Fernando Pessoa: une discursivité polyphonique.(*)

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Fernando Pessoa: une discursivité polyphonique.(*)
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Fernando Pessoa:
une discursivité polyphonique.(*)
«Sois pluriel comme l’univers!»
(Fernando Pessoa, Obra Poética e em
Prosa, Porto, Lello & Irmão Editores,
vol.II, p.1014)
1. Parler, dans ce contexte, de discursivité polyphonique c’est évoquer la
problématique générique de l’altérité du sujet esthétique et l’associer aux conditions
concrètes de la production littéraire, telle que la configuration assumée par cet
investissement de potentialités esthétiques. Ainsi, pour le moment, parlerons-nous de
polyphonie littéraire dans le sens de manifestation énonciative comprise dans un procès
de pluralisation du mot à travers le discours littéraire d’un sujet, dont la représentation
textuelle s’ajuste variablement à l’incorporation de différentes informations qui sont
irréductibles au discours monologique. On dépassera, ainsi, à travers cette plurivocalité
discursive, les risques d’une postulation qu’on rejettera ici: celle qui tendrait à
rencontrer, dans les relations entre le sujet littéraire et son plan de l’expression, une
correspondance qui serait traduite matériellement dans la formulation d’un sens
monocorde, résultat d’un travail discursif conditionné par l’essence unitaire et indivisée
de ce même sujet1.
De cette façon, ce qui nous intéresse ici c’est de mettre en perspective
l’hétéronymie de Fernando Pessoa comme un espace textuel polyphonique, où les
hétéronymes Alberto Caeiro, Ricardo Reis et Álvaro de Campos sont enveloppés par la
conscience qui leur donne origine, dans un procès esthétique à l’amplitude
altéronymique et doués d’incidences dialogiques; cet espace, si nous tenons
fondamentalement compte de la conjugaison de cette recherche avec les réflexions
mises en oeuvres par le russe Mikhaïl Bakhtine — en ce qui concerne ses théories du
Sujet et du Langage (et nous privilégierons, donc, un triangle conceptuel délimité par
les termes altérité, dialogisme et polyphonie) —, devient ainsi susceptible de renvoyer à
la variété et à la diversité des discours élaborés par les entités littérairement autonomes
(*) Este estudo resulta de uma conferência proferida na Universidade de Pau, em Abril de 1993, e
constitui também o resumo de uma parte da nossa dissertação de Mestrado, Fernando Pessoa:
Heteronímia e Dialogismo. O contributo de Mikhaïl Bakhtine, apresentada à Faculdade de Letras da
Universidade de Coimbra, no mesmo ano.
1 - Cf., surtout, REIS, 1989b.
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et indépendantes.
2. D’une certaine façon, Finazzi-Agrò a synthétisé la direction qu’il nous intéresse
de prendre pour ce problème, en affirmant:
[…] [Pessoa] n’a pas répondu qu’il était un Autre occulte, quand il parlait, et il n’a pas
voulu, comme Mallarmé, proposer comme protagoniste le “mot”, dans son essence “énigmatique
et précaire”, mais il a montré un jeu de scène apparemment organique, atribuant la responsabilité
du mot à des personnages différents du moi […] et s’excluant comme auctor, comme métasujet
de l’énonciation, sauf en se reproposant comme individualité dialogique délimitée (FINAZZIAGRO, 1987: 85) (2).
Si on cherche à pénétrer dans le sens profond de ces mots, il faudra relever, avant
tout, la tendance dialectico-discursive qui est inhérente à la relation moi /autre(s); en
effet, relever l’autonomie dont les deux consciences jouissent et, d’autre part, marquer
l’écart que le sujet poétique Pessoa s’octroie — envisageant, ainsi, son discours comme
étant le résultat d’une incorporation de composants textuels capables de, par la force de
leur vigueur sémantique, modeler polyphoniquement la configuration expressive propre
à ce discours — c’est privilégier une représentation dynamique qui est résolue au
niveau d’une discursivité qui n’est pas conforme au mécanisme monologique, dont nous
avons déjà parlé, sans que, naturellement, un tel positionnement bouleverse la richesse
esthétique du texte produit. Face à l’exposé, on comprendra facilement qu’un tel
comportement artistique, du moment qu’il est compris dans cette optique, passe par le
dépassement de l’unicité du ‘système de valeurs’ du moi, comme, d’ailleurs, Pessoa
l’explicite bien dans une lettre envoyée à João Gaspar Simões, et datée du 11 novembre
1931:
Le point central de ma personnalité comme artiste, c’est que je suis un poète dramatique;
j’ai continuellement, en tout ce que j’écris, l’exaltation intime du poète et la dépersonnalisation du
dramaturge. […] Mais à partir du moment où le critique admet que je suis essentiellement un
poète dramatique, il possède la clé de ma personnalité. […] Il saura que, en tant que poète, je sens;
que, en tant que poète dramatique, je sens en m’éloignant de moi-même; que, en tant que
dramaturge (sans être poète), je transfère automatiquement ce que je sens à une expression
étrangère à ce que j’ai senti, en construisant dans l’émotion une personne inexistante qui la
sentirait vraiment, et qui sentirait ainsi, en dérivation, d’autres émotions que moi, purement moi,
j’ai oubliées de sentir (OC, II: 302-303).
Deux lignes de développement sont tout de suite suscitées par ces mots: la
2 - On a choisi, en ce qui concerne la bibliographie passive, le système auteur-date-page, en
fonction, surtout, de deux raisons: celle de simplifier le texte et celle d’éviter d’ innombrables notes à la
base de op. cit., ibid., idem. En plus, il faudra reconnaître que cette option ne posera pas beaucoup de
problèmes, puisque la bibliographie référée est actualisée et elle sera, donc, facilement reconnue. On
remarquera encore que la référence à la biliographie active de Pessoa sera faite en termes de sigles: OC,
I, II et III pour Obra Poética e em Prosa, volumes I, II et III, respectivement; PI pour Páginas Íntimas e
de Auto-Interpretação; finalement, PPC pour Pessoa por conhecer — Textos para um novo mapa,
volume II.
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première concernera l’analyse de la philosophie esthétique de Pessoa, en tant
qu’orientation dont les lignes directices visent des procédés de représentation
irréductibles aux valeurs romantiques — et capables, donc, de, en corrélation, se
reconnaître en tant que fondements altéronymiques de la production artistique; d’autre
part, une direction opérationnelle qui, en accord avec les suggestions proposées,
s’élargira à l’élaboration de stratégies de décodage, à travers lesquelles on cherchera à
atteindre et à comprendre l’autonomie littéraire des “expressions étrangères” du sujet
poétique Pessoa, envisagées en tant que langages intérieurement indépendants, et
reconnus, ainsi, comme dominantes discursives polyphoniques.
