Le Déclin français —Réponse à Nicolas Baverez.

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Le Déclin français —Réponse à Nicolas Baverez.
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Le Déclin français —Réponse à Nicolas Baverez.
par Alain Besançon
publié dans la revue Commentaire,
automne 2003, vol. 26, n°103
Le « déclin français » de Nicolas Baverez unit à un scanning précis et pénétrant du
« malade France » un programme thérapeutique pour chacun de ses maux. Il peut être lu – et
je l’ai lu ainsi – comme un programme de gouvernement. Je vote pour.
Je veux seulement ajouter quelques considérations qui assombrissent encore le
tableau, que pourtant certains jugent déjà trop noir.
I
Pourquoi est il si difficile en France de procéder aux réformes dont la nécessité
s’impose à l’évidence, qui ont été opérées par nos voisins dans un climat d’accord politique
général, qui ont chez eux montré leur fécondité et leur pertinence ? Pourquoi chez nos
gouvernants cette timidité, cette hésitation ? Eh bien, à cause d’un sentiment qu’ils n’osent
pas s’avouer parce qu’il n’est pas avouable et qui est la peur.
La peur n’est pas d’habitude associée à l’idée qu’on se fait de la France, pays de
douceur, de civilité, de débonnaireté. Voltaire disait de nous, pourtant, que nous étions un
peuple « léger et dur » et il se mettait au lit à chaque anniversaire de la Saint Barthélemy. En
effet, dans peu de pays d’Europe la guerre religieuse n’avait donné lieu à des cruautés aussi
exquises. L’édit de Nantes ne réconcilia pas les Français et l’établissement de la monarchie
absolue, systématisé par la dictature de Richelieu fut justifié par la nécessité de faire tenir
ensemble, et par la peur, des factions qui continuaient de se haïr. La Révolution a
considérablement aggravé l’inimitié entre les Français et l’Etat napoléonien s’est construit
pour les forcer une fois encore à cohabiter. Le contrôle administratif des citoyens a été étroit
et lourd, et la littérature fait état de leurs plaintes. Ils sont été pendant près d’un siècle soumis
au service militaire, où la discipline était plus impersonnelle, l’initiative du soldat plus brimée
que, par exemple, dans l’armée allemande. Dans l’armée allemande, où l’idéal de
Gemeinschaft était cultivé il n’y avait pas de mess séparé pour les officiers. Cet Etat ne s’est
libéralisé que partiellement, pendant de courtes périodes, et son évolution au XXème siècle, à
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cause des guerres et de la socialisation de l’économie, a été dans l’ensemble vers une
extension de ses pouvoirs, même si l’influence de l’Europe et de la paix la obligé, dans les
dernières années, à accepter à contre coeur des normes de droits adoptées depuis longtemps
par les démocraties du nord. Cependant la dangerosité du climat politique est une particularité
subsistante de la France. En voici quelques exemples.
Quatre fois dans son histoire moderne l’Etat a retranché une partie de ses sujets de la
communauté politique. La première fut la spoliation et l’exil des protestants après I685. La
seconde fut la spoliation et l’exil des « émigrés » de la Révolution. La troisième la spoliation
et l’exil des congrégations religieuses en conséquences des lois anti-cléricales de la
République radicale. La quatrième, la spoliation et l’exclusion des Juifs conformément aux
décrets de I940. A chaque fois, on commence à rendre la vie impossible au groupe désigné, on
le force au départ ou à la clandestinité, on lui confisque ses biens. Chaque fois il s’est trouvé
des juges pour mettre en forme ces décisions et une administration pour les appliquer dans la
dernière exactitude. Cette étonnante séquence répétitive ne se trouve qu’en France.
En France, on applique depuis la Révolution française, mais plus
systématiquement encore depuis la dernière guerre, la damnatio memoriae . L’effacement des
symboles de la monarchie a été conduit avec une rigueur extraordinaire dans une orgie de
vandalisme et de destruction du patrimoine unique en aucun pays. Toutes les nations
d’Europe ont gardé leurs armoiries. L’Allemagne a conservé son aigle, la Russie l’aigle à
deux têtes, l’Espagne, le riche écusson de ses rois. Si on remettait la fleur de lys (dont
l’origine est mérovingienne et sans teneur religieuse), les chassepots partiraient tout seul.
