remplie. Bon nombre sont incluses dans le contrat de travail ou dans les codes et chartes auxquels les entreprises adhèrent (Principes de l’OIT, Déclaration universelle des droits de l’homme, Principes de l’OCDE à l’attention des multinationales, etc.). Mais, du point de vue éthique comme du point de vue opérationnel, l’entreprise peut-elle se limiter à une mise en œuvre de ses engagements contractuels ? Des travaux sociologiques récents ¹⁹ ont montré comment les entreprises qui ont tenté de rationaliser le travail afin de gagner en productivité et en efficacité, ont pu arriver à des résultats inverses de ceux escomptés. Il faut faire droit à la générosité – même très calculée – dans le fonctionnement des organisations, à l’importance de la fête, qui correspond à l’acte de « consumation » (rendre, avec une sorte de profusion, pour manifester que l’on n’est pas dans le strict échange calculé) ; à travers tous ces services rendus, dans le travail accompli au-delà de ce qui est inscrit dans la définition du poste, on trouve le désir de construire et de célébrer le vivre-ensemble, la joie de se sentir exister au sein d’une collectivité. Un certain type de management centré sur la performance, conçu de façon verticale (« top-down »), ne prend pas en compte ces sentiments moraux et sociaux dans l’entreprise et se révèle, en fin de compte, inefficace. L’enjeu pour l’entreprise consiste à accueillir le don des salariés – qui est moins un don qu’ils se font les uns aux autres (ils sont conscients des stratégies qui peuvent exister) qu’un don au tiers, au groupe, à la construction du lien social. Il s’agit aussi pour l’entreprise de célébrer ce don, de manifester de la gratitude. Ainsi est donnée une justification forte de la nécessaire intégration de la dimension du don dans la gestion de l’entreprise. En ce qui concerne les relations entre entreprises et parties prenantes, c’est-à-dire les groupes qui, de façon plus ou moins directe, sont affectés par l’activité économique, comment s’arti19. Norbert ALTER, Donner et Prendre. La coopération en entreprise, Paris, La Découverte, 2009. 51 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - de Fontgalland Xavier - 82.66.207.23 - 08/11/2012 21h43. © Editions du Cerf AMOUR ET JUSTICE DANS LA VIE ÉCONOMIQUE Document téléchargé depuis www.cairn.info - - de Fontgalland Xavier - 82.66.207.23 - 08/11/2012 21h43. © Editions du Cerf culent logique de justice et logique de don ? Une tendance lourde, dans le passé, a consisté pour l’entreprise à réduire le champ de son engagement sociétal à des actions caritatives, sans envisager dans toute leur amplitude l’ensemble des dommages directs et indirects provoqués par son système de production. Pourtant, c’est bien sur l’évaluation de ces dommages, et sur l’effort pour les éviter ou, du moins, les minimiser et les réparer que la justesse de l’engagement sociétal peut être évaluée. Il faut donc, dans ce cas, insister sur la mise en œuvre de la justice à l’égard des sous-traitants, clients, fournisseurs et collectivités locales, pour seulement ensuite faire droit à la dimension philanthropique : par exemple, la tendance des entreprises multinationales à externaliser des fonctions (nettoyage, gardiennage, emplois non qualifiés, etc.) contribue à accroître la pression sur les sous-traitants. La responsabilité sociale et sociétale implique une considération de l’ensemble de la chaîne de valeur. Il est donc primordial de bien considérer comment peuvent être pensés amour et justice dans les institutions économiques, pour apprécier la façon dont les cadres peuvent être livrés à des processus qui endorment leur conscience : c’est vrai en particulier chez ceux qui se refusent à admettre les tensions inhérentes et les contradictions profondes portées par la forme du capitalisme que nous connaissons. J’irais même jusqu’à dire que, dans certains cas, les mouvements spécialisés dans l’accompagnement des cadres chrétiens peuvent ne pas donner tellement d’éléments en vue d’un discernement personnel et social suscitant des actions collectives, et risquent de contribuer à légitimer le statu quo. Il y a pourtant aujourd’hui matière – depuis les écarts abyssaux entre rémunérations jusqu’au fonctionnement incontrôlé des marchés financiers dérégulés ²⁰ – à un discernement critique interne (de la part des acteurs situés dans l’entreprise) aussi bien qu’externe (de ceux qui n’y appartiennent pas). 20. Voir Gaël GIRAUD et Cécile RENOUARD (éd.), 20 Propositions pour réformer le capitalisme, Paris, Flammarion (2009), nouvelle édition révisée 2012. 