Le monde de Marcel Proust
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Le monde de Marcel Proust
Le monde de Marcel Proust Partie 1 C’était chez la Marquise de Sainte-Euverte… Musique Franz Liszt / Françoise d’Assise, la prédication aux oiseaux (extrait) C’était chez la Marquise de Saint‐Euverte, à la dernière des soirées où elle faisait entendre des artistes qui lui servaient ensuite pour ses concerts de charité. Swann s'était avancé, sur l'insistance de Mme de Saint‐Euverte, et s'était mis dans un coin où il avait malheureusement comme seule perspective deux dames déjà mûres assises l'une à côté de l'autre, la marquise de Cambremer et la vicomtesse de Franquetot, lesquelles, parce qu'elles étaient cousines, passaient leur temps dans les soirées, portant leurs sacs et suivies de leurs filles, à se chercher comme dans une gare et n'étaient tranquilles que quand elles avaient marqué, par leur éventail ou leur mouchoir, deux places voisines : Mme de Cambremer, comme elle avait très peu de relations, étant d'autant plus heureuse d'avoir une compagne, Mme de Franquetot, qui était, au contraire très lancée, trouvant quelque chose d'élégant, d'original, à montrer à toutes ses belles connaissances qu'elle leur préférait une dame obscure avec qui elle avait en commun des souvenirs de jeunesse. Musique Franz Liszt / Françoise d’Assise, la prédication aux oiseaux (extrait) Plein d'une mélancolique ironie, Swann les regardait écouter l'intermède de piano (« Saint François parlant aux oiseaux » de Liszt) et suivre le jeu vertigineux du virtuose, Mme de Franquetot anxieusement, les yeux éperdus comme si les touches sur lesquelles il courait avec agilité avaient été une suite de trapèzes d'où il pouvait tomber d'une hauteur de quatre‐vingts mètres, et non sans lancer à sa voisine des regards d'étonnement, de dénégation qui signifiaient : « Ce n'est pas croyable, je n'aurais jamais pensé qu'un homme pût faire cela», Mme de Cambremer, en femme qui a reçu une forte éducation musicale, battant la mesure avec sa tête transformée en balancier de métronome dont l'amplitude et la rapidité d'oscillations d'une épaule à l'autre étaient devenus telles qu'à tout moment elle accrochait avec ses solitaires les pattes de son corsage et était obligée de redresser les raisins noirs qu'elle avait dans les cheveux, sans cesser pour cela d'accélérer le mouvement. De l'autre côté de Mme de Franquetot, mais un peu en avant, était la marquise de Gallardon occupée à sa pensée favorite, l'alliance qu'elle avait avec les Guermantes et d'où elle tirait pour le monde et pour elle‐même beaucoup de gloire avec quelque honte, les plus brillants d'entre eux la tenant un peu à l'écart, peut‐ être parce qu'elle était ennuyeuse ou parce qu'elle était méchante, ou parce qu'elle était d'une branche inférieure, ou peut‐être sans aucune raison. Elle songeait en ce moment qu'elle n'avait jamais reçu une invitation ni une visite de sa jeune cousine la princesse des Laumes, depuis six ans que celle‐ci était mariée. Cette pensée la remplissait de colère, mais aussi de fierté ; car, à force de dire aux personnes qui s'étonnaient de ne pas la voir chez Mme des Laumes, que c'est parce qu'elle aurait été exposée à y rencontrer la princesse Mathilde ‐ ce que sa famille ultralégitimiste 1 ne lui aurait jamais pardonné, ‐ elle avait fini par croire que c'était en effet la raison pour laquelle elle n'allait pas chez sa jeune cousine. Elle se rappelait pourtant qu'elle avait demandé plusieurs fois à Mme des Laumes comment elle pourrait faire pour la rencontrer, mais ne se le rappelait que confusément et d'ailleurs neutralisait, et au‐delà, ce souvenir un peu humiliant en murmurant : « Ce n'est tout de même pas à moi à faire les premiers pas, j'ai vingt ans de plus qu'elle. »[…] Or, la princesse des Laumes qu'on ne se serait pas attendu à voir chez Mme de Saint‐Euverte, venait précisément d'arriver. Pour montrer qu'elle ne cherchait pas à faire sentir dans un salon, où elle ne venait que par condescendance, la supériorité de son rang, elle était entrée en effaçant les épaules là même où il n'y avait aucune foule à fendre et personne à laisser passer, restant exprès dans le fond, de l'air d'y être à sa place, comme un roi qui fait la queue à la porte d'un théâtre tant que les autorités n'ont pas été prévenues qu'il est là ; et, bornant simplement son regard ‐ pour ne pas avoir l'air de signaler sa présence et de réclamer des égards ‐ à la considération d'un dessin du tapis ou de sa propre jupe, elle se tenait debout à l'endroit qui lui avait paru, le plus modeste (et d'où elle savait bien qu'une exclamation ravie de Mme de Saint‐Euverte allait la tirer dès que celle‐ci l'aurait aperçue), à côté de Mme de Cambremer qui lui était inconnue. Musique Chopin / Prélude opus 28 n°7 Le pianiste ayant terminé le morceau de Liszt et ayant commencé un prélude de Chopin, Mme de Cambremer lança à Mme de Franquetot un sourire attendri de satisfaction compétente et d'allusion au passé. Mme de Cambremer jeta un regard furtif derrière elle. Elle savait que sa jeune bru méprisait Chopin et souffrait quand elle en entendait jouer. Mais loin de la surveillance de cette wagnérienne qui était plus loin avec un groupe de personnes