Nous devons nous contenter d’un triste RF sur nos assiettes officielles, là où les Italiens
n’hésitent pas à vous servir aujourd’hui encore dans une vaisselle aux armes de la maison de
Savoie.
L’impardonnabilité est entrée dans les mœurs de la République dès sa fondation. Les
épurations du personnel impérial sous Gambetta et Grévy n’ont pas épargné les grands corps
ni les magistratures les plus inamovibles. Ce n’est rien encore au regard de la malédiction
vigilante qui frappe quiconque a participé, si peu que ce soit, au régime de Vichy. Il a fallu
mettre à la casse des billets de banque qui portaient l’effigie des frères Lumière, des timbres
en l’honneur de César Frank, débaptiser des lieux publics qui portaient les noms d’Alexis
Carrel, de Georges Claude, alors que la toponymie du pays est souillée d’innombrables
Robespierre, Saint Just, Lénine, Duclos et autres assassins. On a décroché récemment de
l’entrée du ministère de l’Education nationale le portrait de Carcopino, laissant un blanc,
comme à Venise dans la galerie des doges, le portrait manquant du traître. Hier je feuilletais
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en librairie un livre intitulé Les acquittés de Vichy. L’auteur apparemment s’étranglait
d’indignation en constatant que certains coupables étaient passés au travers. Nous sommes en
2003, cinquante huit ans après l’événement ! Le procès Papon a été une ouverture par où
l’humeur épuratoire de la France a pu s’échapper avec tout le feu de son inextinguible
passion.
La dangerosité politique de la France a cependant une origine précise et un foyer.
C’est le mouvement sans-culotte, sectionnaire, jacobin extrême qui s’est emparé de Paris en
I792. Denis Richet pensait qu’il avait eu un précédent dans la Ligue, au temps des Guise.
Peut être, mais à partir de la Terreur un noyau révolutionnaire subsiste à travers notre histoire
politique, et son humeur ne varie pas, même si la révolution qu’il vise a changé plusieurs fois
de contenu. Peut on distinguer dans sa complexion deux étages superposés ? En haut des
idéaux : l’égalité, le nationalisme, la république comme démocratie directe, le rêve
millénariste d’une société nouvelle, fraternelle. En bas, des passions inexprimées, le goût de la
violence, la légitimité de la haine, un certain nihilisme anarchiste, un irrespect de principe
pour les lois, pour la représentation, pour l’expression du suffrage. Ce noyau se dilate et se
contracte, mais je ne vois pas qu’il ait jamais été incapable de rallier la sympathie active d’au
moins un dixième du corps politique français. Contenu par le Directoire puis plus fermement
par le Consulat, il rejaillit en I815, en 1830-32, en 1848, en 1871, fidèle au type sectionnaire
initial. Il donne son ethos barricadier au maigre syndicalisme français, qui ne s’est jamais
relevé de la dissolution des guildes par la loi Le Chapelier, le condamnant à l’inefficacité,
aux divisions, à l’éloignement de la vie politique représentative. Il est responsable de ce que le
passage à l’allemande ou à l’anglaise de la classe ouvrière à la sociale démocratie, ait été
manqué. A chaque poussée, la classe politique devait trouver en son sein des personnages
autoritaires, Casimir Périer, Cavaignac, Thiers, Clemenceau, pour les contenir, sauveurs à la
fois et objets d’exécration, mais entre les crises elle n’était pas rassurée. « Le char de l’Etat
navigue sur un volcan ». Elie Halévy estimait qu’à la veille de 1914, on avait le choix entre la
guerre et la révolution. Proposition improbable, mais témoin d’un état d’esprit inquiet.
II
En 1923 environ, notre mouvement révolutionnaire indigène s’est agrégé au
mouvement communiste international, dirigé directement par des équipes soviétiques. La
dangerosité a pris un tour nouveau et un degré supérieur. C’est pourquoi les crises de I936, de
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1944-46, de I968 ont été des affaires qui dépassaient le cadre national. Après la guerre, la
prise de pouvoir communiste à la faveur d’une crise est devenue une éventualité certes peu
probable, mais cependant plausible, au moins imaginable, que les gouvernants et les électeurs
gardaient à l’esprit. « Entre les communistes et nous, il n’y a rien », disait Malraux : cette
conjoncture a été la formule de base de la république gaullienne. Elle n’avait de stabilité qu’à
condition de poser et d’exploiter cette alternative, de faire de chaque grande élection un jeu
épuisant de quitte ou double, où beaucoup votaient, à droite ou à gauche, contre leur vraie
conviction, par simple peur. Elle a imposé à notre vie politique un « vivere pericoloso » assez
éprouvant.