On remarquera à ce propos la position de Mikhaïl Bakhine: «Un écrivain […]
n’est-il pas toujours un “dramaturge” en ce sens qu’il redistribue tous les mots entre les
voix d’autrui — l’image de l’auteur étant du nombre (de même que les autres masques
de l’auteur)? […] Dans le mot, une voix créatrice ne peut jamais être que seconde voix.
[…] L’écrivain, c’est lui qui sait travailler la langue en se situant hors de la langue, c’est
celui qui détient le don du dire indirect» (BAKHTINE, 1984: 318-319). Comme on peut
voir, les affinités entre ces mots et ceux de Pessoa sont évidentes, puisqu’ ils se placent
dans un plan fonctionnel qui est suffisant à vérifier que, dans un premier niveau,
l’écriture littéraire entraîne une transformation du statut du sujet de l’énonciation — il
est un “dramaturge” à côté de ses voix, à côté de ses autres moi— et ce processus
découle d’une situation renforcée par le fait que ce sujet ne se manifeste pas comme
identique à soi-même, c’est-à-dire, il se pose en tant qu’une instance discursive
incompatible avec une réalité égotique indivisée. Cette position est, d’ailleurs, en
accord avec une autre de ses affirmations antérieures et qui est beaucoup plus explicite,
où il dit: «En qualité de sujet, je ne coïncide jamais avec moi-même: moi qui suis le
sujet de l’acte par lequel je prends conscience de moi-même, je dépasse les limites du
contenu de cet acte» (op. cit.: 119-120).
Si nous insistons ainsi sur cette question bakhtinienne, c’est parce que il nous
semble nécessaire de relever le fait que, en ce qui concerne le Texte de Pessoa, le poète
a été capable, par son altérité, de concrétiser certaines positions littéraires, tout en leur
inculquant une certaine particularité discursive. En effet, la proéminence du
dédoublement du sujet (dans le moi et dans l’autre) se confirme, sur le plan esthétique
et littéraire de Pessoa, sous cet angle théorique. Comme l’affirme Antonio Tabucchi,
«une des problématiques les plus fréquentées de notre XXe siècle, Pessoa l’avait déjà
synthétisée d’avance en distribuant “il gioco delle parti” de son système» (TABUCCHI,
1984: 24). De cette façon, au-delà du problème de la crise du sujet qui se manifeste
dans la littérature de ce siècle, ce qui intéresse de remarquer tout de suite dans ces mots
ce sont deux suggestions qui explicitent et insinuent en même temps: d’abord, la
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pertinence atribuée au verbe “distribuer”, passible de rappeler le partage effectué par
Pessoa de sa position discursive, ne s’assumant ainsi plus comme un sujet de discours
dominant; deuxièmement, la possibilité d’analyser les discours provenants de ce partage
de telle façon qu’on reconnaisse dans chacun le caractère d’une veine informative autre
douée de potentialités autonomes dans le système qui constitue le Texte de Pessoa.
Cette dynamique de l’altérité s’accentue considérablement au niveau de la
théorisation de Pessoa. En effet, si nous nous souvenons de ce qui a été déjà dit à propos
des liaisons entre moi et autre, on acceptera que dans ce contexte elles assument un sens
spécial; en effet, Pessoa a une notion très nette, quand il explique:
Nous pouvons créer en double — imaginer en nous un poète qui écrit et, s’il écrit d’une
certaine façon, un autre poète écrira d’une autre. Moi, puisque j’ai perfectionné énormément cette
faculté, je cherche à écrire d’innombrables façons différentes, toutes originales (PPC: 255).
Il s’agit d’un témoignage qui, se penchant, d’une façon explicite, sur l’acte de
production littéraire, permet de mieux spécifier cette problématique: la possibilité qu’a
le moi poétique de sentir et de créer au second degré, se dédoublant dans une autre
personnalité poétique, dans un autre moi; mais un autre fait nous semble également
significatif: en effet, Pessoa vise à surmonter les limitations inhérentes au sujet unique
du discours par la voie de la valorisation d’un moi qui puisse aussi traduire une autre
forme de conscience créatrice.
Justement parce qu’il nous intéresse également d’analyser comment Pessoa n’a
pas ignoré la question de l’altérité, dans le domaine du processus de la pratique
poétique, nous pensons qu’il est nécessaire de considérer les termes dans lesquels cette
problématique a été soulevée, au moment où elle est encadrée dans ce domaine
particulier. De cette façon, si d’un côté les réflexions de Pessoa sur le démontage
analytique des poèmes qu’il a produits sont en nombre réduit (à l’exception du poème
Abdicação [Abdication] [lettre du 1er février 1913, à Mário Beirão] et de «Ó sino da
minha aldeia” [«Ô, cloche de mon village»] [lettre du 11 décembre 1931, à João Gaspar
Simões]) — et nous ne trouvons, donc, pas une planification d’un programme largement
élaboré qui puisse illustrer, d’une façon complète, comment son moi se représente
poétiquement —, il est vrai que, en privilégiant certaines coordonnées qui éclaircissent
ce processus, nous pensons contribuer décisivement à mettre en relief la pratique
poétique de Fernando Pessoa.
Rien de mieux pour illustrer cet aspect que d’invoquer un des plus importants
poèmes de Pessoa: Autopsicografia [Autopsychographie]:
Le poète ne sait que feindre.
Il feint si complètement
Qu’il va même jusqu’au feindre
La vraie douleur qu’il ressent.
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Et ses lecteurs ils éprouvent
Sous la douleur qu’ils ont lue
Non les deux qu’il a senties
Mais celle qu’ils ne sentent pas.
Et dans son circuit fermé
Pour amuser la raison
Tourne ce train mécanique
Qui de coeur porte le nom (OC, I: 314)
Remarquons, cependant, que, plus que tout, le poète est surtout ce que le premier
vers synthétise: un “simulateur”; quelqu’un qui se dédouble dans un moi et dans un toi,
celui-ci devenant aussi un moi. D’où le fait que ce poème peut être compris comme une
incitation à la simulation poétique, à l’ironie (dans le sens de Vladimir Jankélévitch, de
“l’art de ne pas se ressembler” [cf. JANKELEVITCH, 1950: 65]); cette incitation devient
encore plus évidente quand le texte en cause réfère, d’une façon très explicite, la
problématique de la construction de la poésie et de ses motivations de base. C’est,
d’ailleurs, un point qui mérite une attention spéciale, à cause des susceptibilités qui
l’entourent. En effet, sachant que le verbe fingo signifie “mouler”, “concevoir”,
“inventer”, “composer” — comme Teresa Schiappa rapporte, quand elle dit: «Fingo, -is,
-ere est […] le terme technique consacré dans l’Ars Poetica de Horace (que, d’ailleurs,
Pessoa connaissait si bien…) pour “créer”, “modeler”, “représenter”» (AZEVEDO, 1976:
366) —, nous inférerons facilement que le relief du processus poétique de Pessoa
advient, surtout, du fait que la simulation conditionne toute l’essence de la technique du
poète. Rappelons la position de Rudolf Lind, quand, en se rapportant à Pessoa, il
affirme: «La capacité qu’a l’artiste de feindre les sensations et les pensées est élevée au
principe créateur absolu; sans cette fiction continuelle, aucune oeuvre d’art ne naît»
(LIND, 1981: 320); et il ajoute un peu après que le poète «envisageait la poésie, la
théorie et le passage à travers différentes positions idéologiques comme des étapes d’un
chemin infini vers la rencontre de soi-même» (op. cit.: 322), concluant tout de suite
après: «La simulation n’apparaît pas seulement comme principe de composition; elle
surgit aussi comme devise de la vie» (ibid).
