Poèmes-tableaux : qu`est-ce que le langage poétique vu de la

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Poèmes-tableaux : qu`est-ce que le langage poétique vu de la
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Poèmes-tableaux : qu’est-ce que le langage poétique vu de la peinture ?
Par Chantal DANJOU
La présence de la poésie a toujours été ambivalente. Elle constitue à la fois une expérience
pédagogique incontournable et une aventure interprétative qui apparaît risquée.
Deux petites entrées en matière s’offrent à nous. Il peut, d’une part, s’avérer judicieux –
même si la démarche ne sera ici que brièvement consignée – de partir d’une voix poétique
contemporaine et donc a priori plus proche de nous, pour tenter de mieux voir le
cheminement d’un auteur tel que Guillaume Apollinaire. Ainsi, le regard que le poète et
essayiste Christian Prigent [1] porte sur quelques œuvres d’art contemporaines qui l’ont
impressionné amène des réflexions et des questions pertinentes à cet égard. Explorer, d’autre
part, les liens entre littérature et image et la double lecture induite, semble permettre des
interprétations plus ouvertes et plus riches.
Lorsque Christian Prigent écrit dans sa préface intitulée « Peinture comme poésie » : « Les
modernes ne sont pas les enfants des anciens. C’est tout le contraire : le savoir vivant qui
nous vient des modernes est ce qui réenfante à chaque fois les anciens parce que ça les rend à
l’inquiétude de la vie » [2], il permet une approche plus sensible des œuvres et peut-être
notamment de celle d’un Guillaume Apollinaire s’exclamant : « Et moi aussi je suis peintre. »
De même, dans ses allers et retours incessants de la poésie à la peinture, l’essayiste ouvre le
dialogue entre les « peintures-poèmes » – l’expression est du peintre Juan Miró – et les
« poèmes-tableaux » pour le poète organisant l’espace du poème comme un tableau – c’est le
cas des CALLIGRAMMES. Nous pourrions nous demander si, à l’instar de Christian Prigent,
Guillaume Apollinaire n’aurait pas regardé « la peinture à partir de ce qui [l’]obsède : le
langage poétique » [3], et s’il ne poserait pas « la vue comme question » [4] ? Que nous est-il
donné à voir dans CALLIGRAMMES, des figures, des formes, des lignes, des signes ? Et les
phrases changeantes qui s’y dessinent, quel « train blanc de neige et de feux nocturnes » [5],
c’est-à-dire quel pouvoir pictural, voire cinématographique, recèlent-elles ?
CALLIGRAMMES, qui a pour sous-titre Poèmes de la paix et de la guerre, s’il s’inscrit de
façon explicite dans le contexte de la Grande Guerre, témoigne aussi, poétiquement, de la
révolution culturelle en train de s’opérer avec l’invention du téléphone en 1876, celle du
phonographe en 1877, suivie de la radio en 1895 – les premières émissions radiophoniques
régulières commenceront avec le début des années 20 – et du cinéma en 1895. C’est en ce
sens que Michel Butor dans sa préface peut noter que « sa vision nous apparaît comme
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prophétique » [6]. Comme d’ailleurs le rappelle et le cite le préfacier, Guillaume Apollinaire
lui-même situait son livre « à l’époque où la typographie termine brillamment sa carrière, à
l’aurore des moyens nouveaux de reproduction que sont le cinéma et le phonographe ». Nous
ne serions pas loin de penser que de telles découvertes permettaient à l’esprit curieux et hardi
du poète de re-visiter autrement son paysage sensible et que, puisant à ses propres sources, il
le « réenfante », le transgresse, le questionne, le traverse des variables de temps et d’espace à
la manière des ondes sonores et électromagnétiques. Dans ce paysage déformé, la question se
pose : qu’est-ce que la beauté, poétiquement parlant ? L’étymologie de Calligrammes
renforce l’interrogation : du grec kallos : « beauté » et de gramma : « lettre, écriture »,
évoquant un poème où les vers sont assemblés de manière à figurer un objet. La proximité du
verbe kaleô, kalein qui signifie « appeler en témoignage, invoquer » et en dérive le verbe
ekkaleô : « évoquer les morts » permettent de percevoir la beauté comme un charme
incantatoire. Ce rappel étymologique fait lien avec un poème extrait de CALLIGRAMMES et
intitulé « Les collines » [7], texte qui pourrait faire office d’art poétique : « Voici le temps de
la magie / [...] / Profondeurs de la conscience / On vous explorera demain / Et qui sait quels
