La science du harcèlement SCIENCES ET AVENIR octobre 2001

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La science du harcèlement SCIENCES ET AVENIR octobre 2001
SCIENCES ET AVENIR octobre 2001
L'arme psychologique, outil politique du management
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La science du harcèlement
Découvrir -- OCTOBRE 2001 -- N° 656
1999, la France reconnaît le harcèlement moral au travail. En fait, cette réalité relève de pratiques de
management théorisées il y a 40 ans. " Sciences et Avenir " a retrouvé un rapport qui en analyse les
bases. Au centre du jeu, un homme, Fernand Carayon. Et une entreprise, l'Aérospatiale. Enquête, entre
économie et sciences humaines.
D'après une étude menée en 1998 par la Fondation européenne pour l'amélioration des conditions de vie
et de travail, 12 millions de salariés en Europe se déclaraient victimes de violences psychologiques au
travail. Deux ans plus tard, la même enquête en dénombrait 15 millions. Sauf à accréditer l'idée que
l'Europe se peuple de pervers narcissiques, ces chiffres seraient plutôt à mettre en corrélation avec la
nette intensification du travail et le climat de concurrence accrue dans les entreprises.
Derrière le vocable de " harcèlement moral ", équivoque et difficile à caractériser, se cacherait toute la
souffrance mentale des salariés. Néanmoins, si le harcèlement moral semble surévalué quantitativement, il
est devenu une réalité incontournable, avec des signes cliniques préoccupants.
Selon Marie Grenier-Pezé, psychanalyste et pychosomaticienne à la consultation " Souffrance et travail "
de la poly-clinique de Nanterre (92), " le tableau est particulièrement grave. Certaines victimes peuvent ne
pas s'en remettre. Chez les femmes, c'est surtout la sphère gynécologique qui est atteinte : aménorrhées,
métrorragie, hémorragie, cancer du sein, de l'ovaire ou de l'utérus. Dans mon expérience professionnelle,
sur 100 cas touchant des femmes, 75 ont développé des lésions cancéreuses. C'est un indice tout à fait
anormal. " Aujourd'hui, la communauté des experts s'interroge sur les raisons de l'ampleur grandissante de
ce phénomène. Les bribes de réponses avancées riment toujours avec affaiblissement des syndicats et
perte du sens collectif.
Or des techniques précises d'isolement, de discrimination, de dévalorisation, de menaces sont autant
d'éléments qui structurent le harcèlement moral depuis une quarantaine d'années.
L'Aérospatiale lance une nouvelle organisation scientifique du travail
Lors du conseil des ministres du 12 janvier 1967, Maurice Papon est nommé P-DG de Sud-Aviation
(devenue Aérospatiale en 1970 après la fusion avec Nord-Aviation). Il restera 18 mois à la tête de cette
entreprise nationalisée.
Son passage ne laissera aucun souvenir mémorable, hormis la nomination, dès avril 1967, d'un nouveau
directeur à l'usine de Marignane (Bouche-du-Rhône), Fernand Carayon. Sitôt investi, l'homme met en
place une nouvelle organisation. De réels efforts sont déployés pour améliorer les conditions de travail et
réduire toutes les nuisances. Locaux neufs, choix technologiques, petites unités indépendantes et mesures
en faveur des salariés font de l'entreprise un modèle.
Très vite, Marignane devient le "laboratoire", les cadres des autres usines du groupe y sont envoyés en
stage. Petit à petit, une nouvelle organisation du travail se met en place sur les sites de production de la
firme. Premier grand bouleversement, le choix des agents de maîtrise, sortis jusqu'alors des rangs des
ouvriers techniquement les plus compétents. En moins de deux ans, Fernand Carayon remplace 80% de
cette hiérarchie intermédiaire par des travailleurs dociles et soumis.
Ces faits ont été finement analysés par un psychiatre et un médecin du travail, spécialiste de la santé
mentale. Dans un rapport intitulé Organisation " politique " du travail et psychopathologie, publié par la
Revue des droits de l'homme en janvier 1984 (lire l'encadré p. 101), les auteurs affirment que " la maîtrise
s'est vue confier un rôle de surveillance et de contrôle de leurs collègues, non pas au niveau professionnel,
mais au niveau des relations des opérateurs entre eux, des déplacements dans l'atelier, des absences leur
poste ". Les faits et gestes de chacun sont ainsi colligés pour exercer une pression directe sur les salariés.
" Les tâches nécessitant des déplacements ou des contacts nombreux sont confiées à des opérateurs
jugés "fiables", sur des critères plus politiques que professionnels. " Ces pratiques vont complètement
bouleverser les codes et les modes relationnels entre individus. Le but est d'obtenir une liaison directe
entre salariés et direction sans passer par les syndicats, jusque-là incontournables.