de son âge, Mme de Cambremer se laissait aller à des impressions délicieuses. La princesse des Laumes les éprouvait aussi. Sans être par nature douée pour la musique, elle avait reçu il y a quinze ans les leçons qu'un professeur de piano du faubourg Saint‐Germain, femme de génie qui avait été à la fin de sa vie réduite à la misère, avait recommencé, à l'âge de soixante‐dix ans, à donner aux filles et aux petites‐filles de ses anciennes élèves. Elle était morte aujourd'hui. Mais sa méthode, son beau son, renaissaient parfois sous les doigts de ses élèves, même de celles qui étaient devenues pour le reste des personnes médiocres, avaient abandonné la musique et n'ouvraient presque plus jamais un piano. Aussi Mme des Laumes put‐elle secouer la tête, en pleine connaissance de cause, avec une appréciation juste de la façon dont le pianiste jouait ce prélude qu'elle savait par cœur. La fin de la phrase commencée chanta d'elle‐même sur ses lèvres. Et elle murmura « C’est toujours charmant », avec un double ch au commencement du mot qui était une marque de délicatesse et dont elle sentait ses lèvres si romanesquement froissées comme une belle fleur, qu'elle harmonisa instinctivement son regard avec elles en lui donnant à ce moment là une sorte de sentimentalité et de vague. Cependant Mme de Gallardon était en train de se dire qu'il était fâcheux qu'elle n'eût que bien rarement l'occasion de rencontrer la princesse des Laumes, car elle souhaitait lui donner une leçon en ne répondant pas à son salut. Elle ne savait pas que sa cousine fût là. Un mouvement de tête de Mme de Franquetot la lui découvrit. Aussitôt elle se précipita vers elle en dérangeant tout le monde ; mais, désireuse de 2 garder un air hautain et glacial qui rappelât à tous qu'elle ne désirait pas avoir de relations avec une personne chez qui on pouvait se trouver nez à nez avec la princesse Mathilde et au‐devant de qui elle n'avait pas à aller car elle n'était pas « sa contemporaine », elle voulut pourtant compenser cet air de hauteur et de réserve par quelque propos qui justifiât sa démarche et forçât la princesse à engager la conversation ; aussi une fois arrivée près de sa cousine, Mme de Gallardon, avec un visage dur, une main tendue comme une carte forcée, lui dit : « Comment va ton mari ?» de la même voix soucieuse que si le prince avait été gravement malade. La princesse, éclatant d'un rire qui lui était particulier et qui était destiné à la fois à montrer aux autres qu'elle se moquait de quelqu'un et aussi à se faire paraître plus jolie en concentrant les traits de son visage autour de sa bouche animée et de son regard brillant, lui répondit : ‐ Mais le mieux du monde ! Et elle rit encore. Cependant tout en redressant sa taille et refroidissant sa mine, inquiète encore pourtant de l'état du prince, Mme de Gallardon dit à sa cousine : ‐ Oriane (ici Mme des Laumes regarda d'un air étonné et rieur un tiers invisible vis‐ à‐vis duquel elle semblait tenir à attester qu'elle n'avait jamais autorisé Mme de Gallardon à l'appeler par son prénom), je tiendrais beaucoup à ce que tu viennes un moment demain soir chez moi entendre un quintette avec clarinette de Mozart. Je voudrais avoir ton appréciation. Elle semblait non pas adresser une invitation, mais demander un service, et avoir besoin de l'avis de la Princesse sur le quintette de Mozart, comme si ç'avait été un plat de la composition d'une nouvelle cuisinière sur les talents de laquelle il lui eût été précieux de recueillir l'opinion d'un gourmet. ‐ Mais je connais ce quintette, je peux te dire tout de suite... que je l'aime ! ‐ Tu sais, mon mari n'est pas bien, son foie..., cela lui ferait grand plaisir de te voir, reprit Mme de Gallardon, faisant maintenant à la princesse une obligation de charité de paraître à sa soirée.[…] ‐Ecoute je vais te dire, dit‐elle à Mme de Gallardon il faut demain soir que j’aille chez une amie qui m’a demandé mon jour depuis longtemps. Si elle nous emmène au théâtre, il n’y aura pas avec la meilleure volonté, possibilité que j’aille chez toi ; mais si nous restons chez elle, comme je sais que nous serons seuls, je pourrai la quitter. ‐ Tiens, tu as vu ton ami M. Swann ? ‐ Mais non, cet amour de Charles, je ne savais pas qu’il fût là, je vais tâcher qu’il me voie.[…} ‐ Oriane, ne te fâche pas, repris Mme de Gallardon qui ne pouvait jamais s’empêcher de sacrifier ses plus grandes espérances sociales et d’éblouir un jour le monde, au plaisir, obscur et privé, de dire quelque chose de désagréable, il y a des gens qui prétendent que ce Swann, c’est quelqu’un qu’on ne peut recevoir chez soi, est‐ce vrai ? ‐ Mais… mais tu dois bien le savoir que c’est vrai, répondit la princesse des Laumes, puisque tu l’as invité cinquante fois et qu’il n’est jamais venu. Et quittant sa cousine mortifiée, elle éclata de nouveau d’un rire qui scandalisa les personnes qui écoutaient la musique, mais attira l’attention de Mme de Saint‐ Euverte, restée par politesse près du piano et qui aperçut alors seulement la princesse. ‐ Mais comment, princesse, vous étiez là ? ‐ Oui, je m'étais mise dans un petit coin, j'ai entendu de belles choses. 