êtres vivants / Seront tirés de ces abîmes / Avec des univers entiers. »
Dès le texte liminaire du recueil, ayant pour titre « Liens », nous pressentons le travail
d’« alchimie du verbe », selon la formule rimbaldienne, auquel s’est adonné le poète et sa
tentative, tout comme l’auteur d’Une saison en enfer, et en référence aux correspondances
baudelairiennes, « d’inventer un verbe poétique accessible […] à tous les sens ». Il serait à
noter que le sous-titre prévu par Rimbaud pour les Illuminations – « painted plates » –
rapproche le choix du titre d’« illuminations » de son sens anglais d’« enluminures », ces
mêmes enluminures pour lesquelles Guillaume Apollinaire devait son intérêt pour les vieux
et beaux livres du Moyen Âge. Dès le premier mot de « Liens », la référence visuelle, picturale
au poème en prose « phrases » des Illuminations se laisse percevoir ; à ce « Cordes » suivi
deux strophes plus loin par : « Donnons-nous la main », revient en écho la phrase
rimbaldienne : « J’ai tendu des cordes de clocher en clocher ; des guirlandes de fenêtre à
fenêtre ; des chaînes d’or d’étoile à étoile, et je danse. » Quels que soient la gravité du
contexte historique, le ton de révolte et l’affirmation de sa liberté, sensibles dans « Liens », il
y a aussi une incomparable légèreté, presque dansante, un tissage de motifs tantôt ténus
tantôt plus appuyés.
S’il nous a semblé intéressant de proposer comme première étude le poème de « Liens »
malgré son absence figurative, c’est que son titre – synonyme en ce sens de
« correspondances » – fait entrer en résonance avec d’autres textes, met en relation des
objets et des monuments, des êtres et l’Histoire, des éléments visuels et sonores, autant qu’il
délie paradoxalement la langue ou invite à la délier, autrement dit décrypte le projet des
CALLIGRAMMES. Que ce poème figure en italiques retient l’attention du lecteur, souligne
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typographiquement, avant de le faire de manière plus visiblement picturale dans les
Calligrammes, le motif invoqué. « Liens, cordes, cordes tissées, fumées, câbles » sont ainsi
plus perceptibles, plus mouvants, plus continus par l’inclinaison des lettres ; la rupture du
lien et le nœud n’en seront rendus que de façon plus brutale. En parallèle, la pâleur de l’encre
concernant l’écriture italique rappelle la fragilité du monde et celle des liens, le poète laissant
des traces, des « fumées », des bribes, plus que des témoignages offrant une vision plutôt
métonymique du monde comprenant des parties d’objet ou de lieu, opérant un transfert
concret-abstrait, ce qui nous permet, d’emblée, de situer Guillaume Apollinaire comme poète
cubiste. Que les « cordes » soient « faites de cris » pourraient rappeler l’inscription du poète
dans la révolution culturelle et industrielle de son époque avec par « câbles » – le mot
apparaît dans le poème – téléphoniques et par ondes hertziennes, la transmission du son. Le
titre même de la première section du recueil à laquelle appartient le poème, Ondes, est
significatif à cet égard. Mais c’est aussi l’interrogation, posée dès le début de cette analyse, sur
le langage poétique. Qu’est-ce qui, dans les progrès technologiques et dans la peinture,
notamment cubique, questionne, déplace, modifie le rapport à la langue et aux façons de
langue ? Comment interpeller les sens dans leur diversité ? Si la vue est en question, comme
nous le laissions entendre en préambule, elle l’est aussi par l’impression d’une mise en scène,
par des sortes de découpages opérés dans un cadre culturel et technologique et dont
témoigne la présence d’objets et de monuments qui pourraient apparaître disparates –
« cordes, rails, câbles, liens amoureux, rayons » – incongrus – « tours de Babel ;
Concorde » – mais qui, en fait, ouvrent la langue à de nouveaux montages, à une série
synonymique, presque à des trucages. Christian Prigent dans sa « Morale du Cut-Up » [8]
évoque à ce propos les poèmes-conversations qu’Apollinaire réalisait à partir de ce qu’il
entendait dans les cafés, ce qui lui avait d’ailleurs valu d’être tenu par certains pour
mystificateur. Si nous avons dans CALLIGRAMMES un exemple de poème-conversation avec
« Lundi, rue Christine », « Liens » participe aussi de cette expérience poétique faisant
fonctionner le texte un peu comme un jeu de pistes.