On ébauche ainsi, donc, un projet défini par deux axes fondamentaux, dont la
connexion fait dépendre la valorisation de l’altérité poétique dans le “co-texte” de
Pessoa: le dynamisme intrinsèque de la représentation poétique, sans lequel la condition
même du discours poétique pourrait être mise en cause, et les lignes de force qui
orientent le processus poétique — synthétisées dans les binômes moi personnel/moi
poétique, moi monologique/moi dialogique, sincérité/simulation et mensonge/vérité —,
dominées par des intentions de décentrement altéronymique du sujet.
Remarquons les termes par lesquels le poète établit, dès lors, sa relation avec
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l’expression poétique: en se penchant sur un processus où sont nettes les traces
d’altérité, on vérifie qu’il est exigé au poète non la représentation de ses émotions
personnelles, résultat de certains faits particuliers de son existence réelle, mais le
dédoublement du moi dans un autre moi (c’est-à-dire, la duplication du moi personnel
dans le moi poétique, le “simulateur”), déclanchant ainsi un processus spécifique
d’écart par lequel le poète transpose (à travers la «raison») le vécu ou le sentiment sur
un plan différent: celui de la simulation. Représentant une espèce de dépassement d’une
sincérité [humaine], l’attitude du poète ne doit pas exempter l’exigence à accentuer,
alors, une transformation du moi monologique — qui serait le moi de Pessoa, centre
unique et fixe, à exprimer, dans une attitude confessionaliste, la sincérité [humaine] de
ses sentiments et de ses sensations vécues — dans un moi dialogique — qui se modèle,
d’une forme indéniablement plus complexe, par une double intonation, où l’importance
du moi poétique se confirme, distant du moi personnel (3).
Divisé, ainsi, entre le réel objectif et le ‘réel’ fictif, feint, oscille un sujet qui,
quand il s’affirme poétiquement, vérifie ne pas pouvoir anéantir le circonstanciel, mais
tout simplement le concrétiser poétiquement, suivant la direction de la sincérité
artistique, intellectuelle, au détriment de la sincérité humaine et instinctive. Le poète
Pessoa revendique, donc, un discours poétique qui puisse énoncer une forme
particulière de solidarité avec la sincérité littéraire, pour que, par conséquence, la
douleur réelle («La vraie douleur qu’il ressent») soit traduite dans la douleur feinte.
Remarquons encore comment Pessoa, dans un autre poème, a soulevé cette question, en
affirmant: «Je veux être libre insincère», soucis auquel il cherche obéir, si non, dans le
contraire (Quand je chante ce que je ne mens pas»), il souffre («je pleure ce qui est
arrivé») (OC, I: 284)
3. C’est, donc, à partir des arguments produits qu’il nous paraît légitime, plus qu’à
propos de toute autre information méthodologique, d’établir un rapport entre le
problème de l’altérité de Pessoa avec la Théorie du Sujet et la Théorie du Langage de
Mikhaïl Bakhtine, avant même de vérifier, dans une optique historico-littéraire, que
cette option discursive a été adoptée par un Pessoa qui n’était pas étranger au contexte
dans lequel il s’est intégré, maintenant plutôt avec celui-ci une liaison intense et active.
De cette façon, il importe avant tout de détecter comment est postulé, dans
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- Même si on tient compte de légères différences conceptuelles, il y a plusieurs exégètes de
Pessoa qui font remarquer cette idée. Nous nous rapportons à Jacinto Prado Coelho — quand il se réfère
à l’«esthétique anti-romantique de Fernando Pessoa» (COELHO, 1983: 111) — ou à Rudolf Lind —
quand il affirme: «Le poème [Autopsychographie] contient un refus de la conception romantique du
poète inspiré» (LIND, 1981: 309). Aussi la position de Schiappa de Azevedo s’articule-t-elle avec cet
encadrement, car, dans la conclusion de son article, elle souligne que l’oeuvre de Pessoa «ne rencontre
plus la trace du vécu subjectif et de l’ancienne croyance» (AZEVEDO, 1976: 383).
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l’ample contexte des réflexions bakhtiniennes, le problème de l’altérité dans le
processus esthétique et littéraire.
Étant cette question directement liée à celles des rapports entre le sujet — en tant
qu’entité responsable par le discours — et la pratique esthétique et littéraire, elle
constitue une des coordonnées nucléaires de sa pensée. La pertinence de cette piste de
travail est conffirmée par par une réflexion de Bakhtine — considéré, dans les mots de
Todorov, comme «le plus important penseur soviétique dans le domaine des sciences
des sciences humaines, et le plus grand théoricien de la littérature au XXe siècle»
(TODOROV, 1981: 7) —, qui éclaircit, d’une façon incisive, cette question:
L’ homme ne coïncide jamais avec lui-même. On ne peut lui appliquer la formule: A
identique à A. […] La vie authentique de la personnalité n’est accessible que lors d’une approche
dialogique à laquelle elle répond elle-même en se découvrant librement (BAKHTINE, 1970: 97).
Dans ces mots, il est relativement facile d’appréhender quelques éléments de
théorie spécialement significatifs ici. Tout d’abord, l’empreinte généralisante assumée
par un témoignage intéressé à postuler une certaine conception de l’être humain, divisé
entre le je et le tu — et où ce tu (l’autre) joue un rôle nucléaire; deuxièmement, le fait
que Bakhtine vise le dépassement des limitations inhérentes à une conceptualisation qui
puisse traduire le sujet comme identique à lui-même, privé de cet autre.