3 ‐ Comment, vous êtes là depuis déjà un long moment ! ‐ Mais oui, un très long moment qui m’a semblé très court, long seulement parce que je ne vous voyais pas . Mme de Saint‐Euverte voulut donner son fauteuil à la princesse qui répondit : ‐ Mais pas tout ! Pourquoi ? Je suis bien n’importe où ! Et, avisant avec intention, pour mieux manifester sa simplicité de grande dame, un petit siège sans dossier ‐ Tenez, ce pouf, c'est tout ce qu'il me faut. Cela me fera tenir droite. Oh ! mon Dieu, je fais encore du bruit, je vais me faire conspuer. Cependant le pianiste redoublant de vitesse, l’émotion musicale était à son comble, un domestique passait des rafraîchissements sur un plateau et faisait tinter des cuillers et, comme chaque semaine, Mme de Saint‐Euverte lui faisait, sans qu'il la vît, des signes de s'en aller. Une nouvelle mariée, à qui on avait appris qu’une jeune femme ne doit pas avoir l'air blasé, souriait de plaisir, et cherchait des yeux la maîtresse de maison pour lui témoigner par son regard sa reconnaissance d'avoir « pensé à elle » pour un pareil régal. Pourtant, quoique avec plus de calme que Mme de Franquetot, ce n'est pas, sans inquiétude qu'elle suivait le morceau ; mais la sienne avait pour objet, au lieu du pianiste, le piano sur lequel une bougie tressautant à chaque fortissimo risquait, sinon de mettre le feu à l'abat‐jour, du moins de faire des taches sur le palissandre. A la fin elle n'y tint plus et escaladant les deux marches de l’estrade sur laquelle était placé le piano, se précipita pour enlever la bobèche. Mais à peine ses mains allaient‐elles la toucher que sur un dernier accord, le morceau finit et le pianiste se leva. Néanmoins l'initiative hardie de cette jeune femme, la courte promiscuité qui en résulta entre elle et l’instrumentiste, produisirent une impression généralement favorable. ‐ Vous avez remarqué ce qu'a fait cette personne princesse, dit le général de Froberville à la princesse des Laumes qu’il était venu saluer et que Mme de Sainte‐ Euverte quitta un instant. C’est curieux. Est‐ce donc une artiste ? ‐ Non, c’est une petite Mme de Cambremer, répondit étourdiment la princesse et elle ajouta vivement : « Je vous répète ce que j’ai entendu dire, je n'ai aucune espèce de notion de qui c'est, on a dit derrière moi que c'étaient des voisins de campagne de Mme de Saint‐Euverte, mais je ne crois pas que personne les connaisse. Ca doit être « des gens de la campagne» ! Du reste, je ne sais pas si vous êtes très répandu dans la brillante société qui se trouve ici, mais je n'ai pas idée du nom de toutes ces étonnantes personnes. A quoi pensez vous qu'ils passent leur vie en dehors des soirées de Mme de Saint‐Euverte ? Elles a du les faire venir avec les musiciens, les chaises et les rafraîchissements. Avouez que ces « invités de chez Belloir» sont magnifiques. Est‐ce que vraiment elle a le courage de louer ces figurants toutes les semaines ? Ce n'est pas possible ! » ‐ Ah ! Mais Cambremer, c'est un nom authentique et ancien, dit le général. ‐ Je ne vois aucun mal à ce que ce soit ancien, répondit sèchement la princesse, mais en tous cas ce n’est pas euphonique ajouta‐t‐elle en détachant le mot euphonique comme s'il était entre guillemets, petite affectation de débit qui était particulière à la coterie Guermantes. Du côte de chez Swann, pp.328338, La Pléïade Musique Chopin / Polonaise opus 26 n°1 4 Partie II Dîner hier chez les Daudet… Fermez les yeux ... vous êtes à Paris, en 1895, au 31 de la rue de Bellechasse, et vous assistez à un des fameux « jeudis » organisés par Alphonse Daudet et sa femme Julia ; les convives sont rassemblés autour de la table, parlent, mangent et boivent gaiement ; parmi eux... Marcel Proust. Il a 24 ans ; c'est un jeune homme très brun, d'une élégance bizarre, à la fois raffinée, anachronique et désinvolte. Son nom commence à être connu dans les milieux mondains et littéraires, car il a déjà publié quelques études dans La Revue Blanche, écrit des articles dans des journaux tels que Le Gaulois. Il termine sa licence de philosophie, s'intéresse à la littérature, à la peinture, à la musique, et mène l'existence d'un jeune homme libre, réputé dans les salons pour sa gentillesse, son extrême amabilité, sa façon de parler inimitable, sa grande culture ; on le prend sans doute pour un jeune homme banal, un lettré oisif, sans prêter attention au regard perçant, scrutateur et plein d'ironie qu'il porte sur le monde qui l'entoure ... C’est Reynaldo Hahn qui a demandé à Madame Julia Daudet d’inviter Marcel Proust. Après la soirée, Marcel écrit à Reynaldo... Dîner hier chez les Daudet avec mon petit genstil, M. de Goncourt, Coppée, M. Philipe, M. Vacquer. Constaté avec tristesse 1° l'affreux matérialisme, si extraordinaire chez des gens « d'esprit ». On rend compte du caractère, du génie par les habitudes physiques de la race. Différences entre Musset, Baudelaire, Verlaine expliquées par la qualité des alcools qu'ils buvaient, caractère de telle personne par sa race (antisémitisme). 2° aucun d'eux (je mets tout le temps en dehors Reynaldo dans l'esprit duquel je ne cesse d'admirer toutes les nuances de la vérité, aussi exactement et aussi subitement que toutes les nuances du ciel dans la mer) aucun d’eux n'entend rien aux vers. Une comparaison de Daudet entre Musset et Baudelaire est vraie à peu près comme si on disait à quelqu'un qui ne connaîtrait ni Mme Straus ni ma concierge : Mme Straus a des cheveux noirs des yeux noirs, le nez un peu gros, les lèvres rouges, la taille assez belle - et de ma concierge la même chose et qui dirait - mais elles sont pareilles. 