Lucian Freud, Jenny Saville et l`obsession du

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Lucian Freud, Jenny Saville et l`obsession du
Lucian Freud, Jenny Saville et l’obsession du corps
Même si le Portait de la reine Elizabeth II, 2001-2002, Buckingham Palace, a été diversement accueilli par la presse et la
critique, Il affirmait la nécessité de la soumission du sujet au peintre et non du contraire et est la preuve de l’importance de
Lucian Freud (1922-2011) dans la peinture figurative de l’après-guerre. Freud est né à Berlin. Son père, architecte
moderniste, quitta l’Allemagne en 1933, la famille s’installa dans le quartier de Hampstead, à Londres, et obtint la
nationalité anglaise en 1939. On ne présente plus son grand-père, le grand psychanalyste Sigmund Freud, qui rejoignit
l’Angleterre en juin 1938.
L’apprentissage de Freud commence lorsqu’il entre à l’Ecole de peinture et de dessin de Benton End en 1939 et apprend
son métier auprès de Cedric Morris qui le portraiture en 1941 en soulignant la séduction de son modèle mais en lui
donnant un soupçon d’étrangeté. A la suite de cet enseignement, Freud va se lancer, privilégiant les autoportraits et les
portraits, en parallèle aux scènes de genre et à de rares paysages. Les autoportraits permettent de saisir l’évolution plastique
de l’artiste autant que sa capacité à s’observer sans complaisance. Les premiers autoportraits (Homme à la plume, 1943,
collection particulière, exposé à la galerie Lefèvre en 1944 ; Homme au chardon, 1946, Londres, Tate Britain) sont très
proches de ses illustrations, leur caractère graphique est indéniable, même si le second est plus complexe et assez audacieux
pour l’époque. En novembre 1944, il bénéficie de sa première exposition personnelle à la galerie Alex Reid et Lefèvre,
puis en 1946, il se rend en France où il fait la connaissance de Picasso et Giacometti sans être influencé par leur œuvre.
En 1956, il laisse un autoportrait inachevé créant ainsi une grande tension entre le haut de son visage peint et le blanc où
l’on remarque de traits de fusain. Freud a raconté que cet autoportrait avait été l’objet d’un véritable combat avec la toile.
On y observe aussi une mélancolie que l’on retrouve dans la Tête d’homme, Autoportrait I, Manchester Art City Art Galleries.
Dans cette œuvre comme dans l’autoportrait qui suit, Tête d’homme, Autoportrait II, Londres, National Portrait Gallery, on
remarque une touche moins lisse, une utilisation nouvelle de la lumière. Il oscille entre narcissisme et analyse objective,
entre la volonté de capter un visage qu’il sait séduisant et celle de marquer le défaut, la blessure, comme Bacon. Dans Reflet,
Autoportrait, 1985, collection particulière, il se montre franc en présentant un visage marqué par le temps mais contrastant
avec le corps qui résiste encore. En 1993, Le Peintre au travail, collection particulière, est un nu sans pitié, qui est le moyen
de la connaissance de soi, de la vérité de l’individu, qu’il ne partage pas avec nous puisqu’il détourne, une fois de plus, le
regard. Curieux accord de vulnérabilité et de courage que l’on retrouve dans l’un des derniers autoportraits en 2002 : « Je
n’accepte pas ce que je vois, c’est là que les ennuis commencent ».
La question des rapports de Freud et de l’expressionnisme allemand et viennois se pose dès le début des années 40 (Enfant
évacué, 1942, collection particulière). Malgré son, enfance en Allemagne et les visites à Vienne pour voir son grand-père qui
possédait une œuvre de Grosz, Freud est peu familier de l’expressionnisme jusqu’à la grande exposition de juillet 1938 aux
New Burlington Galleries consacrée à l’Art allemand du 20ème siècle. On sait qu’il n’a pas aimé l’exposition mais a dû en
être marqué, puisque ses premiers œuvres sont proches du Réalisme magique. Les trois portraits de Kitty Garman, fille de
Jacob Epstein et de Kathleen Garman, qu’il épouse en 1948 (La Fille à la veste noire, 1947, collection particulière ; Femme avec
des roses, 1947-1948, Londres, British Council Collection ; Jeune femme avec un chat, 1947, Londres, Tate Britain, exposé en
octobre 1947 à la London Gallery) sont révélateurs de cette tendance à l’étrange, particulièrement dans la dernière toile où
la jeune femme aux regard égaré semble tordre le cou du félin. David Sylvester parlait de « calme hystérique » à propos de
ces portraits.
La Femme au chien blanc, 1950-1951, Londres, Tate Britain, nous présente une Kitty Garman plus apaisée, elle est enceinte
du peintre, elle repose sur un canapé auprès de son chien. L’œuvre possède un érotisme tranquille, rare dans son œuvre. Le
couple se sépare peu de temps après car Freud est tombé amoureux de Lady Caroline Blackwood (héritière de l’empire
Guinness) dont il fait quelques portraits (La Fille dans un lit, 1952, collection particulière ; La Femme à la robe verte, 1954,
Londres, Art Council Collection) en soulignant le caractère presque enfantin de la jeune femme. Freud fit aussi à cette
époque le portrait de Francis Bacon, 1952, Londres, Tate Britain, un petit format qui lui permet de se concentrer sur la
personnalité inquiète du modèle avec une grande tendresse.