Qu’on ne lise pas, dans ce qu’on vient d’exposer, l’idée que Bakhtine aurait été
amené à adhérer à les lignes directrices venues de la psychologie freudienne. En effet,
l’intérêt soulevé par la psychologie chez Bakhtine ne le fait pas être d’accord ni rejeter
totalement les faits observés par Freud, mais, comme éclaircit Todorov, «à les
réinterpréter dans un cadre informé par l’idée que l’homme est un animal verbal, donc
social» (TODOROV, 1981: 54). Ce qu’il est fondamentalement important de vérifier
c’est que, en tant que penseur et phylosophe de la littérature, Bakhtine considère
l’expérience radicale de l’altérité (qui n’implique pas l’aliénation, mais «assertion of the
self» [HERCZEG, 1986: 373]) douée de voix, comme voie pour un dialogue du sujet
avec lui-même. Ainsi, ce qu’il faut comprendre n’est pas une contestation pure et simple
de la psychologie freudienne, mais le fait que Bakhtine réussit à dépasser la pratique
monologique réductrice des modèles rigoureusement subjectivistes et idéalistes. C’est,
en première analyse, un problème qui devance un ensemble de questions [toujours]
actuelles, comme le ‘décentrement du sujet’ et la pluralité du sujet, si on tient en compte
qu’il a constitué un sujet de réflexion, depuis les premiers écrits théoriques de ce
penseur russe. C’est dans ces termes que Iris Zavala s’y rapporte, quand elle polarise ses
réflexions sur cette problématique chez Bakhtine:
El yo dista de ser una categoría privilegiada condicionada por el inconsciente, y se concibe
como una zona de encuentro de “voces”, en un auditorio social interno y externo. Las
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implicaciones de esta “brecha del yo” (como Kristeva define la dialogía) permiten comprender las
transgresiones y dislocaciones dentro de un encuadre para alterar el esquema ilusorio del sujeto
individual-psíquico, único, y compromete las categorías conceptuales de lo social. El marxismo
[…] incita a esta interrogación sobre la crisis del sujeto psicoanalítico, y a una reflexión sobre la
concepción del individuo y del lenguaje como actividad social (ZAVALA, 1991: 114-115).
On vérifiera facilement dans cette citation la coexistence de deux composants
interliés que la maturation de l’oeuvre de Bakhtine avait développés: la référence à un
ego à l’intérieur duquel on doit lire l’autre, c’est-à-dire, la mention de la pluralité du
sujet, multiple, et l’allusion tacite à des éléments qui tendent finalement à encadrer cette
réflexion dans un contexte de crise épistémique en rupture avec toute forme de
cartésianisme. Le relief accordé à ce domaine de réflexion se manifeste, d’ailleurs, très
clairement dans un texte d’Iris Zavala («Bakhtine versus the Postmodern») — publié,
par la première fois dans la revue Sociocriticism, vol.IV, 2, nº8, et intégré en 1991, dans
une oeuvre de cet auteur (La posmodernidad y Mijail Bajtin — una poética dialógica)
— où cet auteur ne souligne pas seulement la dimension marxiste des travaux de
Bakhtine, mais encore d’autres questions qui le placent déjà dans le contexte de la postmodernité, par le relief qu’il avait dédié à certaines caractéristiques taxonomiques qui
suggèrent exactement cela: «muerte del autor, […] fragmentación, […] otredad,
descentramiento del sujeto» (op. cit.: 127).
Remarquons, ainsi, comment l’altérité théorisée par Bakhtine constitue, dans le
fond, une manifestation spécifique d’un processus phylosophique et idéologique plus
vaste et relevant qui allait atteindre son apogée dans les années soixante du XXe siècle:
la crise du sujet, ou, plus particulièrement, le questionnement du sujet cartésien —
rationaliste, individuel, unique et idéaliste —, et qui a retrouvé, dans la littérature
occidentale, ses manifestations esthétiques les plus importantes chez Proust, Kafka,
Joyce, dans le “Nouveau Roman”, par le processus de destruction du personnage du
roman (4).
L’intérêt dont ces mots se revêtissent pour nous se retrouve dans le fait qu’il est
possible les lier à la question de la création esthétique et de sa conceptuation. Quand
Bakhtine avertit que «l’événement esthétique réside en la rencontre de deux
consciences, qui dans le principe, ne fusionnent pas», ou encore que «l’activité créatrice
de l’auteur […] se situe totalement dans l’altérité» (BAKHTINE, 1984: 101-102 e 170,
respectivement), il ne vise pas seulement l’altérité, considérée, ici, du point de vue de
l’écriture attenante au l’acte de la création esthétique et littéraire, mais il affirme aussi
que le sujet de cet acte créateur se construit toujours dans l’espace de l’autre. Cela
4 - Selon nous, une mise en perspective très éclairante sur cette problématique se retrouve aussi
chez Christiane Warner, quand elle éloigne, dans le plan théorique, le sujet bakhtinien — une quantité de
energeia susceptible de se mouvoir — du sujet cartésien (cf. WARNER, 1984).
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signifie, alors, que nous avons un sujet divisé par l’écoute de cet autre, un sujet pour qui
la création esthétique «ne saurait être expliquée ou pensée comme immanente à une
seule et même conscience», ou alors pour qui «l’événement esthétique ne peut pas avoir
un seul participant qui, simultanément, vivrait la vie et exprimerait son propre vécu à
travers une forme artistique signifiante», car «le sujet de la vie et le sujet de l’activité
esthétique, qui lui donne sa forme, ne peuvent pas, dans le principe, coïncider» (op. cit.:
99). Remarquons, avant tout, le rôle de l’altérité envisagée comme sujet fondamental de
“l’activité esthétique”, constitutive, donc, de cette activité créatrice. Ainsi, comme
l’affirme Julia Kristeva, l’écriture est-elle, pour Bakhtine, un processus qui implique
nécessairement «un dialogue avec soi-même, […] [une] distance de l’auteur à l’égard de
lui-même, […] [un] dédoublement de l’écrivain en sujet de l’énonciation et sujet de
l’énoncé» (KRISTEVA, 1969: 155).
Ce qui signifie qu’il n’a pas échappé à la théorisation littéraire de Mikhaïl
Bakhtine une conscience claire de l’exigence avec laquelle, au niveau de l’expression
artistique-littéraire, le sujet créateur devrait s’affronter: celle selon laquelle
“l’événement artistique”, «pour s’accomplir, nécessite deux participants, présuppose
deux consciences qui ne coïncident pas» (BAKHTINE, 1984: 43). Remarquons que, si
d’une part, dans cette déclaration, est nette la préoccupation à considérer la dimension
et la consistence d’une théorie de l’altérité, en dehors de laquelle la création artistique
ne pourra pas être correctement entendue, d’autre part, il en transparaît une autre
suggestion très importante: celle que le sujet, pour Bakhtine, n’est pas un, mais
plusieurs individus. «Ce qui est indispensable pour la création d’un tout artistique»,
affirme Bakhtine, «ce n’est pas d’exprimer sa vie mais de s’exprimer sur sa vie par la
bouche d’un autre» (op. cit.: 99). Il faut surtout remarquer le sens assumé, dans ces
mots, par deux éléments: d’un côté, ce que, dans la ligne d’une position antérieurement
analysée, rejete le positionnement du moi quand il est assis sur une base spécifiquement
monologique; d’autre part, soulignant que, dans l’acte de “création artistique”, le sujet
doit s’exprimer «par la bouche d’un autre», le fait que Bakhtine laisse comprendre que
ce processus est caractérisé par la nécessité du décentrement du moi, lequel
dimensionne, donc, son discours comme un discours qui bénéficie le “mot indirect”.