Cette innovation fera tâche d'huile dans bon nombre d'entreprises françaises. "Dans les années 70, les
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syndicats étaient encore costauds. Ils n'ont pas compris que le système Carayon allait les déliter ",
explique Gérard Desseigne, ancien directeur des ressources humaines de l'Aérospatiale (1985-1987),
aujourd'hui consultant d'entreprise.
Afin de limiter encore plus l'impact des organisations professionnelles existantes, un syndicat "maison" est
mis en place. "Le directeur nous disait toujours : Si vous n'êtes pas avec moi, vous êtes contre moi...", se
souvient Pierre Dodoussian, ex-délégué syndical à l'usine de Marignane. Réaction de la psychanalyste
Marie Grenier-Pezé : "Ce type de logique ne permet aucune contradiction. Donc il n'y a pas de conflit
possible. Cette logique est terrifiante, elle est totalitaire. Résister dans ce cas expose à des représailles
épouvantables."
Un subtil système de pression Dans le même rapport cité plus haut, la mise en condition psychosociologique est également détaillée. " La direction humaine du travail a été complétée par un système
subtil de pression venant de la hiérarchie pour l'adhésion au syndicat maison : discrimination, persécution,
culpabilisation, menace sur l'emploi et le salaire, chantage sur des points sensibles de la vie affective
[d'après des informations recueillies sur les relations familiales]. " Témoignage d'Emile Ribois, retraité : "Ils
ont commencé par exiler nos collègues de Marignane, avant de les mettre au placard. On ne leur donnait
rien à faire. " " La direction leur disait : Si vous voulez du travail, il faut venir le demander...", ajoute un
autre retraité, Jean Brun.
Des affirmations aujourd'hui contestées par Fernand Carayon, qui reconnaît néanmoins l'existence "d'une
mine de sel" où " les gars pas plus de 30 sur 7000 ont souffert. C'était un atelier comme les autres.
Il n'y avait rien de particulier si ce n'est qu'ils étaient ensemble. Comme ils étaient du même avis, ils ne
pouvaient pas s'endoctriner ". Un véritable bannissement.
Commentaire de Marie Grenier-Pezé : "Retirer son travail à quelqu'un, c'est exercer un droit disciplinaire
excessif. C'est littéralement faire exploser la dynamique de reconnaissance. De plus, venir demander du
travail, c'est se soumettre et mettre en scène cette soumission. Se plier devant un autre homme est pour
un homme, je crois, la situation la plus effroyable à vivre."
Ces atteintes au travail sont vécues très douloureusement par les salariés. Dans une entreprise où la
technicité est une valeur forte, une fierté, la dévalorisation des compétences professionnelles déstabilise
les hommes dans leur identité même. Injustice et incompréhension prévalent alors. "Au début, on n'a rien
compris, raconte Pierre Dodoussian.
La direction menait une bagarre politique et psychologique importante. On a pris cette violence-là comme
une violence physique directe. On a confondu les choses, on a tout amalgamé." Ces pressions
conjuguées, poursuivent les auteurs du rapport, parviennent assez souvent à mettre le travailleur victime
en position de fragilité psychologique extrême. Certains salariés évoquent une sorte de peur de la grille de
l'usine, " cette image me poursuit partout, même chez moi " ; ou bien des rêves dans lesquels cette même
grille se transforme en harpon ou en lame de scie risquant de les décapiter. D'autres symptômes comme la
crise de larmes, la crise de nerfs, l'irritabilité ou au contraire l'effondrement, le repli et l'hébétude sont
observés quotidiennement.
Comme le souligne le rapport, pour chaque cas, " la hiérarchie effectue alors un choix en fonction du profil
psychologique de l'individu. Ou bien elle maintient la pression jusqu'à ce qu'il bascule dans la maladie
mentale. Arrêt de travail, hospitalisation, démission sont alors accueillis avec une satisfaction non
déguisée.
Ou bien elle manifeste de l'indulgence, des attentions associées à des propositions d'adhésion au syndicat
maison pour les personnes supposées récupérables. Le salarié fait alors son entrée dans un autre univers
de travail, celui des privilèges à l'intérieur et des avantages en nature à l'extérieur. " Des situations parfois
tragiques, comme le rapporte Jean Brun : "Il y a des gars qui ont fait des dépressions. Il y a eu aussi des
suicides. Pas chez nos camarades, car nous étions en groupe. Cela nous a aidés à tenir. Sur ces suicides,
nous n'avons jamais pu intervenir.