La Femme enceinte, de 1960-1961, collection particulière, est Bernardine Coverley, enceinte de leur fille Bella (Bébé sur un sofa
vert, 1961, Chatsworth Trust) ; ici, Freud abandonne sa manière « objective » ou « illustrative » au profit d’une peinture plus
brutale, plus expressive, plus physique, qui traduit mieux le corps, ses états, ses émois, adoptant également des teintes au
plus près de la chair. Reflet avec deux enfants, 1965, Madrid, musée Thyssen-Bornemisza, nous permet de comprendre la
façon dont Freud travaille en scrutant intensément le modèle (ici, lui-même et ses enfants Ali et Rose Boyt), en se plaçant
au-dessus d’eux pour les dominer, les lampes augmentant le malaise du spectateur. Les nus scrutés ainsi rappellent les toiles
de Lovis Corinth (Nu féminin allongé, 1907, Vienne, Belvédère) ou celles de Schiele et Kokoschka. Leur point commun
réside en la volonté de s’écarter du Beau idéal pour s’intéresser au corps réaliste, abîmé, âgé et le révéler. Ce corps-là est
un bien meilleur champ d’étude en raison de ses marques, de ses plis, de ses creux et de ses reliefs, de son épaisseur ou de
sa transparence, du grain de sa peau, des traces de sueur. On peut aussi avoir l’impression que ces corps s’apparentent à la
nature morte (Nature morte au calmar et à l’oursin, 1949, Harris Museum and Art Gallery). Le premier nu, Fille nue, 1966,
collection particulière, ou Femme nue, de 1980-1981, Londres, British Council Collection, répondent à cette quête quasiobsessionnelle de vérité du corps en évitant tout aspect érotique. Qu’elles soient vues allongées ou non, Femme debout près
des chiffons, 1988-1989, Londres, Tate Britain( le modèle est l’artiste Sophie de Stempel) aux corps déformés ou non,
Inspectrice sociale allongée, 1994, et Inspectrice sociale dormant, 1995, les deux dans des collections particulières (le modèle est Sue
Tilley), les femmes de Freud défient les nus du passé, Titien, Boucher, Goya, la bienséance et la tradition.
Les nus masculins, Deux hommes, 1987-1988, Edimbourg, National Galleries of Scotland, et Deux hommes dans l’atelier, 19871988, collection particulière, lui offrent l’occasion de compositions aux effets de perspective audacieux, utilisant parfois la
lumière artificielle, créant des zones de tension plastique entre les deux hommes. Son modèle favori, Leigh Bowery, était
un personnage extravagant des années 80 et 90, performeur et modèle professionnel, dont le corps monumental répondait
aux exigences de Freud (Homme vu de dos, 1991-1992, New York, The Metropolitan Museum of Art).
La dernière œuvre de Freud est le Portrait d’un chien de meute, 2010-2011, collection particulière, que la mort l’empêcha
d’achever. Elle représente son ami et assistant David Dawson avec son lévrier, Eli. Seuls le visage de Dawson et celui du
chien sont terminés laissant la toile dans différents états d’avancement précieux pour comprendre la technique de l’artiste
et la façon qu’il avait de donner de la consistance aux corps.
Jenny Saville, née en 1970, appartenant à la génération des Young British Artists, peut être considérée comme l’héritière de
Freud dans le rapport aigu et dérangeant entretenu avec le corps contemporain, qui fait l’objet de grands formats. Elle a
bénéficié d’une exposition au Museum of Modern Art d’Oxford, où elle réside et travaille, exposant deux toiles, Ruben’s
Flap (la Manière de Rubens), 1999, et Hyphen (Trait d’union), 1999, projetant son corps démultiplié et méconnaissable, dans
le premier, et se présentant comme un corps bicéphale dans l’autre (elle est accompagnée de sa sœur). Découverte par le
collectionneur et galeriste Charles Saatchi en 1994, elle se vit offrir 18 mois de contrat la laissant libre de créer. Marquée
par son séjour à Cincinnati, où elle put voir sur la population les effets ravageurs de la surconsommation de nourriture
grasse et sucrée, elle s’intéresse à des corps obèses, qui remplissent l’espace (Traces, 1993, Saatchi Gallery ; Stratégie, Face sud,
de face, Face nord, 1993-1994) et fait sienne la formule de Wilhelm De Kooning : « La chair est la raison pour laquelle la
peinture a été inventée ». Elle ne néglige aucun des corps que rejettent les autres artistes, leur donnant la place que la
société leur refuse, les obèses, les malades, les personnes aveugles ou défigurées, les transsexuels. Elle s’inscrit dans une
lignée de peintres qui ont refusé l’idéalisation du corps propre à l’Italie, de Rubens à Bacon, en passant par Picasso ou
Soutine. Récemment, elle a justement voulu réinterpréter la tradition en peignant Les Mères, 2011, présenté à la galerie
Gagosian, d’après le carton de Léonard de Vinci exposé à la National Gallery, Sainte anne, la Vierge et l’Enfant.