Le collapsus de 1968 a été une surprise et reste partiellement mystérieux. Il y eut
cependant quelques jours où le Parti et la CGT eurent devant eux un champ découvert. Ce qui
nous épargna une phase convulsionnaire à la portugaise et à la chilienne fut que l’accord
tacite de politique étrangère entre de Gaulle et Brejnev tint bon. Brejnev avait quelques
bonnes raisons de ne pas le rompre, mais c’est lui qui avait l’initiative du jeu. Comment le
gaullisme avait-il été réduit à trouver ses garanties en Union Soviétique ? Cet épisode peu
glorieux n’a pour explication et pour excuse que le climat de précarité de notre vie politique.
A partir de ces « événements », le noyau révolutionnaire autochtone a commencé à se
dissocier du mouvement communiste international. Cela a permis à Mitterrand d’entreprendre
la brillante aventure personnelle qui l’a porté au pouvoir pendant une quinzaine d’années. Il
lui a fallu emprunter le langage du noyau et une partie de son programme, ce qui causa,
pendant deux ans, de 1981 à 1983 une secousse économique et sociale dont les effets se font
encore sentir. Puis le communisme s’effondra.
Or, depuis ce moment, nous assistons à une évolution étonnante, qu’on peut décrire
comme un rapatriement sur la France de l’idée révolutionnaire. La jonction du parti
« sectionnaire » avec le communisme avait été comprise comme une extension à la Russie
puis au monde du jacobinisme national, ce qui satisfaisait le genre de nationalisme propre à
notre Révolution. Léon Blum taxait nos communistes de « nationalisme étranger ». En effet,
mais c’était un nationalisme quand même, quoique projeté dans une Russie utopique. C’était
un nationalisme soviéto-français et le militant de base n’y voyait aucune contradiction. Le
repli sur la France de l’idée l’a ramenée aux mots d’ordre Robespierristes. Il l’a rendu
pleinement compatible avec ce nationalisme foncier que dénote l’expression « l’exception
française ».
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L’idée s’est en partie démarxisée. Elle a perdu avec le marxisme-léninisme sa
sympathie pour la production, pour la productivité qui avait joué un certain rôle à la veille et
au lendemain de la guerre. Elle est revenue au conservatisme économique absolu, au refus du
progrès, au luddisme, à l’antimoderne d’un certain syndicalisme révolutionnaire. Elle a perdu
sa sociologie, son historiosophie, la mise en forme « scientifique » de ses passions, même si le
trotskisme a conservé en partie son vocabulaire et ses liturgies. Robespierre désignait à la
vindicte des tribunaux et des foules sectionnaires « les vicieux et les riches » C’était un objet
de haine vague et tout englobant, mais en même temps concret et visible, beaucoup moins
abstrait que les catégories condamnées par la doctrine marxiste. Vicieux et riche, ce peut être
le prochain. Ce sont des haines de proximité.
De s’être débarrassé de sa panoplie idéologique de « classe », le gauchisme post
soixante-huitard pénètre plus facilement dans des milieux qui ne doivent plus rien à la
fameuse « classe ouvrière ». Il retrouve le niveau de société où se recrutaient les jacobins et
les sociétés de pensée révolutionnaires. C’étaient les petits hommes de lettres, les avocats, les
robins, les abbés, les gazetiers. Aujourd’hui ce sont massivement les professeurs, les
journalistes et une partie du milieu du spectacle. Le malheur est que cette dernière couche
sociale est démesurément enflée par l’évolution de nos sociétés démocratiques modernes.
L’immense éducation nationale forme le réservoir et la forteresse de cet état d’esprit. Elle est
le conservatoire des attitudes d’indignation sacrée, des dualismes « eux et nous », de toute
une religiosité dont le premier article est une horreur panique et sincère de « la droite ». Elle
n’est plus formellement marxiste, mais elle a construit une histoire de France en partie double,
avec le côté du mal – l’Ancien Régime, la religion catholique, la bourgeoisie, « l’ordre
moral », la colonialisme, le racisme, le marché, le profit – et le côté du bien, dont les
épiphanies sont nos épisodes de révolution, de subversion, de « contestation ». Je ne crois pas
qu’il existe un seul pays au monde où cette vision du monde, consignée dans les manuels
scolaires, soit aussi jalousement cultivée. En tout cas plus un seul dans l’ancien empire
soviétique.