52 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - de Fontgalland Xavier - 82.66.207.23 - 08/11/2012 21h43. © Editions du Cerf REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE N 271 AMOUR ET JUSTICE DANS LA VIE ÉCONOMIQUE Document téléchargé depuis www.cairn.info - - de Fontgalland Xavier - 82.66.207.23 - 08/11/2012 21h43. © Editions du Cerf À partir de ce qui précède, le rôle de la théologie n’est pas seulement d’accompagner les pratiques des sujets, mais aussi les pratiques des institutions, de façon à pouvoir mieux soutenir la recherche des sujets en vue de transformations structurelles. Ce rôle est d’autant plus pressant qu’il s’agit de se demander si certaines manières de faire ressortissent de ce que la pensée sociale de l’Église, sous la plume de Jean-Paul II, a dénoncé comme des « structures de péché ²¹ ». Ne faut-il pas reconnaître que certains comportements d’individus, de groupes et d’organisations, répétés et non prohibés par la loi, sont porteurs de telles inégalités et de tels dommages qu’ils peuvent être désignés comme contraires à l’esprit évangélique et qu’il s’agit donc de les combattre, dans la mesure de ses moyens, refusant de demeurer sciemment et passivement solidaires d’un mal avéré ? De l’accompagnement personnel à l’action collective. Le but n’est pas seulement d’accompagner les personnes pour qu’elles soient mieux préparées personnellement à affronter les conflits inhérents à la vie professionnelle, ou pour qu’elles puissent agir de façon humaine et attentive avec leurs collaborateurs. On risque alors de ne traiter que les symptômes des pathologies de l’économie et de la finance contemporaines. Il faut aussi tenter d’identifier les causes pour se donner les moyens d’agir collectivement sur elles, et contribuer à un éveil des 21. JEAN-PAUL II, Sollicitudo Rei Socialis, 1987, dans Le Discours social de l’Église catholique de Léon XIII à Benoît XVI, documents réunis et présentés par le Ceras, Paris, Bayard, 2009. Le pape se situe dans le contexte de la confrontation entre Blocs marqués par des idéologies qui empêchent toute solidarité. Il insiste sur les conséquences collectives à long terme de la non-observance des Dix Commandements par des individus, comme par des peuples. Il décrit « la véritable nature du mal auquel on a affaire dans le problème du développement des peuples : il s’agit d’un mal moral, résultant de nombreux péchés qui produisent des structures de péché. Diagnostiquer ainsi le mal amène à définir avec exactitude, sur le plan de la conduite humaine, le chemin à suivre pour le surmonter. » (N 37, p. 801.) C’est la solidarité qui pourra vaincre « les mécanismes pervers » et les « structures de péché » (N 40, p. 806). 53 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - de Fontgalland Xavier - 82.66.207.23 - 08/11/2012 21h43. © Editions du Cerf AMOUR ET JUSTICE EN THÉOLOGIE : ACCOMPAGNER LA RECHERCHE DE « LA NOUVELLE ÉCONOMIE DU ROYAUME » Document téléchargé depuis www.cairn.info - - de Fontgalland Xavier - 82.66.207.23 - 08/11/2012 21h43. © Editions du Cerf consciences en vue d’une plus grande solidarité, d’une meilleure adéquation des institutions à la construction du Royaume de justice et de paix : la première pathologie est sans doute liée à notre aveuglement, notre refus de voir la réalité avec un point de vue différent, notamment celui des victimes, des laissés pour compte, des pauvres. À ce sommeil de nos facultés de percevoir et de juger est opposée, dans l’Évangile, l’attitude du veilleur (Luc 21). La « nouvelle économie » à promouvoir possède un statut double : elle est déjà là, en germe, et elle n’est pas encore. Elle est arrimée aux réalités dernières (le Royaume de justice et de paix, la vie du Christ en nous) tout en ouvrant à l’invention de chemins ad hoc, dans la complexité des réalités avant-dernières. Elle repose non seulement sur des décisions individuelles, mais sur la coordination d’efforts patients : il s’agit de faire fond sur l’émergence de capacités collectives, issues de la quête déterminée de nouvelles voies. La quête peut être solitaire, mais elle ne débouchera que grâce à sa diffusion, grâce à son essaimage et au relais pris par d’autres, et grâce à l’émergence de nouvelles ressources communes. Peuvent être ici mobilisées des pages d’Évangile, comme la guérison du paralytique (« voyant leur foi, il lui dit : tes péchés te sont pardonnés » Luc 5, 20), ou encore le parcours de l’évangile de Luc-Actes : le narrateur montre comment, après avoir formé ses apôtres (chap. 5 à 9), Jésus s’efface pour envoyer ses disciples en mission et les laisser donner pleinement leur mesure (chap. 10) ; le don de l’Esprit fait l’Église et crée des dynamiques de vie. La « nouvelle économie du Royaume » repose ainsi sur l’inversion des valeurs proposée par le Christ : le dessaisissement de soi pour l’autre, pour le Royaume, instaure une nouvelle qualité de relations, marquées par une joie inouïe et imprenable (Luc 10, 21). Pour celui, celle et ceux qui entrent dans ce mouvement, est proposée une mesure bien pleine, à l’aune unique qui est la sienne, mesure offerte à toute heure, comme l’exprime Christoph Theobald ²² : La découverte que Dieu engendre une multitude de fils sur les chemins de sa sainteté amène à renoncer à toute comparaison entre fils et témoins. Dieu n’est-il pas à la mesure de tant et de 22. Ch. THEOBALD, Le Christianisme comme style. Une manière de faire de la théologie en postmodernité, t. 2, Paris, Éd. du Cerf, « Cogitatio Fidei » 261, 2007, p. 796. 