L’accentuation de cette thèse, dans le cadre de la création “artistique”, implique
des virtualités essentielles qui incident dans l’empreinte complexe de la relation moi/toi,
et cette relation exige, cependant, deux premisses indispensables: la nécessaire
définition des principes qui lui sont inhérents qui, dépassant la contingence de la
manifestation discursive, puissent expliquer et déterminer la configuration de cette
question et, d’autre part, la convenance qu’il y a à partir pour cette relation à partir
d’une base de généralisation — qui ne sera approfondie que postérieurement, par la
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détermination du ‘mot’ dialogique et polyphonique chez Pessoa.
Il n’est pas difficile, donc, d’admettre que la poésie de Pessoa constitue un
domaine particulièrement apte à privilégier cette conceptuation. En effet, quand il écrit:
Loin de moi j’existe en moi (OC, I: 209),
Et tout est être ceux que nous ne sommes pas (op. cit.: 272),
J’ai fait de mes vers un doux / Refuge du fait ne pas être (op. cit.: 293),
le poète semble engagé pas seulement à rejeter l’homogénéité discursive de son moi,
mais, surtout, il paraît le définir implicitement comme une instance pluralisée en
plusieurs moi; le sujet poétique ne supporte, donc, pas,un moi identique à lui-même et
nous retrouverons ce sens, dans un autre poème:
Je ne sais pas combien d’âmes j’ai.
En chaque moment, j’ai changé.
Je me suis continuellement étranger.
Je ne me suis jamais vu ni retrouvé.
[…] Celui qui sent n’est pas celui qui est.
Attentif à ce que je suis et à ce que je vois,
Je deviens eux et pas moi (op. cit.: 280).
Or, il n’est pas difficile de lire dans ce poème l’impossibilité du sujet poétique de
se voir, c’est-à-dire, de s’identifier comme identique à soi-même; d’autre part, il est
aussi sûr qu’il vise déjà, d’une façon décidée, un aspect fondamental: celui de, en
‘mouvement’, le moi se définir et se reconnaître comme un autre.
Il reste à savoir, cependant, si une telle dynamique est d’accord avec les critères
auxquels obéit le positionnement de Bakhtine, quand il est orienté par une postulation
engagée à octroyer au sujet une nature de genre colectif. De cette façon, si nous tenons
compte de la distance entre le moi et l’autre que, surtout par sa dimension d’altérité,
l’activité esthétique et littéraire comporte, nous encadrerons facilement, dans ce
contexte, certaines réflexions de Bakhtine, qui, croyant à la «non-coïncidence» du moi
(BAKHTINE, 1984: 135), en tant qu’entité discursive, déclare:
Moi se cache en l’autre, en les autres, veut être l’autre pour les autres, entrer jusqu’au bout
dans le monde des autres en tant qu’autre, rejeter le fardeau du moi unique au monde (du moipour-soi ) (op. cit.: 367-368).
On peut affirmer que, pour Bakhtine, il y a une espèce d’ ontologisme reciproque
entre le moi et le toi («l’autre») qui transcend le substantialisme du moi, et qui définit
cet autre comme l’attribut le plus proche et le plus fondamental du moi. Nous voulons
dire que la vraie substance et réalité du moi, en tant qu’ instance discursive, n’est en lui
que s’il peut aller au-delà de soi-même et s’offrir, de cette façon, à quelqu’un («les
11
autres») comme un sujet dédoublé.
Ainsi, la position de Bakhtine, selon laquelle l’essence de l’altérité constitue le
dépassement des termes limités du moi monologique, vient précisément confirmer ces
assertions. Ayant renforcé sa position pour la valorisation de l’autre, Bakhtine avait
observé que «l’activité esthétique consiste à vivre l’état intérieur ou à contempler
l’objet» (op. cit.: 78).
Attentif pas seulement à la spécificité et à l’exigence de celui à qui le moi
s’adresse, mais aussi à l’interprétation de la condition simultanément dialogique et
altéronymique du phénomène de production littéraire, nous rencontrons aussi Augusto
Ponzio:
Ne consegue l’evidenziazione dell’alterità costitutiva dell’identità della parola, che proprio
nei livelli più alti di appropriazione […] rivela un’alterità interna, si presenta come parola
dialogica, come parola a più voci, si realiza come confronto, in essa stessa presente, con valori e
progettazioni altrui (PONZIO, 1980: 5).
Or, si nous associons à tous ces éléments l’impreinte délibérement altéronymique
inhérante au moi de l’auteur, nous vérifierons que la proposition bakhtinienne s’ajuste
non seulement à la dynamique mentionnée du processus de création artistique, mais
aussi à la postulation exotopique de ce moi. D’une certaine façon, c’est à ce penchant
exotopique que Bakhtine fait allusion, quand il affirme:
Le vécu, en tant que chose déterminée, n’est pas vécu par celui qui vit, il est orienté vers le
sens, l’objet, et non vers lui-même, il ne tend pas à se déterminer et à instaurer sa présence totale
dans l’âme. Je vis l’objet de ma frayeur en tant qu’objet effrayant, l’objet de mon amour en tant
qu’objet aimable, l’objet de ma peine en tant qu’objet pénible […], mais je ne vis pas ma frayeur,
mon amour, ma peine. […] pour faire que mon vécu en soi, ma chair intérieure, devienne mon
propre objet, je dois sortir des limites du contexte des valeurs dans lequel s’effectuait mon vécu, je
dois me situer dans un autre horizon des valeurs. Il me faudra devenir l’autre par rapport à moimême […], et cet autre devra occuper une position de valeurs qui soit fondée, qui soit située hors
de moi, hors de ce que je suis […] (BAKHTINE, 1984: 122-123).
L’intérêt que ces mots portent pour nous réside dans le fait qu’il est possible de
les lier au problème qui découle de la posture du moi, face aux événements extérieurs
(«le vécu») et sa conceptuation. En effet, quand il parle d’un mouvement par lequel il
puisse «devenir l’autre par rapport à moi-même», aussi bien que de la «position de
valeurs […] située hors de moi», Bakhtine suggère la possibilité qu’on a d’étendre cette
réflexion à un autre aspect particulier de sa théorisation: la problématique de la relation
entre l’ «auteur» et les autres qu’il crée, et cette question, à son tour, se présenterait
comme une phase préliminaire de la réflexion théorique sur le dialogisme. C’est ainsi
qu’il faut comprendre ce problème; Bakhtine avait déjà explicitement reconnu,
d’ailleurs, les termes établis de cette façon: «[…] l’auteur doit se situer hors de luimême, se vivre à un plan différent de celui auquel nous vivons effectivement notre vie;
12
c’est la condition expresse à laquelle il pourra se compléter jusqu’à faire un tout […]. Il
doit devenir autre par rapport à lui-même, se voir par les yeux d’un autre» (op. cit.: 37).