Une autre exception française est l’hégémonie de ce type de pensée, de cette
religiosité, de ces réflexes moraux dans le journalisme écrit et télévisé. Selon une statistique
parue dans Commentaire, 90 % des journalistes votent à gauche et ils sont aussi nombreux à
donner leurs suffrages à Arlette Laguiller qu’à Jacques Chirac. Je ne vois pas d’autres pays
d’Europe où la division politique des médias reflète aussi peu la division politique du corps
électoral, qui, comme partout ailleurs, tourne autour de 50-50%.
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III
La présence de ce noyau irréductible a de grandes conséquences sur le style de nos
gouvernements et sur le rapport de l’Etat à la société civile.
Que se passe-t-il quand la gauche gouverne ? D’abord, elle ne peut arriver au pouvoir
qu’avec le concours de son extrême gauche. Elle est donc obligée de truffer son programme
d’absurdités économiques qui navrent les énarques socialistes chargés de les appliquer bon
gré mal gré. Comme l’a judicieusement remarqué Philippe Raynaud, le gouvernement de
gauche en France est ramené à la structure du Directoire thermidorien : des hommes de
gouvernement, revenus de tout, parfaitement sceptiques, cyniques à l’occasion, suffisamment
rationnels, sont obligés de s’appuyer sur la foule sectionnaire (sur la « base » du parti) s’ils
veulent rester durablement au pouvoir. Ils naviguent donc entre le raisonnable et l’inepte,
mais ils doivent être, à tout moment, capables de fructidoriser leur adversaire de droite si
besoin est. Leur style de pouvoir n’est pas vraiment despotique, il n’est pas non plus
franchement libéral. Une menace doit peser. Jamais l’appareil d’Etat n’a été aussi ostentatoire,
jamais le sous-préfet n’a été aussi solennel dans ses déplacements, aussi difficile à joindre,
aussi majestueux dans ses rendez-vous que sous Mitterrand.
Mais pendant ce temps l’Etat grossit. Depuis que le gauchisme est devenu le lieu de
rencontre de tous les conservatismes sociaux et de tous les immobilismes économiques, une
part croissante des Français veut tirer profit de l’économie administrée. Plus de la moitié
d’entre eux voient leurs revenus augmenter par la redistribution des prélèvements fiscaux. Le
plus simple et le plus logique quand on veut bénéficier directement des redistributions, être à
l’abri des risques du marché, être libéré des soucis d’emploi et de retraites, c’est encore d’être
soi même fonctionnaire. Un sondage nous assure que c’est le rêve de 67 % de la jeunesse
française. Un quart des Français y sont parvenus (un sixième en moyenne ailleurs).
Mais ils n’y sont parvenus que par la pression qu’ils exercent sur l’Etat. C’est
pourquoi celui-ci ne peut compter qu’ils se calment et deviennent politiquement
conservateurs. Leur conservatisme exige la posture gauchiste, leur gauchisme s’exprime
comme un refus violent et extrémiste en paroles de toute remise en cause de leur statut, de
leurs avantages acquis. Le gouvernement de gauche, cède partiellement, ce qui élargit sa base
électorale mais sans obtenir la paix. Ou bien alors, il essaie de déflecter la revendication
économique, difficile à satisfaire, vers des revendications de « culture », du type pacs. Il
prend donc des poses avant-gardistes qui ne mangent pas de pain mais qui l’engagent un peu
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plus loin dans la connivence avec son extrême gauche, aussi menaçante pour lui que pour la
droite. C’est pourquoi ce qui reste de syndicalisme en France s’est concentré dans la fonction
et dans les services publics, car c’est l’Etat qui a le plus à donner, et c’est l’Etat qui donne le
plus facilement, fort qu’il est de sa capacité de faire payer « les vicieux et les riches », et parce
que, à la différence des entreprises privées, il ne paie pas avec propre argent. En somme l’idée
socialiste s’est réduite à l’idée étatiste, mais sans apporter la tranquillité à l’Etat qui grossit
pathologiquement comme ces chenilles qui mangent double pour nourrir le sphex qui les
ronge de l’intérieur.