3° Phrases de Daudet extrêmement Daudet, esprit d'observation et qui pourtant sent le renfermé, un peu vulgaire et trop prétentieux malgré une extrême finesse. 4° Mme Daudet charmante, mais combien bourgeoise. Un malheureux jeune homme arrive, ne connaissant que son fils qui n'était pas là. Elle a tout fait, malgré elle sans doute, pour le glacer, au bout de cinq minutes il était l’« intrus », et de temps en temps elle disait, je ne connais pas Monsieur je le vois pour la première fois. À moi déjà la première fois qu'allant la voir je la remerciais de m'y avoir autorisé elle me répondait : « M. Hahn me l'avait demandé » mot énorme ! L'aristocratie qui a bien ses défauts aussi reprend ici sa vraie supériorité, où la science de la politesse et l'aisance dans l'amabilité peuvent jouer cinq minutes le charme le plus exquis, feindre une heure la sympathie, la fraternité. Lettre à Reynaldo Hahn, mi novembre 1895 5 Certains salons sont intimes, un peu réservés, des bonbonnières où une femme de qualité entretient autour d’elle le bruissement des visiteurs amis. Ainsi est le salon de Laure Hayman, belle à croquer et donc courtisée. Son salon est peuplé de soupirants et d’amants ceux que Marcel Proust nomme avec ironie « ses Saxes ». A Laure Hayman, début novembre 1892 Ce mercredi matin « Chère amie, chères délices, Voici quinze chrysanthèmes, douze pour vos douze quand ils seront fanés, trois pour compléter les douze vôtres ; j’espère que les tiges seront excessivement longues comme je l’ai recommandé. Et que ces fleurs, fières et tristes comme vous, fières d’être belles, tristes que tout soit bête – vous plairont. Je vous remercie encore de votre gentille pensée pour moi. Cela m’aurait tant amusé d’aller à cette fête dix‐huitième siècle, de voir ces jeunes gens que vous dites spirituels et charmants unis dans l’amour de vous. Comme je les comprends ! Qu’une femme simplement désirable, simple objet de convoitise ne puisse que diviser ses adorateurs, les exaspérer les uns contre les autres, c’est bien naturel. Mais quand une femme comme une œuvre d’art nous révèle ce qu’il y a de plus raffiné dans le charme, de plus subtil dans la grâce, de plus divin dans la beauté, de plus voluptueux dans l’intelligence, une commune admiration pour elle réunit, fraternise. On est coreligionnaire en Laure Hayman. Et comme cette divinité est très particulière, que son charme n’est pas accessible à tout le monde, qu’il faut pour le saisir des goûts assez raffinés, comme une initiation du sentiment et de l’esprit, il est bien juste qu’on s’aime entre fidèles, qu’on se comprenne entre initiés. Aussi votre étagère de Saxes (presque un autel) me paraît‐elle une des choses les plus charmantes qu’on puisse voir ‐ et qui ont dû le plus rarement exister depuis Cléopâtre et Aspasie. Aussi je propose d’appeler ce siècle–ci le siècle Laure Hayman, dynastie régnante celle des Saxes – Me pardonnerez‐vous toutes ces folies et me permettrez‐vous après mon examen d’aller vous porter mes tendres respects. Marcel Proust P.‐S.‐ En y réfléchissant, je serais assez gêné d’aller dans le foutoir de vos Saxes. Si cela vous était égal j’aimerais mieux voir chez vous en visite celui que je désire surtout voir. Comme cela s’ils me trouvent ennuyeux, ils ne me trouveront pas indiscret. Et je n’aurai pas à craindre de vengeances ducales ou comtales pour avoir dérangé des Saxes. » Proust correspondance par Jérôme Picon, GF, Flammarion p.51 Si les salons sont pour Marcel Proust des lieux d’étude et d’observation, il finit néanmoins par apparaître terriblement snob. Misia Sert dans une lettre ose lui poser la question: « Etes-vous snob M. Proust ? ». Voici sa réponse. 6 5 juin 1913 « Madame, Hélas votre lettre datée mercredi m’est venue ici qu’aujourd’hui jeudi et on n’est entré dans ma chambre que ce soir à neuf heures. Je ne pouvais donc plus vous prévenir à temps. J’ai eu tant de regrets, la similitude des circonstances – ballets russes, souper chez vous – rend plus vivants les souvenirs chers et fait presque croire à une sorte de récidive du bonheur. Il n’est pas jusqu’à cette phrase « Etes‐vous snob ? » qui m’avait paru bien stupide la première fois et que je sens que je finirai par aimer, parce que je vous l’ai entendu dire. En soi elle n’a aucun sens ; si dans les très rares amis qui continuent par habitude à venir demander de mes nouvelles il passe ça et là encore un duc ou un prince ils sont largement compensés par d’autres amis dont l’un est valet de chambre et l’autre chauffeur d’automobile et que je traite mieux. Ils se valent d’ailleurs. Les valets de chambre sont plus instruits que les ducs et parlent un joli français, mais ils sont plus pointilleux sur l’étiquette et moins simples, plus susceptibles. Tout compte fait ils se valent. Le chauffeur a plus de distinction. Mais enfin cette phrase « Etes‐vous snob ? » m’a plu comme une robe de l’an dernier parce que je vous y ai trouvé jolie. Mais je vous assure que la