MAX JACOB ET MADEMOISELLE INFRAROUGE
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MAX JACOB ET MADEMOISELLE INFRAROUGE
Lina lachgar max jacob et Mademoiselle infrarouge LITTÉRATURE ÉDITIONS DE LA DIFFÉRENCE LACHGAR infrarouge.indd 5 16/01/2012 11:16:35 Avec le même geste sans âge, ce jour-là, dans le ciel l’ombre se détacha de l’ombre où l’âme s’abrite à l’ombre des années. Dans une rumeur apparut un éclatant tourbillon bleu aux mille bras explosifs. Des mouvements d’España, la valse de Chabrier, flottaient dans l’air. Toutes les branches des arbres du faubourg Saint-Honoré s’agitaient. Dans chaque arbre il y avait un lampion. Les réverbères attendaient l’heure du thé-tango. On voyait les piétons courir à perdre haleine. Dans sa galerie située au 164, Pierre Colle1, ce jour-là, avait donné à Mlle Infrarouge l’adresse de Max Jacob à Saint-Benoît-sur-Loire dans le Loiret, en la priant de l’aller voir de sa part. Pour exprimer sa joie et sa reconnaissance, Infrarouge poussa des oh ! et des ah ! puis fit un très bel entrechat dont aurait été fière Mme Manuelita, la maîtresse de ballet du Cabinet noir. Pour tâcher de voir plus clair dans son ravissement elle remonta 13 LACHGAR infrarouge.indd 13 16/01/2012 11:16:35 très lentement le faubourg Saint-Honoré. Un grand souffle d’agitation passait parfois sur elle. Et le plaisir spécial qu’elle éprouvait ne ressemblait à aucun autre. Même si elle avait écrit plusieurs livres sur Max, même si elle avait donné de nombreux récitals au Centre Beaubourg et à la Maison de la poésie, et disait des poèmes de lui lorsqu’elle déjeunait chez Michou le dimanche pour satisfaire le plaisir infini qu’il éprouvait à écouter du Max Jacob, Infrarouge rêvait toujours du poète. La vision du rêve sortira-telle renforcée de la confrontation avec le personnage réel ? Se sachant follement superstitieuse, jusqu’à secouer ses vêtements dans la rue quand elle voyait passer un enterrement, elle se promit de ne parler à quiconque de cette visite avant qu’elle n’ait eu lieu. Sachant Max Jacob gros fumeur, elle se disait qu’elle allait lui offrir cent paquets de cigarettes, plusieurs récoltes de tabac sur pied ainsi qu’un joli tapis lorsqu’il priait à genoux. Elle se posait des questions : on disait du poète qu’il se montrait si aimable avec les garçons… Allaitil l’être avec elle ? On disait qu’il se multipliait en révérences devant eux… Agirait-il de la même façon avec elle ? Qui était cet un qu’elle avait imaginé ? Qui était cet autre qu’elle allait rencontrer ? Son angoisse renforçait son désir de le connaître. Certes son imagination ne pouvait se lasser de se représenter et d’embellir cette visite où déjà Infrarouge voyait Max faisant pétiller tout l’entrain de la 14 LACHGAR infrarouge.indd 14 16/01/2012 11:16:35 bonne grâce qui dépasse l’engouement, subtilisant les finesses de l’amabilité jusqu’aux clignements de la connivence. En chemin, Infra se mit à dire un poème de Max accordant la cadence de sa voix à la mesure des vers et faisant porter le poids de son timbre grave entre deux touches de silence. Cazotte de Dijon, la veuve Diderot, Sous un préau mastic en la geôle du Temple, Déclament aux acteurs un mélodrame idiot. Monsieur Roland admire, le doigt contre la tempe, Fabre d’Olivet, son beau-père, massorète, De Riom importa les premières cigarettes. Au fond un garde-meuble ! on crie : Lamoricière ! Le duc se matadorne de la Jarretière Des ergots de métal s’enfuient à son manteau. Il est pour vous, prieur des Cispadans de Spezze L’andrinople au bras d’or de ce dossier Louis Treize. C’est en ces lieux que Marivaux Va surpasser tous ces rivaux. Arène alors ? la reine, La reine, ou bien son effigie sereine, De l’églantine encore sur ses cheveux poudrés. Or tu me montres, ô toi, qui toujours m’as gesté Le trou noir d’un fauteuil près de sa Majesté. Sois diplomate, aux côtés d’Antoinette, Dis-tu, assieds-toi, net ! Mais Robespierre entra qui fit l’appel des têtes2. 