La direction allait voir les familles, par l'intermédiaire des assistantes sociales, et les dédommageait pour
éviter les suites." A l'usine de Nantes, selon le syndicat CGT : "Nous avons eu quatre suicides pour la
seule année 1978." Des conséquences gravissimes qui s'étendent parfois jusque dans la vie privée. Et
pourtant, nombre de ces travailleurs évitent de s'épancher en famille. Un mécanisme de défense qui n'est
pas sans danger selon Marie Grenier-Pezé : " Si ce qui se passe dans le travail n'est pas caché, on
imagine qu'on ne peut plus être le chef de famille, le père de ses enfants, le mari de son épouse. Il s'agit
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de préserver sa prestance identitaire. Alors, on bâtit une sorte de mur totalement hermétique entre les
deux mondes. Mais on ne joue pas avec ses mécanismes de défense comme on veut, on ne les dose pas.
Le jour où il s'en met un en place inconsciemment, c'est définitif." Laboratoire de " guerre psychologique "
"La formation idéologique était importante. Dans les séminaires, nous apprenions essentiellement à être
anti-syndicalistes", explique l'ancien DRH, Gérard Desseigne. Tous les témoignages des salariés
rapportent la guerre psychologique, la manipulation mentale. "Ils faisaient des exercices pour savoir
comment se comporter devant les emmerdeurs. Du jour où mon chef a participé à l'une de ces séances, il
a changé radicalement d'attitude", précise Maurice Rio (usine de Saint-Nazaire, Loire-Atlantique). "C'était
une expérience de manipulation mentale, se rappelle André Dousset ; les cadres suivaient des stages de
mise en condition où on leur expliquait, entre autres, la morphopsychologie. Le type qui avait une tête
triangulaire était un meneur... Des méthodes qui se rapprochaient de celles des sectes."
Le rapport indique aussi que ces séminaires dispensaient un enseignement à la fois théorique et pratique,
utilisant toutes les techniques, y compris les psychodrames reproduisant différentes situations
conflictuelles. Selon Marie Pezé, "ces formations sont encore répandues dans toutes les grandes
entreprises et marchent très bien. Des cadres m'ont raconté qu'ils avaient appris, non pas à faire du
management, mais à harceler. En huit jours, ils connaissaient les techniques de brimade. Des pratiques
perverses très au point et basées sur les ressorts de la cruauté élémentaire.
Par exemple, envoyer systématiquement des lettres d'avertissement, même pour rien, seulement pour
mettre le salarié en situation fautive. Brimez-le, critiquez-le. Quand vous le recevez, utilisez les méthodes
de "hopping" intégralement copiées sur les interrogatoires policiers, c'est-à-dire à deux : le méchant et le
gentil, en utilisant le système de fausses sorties, le chaud et froid, la porte ouverte sur le couloir pour que
tout le monde en profite, etc."
Pas de grève, pas de revendications pendant 14 ans Conclusion de l'ex-DRH, Gérard Desseigne : "La
mise en place d'un tel système a coûté cher, mais l'Aérospatiale n'a pas été vraiment perdante. Pas de
journées de grève, pas de revendications. " Yvon Leguilladère (Saint-Nazaire) se souvient : "A un moment
donné, le système était devenu d'une telle efficacité qu'il n'y avait même plus besoin de recevoir les ordres
d'en haut."
Afin de porter à la connaissance du public les méthodes employées par l'Aérospatiale, la CGT de SaintNazaire décide, en 1991, de publier un livre blanc rassemblant rapports médicaux, faits discriminatoires et
atteintes aux libertés en vigueur à l'Aérospatiale. Il sera envoyé à cent parlementaires de toutes tendances
politiques. Aucun ne répondra.
Aujourd'hui, l'Aérospatiale n'existe plus. Privatisée en majeure partie, elle est devenue EADS en 1999,
avec de multiples filiales et un organigramme extrêmement complexe. Pourtant, si le harcèlement moral ne
prend plus les mêmes formes que dans le passé, il n'aurait pas disparu pour autant. "La nouvelle direction
découvre parfois avec stupeur les méthodes en place, explique Jeanine Lacotte, militante CFDT ; même si
elle a une vraie volonté de réforme, et pour l'instant nous lui laissons le bénéfice du doute, il faudra des
années avant de voir un réel changement. Le harcèlement moral est devenu une culture d'entreprise."
Interrogée, la direction d'EADS nous répondra par la voix de Francoise Doppler, directrice du département
santé, sécurité et environnement, en poste depuis 1982 : "Il y a pu avoir des problèmes ponctuels comme
dans toutes les entreprises." Mais n'y a-t-il pas eu de problème de management sur toute l'Aérospatiale ?
Françoise Doppler répond : "Pas récemment en tout cas. Je ne peux pas me reporter à des périodes
antédiluviennes." Fermez le ban.
A ce jour, un procès a été gagné devant le tribunal des prud'hommes de Paris.
La discrimination dans l'évolution de carrière a été reconnue sur une période de 30 ans. D'autres actions
juridiques sont en cours, des négociations avec la direction ont lieu également portant sur cette période.
Mais seuls les actifs et les jeunes retraités depuis moins de deux ans peuvent faire valoir leurs droits.
Leslie Varenne
Sciences & Avenir N°656