Et que se passe-t-il quand la droite gouverne ? Elle pâtit d’un déficit de légitimité à
cause de l’hégémonie que la pensée du noyau gauchiste exerce sur la gauche et, comme on le
verra, sur une partie d’elle-même. En Espagne la gauche laisse la droite gouverner – et
réciproquement — parce que le noyau n’y existe pas. Mais pas en France, parce que la
gauche, dans l’opposition, doit pour reconquérir le pouvoir renouer ses liens avec l’extrême
gauche qui l’a pourtant fait souffrir quand elle y était. Dans la présente conjoncture, nous
avons entendu au congrès socialiste MM. Hollande, Fabius, Strauss-Kahn, dont les gentilles
figures d’énarques bien nourris contrastaient de façon ahurissante avec leurs propos, nous
proposer des politiques toutes contraires à celles qu’ils auraient bien voulu appliquer quand ils
étaient au gouvernement, sans avoir pu le faire par peur de leur extrême gauche à laquelle
maintenant ils se ralliaient. Si bien que la droite, qui voudrait bien être centriste, sera
contrainte de reproduire la conjoncture gaulliste et de faire voter pour elle des électeurs qui
n’en auront pas envie, mais qui en seront forcés par l’absurdité du programme de la gauche
dite de gouvernement.
Depuis les années soixante, la réforme a plutôt été une idée de la droite. Certes, à l’ère
gaullienne et giscardienne, la réforme est plutôt passée par la voie étatiste. L’Etat et ses
fonctions ont grossi presque aussi vite sous les gouvernements de droite. Maintenant que
ceux-ci semblent s’être ralliés à un libéralisme encore timide, on conçoit qu’une partie de
l’appareil étatique de même couleur politique veuille persévérer dans l’être et ne soit pas
pressés de disparaître dans le grand large du marché. Il y a donc une connivence entre
l’étatisme de droite et celui de gauche.
De Gaulle avait consciemment ménagé les communistes, qui étaient alors la figure du
« noyau », soit dans un espoir de rassemblement unanimiste, soit pour tenir un utile levier de
sa politique étrangère, soit pour geler l’opposition de gauche, à cette époque encore
fermement anticommuniste, les communistes étant compris dans cette glaciation. Mais depuis
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d’autres gouvernements de droite sont arrivés aux affaires. Aucun ne s’est donné comme un
objectif politique clair de réduire le noyau, de le dissoudre, de le mettre hors d’état de nuire.
Au contraire il a continué de subventionner la presse d’extrême gauche, d’autoriser des
délégations de service qui font payer par le contribuable des milliers de permanents politiques
et syndicaux. Pourtant c’est le noyau qui est responsable de la plupart des « exceptions
françaises », c’est lui qui fait que nos voisins d’Europe ne nous prennent pas au sérieux,
habitués qu’ils sont à voir périodiquement des morceaux de la France, ses paysans, ses
chemins de fer, ses professeurs, séparément ou tous ensemble, sauter comme des bouchons,
avec des paroles terribles et des gestes impressionnants. Un ami espagnol me disait que les
Français vont à la « révolution française » comme les Espagnols à la corrida, entre jeu et
rituel. C’est ce noyau qui bloque la « réforme », c’est lui qui fait peur à Raffarin après avoir
fait peur à Juppé. La droite a gagné une majorité substantielle dans tous les corps
représentatifs d’une démocratie représentative. Elle affirme vouloir se mettre au diapason de
l’Europe. Cependant elle marche sur des oeufs, sans aucune confiance en elle-même.
