Violence et littérature
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Violence et littérature
Littérature classique Violence et littérature Suivant l’opinion générale et nos préceptes moraux et religieux, la violence est la signature d’un échec. Le coup de poing dans la figure, le duel ou l’entrée en guerre apparaissent ainsi comme le terme de pourparlers où les cerveaux en présence ont pris acte d’une commune inaptitude au dialogue. Pour pallier la défaillance du langage articulé, il n’y a plus dès lors qu’à en venir aux mains et à fourbir la logistique. On considère volontiers, de la même façon, que l’homme, quand il descend à de telles extrémités, régresse vers l’animal. Or c’est bien à tort, car en matière de violence, le plus cruel des loups n’est, face à nous, qu’un tendre agneau. Le zèle et l’inventivité que nous déployons pour venir à bout de nos congénères, nous permettent en effet de surclasser largement les bêtes. /// Littérature classique * 2 Sur ce point, l’exemple du seul XX e siècle suffirait à convaincre les sceptiques, avec l’organisation industrielle de la mort et les lâchers de bombes nucléaires qui inspirèrent à Arthur Koestler ce commentaire laconique : « Prométhée s’efforce d’atteindre les étoiles, un rictus dément sur le visage et un symbole totémique à la main ». Une fois rappelées ces quelques vérités, le fait que la violence guerrière, et parfois la plus effrénée, ait inspiré plus d’un chantre dans nos classiques, mérite pour le moins un rapide examen. > La voix des moralistes Certes, les moralistes français, héritiers de la culture antique, n’avaient pas attendu Arthur Koestler pour montrer combien nous aurions avantage à prendre modèle sur les animaux. C’est dans cet esprit que La Bruyère, soucieux, au chapitre XII des Caractères, de faire éclater notre déraison, a recouru à une inversion de rôles : « J’entends sans cesse corner à mes oreilles : l’homme est un animal raisonnable (...) Que si l’on vous disait que tous les chats d’un grand pays se sont assemblés par milliers dans une plaine, (...) et qu’ils ont joué ensemble de la dent et de la griffe ; que de cette mêlée, il est demeuré de part et d’autre neuf à dix mille chats sur la place, qui ont infecté l’air à dix lieues de là par leur puanteur, ne diriez-vous pas : « Voilà le plus abominable sabbat dont on ait jamais ouï parler ? ». Le Siècle des Lumières devait porter un semblable regard sur la violence collective, comme l’atteste, parmi beaucoup d’autres, la célèbre protestation de Voltaire dans le Dictionnaire philosophique (1764 ) : « Que deviennent et que m’importent l’humanité, la bienfaisance, la modestie, la tempérance, la douceur, la sagesse, la piété, tandis qu’une demi-livre de plomb tirée de six cent pas me fracasse le corps, et que je meurs à vingt ans dans des tourments inexprimables, au milieu de cinq à six mille mourants, tandis que mes yeux, qui s’ouvrent pour la dernière fois, voient la ville où je suis né détruite par le fer et par la flamme, et que les derniers sons qu’entendent mes oreilles sont les cris des femmes et des enfants expirant sous des ruines, le tout pour des prétendus intérêts d’un homme que nous ne connaissons pas ? » lire au collège n° 67 > printemps 2004 De telles représentations de la guerre, qui expriment apparemment une opinion très largement reçue, entrent pourtant en opposition flagrante avec une longue tradition de traitements littéraires, autrement plus enthousiastes, des conflits. Examinons donc les faits en nous efforçant, malgré le caractère déconcertant de bien des glorifications de l’art d’en découdre, de ne pas y voir hâtivement des hommages à la barbarie. Au IX e siècle avant J.C, L’Iliade fournit aux aèdes, revendeurs ambulants d’histoires, un prodigieux réservoir de ventres ouverts, de têtes fracassées et de membres tranchés propres à satisfaire, en attendant une plus large diffusion, la clientèle de la péninsule balkanique et de l’Asie Mineure. Homme de métier, Homère avait tout mis à profit, gros plans, ralentis et différés, devançant ainsi de vingt-huit siècles les techniques de nos retransmissions sportives où s’exprime encore, nourri de métaphores surdimensionnées, l’immémorial enthousiasme des épopées. Voici par exemple le traitement que le héros Diomède, au chant V de l’Iliade, réserve