Comment rendre compte, par ailleurs, de l’inquiétude inhérente à la vie ? Nous pouvons
observer en premier lieu le glissement – ce qui a été précédemment nommé – du concret
d’un terme tel que « cordes » à l’abstrait des « cris », du moins à son impalpable, à son nonfiguratif dans ce contexte d’objet-cordes et qui laisse sous-entendre la souffrance, voire la
finitude ; de même l’inquiétude et le questionnement sont-ils repris par la notation visuelle
constituée par le premier terme et celle, sonore, du dernier, sans oublier l’allitération en « c »
produisant en association avec la liquide « r », un effet de dureté et une sorte de fatalité.
Dans les circonstances historiques qui président à l’écriture de CALLIGRAMMES, le poème
cesserait-il d’être chant pour se faire cri, voire incantation, comme le laisserait supposer la
répétition de « cordes » dans le cours du texte ? Et sans doute l’anaphore traduit-elle un
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sentiment puissant de révolte du poète qui cherche à s’affranchir des règles à la fois politicoguerrières – la liberté étant violemment mise en question – et poétiques, ayant affirmé que le
projet de CALLIGRAMMES était d’aller vers une « poésie vers-libriste ». Néanmoins les
« cris » associés aux « cordes » pourraient bien évoquer aussi l’idée du nœud coulant, d’une
impossible liberté, d’une mort latente que l’adjectif « pendus » (au bout d’une corde) dans
« siècles pendus », deux vers plus bas, ne fait qu’exacerber. Ne soulignerait-il pas aussi, de
manière plutôt ironique, les rapports malheureux entre personnes à l’heure où « câbles,
cordes, rails » croient accomplir le prodige technologique de réunir les habitants des
différents pays européens ? Il y a là l’expression d’une dualité, perceptible dès le second vers
– « Sons de cloches à travers l’Europe » –, les cloches dans les églises des différents pays
sonnant les événements heureux et tragiques (baptêmes ; mariages ; enterrements ; glas),
martelant le temps. Cette opposition entre joie et peine avance un autre contraste, celui du
progrès ou peut-être plus justement de la technologie et de la spiritualité, voire de la
conscience, en tant qu’arbitre du bien-fondé des progrès offerts (« Science sans conscience
n’est que ruine de l’âme »). En ce sens, nous pourrions entendre une autre dualité, celle
inhérente au titre « Liens » qui serait à prendre dans son acception poétique de
correspondances et d’enrichissement de la langue comme dans un sens plus restrictif de
relations imposées par l’industrialisation.