54 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - de Fontgalland Xavier - 82.66.207.23 - 08/11/2012 21h43. © Editions du Cerf REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE N 271 AMOUR ET JUSTICE DANS LA VIE ÉCONOMIQUE Document téléchargé depuis www.cairn.info - - de Fontgalland Xavier - 82.66.207.23 - 08/11/2012 21h43. © Editions du Cerf Une priorité constante est donnée à la relation et à la qualité de la relation, en fonction de laquelle toutes les institutions doivent s’ordonner. C’est bien dans l’accueil de la dynamis, de la force de vie proposée à chacun, que se dessinent des chemins individuels et collectifs qui seront ferments de transformation structurelle. Est-ce suffisant pour défaire les « structures de péché » ? Celles-ci résultent, dans la perspective de Sollicitudo Rei Socialis, de la conjonction de comportements contraires à l’Évangile, tels la soif exclusive du profit et la volonté de domination sur autrui, qui orientent et pervertissent l’organisation des institutions d’une façon qui s’oppose durablement au développement des individus et des peuples ; dans cette perspective, il s’agit bien de s’appuyer sur les capacités de transformation de la volonté et des passions, pour qu’elles s’orientent selon la recherche de la justice et de biens communs. L’action collective transformatrice est étroitement liée à la dynamis, au désir vivant à l’œuvre chez des personnes unies dans une visée commune. Le théologien comme passeur et comme mailleur. Quelle posture pour la théologie et pour le théologien ? Il s’agit sans doute de pouvoir être un pont, avec des spécialistes d’autres disciplines, entre les sujets et les institutions. Le théologien n’a pas de recettes ou de solutions toutes faites aux problèmes liés à l’organisation capitaliste ; en revanche, il peut offrir des critères très clairs de discernement, nourris par l’Écriture et par la pensée sociale de l’Église – ainsi, l’encyclique Caritas in Veritate, on l’a dit, rappelle très fortement la façon dont toute la sphère économique doit être orientée vers la recherche de la justice et du bien commun, faisant place à la gratuité et au don, et elle propose des pistes pour une traduction de ces principes dans des initiatives concrètes. Elle incite à un approfondissement juridique, économique et politique de ces questions ²³. De plus, le théologien peut inviter à entrer dans une démarche spirituelle 23. BENOÎT XVI, Encyclique Caritas in Veritate, 2009, n 36 : « La sphère économique n’est par nature ni éthiquement neutre ni inhumaine et antisociale. Elle appartient à la nature de l’homme et, justement parce qu’humaine, elle doit être structurée et organisée institutionnellement par une visée éthique ». 55 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - de Fontgalland Xavier - 82.66.207.23 - 08/11/2012 21h43. © Editions du Cerf tant de mesures humaines, devenues toutes, de ce fait, incomparables ? Document téléchargé depuis www.cairn.info - - de Fontgalland Xavier - 82.66.207.23 - 08/11/2012 21h43. © Editions du Cerf autant que « technique », qui concerne autant la personne que la communauté, et qui s’accompagne d’un engagement concret en vue d’une économie plus juste. Il s’agit de promouvoir une éthique économique et sociale qui fasse place à l’action collective, qui permette des débats de fond sur le fonctionnement de nos organisations, sur nos modèles de production, de consommation et d’échange, et finalement sur nos modes de vie. De ce point de vue, la recherche du théologien peut prolonger la réflexion du magistère ; par exemple, Caritas in Veritate se fait peu l’écho des problèmes liés au réchauffement climatique, aux impasses liées au maintien de la maximisation du profit comme objectif pour l’entreprise et au défi du passage à une économie « décarbonée ». La réflexion collective inspirée des principes évangéliques peut favoriser des prises de position engagées des chrétiens (dans les organisations économiques et dans les institutions ecclésiales) qui tirent les conséquences des principes de la pensée sociale de l’Église et de l’Évangile ²⁴ et s’inscrivent dans l’espace public, sans prétendre détenir la vérité, dans une recherche partagée avec d’autres, celle de « la nouvelle économie du Royaume ». La posture du théologien relève en ce sens d’un modèle dialogal, comme le suggère David Hollenbach ²⁵ à propos de