au Troyen Pandaros : « Il lança un trait qu’Athénè dirigea vers le nez de Pandaros, près de l’oeil, et qui traversa les dents blanches » Et voici maintenant, en très gros plan, l’action au ralenti : « Coupant la langue à la racine, le bronze inflexible est ressorti par la pointe, à l’extrémité du menton ». Autre exemple, parmi cent autres, la collision entre Oïlée et Agamemnon, au chant XI de la même oeuvre : « Comme il fondait droit sur lui, la lance aiguë le perça en plein front. La visière n’arrêta pas la lance, quoique de bronze épais. Elle fut traversée ainsi que l’os, et toute la cervelle jaillit dans le casque.» Pour illustrer, enfin, l’usage des hyperboles, l’apparition d’Achille sur le champ de bataille, à la fin du chant XX, suffira : « Comme monte, furieux, un feu aux flammes prodigieuses dans les vallons profonds d’une montagne desséchée : les profondeurs de la forêt brûlent et partout le vent poursuit la flamme et la roule, ainsi, partout, Achille se ruait avec sa pique, comme un démon, tuant ceux qu’il poursuivait (...) Ses chevaux aux sabots massifs foulaient à la fois cadavres et boucliers ; l’essieu en était tout souillé ainsi que les bords du char, aspergés par le sang projeté par les sabots et les roues ». Vous avez bien dit « humanisme » ? La littérature épique du moyen âge n’est pas moins prodigue en crânes fendus et exploits sanglants, comme l’illustre en particulier la célèbre Chanson de Roland qui, pour être d’inspiration chrétienne, n’est pas plus économe d’horreurs que ses modèles antiques . Et si l’on a pu se figurer les troubadours comme des mauviettes, il faut lire les vers où Bertrand de Borne évoque avec mépris le roi Philippe Auguste : « Jamais je ne le vis trancher bras ni côte ni frapper jambe ni tête d’une plaie douloureuse ! », ou ces autres où il chante la joie de cogner : « J’aime la presse des boucliers (...) les lances qui se brisent, les heaumes brunis fendus, et les coups qu’on donne et qu’on reçoit. » > Les dessous de cette exaltation Cette exaltation des corps-à-corps et des têtes tranchées, on la retrouve dans tous les textes fondateurs et jusque chez Marx et Engels où la violence, évoquée sous une forme indéniablement plus conceptuelle, n’en est pas moins regardée comme « l’accoucheuse de toute vieille société qui en porte une nouvelle dans ses flancs. » C’est bien ce même regard que porte Victor Hugo sur la violence lorsque, présentant dans Quatrevingt-treize un épisode de la Terreur, il y entrevoit les effets bénéfiques d’un orage providentiel. Voici par exemple les paroles qu’il prête, au chapitre 5 du livre IV, à l’angélique commandant Gauvain : « Une tempête sait toujours ce qu’elle fait. Pour un chêne foudroyé, que de forêts assainies ! La civilisation avait une peste, ce grand vent l’en délivre. Il ne choisit pas assez, peut-être. Peut-il faire autrement ? Il est chargé d’un si rude balayage ! devant l’horreur du miasme, je comprends la fureur du souffle. » Ainsi s’explique que Victor Hugo ait pu présenter des scènes de carnage, comme l’assaut de la Tourgue (IV, 9,10,11), ou les hécatombes napoléoniennes, avec une si déroutante exaltation. On entrevoit dès lors comment humanisme et terreur peuvent se réconcilier dans l’ivresse guerrière : des êtres dépassent leur condition individuelle pour devenir des agents de l’Histoire et transgressent la loi morale par le haut. En ce sens, le paradoxe que présente un auteur humaniste conviant ses lecteurs à l’enthousiasme devant des horreurs inouïes, trouve une amorce de solution Est-ce à dire que, passé un certain degré de violence, la transgression morale relève de l’exploit et engendre le frisson d’une trouble admiration ? On pourrait le croire en relevant, pour rester chez Hugo, la présence permanente du registre épique dans La légende des siècles où l’ambiguïté règne jusque dans l’évocation des âmes les plus noires : « Mourad, parmi la foule invitée à ses fêtes, Passait, le cangiar à la main, et les têtes S’envolaient de son sabre ainsi que des oiseaux. » (Sultan Mourad, XVI, 3) lire au collège n° 67 > printemps 2004 /// Littérature classique > La tradition contre le sens commun ? 