En effet, le problème de la projection du sujet dans le discours qu’il élabore,
constituant un des domaines les plus délicats des considérations bakhtiniennes, non
seulement par son encadrement dans l’ample contexte du dialogisme, mais surtout par
les conséquences qui en découlent, surgit ici suscité par le fait que le moi est habilité,
pendant son activité créatrice, à se positionner “en dehors” de soi-même. Pour
appréhender nettement quelle est la conscience de ce profil du moi assumé par
Bakhtine, il nous semble indispensable de remarquer également un autre espace de
réflexion théorique: celui qui concerne la conscience que le moi a de l’autre.
Ainsi, remarquera-t-on la connexion étroite que cette dominante théorique
mantient avec la conscience esthétique de l’ “auteur” et les effets qu’elle proportionne.
De cette façon, en se plaçant dans une optique spécifique, Bakhtine envisage la
possibilité d’une relation entre l’ “auteur” et le “héros”: «[…] la conscience esthétique
est une conscience aimante qui postule la valeur, elle est conscience d’une conscience,
elle est la conscience que le moi -auteur a de la conscience du héros-autre» (op. cit.:
101). Or, on ne pourra expliquer ce point de vue que dans la mesure où il est assis sur
une conception particulière du phénomène de création artistique, qu’il vaut la peine de
citer:
La conscience d’un auteur est conscience d’une conscience, autrement dit, est une
conscience qui englobe et achève la conscience du héros et de son monde, qui englobe et achève
la conscience du héros à la faveur de ce qui, dans le principe, est transcendant à cette conscience et
qui, immanent, la fausserait (op. cit.: 34).
Ces mots suggèrent évidemment la reconnaissance que le moi de l’auteur est
défini dans une position de supériorité par rapport à l’autre («la conscience du héros»),
une fois que, bien évidemment, c’est le moi de l’auteur qui crée cet autre.
Toutefois, beaucoup plus importantes que ces considérations sont, en ce moment,
les conséquences déclanchées par la relation moi/autre. En effet, au-delà du caractère
actif inhérant à ce rapport, il faudra maintenant remarquer la nécessité que le moi a de
l’autre pour pouvoir se mettre en perspective, se compléter et s’enrichir (et vice-versa),
parce que, pour Bakhtine, il n’y a que l’autre qui «peut, de façon probante, au plan
esthétique […] me faire vivre le fini humain, sa matérialité empirique délimitée» (op.
cit.: 56), et ce fait lui permet d’affirmer: «Je vis le moi d’autrui d’une façon qui diffère
totalement de celle dont je vis mon propre moi» (op. cit.: 57) et confirmer: «[…] je ne
suis pas, pour moi-même, un moi absolu» (op. cit.: 58) (5).
5 - La mise en place de cette problématique est confirmée par la lecture d’Erika Herczeg, quand
elle affirme que «the pronouns I and You» représentent «“two poles of perceptual possibilities” […]
where I or self is differentiated and determined by the you or other within a changing space which each
13
Or, il est très clair que le raisonnement de Bakhtine constitue une avance
qualitative par rapport à cette question; et cette avance nous permet ainsi d’approcher la
poésie et la pensée de Pessoa et d’ établir avec elles une connexion relativement précise.
C’est ce fait qui nous oblige à revenir sur deux questions qui, dans ce contexte, se
présentent comme étant les plus importantes: celle qui concerne le processus de la
pratique littéraire, entendu comme une activité du ‘faire’ littéraire, et, d’autre part, celle
qui se penche sur la problématique du dédoublement du sujet, en tant que solution
discursive capable d’assurer un compromis entre l’efficacité et la préservation de
l’autonomie qui, encore et aussi par l’altérité, est atteinte par les hétéronymes.
De cette façon, la portée de la conception de Pessoa de la pratique esthétique et
littéraire a à voir directement avec son intégration non seulement dans le domaine du
travail intellectuel, mais aussi dans un espace exotopique, dans le sein duquel se
concrétise le discours altéronymique en tant que pratique qu’on ne comprend qu’en
fonction d’un degré considérable de dépersonnalisation. Ils sont innombrables les textes
de Pessoa qui viennent appuyer la première considération, notamment parce qu’ils
postulent la dimension éminemment rationnelle de l’activité esthétique et littéraire.
Ainsi, après avoir affirmé qu’une vraie oeuvre d’art est une «invention avec valeur»
(OC, III: 15) et que cette “invention” est une «fusion de l’instinct et de l’intelligence»
(op. cit.: 16), Pessoa conclut: «L’oeuvre d’art […] provient donc de ce qu’on peut
appeler proprement un instinct intellectuel» (op. cit.: 17). Ces affirmations, qui
suggèrent la nécessité d’une réflexion sur l’importance de l’intellect dans les procédés
esthétiques et littéraires, conduisent, dès lors, à l’adoption de la condition duelle de la
pratique littéraire, en tant que dimension fondée, d’une part, dans son insertion
‘instinctive’ et, d’autre part, susceptible de conduire à une approche nettement
intellective du processus de constitution de la pratique en cours. Ainsi, attirera-t-on
l’attention, avant tout, sur l’empreinte impositive qui affecte la conceptuation de la
production littéraire. De cette façon, l’exercice de cette pratique n’exige pas, en dernière
instance, la consacration d’éléments purement impressifs et ‘instinctivement’
représentés, mais tout seulement la dynamique d’une intellectualisation traduite dans la
«transmutation en termes d’intelligence» (op. cit.: 33) d’éléments «venus de l’extérieur»
(op. cit.: 93); donc, Pessoa affirme, dans une lettre envoyée à Côrtes-Rodrigues, et datée
du 19 janvier 1915: «[…] j’exige maintenant de moi beaucoup plus de perfection et
d’élaboration soignée» (OC, II: 177). Comme on peut voir, les mots «perfection» et
«élaboration» se montrent capables d’insinuer le dynamisme du ‘travail’ littéraire en
consciousness occupies. This flexible space is the positionality of discourse. […] without the other, the
subject is not completed, the subject is always in the process of becoming» (HERCZEG, 1986: 372). On
remarquera encore comme ces réflexions ont beaucoup de ressemblences avec les futures théorisations de
la facette existentialiste de Sartre.
14
tant que facteur d’activation d’une productivité discursive à laquelle la création littéraire
ne peut pas être étrangère. Dans ce contexte, il nous semble encore que mérite une
spéciale attention la réflexion que Pessoa a dédiée à ce problème, quand, probablement
en 1916, à propos du Sensationnisme, il avertit que l’écrivain, quand il traite de la
sensation, doit tenir en compte: «(1) La sensation, purement telle. (2) La conscience de
la sensation, qui donne à cette sensation une valeur, et, donc, une empreinte esthétique.