15 LACHGAR infrarouge.indd 15 16/01/2012 11:16:35 Quelle irréalité dans le réel et quelle réalité dans l’irréel ! Quelle allure dans la liberté ! Quel imprévu dans le choix et quel choix dans le prévu ! Voilà du bon ! Voilà du neuf ! Voilà du meilleur ! Voilà du beau ! C’est un chef-d’œuvre aurait dit Max Jacob, pensait-elle. Tout d’un coup lui revint le souvenir du joli compliment qu’Henri Sauguet3 lui avait fait un soir : « Chère amie, Infra mia, vous avez un pouvoir attractif sur les êtres et vous savez à merveille en faire usage lorsque vous dites du Max Jacob. » Pour sûr, on dira que je suis immodeste de penser à cela. Et alors ! La belle affaire ! Peu importe ! Si cela peut me rassurer. Arrivée chez elle, Infra déplia le précieux papier sur lequel Pierre Colle avait pris soin de lui indiquer l’itinéraire et l’adresse de Max Jacob. « Prendre le train à la gare d’Orsay jusqu’à Orléans. Un car à Orléans passe devant la gare pour Saint-Benoît. À Saint-Benoît tout le monde vous dira où habite Max Jacob. Dans une maison style 1880, chez Mme Persillard, sur la place du Martroi près du tabac, en face de l’hospice. Il habite au premier étage. » Infrarouge dit trois fois son chapelet grec et s’endormit. Lorsqu’elle partit pour le Loiret, Paris s’éveillait à peine et partout la nuit moutonnait comme un satin froissé. Enfin ! Elle allait le rencontrer ! Lui, Max, 16 LACHGAR infrarouge.indd 16 16/01/2012 11:16:35 « le petit juif », le « moine aux yeux de lièvre »… le grand poète. Le train allait comme le vent, il avait pris du retard dans un petit village, le préposé qui portait les lettres en malle-poste ayant eu un malaise. Durant le voyage, Infra dit des poèmes si fort qu’on eût cru que l’ensemble des voitures les pouvait entendre. À Orléans elle prit le car pour Saint-Benoît. Elle ne cachait plus son agitation et promit en cas de succès une récompense au conducteur. Dans sa tête et dans son cœur sa joie était si remuante ! Place du Martroi, devant le seuil de la maison où Max habitait, Infrarouge croisa une femme extravagante qui ressemblait à une princesse étrangère s’embarquant sur un bateau de la Compagnie des Indes. Drapée comme une plante d’appartement, avec une traîne qui dessinait des évolutions (c’était peut-être celle d’une robe de chambre). Elle était coiffée d’un turban et avait des feux de Bengale aux oreilles et un regard si las qu’elle semblait dire : « Vous me tuez. » Elle se présenta à Infra en lui demandant ce qu’elle cherchait. C’était Léontine Persillard4, la logeuse de Max Jacob. Pleine d’autorité et de bonne grâce conventionnelle à l’intention d’Infra qui lui expliquait qu’elle désirait rencontrer le poète. « Je vais vous accompagner jusqu’à sa chambre », lui dit-elle. 17 LACHGAR infrarouge.indd 17 16/01/2012 11:16:35 DU MÊME AUTEUR AUX ÉDITIONS DE LA DIFFÉRENCE Sept rêves avec Marcel Proust, récit, coll. « Littérature », 1997. Les Pantoufles de Max Jacob, récit, coll. « Littérature », 2001. Arrestation et mort de Max Jacob, essai, coll. « Littérature », 2004. Quelques jours à Twilightstrasse, récit, coll. « Littérature », 2006. Vous, Marcel Proust, journal imaginaire de Céleste Albaret, coll. « Littérature », 2007. Belladone &Co, poèmes, coll. « Clepsydre », 2008. Carbone 14, récit, coll. « Littérature », 2010 (illustré par Giovanna). CHEZ D’AUTRES ÉDITEURS Instants, poèmes, Chaix, 1954. La Walkure, poèmes, Chaix, 1956 (illustré par Jean Cocteau). États, poèmes, Breton, 1969 (illustré par Alicia Pénalba). Éclats, poèmes, Breton, 1971 (illustré par Jean Peyrissac). Anneaux, poèmes, Authier, 1973. Oratorio, poème, Oberlé, 1974 (illustré par Nicole Carrière). Variations, poèmes, Authier, 1976. Motets à Solange, poèmes, Caractères, 1980. Max Jacob, album, Veyrier, 1981 (postface de Henri Sauguet). Colette, album, Veyrier, 1983. 99 pulsations à la minute, poèmes, Rougerie, 1983. Madame de Guermantes est sortie à pied, poèmes, Rougerie, 1986. Sequenza, poèmes, Poésie présente, Cahiers trimestriels de poésie, n° 64, Rougerie, 1987. Sequenza, poèmes, Rougerie, 1988 (illustré par Michel Rico). Fantaisies pour piano-forte, poèmes, Rougerie, 1990 (illustré par Lucien Lautrec). La Passante en ré mineur, poèmes, Rougerie, 1993. Carmen Baron, Instants d’une vie (témoignages dans un ouvrage collectif), Éd. du Saule, 1995. Le Rendez-vous en fourrure, poèmes, Rougerie, 1997 (illustré par Agueda Lozano). Saison Bleu Louise, poèmes, Rougerie, 2001. Accès de fièvre, poème, coll. « Duo », Maeght éditeur, 2004 (illustré par Rita Pacifici Perraudin). © SNELA La Différence, 30, rue Ramponeau, 75020 Paris, 2012. LACHGAR infrarouge.indd 4 16/01/2012 11:16:35