la recherche interculturelle de biens communs : La poursuite du bien commun est dialogique. Les différences culturelles sont si importantes qu’une vision partagée du bien commun ne peut être obtenue que dans un processus progressif, par une rencontre profonde et un échange intellectuel entre traditions. Il est aussi dialogique parce qu’il considère l’engagement avec d’autres à travers les frontières des traditions comme étant lui-même une partie du bien humain. Appliqué à l’entreprise, le dialogue du théologien doit s’établir en premier lieu avec les conceptions de la justice présentes dans la théorie économique, dans la littérature en sciences de gestion et dans la vie des entreprises ; il doit favoriser l’acquisition d’une formation au débat et à la remise en cause de la doxa. Le théologien comme le philosophe peuvent offrir des 24. Voir Gaël GIRAUD et Cécile RENOUARD (éd.), op. cit. 25. David HOLLENBACH, The Common Good and Christian Ethics, New York, Cambridge University Press, 2002, p. 156. 56 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - de Fontgalland Xavier - 82.66.207.23 - 08/11/2012 21h43. © Editions du Cerf REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE N 271 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - de Fontgalland Xavier - 82.66.207.23 - 08/11/2012 21h43. © Editions du Cerf espaces de débat critique et politique, tout en désidéologisant ou dépolitisant certains sujets, sans leur enlever leur dimension politique, mais en passant les questions relatives au fonctionnement de l’économie et de la vie en entreprise au crible de critères de discernement éthique et spirituel. Ainsi, la critique externe, centrée sur la mise en évidence des principes, et relayée par des acteurs qui ne sont pas tous parties prenantes du jeu économique (de la production et des échanges), apporte des éléments de soutien à la critique interne, opérée de l’intérieur par les acteurs du système qui peuvent renvoyer à leurs pairs le miroir des dysfonctionnements des organisations dans lesquelles ils sont investis. Cette tâche est toujours à reprendre, à partir du discernement des signes des temps (Matthieu 16, 3 ; Luc 12, 56). Sans doute la théologie, comme ouverture à une dimension théologale, supra-éthique, ajoute-t-elle à la réflexion éthique, l’appel à inscrire sans cesse une surabondance, une démesure seule à même de défaire les spirales de violence, d’égoïsme et d’exclusion, dans nos organisations et institutions. Elle vient nous rappeler qu’aucune organisation économique ne deviendra plus juste sans que soit prise en compte la « brebis perdue » (Luc 15, 4-7) ; cela se fera par des normes (par exemple, en discutant l’adoption du principe du maximin ²⁶), mais toujours aussi, et peut-être d’abord, parce que certains auront vécu de la sainteté proposée par le Christ, celle qui met en œuvre attention et bonté radicale. Nous mesurons aujourd’hui l’étendue du champ à défricher, notamment, par exemple, quand nous regardons la responsabilité que portent les établissements scolaires et supérieurs – situés en référence à la foi chrétienne – vis-à-vis de la formation des futurs décideurs. Comment aider les jeunes à acquérir une conscience critique et solidaire, à cultiver un regard lucide face aux idoles de la carrière, de l’argent et du succès ? Le développement du secteur de l’économie sociale, ainsi que de multiples initiatives solidaires dans les entreprises classiques, sont un signe de la modification des représentations de la vie professionnelle désirable. Comment former des consciences 26. Maximin : principe de justice, dans la répartition des biens, qui consiste à maximiser la part des plus défavorisés : voir John RAWLS, Théorie de la justice (1971), Paris, Éd. du Seuil, 1987. 57 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - de Fontgalland Xavier - 82.66.207.23 - 08/11/2012 21h43. © Editions du Cerf AMOUR ET JUSTICE DANS LA VIE ÉCONOMIQUE Document téléchargé depuis www.cairn.info - - de Fontgalland Xavier - 82.66.207.23 - 08/11/2012 21h43. © Editions du Cerf fermes et aiguisées – des « non-conformistes transformés », selon l’heureuse expression de Martin Luther King ²⁷ – en vue de projets d’entreprises socialement utiles et porteurs de sens, en vue de la nouvelle économie du Royaume ? Le contexte économique actuel nous invite à agir, les uns envers les autres, en compagnons de route, en accompagnateurs lucides, pertinents et prophétiques : si nous ne le faisons pas, qui le fera ? Cécile Renouard, Centre Sèvres et ESSEC. 27. Martin Luther KING, La Force d’aimer (1963), trad. de Jean Bruls, Paris, Casterman, 6 éd., 1965, p. 25-36. 58 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - de Fontgalland Xavier - 82.66.207.23 - 08/11/2012 21h43. © Editions du Cerf REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE N 271