Le poète ne cesse tout au long de ce texte d’énoncer la marche inexorable du temps et de
tenter d’en évoquer toutes les facettes. Sa démarche le rapproche une fois de plus de la
conception de la peinture cubiste qui est de présenter toutes les faces d’un objet en même
temps,
concept
auquel il répond métaphoriquement
par ces
cloches résonnant
simultanément dans tous les pays d’Europe ; de même la dualité sensible rend-elle compte de
la constante ambivalence des choses, du lien comme de sa distorsion, du bonheur comme
d’une rupture toujours probable. L’image des « rails » qui fait songer bien sûr aux trains et à
l’industrialisation qu’a connue le XIXe siècle, ne fait que renforcer l’idée de la fragmentation
chère aux cubistes. Nouvelle ironie du poète : ces « rails » censés réunir les différentes
nations ne font que les [ligoter], ouvrant la voie d’un univers guerrier. Cette fragmentation
est aussi obtenue sur deux autres plans. D’une part, l’opposition constante entre le groupe et
le singulier : « Rails qui ligotez les nations » – notons à ce propos la quasi-apostrophe aux
« rails » – et la liberté individuelle revendiquée, marquée de solitude et d’isolement, que
renforce la négation restrictive : « Nous ne sommes que […] la main ». C’est affirmer ici la
poésie comme une arme, même dérisoire, contre l’oppression et la censure, comme lieu
fédérateur aussi, permettant à ceux qui désirent lutter et gagner la liberté de penser de
s’exprimer. D’autre part, par des expressions métaphoriques telles : « tours de Babel
changées en ponts » ou par des mots composés, ainsi : « Araignées-Pontifes », le poète
énonce des fragments de civilisation, insère dans son texte des images ou plus exactement
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des mises en images, comme c’est le cas avec le rapprochement des termes « Araignées », à
fort pouvoir évocateur et visuel, et « Pontifes ». Il semble qu’il y ait là une vision quasi
cinématographique dans les mises en abyme successives proposées par de telles évocations.
Comment ne pas penser, avec la tour de Babel, au symbole à la fois unificateur de ces
hommes ayant cherché à se rapprocher des cieux en érigeant cet édifice et séparateur par un
Dieu qui, jaloux de sa suprématie, introduit la diversité des langues ? Comment ne pas se
référer à cette civilisation de Babylone, connue notamment par l’archéologie et plus
précisément
par
ses
tablettes
en
caractères
cunéiformes,
c’est-à-dire
formés
« picturalement », de la combinaison de signes en fer de lance et en points – caractères pour
lesquels G. Apollinaire a marqué son intérêt – et représentant tous les aspects de la vie
intellectuelle
et
quotidienne,
opérant
le
rapprochement
abstrait-concret
souligné
antérieurement ? Mais si le visuel se trouve questionné ici, la référence sonore n’est pas
absente, induisant de nouveaux liens complexes. Une lecture orale du mot composé
« Araignées-Pontifes » n’est pas sans faire entendre le verbe « régner » et par là souligner le
rôle prépondérant de l’Église et du Pape, son pouvoir unificateur et par la toile ainsi tissée
préfigurer, après l’affaiblissement du pouvoir spirituel, d’autres situations de rassemblement
et – « vision prophétique » – les réseaux câblés, pour arriver de nos jours au web.
L’intertextualité est présente aussi. Que ce soit avec les « Tours de Babel changées en ponts »
ou les « ponts » possiblement entendus dans « Pontifes », autre insertion d’éléments à la
manière cubique, il y a ici comme un pont entre différentes œuvres, et notamment avec le
célèbre poème d’Alcools [9] (1913) : « Le Pont Mirabeau » et « tous les amoureux qu’un seul
lien a liés » figurant dans le texte liminaire des CALLIGRAMMES (1918), les deux textes
renvoyant, paradoxalement, à l’impossibilité du lien. Il y a – nous le voyons – une
superposition d’images condensant chacune plusieurs significations et offrant un univers
quasi onirique. Nous souhaiterions évoquer brièvement à ce propos le portrait dit
prémonitoire – salué comme tel par les surréalistes – de Guillaume Apollinaire par Giorgio
de Chirico, une huile sur toile datée de 1914. Le titre de « Homme-cible » est supposé avoir
été donné dès sa création, avant la blessure d’Apollinaire qui lui a valu d’être trépané. Les
représentations données du poète sont multiples, alliant attributs antiques, ceux d’Orphée
notamment, et modernité avec le cercle blanc figurant la cible, les lunettes noires, accessoire
qui pourrait rappeler ces paroles de « Zone » [10] : « À la fin tu es las de ce monde ancien /
Tu en as assez de vivre dans l’antiquité grecque et romaine. » Les perspectives du tableau, en
élaborant une quasi-contre-plongée, déroutent les interprétations, dissociant et rapprochant
les visages. Le profil du portrait en ombre chinoise est inspiré d’un portrait numismatique
réalisé la même année par De Chirico lui-même. Cette multiplicité de lectures offertes par ce
tableau illustre bien le propos de « Liens ». Dans la dernière partie du poème, l’auteur note :
« J’écris seulement pour vous exalter / O sens ô sens chéris. » Il utilise une nouvelle fois, en
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le condensant dans le seul mot de « sens », la richesse interprétative du poème. C’est à la fois
se référer aux sensations, faisant appel ici à tous les sens, et aux significations diverses
obtenues. Ne pourrions-nous enfin y voir l’orientation d’un mouvement ou la position d’un
plan dans un volume, ainsi que De Chirico nous en donne un exemple dans son tableau ?