(3) La conscience de cette conscience de la sensation [nous soulignons], d’où découle
une intellectualisation d’une intellectualisation [nous soulignons], c’est-à-dire, le
pouvoir d’expression» (PI: 192). On remarquera encore dans un important texte de
1930, où il affirme synthétiquement: «Dans mon métier, qui est littéraire, je suis un
professionnel [nous soulignons], dans le sens supérieur que ce terme peut avoir» (OC,
II: 1023).
Face à ces affirmations, nous pouvons être sûrs que Pessoa porte une attention
soignée à l’intellectualisation des sentiments, à travers un travail dynamique et vigilant
sur l’expression (il convient de ne pas oublier que, déjà en 1914, le poème «Ela canta,
pobre ceifeira» [«Elle chante, pauvre moissonneuse»] était tributaire de cette
conception, quand le sujet poétique Pessoa, dans le vers 14, dit: «Ce qui en moi sent est
en train de penser» [OC, I: 188]). Et cette circonstance ne peut ne pas être importante,
quand il s’agit d’évaluer la solidité du processus de dédoublement du sujet dont la
poésie bénéficie, finalement, de virtualités qui rendent possible cette manifestation
exotopique et altéronymique. Et c’est parce qu’il n’ignore pas cette question que Pessoa
— par le dédoublement du moi insinué aussi par l’intuition intellective dans le
traitement des sensations — reconnaît au moi
poétique l’importance de la
dépersonnalisation qu’il fait des émotions (qui ne sont pas coïncidentes avec celles du
moi réel); ce moi ne sent pas seulement, mais il «vit» aussi «les états d’âme qu’il n’a
pas directement» (OC, III: 88) — et cette circonstance pourrait caractériser le
«quatrième degré de la poésie lyrique» (ibid.). Pessoa assume explicitement cette
position dans sa poésie:
J’écris aussi diversement
Que, mes poèmes étant bons
Ou mauvais, personne ne dirait
Que le poète est un seulement.
...........................................
Et puis, pour lui-même, le poète
Doit être poète aussi
S’il n’a pas la complète
Diversité
Il n’est pas un poète, il n’est que quelqu’un.
Moi Dieu merci je n’ai
Aucune individualité
15
Je suis comme le monde (…) (PPC: 116-117).
Remarquons les termes où Pessoa établit son rapport avec l’acte d’écrire: se
penchant sur le procès scriptural, il est exigé fondamentalement au poète la
concrétisation d’une pratique qui concentre de multiples solutions discursives.
C’est justement dans ce processus de dédoublement qu’il est possible
d’appréhender quelques éléments importants d’extraction esthétique et littéraire — qu’
il nous intéresse de privilégier, surtout par la connexion avec les réflexions
bakhtiniennes —, comme, par exemple, la problématique de l’articulation que le sujet
poétique établit avec ses autres veines discursives.
Dans ce sens, il convient de ne pas oublier un important texte de 1924, où Pessoa
établit une tentative de clarification de quelques traits distinctifs qui marquent non
seulement le poète, mais ontologiquement tout être humain. Ainsi, après avoir affirmé
que «un être, ou Moi, chacun existe essentiellement parce qu’il se sent» (OC, III: 286),
il ajoute:
[…] pour se sentir purement Soi-même, chaque être doit être en rapport avec tous,
absolument tous, les autres êtres; et avec chacun d’eux dans le plus profond des rapports
possibles. Or le plus profond des rapports possibles est le rapport d’identité. Donc, pour se sentir
purement soi-même, chaque être doit se sentir tous les autres, et absolument consubstantié avec
tous les autres (op. cit.: 286-287).
De cette façon, au-delà de la nécessité de mettre en perspective le «Moi» dans la
condition d’une contexture globale («purement Soi-même»), ce que ces mots laissent
entendre fondamentalement c’est l’exigence à valoriser non seulement le rapport et
l’imbrication du moi avec «tous les autres», mais, en même temps, sa dimension de
phénomène de nature collective (remarquons, d’ailleurs, combien cette réflexion n’est
pas éloignée d’une autre, où Pessoa appelle à ce que «Chacun de nous multiplie sa
personnalité par toutes les autres personnalités» [PI: 124]); d’où les termes par lesquels
Pessoa s’exprime poétiquement:
Ah! les chemins sont tous en moi.
Toute distance ou direction, ou but
M’appartient, c’est moi (OC, I: 216).
Dès lors il est évident, pourtant, que cette propension synthétique que Pessoa
reconnaît dans l’être humain, en général (l’«être»), et dans le sujet poétique, en
particulier, est capable de lui enlever le penchant à une dynamique d’identification avec
tous les autres «êtres». En effet, le «se sentir tous les autres» ne peut pas, comme il
affirme tout de suite, «impliquer fusion (de toute espèce) avec les autres, car ainsi l’être
ne se sentirait-il plus soi-même: il se sentira non-soi-même, et non-soi-même-autres»
(OC, III: 287). Il conclut donc: «Un être quelconque est, ainsi, essentiellement identité
16
qui est distinction» (op. cit.: 288) (6).
Ainsi, ayant fondement sur cette analyse du sujet poétique, il ne faut pas trouver
bizarre qu’un des critères de base d’orientation suivis par Pessoa soit caractérisé par
l’exigence d’envisager l’activité poétique comme un phénomème artistique
nécessairement redevable d’un comportement qui ne comprenne pas la liquéfaction de
l’identité du moi, ou la fluctuation ou la déssubstantialisation du moi — qui
paradoxalement pourrait arriver au sujet, dû à son hyper-investissement —, mais un
ensemble de tendances multiples, structurées et activées en des moi évidemment fictifs.
Et c’est exactement cela qu’on peut inférer, justement quand Pessoa reconnaît qu'il
cherche à «écrire d’innombrables façons» (PPC: 225) (7).
On comprendra alors pourquoi il nous est exigé qu’on attribue un certain relief
non seulement à la condition altéronymique dont se réclame le sujet bakhtinien et le
sujet de Pessoa, mais aussi à l’éclaircissement et à l’explication des procédures dont une
telle condition se revêtit. Étant dûment conjuguées, dans ce domaine, les deux
personnalités en cause, il est nécessaire que nous portions maintenant notre attention sur
la pratique spécifique des hétéronymes, en tant que corporisations littéraires autonomes
d’autres témoignages discursifs de Pessoa; nous ferons pourtant préalablement une
référence rapide au contexte historique, culturel et littéraire qui a entouré Fernando
Pessoa (personnalité consciente de la crise de valeurs que se faisait alors sentir) et nous
en évaluerons les conséquences dans son discours, sans que, avec cela, on puisse
réduire naturellement son oeuvre à un reflet passif et spéculaire de conditionnements
historiques et culturels.