seule personne dont la fréquentation pourrait faire dire que je suis snob, c’est vous. Et ce ne serait pas vrai. Et vous serez la seule à croire que je vous fréquente par vanité plutôt que par admiration. Ne soyez pas si modeste. Bien respectueusement vôtre. » Lettre à Mme Edwards jeudi soir 5 juin 1913 Musique Georges Bizet / Le gascon Pendant trente années Proust échangea une correspondance avec Geneviève Halévy. Veuve de George Bizet elle épouse l’avocat Emile Straus et tint un salon très recherché par le monde du théâtre, de la presse et de la littérature. Fin mai 1911 « Chère Madame Straus, Je vous écris au milieu d’une crise tellement effroyable que proférer un son au téléphone ou autrement me serait matériellement impossible. Je suis très malheureux de ne point vous voir et deux ou trois autres personnes. Mais sans cela les gens me plaignent de choses qui ne sont pas si tristes et dont la plus cruelle leur semble être d’être obligé de rester sans les voir. Or rien de plus charmant. D’autant plus que ceux que j’ai entraperçus le soir où je suis sorti pour aller à Saint Sébastien, m’ont parus très empirés. Les plus gentils ont versé dans l’intelligence, et hélas pour les gens du monde l’intelligence, je ne sais pas comment ils font, n’est qu’un multiplicateur de la bêtise, qui l’amène à une puissance, à un éclat inconnus. les seuls possibles sont ceux qui ont eu l’esprit de rester bêtes. Si je vais mieux j’irai à Cabourg et cette année, la dernière, je serai encore raisonnable pour travailler. Mais si le Palace de Trouville était aussi confortable avec des murs aussi épais je pourrais peut‐être aller plutôt là pour être plus près des Mûriers. Adieu Madame, a bientôt votre respectueux ami. » Marcel Proust Lettre fin mai 1911 Correspondance par Picon. P 177 7 Laissons à présent Céleste Albaret, la gouvernante de Marcel Proust, donner ses impressions sur les liens qui s’étaient établis entre Proust, Mme Straus et la célèbre comtesse de Greffulhe. « La comtesse Greffulhe était une autre grande admiration de celui qu’on appelait partout « le petit Proust », quand ce n’était pas « le petit Marcel », par manière de s’étonner de le voir reçu dans tant de salons, si jeune, et sans doute de l’en jalouser. Pourtant, il n’y a jamais eu entre la comtesse et lui, le genre d’extraordinaire intimité d’esprit qu’il avait avec Mme Straus. La Comtesse Greffulhe, c’étaient surtout les rencontres mondaines et le plaisir des yeux. C’était une Caraman‐ Chimay ; pour réparer la demi‐ruine de sa famille, elle avait épousé l’immense fortune du comte. On croisait chez elle le meilleur du faubourg Saint‐Germain, du Jockey‐Club et de la Diplomatie. Quand M. Proust m’en parlait, c’étaient des alignements de princes et de princesses, de ducs et de duchesses et c’étaient des fêtes et des réceptions comme il n’en a plus existé à partir de la guerre de 1914, et comme il n’en existera sûrement plus – toute une société et toute une forme de vie qui s’en allaient déjà, et qui sont bien parties. Musique Erik Satie / Poudre d’or (extrait) Il me parlait du luxe inouï, de la domesticité, des fleurs, des tableaux, des lustres, des toilettes, des bijoux, des voitures attelées qui encombraient tout le quartier, en déposant et en attendant les invités. ‐ C’est incroyable de magnificence, Céleste, avec parfois de ces excentricités !… Il y rêvait en évoquant, bien qu’il n’approuvât pas tout. ‐ Figurez‐vous qu’un soir à un dîner de Mme Straus, un homme est venu avec son singe revêtu du plastron et de l’habit au complet. Outre que je n’aime pas les bêtes, c’était indécent et de mauvais goût. Et chez Mme Greffulhe, pour une fête costumée, j’ai vu deux lionceaux attelés à de petites charrettes contenant les accessoires du cotillon, et que conduisait quatre des quarante‐ cinq domestiques de la comtesse en grande livrée à la française. J’ai trouvé cela un peu outré aussi : d’ailleurs les lionceaux avaient beau être apprivoisés, cela ne les a pas empêchés d’arracher un bras au concierge le lendemain. Mais il ne fait aucun doute qu’il avait un grand faible pour Mme Greffuhle. ‐ Voyez‐vous Céleste, c’est l’aveu que je peu faire aujourd’hui, m’a‐t‐il dit une nuit. Je crois que dès la première fois que je l’ai aperçue, j’ai été totalement séduit. Elle avait une race, une classe, une allure, un port de tête et de cou !… Et quelle façon de coiffer son oiseau de paradis dans ses cheveux ! Unique ! » Céleste Albaret p.192‐193 Musique Camille Saint-Saëns / Hémiones 8 Partie III M. De Montesquiou est à Paris ! Le Comte Robert de Montesquiou-Fezensac, a exercé sur Proust une grande fascination, même si celui-ci ne pouvait s’empêcher de voir les travers du personnage. Céleste Albaret fut le témoin privilégié des rapports complexes entre les deux hommes. Dans ses souvenirs, elle donne peut-être quelques clefs pour mieux comprendre les liens qui les unissaient malgré tout... « Montesquiou avait une très grande culture, et c’était le genre de choses qu’admirait toujours Proust. Il était aussi d’une grande intelligence – « même si le soleil de sa vanité et de son orgueil empêchait souvent qu’on la voie » disait M. Proust. (...) Il me disait aussi : ‐ Il a de la race, de la classe et de la réplique. Il me parlait aussi de son élégance, qui avait été très tapageuse autrefois – il lui était arrivé de s’habiller tout en blanc avec une fleur en guise de cravate – mais qui s’était considérablement assagi avec l’âge : il ne portait plus que du noir ou du gris d’excellente coupe.