Dans le dernier vers, « Ennemis de tout ce que j’aime encore », n’est-ce pas dessiner (et
destiner) ce mouvement de « cordes faites de cris », autrement dit de la mort œuvrant dans
les espérances amoureuses et culturelles du poète ? La chute du poème est ironique,
permettant une double lecture : d’une part, le poète marquerait l’insuffisance du langage
poétique que seule une mise en image pourra dépasser ; d’autre part, et sans qu’une lecture
n’exclut l’autre, comme avec son portrait en ombre chinoise réalisé par De Chirico, et
apparaissant dans le tableau en arrière-plan du premier visage qui empruntait, lui, à la
statuaire grecque, il ferait apparaître la réalité en négatif, en duplicité – « Ennemis du
souvenir […] Ennemis de tout ce que j’aime encore » – pour mieux la démasquer, ce
qu’exalteront – semble-t-il – les calligrammes.
Le second texte proposé à l’étude s’intitule « Paysage » et constitue un calligramme. D’abord :
regarder, comme par une fenêtre ouverte ; fenêtre que, d’ailleurs, en haut et à gauche le
calligramme dessine, faisant écho au poème précédent qui a pour titre « Les fenêtres » et
dont il faudrait noter, en guise une nouvelle fois, d’art poétique : « Tu soulèves le rideau / Et
maintenant voilà que s’ouvre la fenêtre », énigme à dévoiler. Nous souhaiterions d’emblée
insister sur cette thématique de la fenêtre, qui, observons-le, dessine un rectangle blanc –
sorte d’écran aussi – encadré de mots, sous le terme « MAISON » inscrit en caractères gras
et majuscules. Nous parlerons de la fenêtre comme d’une constante poétique dont nous ne
ferons ici, outre celle d’Apollinaire citée ci-dessus, que trois références : dans le poème au
titre significatif de « La demeure entourée [11] », Jules Supervielle évoque, morceau du
« corps de la montagne » par morceau et qui – note-t-il – « hésite à ma fenêtre », la venue et
l’inscription du monde dans son bureau de poète ; Max-Pol Fouchet ne parlera pas autrement
de son bureau dans sa maison de Vézelay ; dernière récurrence, l’expérience terrible de Joë
Bousquet qui, étendu dans sa chambre de Carcassonne, privé à jamais de mouvement après
sa blessure de guerre, dira que le monde vient à lui. Il ne semble pas possible de ne pas
investir le paysage apollinien de telles réminiscences, comme si le paysage naissait à la
lecture et naissait par le tracé des mots – « NAISSENT » est l’autre mot écrit en caractères
gras et majuscules. Le calligramme, effectivement, donne à voir et en même temps, à la
manière d’un miroir, renvoie aux propres images du lecteur. Lorsque le poète décrit un
arbrisseau, l’un des éléments constitutifs du « Paysage », cet effet-miroir s’entend à nouveau
dans « cet arbrisseau […] te ressemble », le pronom personnel complément pouvant figurer
la femme aimée, le spectateur qui, placé face à ce calligramme, est appelé lui-même à
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convoquer son propre paysage. Ainsi que nous l’avons souligné, les deux termes inscrits dans
les caractères majuscules les plus gros et les plus appuyés sont « MAISON » et
« NAISSENT » et nous interpellent par le choix de la police. Dans sa préface au recueil,
Michel Butor note avec justesse que « les passages en capitales seront plus écrits que les
autres, ils seront inscrits véritablement, plus forts, plus voyants, plus durables, plus gravés ou