IV
Il n’est pas dit qu’elle le puisse appliquer ce programme, il n’est pas dit qu’elle le
veuille
Qu’elle le puisse. Le gouvernement Raffarin a choisi de commencer par une réforme
des retraites qui, dans tous les pays d’Europe est de caractère « bi-partisan ». Il a proposé une
loi fort semblable à celle dont le gouvernement socialiste avait reconnu le bien fondé. Cette
réforme repose sur un calcul arithmétique simple, à la portée de ceux qui maîtrisent les quatre
opérations. Toute la gauche s’est dressée, les principaux syndicats du secteur public, y
compris ceux de la SNCF et la RATP qui avaient été dûment informés que cette réforme ne
touchait pas à leurs statuts privilégiés, mais qui savaient disposer d’une capacité de nuisance
décisive. La France a été, pendant des semaines, troublée par des grèves longues et
organisées, rendues possibles par l’assomption que le public était incapable d’un calcul
économique simple. Ce fait touchait à l’enseignement que dispense l’Education nationale et
ramenait l’attention sur un problème de fond, lui aussi « bi-partisan », celui de notre système
d’éducation. Le gouvernement proposa pour commencer une mini-réforme de pure
organisation, touchant environ 3 % du personnel le plus périphérique de ce ministère. Tollé,
manifestations, grèves, « actions sauvages », grands mots, grands principes. On a donc remis
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à plus tard les réformes sérieuses, qui seraient, par exemple, une décentralisation poussée du
ministère, une vraie autonomie des Universités, le droit pour elle de signer les diplômes
qu’elles dispensent etc. La presse télévisée, dans son immense majorité a été pour les
grévistes, contre le gouvernement. La presse écrite n’a pas vraiment, sauf exception, soutenu
celui-ci. Pendant tout ce printemps, le « noyau » a agité la mémoire et exalté l’exemple des
grands soulèvements, celui de 1968, celui de 1995, qui glissait vers l’insurrection et qui fit
reculer, puis tomber le gouvernement de droite. Parmi les grands principes claironnés sur un
ton d’évidence, comme s’ils étaient des axiomes fondamentaux de notre démocratie, on note
« service public », « unité » de l’éducation nationale, de la poste, de la SNCF, et un autre mot
qui se charge d’une note criminelle : « libéralisme », dont les antonymes sont « citoyen » et
« républicain »
Un pauvre diable d’agitateur local, fils d’un savant spécialiste des OGM, se
distinguait depuis quelques années par des paroles démagogiques, des actions incohérentes,
des délits caractérisés. Plus personne n’osait vraiment le soutenir. Condamné, il fut invité à
purger sa peine. Tollé à gauche, hésitations et regrets dans une partie de la droite. Le Monde
titre sur quatre colonnes en première page (29 Juin) : « Depuis sa prison, José Bové interpelle
Jacques Chirac »
C’est pourquoi le programme si justifié, si sain, si nécessaire de Nicolas Baverez, et
dont il réclame une application rapide, par « une thérapeutique de choc », parait dans le climat
politique français, une montagne formidablement haute et escarpée dont on cherche les
sentiers par où on pourrait la gravir.
Mais en a-t-on la volonté ? C’est ci que se trouve l’incertitude principale de notre
conjoncture politique actuelle. Nous ne savons pas clairement qu’elle est la pensée qui
soutient l’action du Président de la République et de son premier ministre, si il y en a une, ni
la direction ni la force de leur volonté. A cela je vois deux raisons.
La première est qu’ils voient la situation à peu près comme Nicolas Baverez et moimême. C'est-à-dire que tout en discernant les maux et les remèdes, ils se rendent compte de la
dangerosité du métier politique en France. Chirac en a fait l’expérience. Il sait le terrain peu
sûr, coupé de fissures, capable d’effondrements soudains. Son talent est celui des descendeurs
de rapides. Il a su refaire surface dans son canoë culbuté, mais il n’a pas envie que cela
recommence. Il a l’œil sur les sondages, et les sondages montrent à quel point la vision du
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monde du noyau a pénétré, en se diluant, en se diversifiant, dans la plupart des couches de la
société française. En effet, cette vision et cette pensée n’ont pas rencontré de réfutation
globale et énergique, à la façon dont les conservateurs anglais ont gagné la bataille des idées
sur leurs adversaires travaillistes. En France il n’y a pas eu bataille. Simplement les idées de
gauche lentement, très lentement, ont perdu de leur vitalité. Elles sont descendues d’un étage
dans la société intellectuelle. Le noyau n’a plus ses « grands intellectuels », mais il a encore
ses moyens et ses petits, dont le nombre continue de grossir. Le malheur de nos médias est
qu’ils recrutent leur personnel à un étage intellectuel plus modeste qu’en Angleterre, en Italie,
en Espagne. Dans les dernières grèves, les pauvres usagers ont gémi tout bas, ils n’ont pas
crié tout haut : ils n’auraient pas su quoi dire, personne ne leur avait donné d’arguments et la
télévision n’aurait peut-être pas enregistré leur réaction.