3 /// Littérature classique Mais l’’on conçoit surtout que les auditeurs de l’Iliade ou des exploits de Roland, au même titre que les amateurs de nos films de guerre, y aient trouvé le moyen de défouler par procuration, sur le principe de la catharsis aristotélicienne, une violence réprimée par la vie sociale. En ce sens, les descriptions homériques, dans leur minutie même, peuvent être regardées comme une oeuvre de salubrité publique. N’oublions pas non plus que les effroyables descriptions de blessures sont souveraines pour donner aux consommateurs de ces atrocités un intense sentiment de sécurité personnelle : « Il est doux, écrivait Lucrèce (II, vers 1-6), de contempler les grands combats de la guerre, déployés sur les plaines (...) non qu’il y ait du bonheur à regarder quelqu’un dans la tourmente, mais parce qu’il fait bon voir à quels dangers soi-même on échappe.» Songeons enfin que, le courage étant inégalement réparti, il peut y avoir du bonheur à s’identifier à des risque-tout qui maîtrisent d’autant plus leur vie, qu’ils acceptent de la mettre en jeu, comme des flambeurs au tapis vert. A moins qu’on ne voie, dans l’appétit de danger des héros, l’expression d’une peur de la mort les conduisant, nouveaux Gribouilles, à chercher refuge dans le péril. Mais laissons-là cette hypothèse mal pensante pour envisager maintenant, en vue de préciser encore l’ambiguïté de notre rapport à la violence, les limites de l’exaltation littéraire du massacre. 4 > Les limites de l’exaltation du massacre Les écrivains épiques se sont fait un honneur de célébrer des hommes assez peu économes de leur sécurité pour aller toiser joyeusement la mort dans les mêlées. Ce faisant, ils ont peut-être moins célébré l’audace de leurs héros que leur énergique arrachement à une vie paisible et surtout, peut-être, leur adhésion à un projet collectif par lequel ils dépassaient leur personne. Il n’est peut-être pas faux de relever, à cet égard, que tant dans le monde d’Homère que dans celui des chansons de geste, l’expédition armée a pu constituer l’entreprise par excellence, dont l’efficacité supposait le respect absolu de liens et de hiérarchies, souvent fondés sur un code sacré. Si une telle présentation des faits avait quelque vérité, cela expliquerait qu’avec la révolution économique de la Renaissance, les valeurs guerrières aient succombé à celles du commerce et que l’épopée n’ait plus alors existé que sous la forme de parodies : le personnage de Don Quichotte, ce très inoffensif chevalier du début du XVII e siècle, peut être regardé comme la noble et plaisante victime d’une telle évolution. Autre survivance de la chanson de geste, le fameux épisode de Gargantua, où Frère Jean des Entommeures, armé du bâton de la croix, hache menu une horde venue vendanger son clos. Tout s’y trouve, y compris les précisions anatomiques garanties par l’expertise médicale de Rabelais. La parodie a beau être criante, on se délecte devant la grêle de coups qui s’abat sur les bandes armées de Picrochole, tant il est vrai que l’on croit encore avec Rabelais, en 1534, qu’il peut exister, face à la passivité de la prière, une bonne et joyeuse violence. Pareil enthousiasme n’a plus cours chez Montaigne qui a vu les chrétiens se donner à manger vivants aux porcs et a lu les récits de la Conquête du Nouveau Monde. Si l’on ouvre en effet La brève relation de la destruction des Indes (1552) de Bartolomé de Las Casas, on découvre que les précisions anatomiques n’y concernent plus, désormais, que le tranchage des mains des Indiens ou l’organisation de rôtissoires humaines. Dépouillés de tout apparat glorieux, les ravages des conquistadors n’exhibent plus, aux yeux de Montaigne, que leur obscène nudité commerciale : « Tant de villes rasées, tant de peuples exterminés, tant de millions de gens passés au fil de l’épée, et la partie du monde la plus riche et la plus belle bouleversée pour la négociation des perles et du poivre : mécaniques (méprisables) victoires ! » Que dire enfin des guerres de religion qui enflammèrent l’Europe jusqu’au traité de Westphalie, et dont le bilan dépasse peut-être celui de la guerre de 14-18 ? Grimmelshausen fait entendre en 1669, dans Les aventures de Simplicius Simplicissimus, un ton qui perdurera jusqu’à nous : « (Des chevaux) laissaient les hommes à leur folie furieuse, prenaient le mors aux dents et cherchaient dans les vastes campagnes leur liberté d’antan. La terre qui a coutume de recouvrir les morts, était alors, en