plus peints ; ils se soumettront le reste du poème […] ». Par le jeu des caractères employés, la
vision d’ensemble de la page rappelle la manière des cubistes introduisant des lettres ou des
mots dans leurs tableaux : ainsi le gras renforce-t-il les mots en lettres capitales ou isole-t-il
la minuscule, alors détachée du reste du mot, c’est le cas du « a » de « amants ». De même
cette page, par la mise en exergue dont bénéficient le « a », à la fois dessin et lettre, ou le
signe d’interrogation figurant en haut, fonctionne un peu comme un rébus. Et ce point
d’interrogation a une présence picturale d’autant plus forte dans un poème – dans un recueil
(en dehors de rares points d’exclamation) – d’où la ponctuation est par ailleurs absente. De
cette suppression de la ponctuation, Michel Butor écrit qu’elle laisse communiquer les mots
entre eux et qu’elle les dote d’une « polyvalence comparable à celle qu’ils pourraient avoir
dans une peinture, soulignant par la même leur caractère visuel ».
Le singulier du titre donné au poème « Paysage » est sans doute là pour marquer que le
calligramme se regarde comme un tableau unique, malgré les sous-tableaux que le regard y
perçoit. Ce calligramme, effectivement, est composé de quatre « scènes », chacune d’entre
elles ayant un mot dont on peut se saisir comme mot-clé. Ainsi, de gauche à droite et de haut
en bas, nous lisons successivement : « maison » ; « arbrisseau » ; « amants » ; « cigare ». Il
semble bien s’agir effectivement de la composition d’un paysage constitué en haut de deux
volumes rapprochés l’un de l’autre et bien structurés, avec une rectitude géométrique. À cette
structure graphique répond une structure grammaticale : le sujet central maison est
développé par une relative qu’initie « où » ; le sujet arbrisseau du second volume se
développe à partir du pronom relatif « qui ». Fait écho à cette double armature picturale et
linguistique, le rapprochement thématique opéré par « naissent » d’un côté et « se prépare à
fructifier » d’un autre côté. Cet arbrisseau placé à la droite de la maison a la forme d’un arbre
grâce à la disposition des mots dans les quatre premiers vers, puis de syllabes détachées
« te/res-sem-ble » mises les unes en dessous des autres pour figurer le tronc. Lorsque le
poète dit qu’il « se prépare à fructifier », cette description renvoie aux deux derniers vers du
poème précédent auquel nous faisions référence « Les fenêtres », notant « La fenêtre s’ouvre
comme une orange / Le beau fruit de la lumière ». Précisons enfin que l’utilisation du
démonstratif « cet » pour « cet arbrisseau » renforce le visuel, le désigne à nos yeux.
Le bas de la page, quant à lui, est constitué de deux autres ensembles que nous qualifierons
volontiers de silhouettes. Il s’élabore après un vide qui fait partie intégrante de cette
deuxième strate de paysage et qui rend le bas de la page visuellement parlant plus large, plus
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éclaté aussi en comparaison aux deux volumes resserrés qui en constituent la partie élevée.
Ce vide est néanmoins tempéré par la silhouette élaborée à partir du cigare qui, en fumant,
dessine une colonne ascendante faisant le lien, sur la droite, avec les deux volumes
supérieurs. Si nous parlons de silhouettes, c’est que ces deux ensembles paraissent moins
alignés, animés de courbes, traversés de mouvements qui leur donnent un aspect dansant.