La seconde raison est que ce gouvernement pense aussi comme ses adversaires. Il
comprend plus ou moins vaguement la situation, mais en même temps il est empêché de la
voir clairement, parce que ses cadres de pensée sont influencés bien plus qu’il ne le croit par
l’idéologie du noyau. Dans les lycées, dans les grandes écoles, il a appris une histoire de
France, une histoire du Monde, une philosophie politiquement correctes et il a été trop occupé
pour s’en instruire d’une autre. Quand Chirac fait des déclarations qui donnent des gages à
l’extrême gauche nationale ou internationale, quelle est la part du calcul rationnel, quelle est
la part de la conviction ? La droite extrême affirme souvent que la droite de gouvernement est
une fausse droite, qu’elle est à gauche. C’est faux en ce sens qu’elle ne partage pas, et
heureusement, les préjugés de cette droite extrême, mais c’est un peu vrai dans la mesure où
elle est imbibée de préjugés qui lui viennent d’elle ne sait où, en fait de la gauche, et qu’elle
ne critique pas. Un des derniers actes du dernier conseil municipal de droite à Paris a été de
donner à une place le nom de Commune de Paris. Il y eut des protestations d’historiens qui
ont rappelé ce qu’avait été la Commune, ce qu’elle avait fait de la capitale, ce qu’en pensaient
Zola et George Sand. Ce qui n’a pas empêché notre assemblée la plus conservatrice, le Sénat,
de faire poser en Juin de cette année dans son jardin du Luxembourg, une nouvelle plaque en
l’honneur de cette même Commune de Paris.
Nicolas Baverez souhaite manifestement que surgisse en France l’
équivalent d’une
Margaret Thatcher. Cette dame ne savait pas tout, mais elle savait ce qu’elle pensait. Chirac
sait peut être plus de choses, mais sait il ce qu’il pense ?
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V
Il y un grand absent dans l’exposé de Nicolas Baverez.
Comme il procède de façon binaire, posant un diagnostic de maladie et aussitôt le
traitement approprié, il est compréhensible qu’il n’ait pas voulu faire réflexion sur un
problème dont on ne voit pas la solution. Je veux dire l’installation en France d’un corps
nouveau et étranger, l’Islam.
L’histoire religieuse de la France est fondamentalement continue. Le vieux fond des
mythologies indo-européennes, celtes, puis latines, apprivoisé et rehaussé par la philosophie
antique s’est très lentement effacé pendant le haut moyen âge. L’Eglise latine a constamment
cherché la synthèse, et ménagé la transition. La rupture de la Réforme a été provoquée par un
accès de ferveur intransigeante, sur une base augustinienne typiquement latine. La réforme
catholique a procédé par émulation. La faille ne s’est pas réparée. Le ferment janséniste a
travaillé le catholicisme, rendant plus facile l’effacement de celui-ci devant les Lumières et le
passage de l’Ancien régime au nouveau. Mais les Lumières qui constituent, depuis la
Révolution, une légitimité alternative et le plus souvent offensive, sont nées sur le terreau
d’un catholicisme rationalisé, en ont repris les règles éthiques et les normes sociales, au moins
jusqu’en 1968. La mixité, dans la cité, dans le village, dans la famille, des Lumières et du
catholicisme a toujours été pratiquement possible et très souvent réalisée. L’accrétion des
traditions protestantes postérieures à la Révocation, et des traditions juives postérieures à
l’Emancipation, s’est opérée sur le même modèle.
Il faut bien voir que l’islam n’est pas une religion « non chrétienne » comme sont
l’hindouisme, le bouddhisme ou le confucianisme, religions antérieures au christianisme et
sans contact organique avec lui. L’islam, lui, est né comme une réaction anti-chrétienne, par
voie de conséquence anti-juive, de la façon la plus consciente et la plus claire. Il a rejeté non
seulement les dogmes chrétiens et juifs, mais la philosophie sous-jacente, la conception du
monde et de l’histoire. Il a été le porteur d’une civilisation dont les frontières sont nettes et
particulièrement visibles. Il est arrivé que des zones chrétiennes aient été recouvertes par des
dominations musulmanes et des zones musulmanes par des dominations chrétiennes, ou
d’origine chrétienne. Au bout d’un certain temps, généralement occupé par des guerres dures
et des persécutions obstinées, la séparation s’est faite, les musulmans ont dû partir, les
chrétiens et les juifs ont dû partir. Au milieu du dernier siècle la séparation était consommée.
Elle ne l’est plus. L’islam s’est installé pacifiquement en Europe occidentale et
particulièrement en France où il est en proportion au moins deux fois plus important qu’en
Allemagne ou en Angleterre. Je ne reviendrai pas sur les causes qui sont multiples et bien
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connues. Formellement environ 8 à 10 % de la population vivant sur le sol français est
musulmane et les démographes prévoient qu’à un terme rapproché on arrivera à 20 %. Les
données sont incertaines et pour des raisons légales ou idéologiques elles ne sont pas faciles à
collecter.