cet endroit semée de cadavres : ici gisait une tête que son propriétaire naturel avait perdue, là un corps auquel il manquait la tête ; certains avaient les entrailles affreusement arrachées du corps; d’autres avaient la tête fracassée et la cervelle en bouillie ». Les détails sanglants sont bien là aussi, mais l’étincelle de l’épopée charbonne. Allez savoir ! plus encore que les principes moraux, peut-être la notion d’échelle joue-t-elle ici son rôle. Au-dessous d’un certain seuil quantitatif, en effet, la violence n’impose aucun respect ; au-dessus d’un autre seuil, l’enthousiasme flageole. Seule une frange intermédiaire laisse s’épanouir l’ivresse guerrière. Littérairement parlant, en tout cas, la guerre ne se remettra pas, sauf sporadique exception hugolienne, des abominables excès du XVI e et du XVII e siècles. Les champs de bataille de Barbusse (Le feu), Genevoix lire au collège n° 67 > printemps 2004 (Ceux de 14), Dorgelès (Les croix de bois), Remarque (A l’Ouest rien de nouveau) ou Céline, seront ceux de Grimmelshausen. Et le professeur Alvear : « Il y a un espoir terrible et profond en l’homme (...) La révolution joue, entre autres rôles, celui que joua jadis la vie éternelle (...) Si chacun appliquait à lui-même le tiers de l’effort qu’il fait aujourd’hui pour la forme du gouvernement, il deviendrait possible de vivre en Espagne. » (« Le Manzanares » I,7) . > Une ambiguïté raisonnée Regard sans écran sur la souffrance, lucidité sur des engagements qui demandent certes un grand courage, mais permettent aussi l’économie d’une réforme individuelle : il y a davantage à glaner dans ces quelques lignes, que dans cinquante pages d’exploits. Si donc la fidélité, l’honneur, l’espoir d’un meilleur avenir et le culte de l’énergie ont pu, dans bien des ouvrages, se trouver validés par l’affrontement héroïque avec le sacrifice suprême, les sanglantes horreurs ne semblent désormais satisfaire en nous qu’un reliquat de voyeurisme. Nous avons mis tant de constance, tant d’application et d’ingéniosité à nous traumatiser, que le massacre a perdu de son charme. lire au collège n° 67 > printemps 2004 Michel LEROUX /// Littérature classique C’est André Malraux qu’il faut enfin appeler, pour qu’émerge le visage littéraire de la guerre, dans une de ses dernières versions. Cet homme, maltraité par les bravaches des salons littéraires, est un témoin de choix, puisqu’il a jugé nécessaire d’entrer en 1937 dans la fournaise de la Guerre d’Espagne, au nom de la justice d’une cause. Ouvrant à nouveau l’Espoir après bien des années, on y est frappé par la prééminence des dialogues sur les descriptions ; sur fond d’immeubles éventrés, d’usines en flammes, de sirènes et de chairs torturées, se détachent les insatiables débats de guerriers volontaires que l’ivresse martiale n’empêche en rien de penser contre eux-mêmes. Sans regarder le recours aux armes comme l’humiliation suprême pour qui possède un cerveau, ils cherchent obscurément la faille par où le mensonge que, génération après génération, les hommes se font à eux-mêmes, pourrait percer. Et s’il y a de l’épopée dans l’Espoir, elle se nourrit moins de l’énormité des dégâts, que de leur caractère vertigineusement banal et sempiternel. Témoin cette scène d’exécution de prisonniers, au chapitre 10 de la deuxième partie de l’« Exercice de l’Apocalypse » : « Trois nouvelles silhouettes sont debout là où se sont trouvées toutes les autres, et ce paysage jaune d’usines fermées et de châteaux en ruines prend l’éternité des cimetières ; jusqu’à la fin des temps, ici, trois hommes debout, sans cesse renouvelés, attendront d’être tués. » Une visite d’hôpital par l’ingénieur Manuel, et quelques considérations du professeur Alvear, historien d’art, nous conduiront au terme de notre parcours : « Manuel prenait conscience que, la guerre, c’est faire l’impossible pour que des morceaux de fer entrent dans la chair vivante (...) De l’un des lits du centre partaient sans arrêt ces gémissements où la douleur devient plus forte que toute expression humaine, où la voix n’est plus que l’universel aboiement de la souffrance, le même chez les hommes et les animaux : des jappements qui suivent le rythme de la respiration, et dont celui qui écoute sait qu’ils vont s’arrêter avec le souffle. » (« L’illusion lyrique » III, 1). 5