Comment est-ce rendu typographiquement ? Par une alternance de minuscules et de
majuscules, par la grosseur moindre des caractères, voire leur diminution progressive, par
une lecture s’effectuant de bas en haut pour l’un, en croix pour l’autre, celui élaboré à partir
de « amants ». Ce dernier, effectivement, a la forme d’un personnage bras levés, tête figurée
par le « a » détaché de « amants », jambes écartées par la danse et cet écartement s’il marque
l’élan des pas, la joie – les bras s’élèvent d’autant plus en signe d’allégresse que « ensemble »
constituant l’un d’eux se lit de manière ascendante – signifie aussi la séparation annoncée,
« mes membres » notés explicitement et constituant dans leur écriture une rupture visuelle –
inscription plus courte et plus ramassée – ainsi qu’une rupture sémantique car ils ne peuvent
pas se lire dans le prolongement du reste du texte « couchés / ensemble / amants vous vous
sé- / -parerez ». Ce que le poème « Liens » décryptait de solitude et de correspondance
conjointes se retrouve ici. Nous comprenons aussi que, malgré la distinction possible des
quatre ensembles, l’unicité du tableau est préservée par les liens, même ténus, qui se tissent
entre eux. Au volume-maison correspondent en quelque sorte les silhouettes des amants
couchés à l’intérieur. Le volume-arbrisseau est relié au cigare, comme si l’arbrisseau partait
en fumée et que sa petitesse d’arbrisseau – non encore arbre – le rapprochait
dangereusement d’un cigare appelé à disparaître en fumée. Mais si les deux sections, haute et
basse, du calligramme rentrent en relation, il en va de même pour les parties gauche et
droite, voire de façon croisée. Par exemple, le cigare peut apparaître comme une cheminée
miniature de la maison, rapprochement éventuellement souligné par l’expansion du nom
« cigare » à l’aide d’une relative, comme dans les deux ensembles du haut. À ce propos, les
« amants » restent aussi plus détachés – séparés dans l’avenir – par le fait que l’expansion du
nom « amants » se fait par la mise en apposition du participe qui les qualifie : « couchés
ensemble ».
L’utilisation du présent de l’indicatif dans les trois ensembles « maison ; arbrisseau ; cigare »
renforcent les liens probables tout comme le seul futur qui apparaît chez les « amants »,
outre qu’il isole une fois de plus les corps-amants des autres corps et notamment de celui de
la maison même s’il a, par contre, une présence visuelle aussi forte en comparaison aux
graphiques plus petits et moins aguichants de « arbrisseau » et « cigare », n’invite pas
paradoxalement à la continuité mais présage d’une séparation amoureuse, qu’elle soit induite
par la guerre ou par l’affaiblissement des sentiments. « Toute écriture, même la plus jouée,
garde trace d’une action mortifère ; elle porte le deuil de ce qu’elle défait dans les formes
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convenues […] », écrit Christian Prigent [12] ; mortifère dans la thématique développée, mais
plus subtilement encore dans une structure conventionnelle subsistant à l’état de traces – de
fumée – dans le calligramme. Ainsi les quatre scènes suggèrent-elles une disposition en
différentes strophes ; par ailleurs, la perception de rimes dont « ressemble / ensemble », ou
la construction syntaxique « nom suivi de la relative ». Enfin, si l’on s’en tient une fois encore
au dessin, observons le « a » en script et fortement encré de « amants », son dessin associe en
réduction et de manière épurée le point d’interrogation et le « c » de « voici », reprenant à
son compte la présence et l’absence imaginées, la continuité et sa suspension, le figuratif et
l’informel. Cela amène à se poser la question suivante : la lettre esquisse-t-elle avant tout un
dessin avant même d’être constitutive d’un mot et d’un sens ? Est-elle porteuse d’un sens
syncopé ? Auquel cas le a- pris en tant que préfixe privatif suivi d’un -mant(s) qui, en ancien
français, signifie le message ou le messager, « défait » toute construction figée, tout message
porteur d’un sens limité. Ce faisant, il semble qu’Apollinaire introduit une diversité de
lectures : la lecture horizontale n’est conservée que par tronçons et le lyrisme qu’une mise en
forme traditionnelle du texte préserverait se trouve mis à mal. Imaginons voir et lire en
typographie normale : « Voici la maison où naissent / les divinités et les étoiles » et plus
aucune place ne serait faite à l’onirique du paysage ni à la mise en chantier de cela même qui
se construit. Car par le biais du calligramme, le poète introduit une deuxième dimension,
voire une troisième, celle du volume avec des interactions multiples de syllabes. Ainsi la
disposition de « les étoiles et les divinités » et les espaces entre les syllabes peut permettre,
selon divers agencements, soit « les toiles », référence explicite au pictural, soit « toi et les
divinités » questionnant l’homme dans son rapport à la spiritualité, tout au moins à l’énigme
de son existence placé entre l’intime et l’infini.