Les conséquences de l’événement se laissent déjà deviner.
Elles sont d’autant plus sérieuses que la religion chrétienne, dans toutes ses
confessions, est en crise, et nulle part plus gravement que dans notre pays. La librairie
catholique sur l’islam ou bien fait preuve d’une ignorance étonnante de cette religion, ou bien
elle ne voit pas nettement la différence avec la sienne. Ce qui, pour l’historien, rappelle les
circonstances qui ont préparé le soudain passage à l’islam, au septième siècle, de près de la
moitié des chrétiens qui eux aussi estimaient que l’islam était une version comme une autre du
christianisme et qui se sont convertis sans s’en apercevoir.
Le judaïsme, lui, semble en pleine renaissance. Il se trouve donc sur notre territoire en
situation de combat, comme il l’est en Israël. Cela contribue à développer dans les
communautés juives un sentiment d’aliénation par rapport à leur patrie française.
Enfin, la société française, laïcisée ou laïciste, est déshabituée de donner au facteur
religieux le poids réel qui est le sien. De forme démocratique, elle ne peut faire autre chose
que d’offrir aux musulmans les mêmes perspectives d’intégration qu’elle a offertes depuis
deux siècles aux différentes vagues d’immigration. Elle s’étonne que dans les fameuses
banlieues s’enkystent des noyaux qui les refusent. Elle se réjouit de ce qu’une autre fraction,
par l’école et l’enseignement supérieur, monte graduellement l’échelle sociale. L’Etat pare au
plus pressé. Il se sait maintenant sous l’influence de ces masses musulmanes qui possèdent
déjà ou possèderont bientôt tous les droits des citoyens français. Il a essayé d’organiser une
représentation, espérant opposer un islam « doux » à un islam « dur », ignorant comme tout
le monde la nature et la spécificité de cette religion et lui appliquant des schémas issus d’une
histoire différente. Jusqu’ici cela ne semble pas réussir. L’intégration, en dépit du souhait de
la plupart des Français, est une chimère. Elle devient à vue d’œil un slogan vide.
Que peut-on espérer ? Que la démocratie qui a lentement dissout la religion chrétienne
en fasse autant de l’islam. On ne peut écarter cette hypothèse. Il faudrait alors parler, plutôt
que d’intégration, d’une assimilation et d’un abandon des principes fondamentaux de l’islam.
Mais si cela ne se produit pas, si au contraire, à l’instar du judaïsme, l’islam religieux entre
dans une phase d’affirmation de soi, il se constituera en France une société complète,
nombreuse, diversifiée, riche de ses élites instruites par nos écoles et nos universités, en
mesure de défendre sinon d’imposer les normes qui lui conviennent.
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http://www.asmp.fr - Académie des sciences morales et politiques.
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Cet événement serait l’un des plus grave de notre histoire, ou plutôt c’est notre histoire
elle-même qui entrerait en mutation, comme c’est le souhait de plusieurs courants musulmans.
On conçoit qu’on ait du mal à regarder fixement l’événement, et que sa gravité même
détourne de lui pendant longtemps le regard et l’attention.
Mais on ne voit pas par quel bout le prendre. Longtemps il a été interdit de le
mentionner, protégé qu’il était par les tabous de l’anti-racisme, de la laïcité, ou simplement
par la tournure qu’ont prise les démocraties européennes depuis la guerre. Il s’impose, et on
ne sait pas comment l’affronter autrement qu’en le subissant passivement et comme un destin.
Que faire ? Il n’est plus possible d’imiter Isabelle la Catholique, ni Philippe II, encore moins
Théodore Jivkov qui vainement essaya de chasser les Turcs de la Bulgarie communiste. Si,
dans un nombre X d’années, la France se trouve dans la situation où se trouve aujourd’hui
Israël, il faudrait changer beaucoup de principes avant de pouvoir l’imiter. D’autant que
jusqu’ici, dans notre histoire si violente, les expulsions ne nous ont pas réussi.
Je suppose que Nicolas Baverez est parfaitement conscient de tout cela. Mais comme
son programme joint toujours la solution au problème, et qu’on ne voit pas de solution, il ne
pouvait s’y attarder.
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