(…) Quand il prenait un volume des vers de Montesquiou dans la bibliothèque du petit salon, il mettait toujours un peu d’ironie en me les déclamant.» Céleste Albaret p305-306 Le 6 mars 1905, à la suite d’un goûter organisé par ses soins, Marcel Proust écrit à Robert de Montesquiou… Cher Monsieur, Je rentre… j’aperçois sur mon bougeoir une lettre… votre écriture… Timbre de Paris ! – Alors, premier mouvement, rien que de l’égoïsme (qui peut devenir de la férocité) du maître de maison (je l’étais encore un peu quelques heures après les chandelles éteintes). « M. de Montesquiou est à Paris ! » J’aurais pu, peut’être, l’avoir, à ma fête ! Peut’être il serait venu ! Cette réunion en aurait eu un éclat, un prix unique. Et il est trop tard. Ce n’est plus possible, la fête est finie depuis deux heures et les gens sont rentrés chez eux. Alors malédictions mentales respectueuses à Madame de Clermont‐Tonnerre qui m’avait dit que vous n’étiez pas revenu, à Lucien qui m’avait dit que vous étiez à Artagnan, à vous qui m’aviez dit que vous partiez jusqu’au printemps. Malgré ce que vous m’aviez dit quand j’ai décidé ce goûter j’ai écrit à Madame de Clermont‐Tonnerre pour savoir si vous reveniez. Elle m’avait répondu : non. J’avais demandé à Lucien qui m’avait dit : Mais non, j’ai une lettre de M. de Montesquiou d’hier et il ne me parle pas de retour. Et puis surtout j’étais tellement fait à l’idée que vous restiez jusqu’au printemps, l’idée contraire n’aurait été acceptée que sur preuves. Toutes ces pensées en voyant votre enveloppe datée de Paris, de pure rage, fureur prédominante du maître de maison frustré de sa gloire. Aucune pensée admirable, respectueuse, ou tendre pour vous. Tout vu sous l’angle « matinée », en voyant filer le gros turbot qu’on aurait pu servir à ses invités, en le voyant filer à travers la vitre de l’aquarium du trop tard : « je m’appelle ce qui aurait pu être, je m’appelle ce qui aurait pu être et ce qui n’a pas été ». – Gros turbot 9 par l’importance mais aussi assez littéralement, gros et rosé. Car maintenant il y a un M. De Montesquiou d’Artagnan, gras, très rosé, je ne dis pas faisant sa chattemite. Et naturellement comme le goûter était donné en grande partie pour le jeune ménage Clermont Tonnerre, tous deux exquis, mais qui ne sont venus ni l’un ni l’autre ! la première pensée avait été : quel malheur que M. de Montesquiou ne soit pas ici. Toujours en regardant l’enveloppe : J’allais pas trop mal pendant huit jours et M. de Montesquiou était à Artagnan. Je suis maintenant horriblement mal et il est ici , et je ne le verrai pas. Je ne le vois pas maintenant une fois en deux ans. Et puis j’ouvre la lettre et l’en tête me fait faire en une seconde quatre cents kilomètres ce qui est étourdissant. Et je trouve de plus en plus que vous êtes l’Aladin dont vous prîtes un jour, en certain bal costumé, les habits et dont vous avez gardé l’âme poétiquement et despotiquement farceuse, les grands jeux d’imagination réalisés. Alors où êtes‐vous ? Je vous sens à la fois à Artagnan et à Paris, une ubiquité de Pan. […] Tout de même la lettre, peut’être écrite à Artagnan et mise à Paris, peut’être le contraire, qui saura jamais, est assez troublante. Et maintenant Dieu sait quand je vous reverrai. Marcel Proust Je vais mettre sur l’enveloppe en y donnant tout son sens incertain, ici mystérieux, « faire suivre en cas d’absence ! » A Robert de Montesquiou 6 mars 1905 pp. 311-312 Musique Gabriel Fauré / Pavane A la duchesse de Clermont-Tonnerre, le 20 février 1922 « Madame, on m’a dit que presque seule de ses amies vous étiez à l’enterrement du pauvre Montesquiou. Je dis pauvre Montesquiou, bien que tout me persuade qu’il n’est pas mort et que dans ces funérailles à la Charles Quint, le cercueil heureusement était vide. C’est ce qui me fait attendre pour écrire l’étude que je compte lui consacrer. Je ne l’avais pas revu depuis longtemps, mais il m’écrivait les lettres les plus gentilles et j’avais tâché de lui faire un plaisir, comme il m’avait dit qu’il était malade. C’était la publication par une revue de morceaux qu’il jugeait avec raison injustement négligés. Malheureusement il était l’homme du monde à qui il était le plus difficile de faire plaisir. Vingt‐quatre heures après il avait brusquement changé d’avis, et m’écrivait une lettre délicieuse pour moi mais terrible contre le directeur de la revue que j’avais pourtant forcé aux formes les plus déférentes. Puis il m’envoya son dernier livre ; j’étais trop souffrant pour lui dire combien je l’aimais, et si contre toute attente il était vraiment mort, je ne me consolerais pas de ne pas le lui avoir exprimé à temps. Mais, encore une fois, j’ai toute les raisons de croire à un dernier tour magistralement exécuté par ce merveilleux metteur en scène. Adieu Madame, j’ai trop à vous dire et trop peu de forces pour prolonger. Veuillez agréer mes admiratifs et respectueux hommages. » Marcel Proust. Lettre à la duchesse de Clermont Tonnerre pp. 