Dans cette perspective, il n’est pas étonnant que la maison se trouve introduite par le point
d’interrogation qui prolonge, à la manière d’une cheminée sur un toit, le « i » de « maison ».
De façon stylisée, il peut évoquer une serrure qui appelle à la transgression, qui donne à voir
le sens caché – trompeur ? – des choses, dépassant en cela le réel suggéré par le mot. Auquel
cas, à ce point d’interrogation correspondrait le rectangle blanc dont il a été fait mention plus
haut. Qu’y a-t-il à voir et qui n’est pas figuré ? Ce blanc encadré de mots ou de syllabes
fonctionne à la façon d’un patio qui, en desservant les différentes ailes d’une maison, agit ici
sur les relations locales et plurielles entre les mots. Nous pouvons de même noter une
similitude picturale entre la partie circulaire de ce point d’interrogation et celle, inversée, du
« c » volontairement grossi de « voici ». Autre récurrence interrogative : le dessin obtenu par
le « cigare qui fume » reproduit le point d’interrogation, queue en l’air, rond en bas, tout
comme dans un reflet sous l’eau. C’est, dès ce poème-tableau, renouveler le questionnement
sur ce qu’est le langage poétique, sur ce qui peut faire invention, voire illusion – ces bouts de
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points d’interrogation qui se promènent à l’endroit et à l’envers dans la page –, interrogeant
le mot de l’unité-lettre à la phrase, sous sa forme dessinée – parfois une véritable saynète –
constituée par la phrase elle-même et qui dit du mot plus que d’habitude et en donne
simultanément plusieurs images.
En conclusion, nous pourrions considérer que le « v/oi » détaché du « ci » peut aussi
s’entendre comme l’impératif de voir et ce « voi » – tronqué de son « s » – constitue, dès
l’entrée du calligramme, à la fois un appel au regard et une manière d’avertissement au
lecteur qui doit s’attendre à un découpage inusité des mots, en accepter le mixage.
NOTES
[1] Christian Prigent, Rien qui porte un nom, Éditions Cadex, 1996.
[2] Ibidem, p. 14.
[3] Ibidem, p. 8.
[4] Ibidem, p. 80.
[5] Guillaume Apollinaire, Calligrammes, « Les fenêtres », p. 26, Éditions Poésie /
Gallimard, 2008.
[6] Ibidem, préface de Michel Butor.
[7] Ibidem, p. 29, 30.
[8] Christian Prigent, La Cure de désyntaxication, K’De M Éditions, 1993.
[9] G. Apollinaire, Alcools, « Le Pont Mirabeau », Éd. Poésie / Gallimard, p. 15-16, 1978.
[10] Ibidem, p. 7.
[11] Jules Supervielle, Le Forçat innocent, suivi de Les Amis inconnus, « La demeure
entourée », p. 182, Éd. Poésie/Gallimard, 1980.
[12] Christian Prigent, Rien qui porte un nom, op. cit., p. 9.
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