De la surface au troisième sous-sol » – Le traducteur

Transcription

De la surface au troisième sous-sol » – Le traducteur
« De la surface au troisième sous-sol » – Le traducteur
devant la langue des personnages de Koltès
David BRADBY
University of London
Je trouve que le rapport que peut avoir un homme avec une langue étrangère
– tandis qu’il garde au fond de lui une langue « maternelle » que personne ne
comprend – est un des plus beaux rapports qu’on puisse établir avec le langage ;
et c’est peut-être aussi celui qui ressemble le plus au rapport de l’écrivain avec
les mots 1.
Voilà une phrase de Koltès qui peut encourager le traducteur. Et pourtant,
traduire le théâtre n’est jamais simple, car le langage d’un personnage de
théâtre est presque toujours doublé dans le sens du mot employé par Hervé
Guibert. Dans un entretien avec Koltès qui date de 1983, Hervé Guibert avait
tenté d’expliquer cette qualité en disant : « le langage de vos personnages est
sans cesse « doublé » : pour les Blancs par le double fond des arrière-pensées
et du pouvoir, qui en perce la surface, et, pour les Noirs, par la poésie ances trale »2 . La réponse de Koltès est instructive :
Alboury, le Noir, est le seul qui se sert des mots dans leur valeur sémantique :
parce qu’il parle une lange étrangère, pour lui un chat est un chat. Les autres s’en
servent comme tout homme français se sert de sa langue maternelle, comme
d’un véhicule conventionnel qui trimbale des choses qui ne le sont pas. Et ces
choses-là peuvent se trouver assez proches de la surface, mais parfois au troisième sous-sol3 .
Ces phrases de Koltès me rappellent le commentaire suivant de Planchon
sur Le Tartuffe de Molière :
1. Bernard-Marie K OLTÈS, Une part de ma vie, Paris, Minuit, 1999, p. 44.
2. « Entretien de Bernard-Marie Koltès avec Hervé Guibert », Alternatives Théâtrales, 3536, 1995, pp. 17-18, (p. 18).
3. Ibid.
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DAVID BRADBY
La pièce montre d’une façon exemplaire les « passages » entre une idéologie et
des sentiments, comment on vit avec des idées et comment ces idées passent
dans notre vie, comment nous croyons exposer certaines idées alors que notre
discours est totalement porté par des mouvements psychologiques, ou l’inverse,
ce que nous croyons être notre profondeur psychologique recouvre en fait une
donnée sociale dont nous n’avons pas pris conscience4.
Je tiens cette phrase pour un très bon résumé du pouvoir expressif et condensé des dialogues théâtraux quand ils sont écrits avec art. J’ignore si Koltès
connaissait la formule de Planchon, mais ses dialogues me semblent mettre en
œuvre précisément ces « passages ». On se rappelle que Christophe Bident,
lui aussi, nomme l’esthétique de Koltès « une esthétique de passage » dans un
article où il conclut que Koltès recherche toujours « un change du langage,
une altération incessante de l’espace poétique » 5. Cette citation montre assez
bien la complexité de la tâche à laquelle le traducteur de Koltès doit faire face.
Pour tout traducteur, un choix fondamental se pose dès le départ, un choix
entre deux tendances. La première consiste à ré-écrire, à transposer, voire
adapter le texte, un choix qui peut se défendre. Pourtant, ceux qui adoptent
cette méthode finissent trop souvent par vouloir normaliser ou améliorer le
texte selon les normes du théâtre pour le quel ils traduisent. Un cas particulièrement flagrant de cette tendance est la traduction anglaise de la pièce d e
Sartre Huis Clos.
Le début de la pièce de Sartre est rapide, elliptique :
[Le rideau se lève sur un salon Second Empire]
GARCIN : Alors voilà.
GARCON : Voilà.
GARCIN : C’est comme ça.
GARCON : C’est comme ça.
GARCIN : Je... Je pense qu’à la longue on doit s’habituer aux meubles.
Dans la traduction de Stuart Gilbert, traducteur très connu dans les années 40 et 50, qui a traduit presque toutes les œuvres de Sartre et de Camus,
l’échange est le suivant :
GARCIN : Mm ! So here we are !
GARCON : Yes, Mr Garcin
GARCIN : And this is what it looks like ?
GARCON : Yes
GARCIN : Second Empire furniture, I observe...6
Or, malgré sa maladresse, on comprend les intentions de Stuart Gilbert en
4. Programme de la reprise du Tartuffe, TNP-Villeurbanne, 1976.
5. Christophe BIDENT , « Le Change du dehors : La Communauté comme question » in André Petitjean (dir) Koltès : la question du lieu, Metz, CRESEF, 2001, pp. 63-72.
6. Jean-Paul S ARTRE, The Flies and In Camera, Tr. by S. Gilbert, London : Hamish Hamilton, 1946. (Plus de soixante ans après, cette traduction reste la seule disponible, dans une réédition de Penguin Books.)

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