1074‐1075 Musique Gabriel Fauré / Pavane 10 Partie IV Malgré ma fatigue et ma hâte… à Albert Nahmias 21 août 1912 Cher ami, Malgré ma fatigue et ma hâte à être prêt pour un dîner auquel je ne peux manquer ce soir, je tiens à vous écrire ce mot pour que, si vous appreniez que je vais réunir ces jours-ci les jeunes gens de Cabourg et autres, vous ne puissiez pas, avant mes explications, voir dans le fait de ne pas vous inviter, une preuve mesquine de ressentiment aussi indigne de vous que, j’ose le dire, de moi. Vous savez qu’un petit fait, si insignifiant qu'il soit, peut souvent, quand il amène la sursaturation d'un état invisible mais surchargé, prendre une grande importance. Je n’étais pas bien hier, mais comme vous m'aviez donné rendez-vous entre six et sept sur la digue, et que je pensais que peut-être vous hâtiez votre retour de Deauville pour cela, mort ou vif j'y serais allé. Et de plus, ayant su que de jolies personnes d'Houlgate étaient à Cabourg, j'ai usé de ruse pour les garder afin de vous distraire par là. Naturellement vous n'êtes pas venu, vous n'avez pas jugé à propos de me prévenir, ni même de me faire savoir si Helleu était parti (ce qui n’a pas d'importance, car j'ai envoyé Nicolas à Trouville et il en a parlé avec lui). Si ma lettre n'avait pas simplement pour but de ménager votre amour-propre, par égard pour l'amitié si profonde et si vraie que j'ai eue pour vous, elle n'en aurait aucun. Car je sais que vous n'êtes pas perfectible. Vous n'êtes même pas en pierre, qui peut être sculptée si elle a la chance de rencontrer un sculpteur (et vous pourriez en rencontrer de plus grands que moi, mais je l'eusse fait avec tendresse), vous êtes en eau, en eau banale, insaisissable, incolore, fluide, sempiternellement inconsistante, aussi vite écoulée que coulée. On peut vous regarder passer pour les gens que cela amuse, quotidien, sans « moi ». On ne peut pas faire davantage. Moi qui ai eu pour vous une affection vive, cela me donne envie tantôt de bâiller, tantôt de pleurer, quelquefois de me noyer. Excusez-moi donc de quitter à tout jamais ses rives. Je vous ai deviné, votre vraie nature, le jour où vous m'avez dit avec cette énergie : « Mais je ne peux pas, puisqu'il y a le raout Foucart. » Mais on veut toujours espérer, on n'aime pas s'être trompé. Et si gentiment, trop gentiment, car mieux valait les lilas non fleuris d'alors que l'infecte odeur des lilas pourris d'aujourd'hui, vous m'avez peint votre caractère si différent. Et de fait cette amitié (je parle de la mienne) que je croyais si fragile, je l'ai sentie solide comme rarement. Vous êtes un des seuls que je vis cette année. Vous pouvez dire que vous êtes passé à côté d’une fameuse possibilité d’amitié, et que vous l’avez gâchée. Vous n'êtes même pas capable de venir sur la digue à sept heures ! Et moi, pour qui cela représente tant de fatigue etc., j'en ai tout l'ennui. Je suis trop fatigué pour revoir un ami qui même matériellement, en manquant les rendez-vous, etc., soit une cause d'énervement et de fatigue. J'ai besoin d'amis qui m'en épargnent, et non qui m'en ajoutent. Mon cher ami, par pitié pour ma santé, ne cherchez pas le leurre d'une réconciliation que vous n'êtes pas capable de tenir même un mois. Ce que vous appelez vos chagrins, ce sont tout simplement ce que vous croyez des plaisirs, une sauterie, une partie de golf, etc. Un jour je peindrai ces caractères qui ne sauront jamais, même à un point de vue vulgaire, ce que c'est que l'élégance, prêt pour un bal, d'y renoncer pour tenir compagnie à un ami. Ils se croient par là mondains et 11 sont le contraire. Je n'ai plus le temps d'écrire une ligne et je vous quitte une fois pour toutes. Mais je veux en finissant vous dire que je ne veux pas que vous croyiez que je vous dis cela d'un cœur léger ; j'ai eu, je vous le dis parce que je pense que cela vous fait plaisir et vous donne quelque orgueil, beaucoup de chagrin ; et mon cœur n'est pas de ceux qui sans un serrement amer mettent à l'imparfait, au passé, ce qui (même souvent un simple objet) fut comme vous le fûtes la prédilection de leur présent et l'espérance de leur avenir. Renvoyez-moi cette lettre, et laissez-moi ici vous serrer la main en ami. Marcel. Musique Claude Debussy / Des pas sur la neige La disparition d’Alfred Agostinelli dans un accident d’aviation laisse une grande douleur, dont Marcel Proust fait part à Reynaldo Hahn. Cher Reynaldo, 24 octobre 1914 Je vous remercie de votre lettre impérissable monument de bonté et d’amitié.