1, 2, 3 regards sur Bloom - Charleroi

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1, 2, 3 regards sur Bloom - Charleroi
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1, 2, 3 regards sur Bloom
Regard n°1 (le moment du spectacle)
Au départ de Bloom, un cadre blanc scotché sur le sol noir et deux chaises qui le regardent côté cour. Elle entre dans la pénombre, prend possession
de cet espace... D’abord, juste dans un petit coin, il est intimidant ce grand carré de 4m de côté ! Il est tout illuminé, au centre de l’espace. C’est LA
scène ?
Que faire de sa liberté face à cet espace offert ? Moi, campé sur ma chaise, je semble lui dire : «Allez-y, je vous regarde !» Elle choisit de s’amuser
après avoir visité ses souvenirs : quelques mouvements inspirés du classique, un plongeon dans l’inconnu, les réminiscences d’un corps qui a
beaucoup fait mais qui balbutie face à cette liberté...
Elle me jette un regard : «Voilà ce que j’en fais de cet espace !» Puis elle fait fi de la ligne, elle passe de l’ombre à la lumière sans que ça ne change
quoi que ce soit. «Cette frontière n’a pas de sens alors pourquoi lui en donner ! »
Moi, je suis bouleversé : c’est important les frontières, les cadres ! Elle ne peut pas s’en foutre, ils existent ! Est-elle simplement inconsciente ? Sur
ma chaise, je me cale, je me ratatine, plein de question, de violence !
«Qu’est-ce que j’en fais de cet espace ? Mais je joue pardi ! Je m’amuse en vous en pensez ce que vous voulez !!!
» J’en pense ce que je veux :
c’est facile ça ! Non mais franchement !!! Je devrais supporter de la voir s’amuser alors ? Être empathique alors qu’elle bondit au-dessus de tous les
codes qui nous permettraient de nous comprendre ?
Tout d’un coup, le son se spatialise et bouleverse mes perceptions. Il vient du haut, du bas, de l’arrière, de l’avant... Mince ! Je suis aussi sur scène
en fait ! C’est avec moi qu’elle danse. La lumière précise l’espace, plutôt un espace... Elle s’en fout, elle passe de l’ombre à la lumière et me rejoint
sans cesse dans les ténèbres, le hors champs, le public.
Elle s’arrête. Il rentre.
Il ausculte la limite de ce trait blanc. Ouf ! Lui et moi allons nous comprendre : il respecte les cadres et les frontières. Le public reste public, je ne suis
plus acteur. Il entame des mouvements, avec un air très inspiré. Elle explique: «A perfect form with a perfect body and a perfect mind» . Je ne suis
pas d’accord ! Il est loin d’être parfait ce monsieur. Moi, je sais ce qui est parfait, je ne l’ai pas encore vu, je le cherche dans toutes ces salles de
spectacle... C’est mon objectif : trouver la perle rare !
Mais... Voilà qu’il retire le scotch, qu’il regarde par dessous ! Aucune limite chez lui non plus !!! Il décolle un côté du carré pour l’ouvrir, il le
déconstruit, il impose sa faille… Il va même jusqu’à utiliser cette bande pour s’épiler ! La ligne blanche est rabaissée à un vulgaire papier collant : elle
perd tout son sens et il faudra visiblement que je m’y fasse.
Voilà que la lumière éclaire l’extérieur maintenant, derrière, droite, gauche... Et lui suit cette lumière, médusé. C’est le monde à l’envers ! Voilà que
c’est la technique qui dirige la danse maintenant !
Soudain, il se heurte à une vitre, s’y appuie, joue avec le contact déformant... Il monte, descend, tourne... Il expérimente. Ça devient intéressant...
Mais... Mais... Cette vitre n’existe pas ! Décidément, il s’amuse de moi le garnement !
Il quitte la scène. Elle revient au milieu, elle enlève ses lunettes, ouvre la bouche comme pour amorcer un discours... Enfin, je vais comprendre. Les
lumières s’éteignent. L’explication est bousculée !
Ce spectacle n’était-il qu’une farce moderne ?
Regard n°2 (l’instant d’après)
Il est de ces instants qui annoncent une grandeur toute en simplicité, une beauté toute en finesse, une action toute en métaphores...
Il est de ces artistes qui sont et créent avec un rien tout un monde de fantaisie. Il leur suffit d’agir et toutes les délectations sont permises.
Irrémédiablement attiré, le public n’a d’autre choix que de s’abandonner à la magie de l’instant, Bloom cultive l’espièglerie sérieuse, servi par une
technique infaillible qui jamais ne prend le dessus !
Par l’absurde, un fil s’y déroule, une histoire se raconte, par bribes. Un texte dit la recherche du corps parfait, du moment fantastique, de la chose
inoubliable... Lorsqu’à des sujets très graves s’ajoute l’humour, tout est remis en perspective et l’on relativise… Merci à vous, les artistes de Bloom,
ce spectacle restera longtemps au creux de mes souvenirs, comme une perle de cette biennale !
Regard n°3 (plus tard, la rencontre avec le chorégraphe)
«Da Vinci est le seul à avoir réussi à mettre un homme dans un carré !»
explique le chorégraphe avec une pointe de désolation. En ces moments
de crise, Mauro Paccagnella voulait retourner à l’essentiel. Il voulait aussi poser une question contemporaine : Comment s’accommode-t-on de ses
cadres qui nous entourent ? Il lui aura fallu une année de création pour démystifier l’encadrement qu’il s’était imposé : 2 mètres sur 2 de scotch blanc,
collé à même le balatum. La solution : envisager cette forme comme un partenaire de jeu.
Pendant la création, le chorégraphe est devenu victime de sa propre recherche de perfection. Le carré a sa nature, inorganique et conceptuelle.
Comment être juste par rapport à cette forme ? Pour s’en sortir, l’homme utilise la distanciation et joue avec le public. «J’ai besoin de la théâtralité.
Je suis curieux des gens. Je joue avec l’identification... Je ris de moi-même, de ce que je fais !»
Mauro est de ces (rares) chorégraphes qui aiment être accessibles : «J’aime ne pas me détacher du populaire. C’est qui le public ? Mon travail est
facile d’accès mais ne prend pas les gens pour des cons ! » En effet, sa pièce fait sens pour tous et, par le biais de l’humour, questionne avec
justesse les rouages de nos technocraties.
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Olivier Roisin

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