[…]. Mon cher petit vous êtes bien gentil d’avoir pensé que Cabourg avait dû m’être pénible à cause d’Agostinelli. Je dois avouer à ma honte qu’il ne l’a pas été autant que j’aurai cru et ce voyage a plutôt marqué une première étape de détachement de mon chagrin, étape après laquelle j’ai rétrogradé, une fois revenu, vers les souffrances premières. Mais enfin à Cabourg, sans cesser d’être aussi triste ni d’autant le regretter, il y a eu des moments, peut’être des heures, où il avait disparu de ma pensée. Mon cher petit, ne me jugez pas trop mal par là (si mal que je me juge moi‐ même !). Et n’en augurez pas un manque de fidélité dans mes affections, comme moi j’ai eu le tort de l’augurer pour vous quand je vous voyais regretter peu des gens du monde que je croyais que vous aimiez beaucoup. Je vous ai alors supposé moins de tendresse que je n’avais cru. Et j’ai compris ensuite que c’était parce qu’il s’agissait de gens que vous n’aimiez pas vraiment. J’aimais vraiment Alfred. Ce n’est pas assez dire que je l’aimais, je l’adorais. Et je ne sais pourquoi j’écris cela au passé car je l’aime toujours. Mais malgré tout, dans les regrets, il y a une part d’involontaire et une part de devoir qui fixe l’involontaire et en assure la durée. Or ce devoir n’existe pas envers Alfred qui avait très mal agi avec moi, je lui donne les regrets que je ne peux faire autrement que de lui donner, je ne me sens pas tenu envers lui à un devoir comme celui qui me lie àvous, qui me lierait à vous, même si je vous devais mille fois moins, si je vous aimais mille fois moins. Si donc j’ai eu à Cabourg quelques semaines de relative inconstance, ne me jugez pas inconstant et n’en accusez que celui qui ne pouvait mériter de fidélité. D’ailleurs j’ai eu une grande joie de voir que mes souffrances étaient revenues ; mais par moment elles sont assez vives pour que je regrette un peu l’apaisement d’il y a un mois. Mais j’ai aussi la tristesse de sentir que même vives elles sont pourtant peut’être moins obsédantes qu’il y a un mois et demi ou deux mois. Ce n’est pas parce que les autres sont morts que le chagrin diminue, mais parce qu’on meurt soi‐même. Et il faut une bien grande vitalité 12 pour maintenir et faire vivre intact le « moi » d’il y a quelques semaines. Son ami ne l’a pas oublié le pauvre Alfred. Mais il l’a rejoint dans la mort et son héritier, le « moi », d’aujourd’hui aime Alfred mais ne l’a connu que par les récits de l’autre. C’est une tendresse de seconde main. (Prière de ne parler de tout cela à personne; si le caractère général de ces vérités vous donnait la tentation d’en lire quelques extraits à Gregh ou à d’autres, vous me feriez beaucoup de peine. Si je veux formuler de telles choses ce sera sous le pseudonyme de Swann. D’ailleurs je n’ai plus à les formuler. Il y a longtemps que la vie ne m’offre que des événements que j’ai déjà décrits. Quand vous lirez mon troisième volume, celui qui s’appelle en partie à L’Ombre des Jeunes filles en fleurs, vous reconnaîtrez l’anticipation et la sûre prophétie de ce que j’ai éprouvé depuis). Mille tendresse de votre Marcel. Lettre du 24 octobre 1914 pp 707 708 Musique Reynaldo Hahn / chanson d’automne « Je ne connaissais Marcel Proust que depuis peu de temps, quand nous fûmes invités, l'un et l'autre, à passer quelques jours à la campagne chez une amie. Dans nos rares entretiens j'avais admiré l'amabilité ingénieuse de Marcel, sa miraculeuse rapidité de compréhension, son sens du comique ; mais je ne soupçonnais pas son génie, dont je n'eus la révélation que petit à petit, et je ne me doutais même pas qu'il fût quelqu'un d'extraordinaire. Je savais qu'il écrivait, mais il n'en parlait pas, je n'avais rien lu de lui et il ne ressemblait en rien aux hommes de lettres que je fréquentais. Le jour de mon arrivée, nous allâmes ensemble nous promener dans le jardin. Nous passions devant une bordure de rosiers du Bengale, quand soudain il se tut et s'arrêta. Je m'arrêtai aussi, mais il se remit alors à marcher, et je fis de même. Bientôt il s'arrêta de nouveau et me dit avec cette douceur enfantine et un peu triste qu'il conserva toujours dans le ton et dans la voix : « Est‐ce que ça vous fâcherait que je reste un peu en arrière ? Je voudrais revoir ces petits rosiers. » Je le quittai. Au tournant de l'allée, je regardai derrière moi. Marcel avait rebroussé chemin jusqu'aux rosiers. Ayant fait le tour du château, je le retrouvai à la même place, regardant fixement les rosiers. La tête penchée, le visage grave, il clignait des yeux, les sourcils légèrement froncés comme par un effort d'attention passionnée, et de sa main gauche il poussait obstinément entre ses lèvres le bout de sa petite moustache noire, qu'il mordillait. Je sentais qu'il m'entendait venir, qu'il me voyait, mais qu'il ne voulait ni parler, ni bouger. Je passai donc sans prononcer un mot. Une minute s'écoula puis j'entendis Marcel qui m'appelait. Je me retournai ; il courait vers moi. Il me rejoignit et me demanda si « je n'étais pas fâché ». Je le rassurai en riant et nous reprîmes notre conversation interrompue. Je ne lui adressai pas de questions sur l'épisode des rosiers, je ne fis aucun commentaire, aucune plaisanterie : je comprenais obscurément qu'il ne fallait pas... Que de fois, par la suite, j'ai assisté à des scènes similaires ! Que de fois j'ai observé Marcel en ces moments mystérieux où il communiait totalement avec la nature, avec l'art, avec la vie, en ces « minutes profondes » où son être entier, concentré dans un travail transcendant de pénétration et d'aspiration alternées entrait, pour ainsi dire, en état de transe, où son intelligence et sa sensibilité surhumaines, tantôt par une série de fulgurations aiguës; tantôt par une lente et irrésistible infiltration, parvenaient 13 jusqu'à la racine des choses et dé couvraient ce que personne ne pouvait voir, ‐ ce que personne, maintenant, ne verra jamais. » Reynaldo Hahn Musique Franz Liszt / Consolation (extrait) 14