4. Il est bien connu, en ce qui concerne la lecture de l’hétéronymie de Pessoa,
l’importance qu'ont, entre autres, les instruments opératoires d’inspiration biographiste
(de João Gaspar Simões), ésotérique (de António Quadros), sociologique (de Mário de
6 - Remarquons un positionnement identique chez Bakhtine, quand, dans une réflexion sur la
position exotopique le l’«auteur» face aux personnagens qu’il crée, il affirme que, si «l’auteurcontemplateur perd la position ferme et active qui le situe hors du personnage, s’il se met à fusionner
avec lui, l’événement artistique est aboli, ainsi que le tout artistique en tant que tel» (BAKHTINE, 1984:
86). En effet, selon Bakhtine, pour qu’on puisse vérifier une vraie «approche esthétique de l’existence
intérieure de l’autre […] il faut ne pas être avec lui en lui, mais hors de lui» (op. cit.: 139).
7 - La position de Joaquim de Sousa Teixeira est, dans ce contexte, assez expressive, bien qu’on ne
doit pas la comprendre d’une façon pacifique. Son fondement philosophique de la dépersonnalisation du
moi traduit, en effet, l’équivoque de cette problématique du sujet, en afirmant que la «dépersonnalisation
est ambigüe, puisque elle peut comporter une plurimanifestation de personnages, une
transpersonnalisation […], aussi bien qu’elle peut correspondre seulement à la dissolution de la
subjectivité ontologique» (TEIXEIRA, 1984: 1180). Nous pensons, cependant, que ce qu’on doit
privilégier dans la question de la dépersonnalisation de Pessoa n’est pas tellement la première hypothèse
(«plurimanifestation de personnages») ni la deuxième («dissolution de la subjectivité ontologique»). En
effet, nous croyons que ce qu’il importe de marquer ici est fondamentalement la multiplicité d’attitudes
assumées par Pessoa, consubstantiées en d’autres moi, les hétéronymes.
17
Sacramento), structuraliste (de Luciana Stegagno-Picchio), ou la théorie de
l’intransivité (de Gilberto de Mello Kujawsky), de l’exubérance géniale (de Eduardo
Lourenço), de la carence primordiale de la personnalité de Fernando Pessoa (de Leyla
Perrone-Moisés), de la richesse de la personnalité de Pessoa (de Jorge de Sena), de
l’excessivité de forces intérieures divergentes (de Jacinto de Prado Coelho).
Ces indications — qui valent ici surtout comme um procédé capable de dévoiler la
variété des interprétations qui confèrent à l’hétéronymie un statut d’ouverture (n’est-ce
pas Pessoa qui a dit: «Que je sois lecture variée» [OC, I: 302]?) — ne dispensent
cependant pas de deux observations: d’abord, il faut éclaircir que les virtualités
interprétatives des thèses exposées ne doivent pas consentir des généralisations
abusives; le fait qu’à l’étude de l’hétéronymie de Pessoa puisse être inhérante une
panoplie de pratiques de lecture ne nous oblige pas à l’envisager comme un espace
textuel variable et facilement réductible à un seul système méthodologique, puisqu’ une
méthode ne nous montre que l’entrée sur les domaines pour la recherche desquels elle a
été conçue. Deuxièmement, l’hétéronymie de Pessoa n’élimine pas, elle exige plutôt, la
nécessité d’une confrontation de modèles différents, et ceci constitue la seule façon de
contribuer à conférer au Texte de Pessoa des points fondamentaux de détermination
qui sont la garantie d’un certain indice de qualité esthétique et littéraire.
Or la littérature est, on le sait, une pratique aux contours sociaux. Bakhtine appuie
cette conception, quand, en 1929, il affirme:
Un énoncé vivant, significativement surgi à un moment historique et dans un milieu social
déterminés, ne peut manquer de toucher à des milliers de fils dialogiques vivants, tissés par la
conscience socio-idéologique autour de l’objet de tel énoncé et de participer activement au
dialogue social. Du reste, c’est de lui que l’énoncé est issu: il est comme sa continuation, sa
réplique, il n’aborde pas l’objet en arrivant d’on ne sait où… (BAKHTINE, 1978: 100).
En fonction de ce qu’on vient de citer, on comprendra que le texte littéraire, du
moment qu’il est mis en perspective en tant que pratique sociale — questionné, donc, en
tant que structure significative dont l’éclaircissement exige la référence à des
composantes historiques et sociales bien définies —, appelle à l’impérativité de le lire,
en tenant compte du “moment historique” avec lequel il dialogue (il est donc possible
d’apercevoir dans cette idée un positionnement critique envers le Formalisme Russe).
D’ailleurs, ce n’est pas par hasard que Jacinto do Prado Coelho affirme, dans son
oeuvre Diversidade e Unidade em Fernando Pessoa, qu’«une des clés vitales pour la
compréhension du poète est le contexte historique (social, socioculturel)» (COELHO,
1987: 236). Ce qu’il défend explicitement est, donc, le dépassement d’une approche
nettement formaliste du processus de constitution de la pratique esthétique que constitue
l’hétéronymie.
C’est dans ce sens que Maria Aliete Galhoz parle de toute une ambiance de crise
18
et subséquente nausée qui a enveloppé historiquement Fernando António Nogueira
Pessoa:
Les deux premières décennies du XXe siècle sont marquées par une euphorie croyante et
une aventure où, soudain, la crise tombe. Un monde en dilatation, que l'on croyait progressive, se
défait. En art, une expérience presque parallèle. […] Et un sentiment surgit et il s’enracine comme
une force déterminante dans la conscience de l’homme: la nausée (GALHOZ, 1984: XXXIII).
La pratique hétéronymique se traduit, de cette façon, dans une dynamique de
(ré)action (active, pas passive, remarquons-le) par un éventail de déterminations
socioculturelles propres à une historicité qui se projette inévitablement sur le Texte de
Pessoa. Robert Bréchon organise son interprétation à partir de la notion que la
civilisation occidentale au début du XXe siècle est décadente et donc s’énonce
négativement, tout en communiquant sa perte du sens de la nature et de la mesure de
l’homme (cf. BRECHON, 1985); aussi Nelly Novaes Coelho affirme-t-elle que Pessoa
s’est situé «définitivement entre […] ces penseurs ou poètes qui, d’une façon consciente
ou inconsciente, ont exprimé le bouleversement intime de l’homme contemporain, en
face d’un monde dont les valeurs, les définitions, les limites et les certitudes tombaient
irrémédiablement en ruines» (COELHO, 1991: 702).
Il faudra dire, en effet, que cette question tombe dans le domaine générique de la
défaite du Positivisme, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle; appuyant son
discours idéologique dans l’élévation de la Science au statut de vraie réligion et
adoptant une orientation dont les principes axiologiques cherchaient à expliquer
dogmatiquement et globalement la société et la problématique existentielle du ‘moi’
dans le monde, le Positivisme était, petit à petit, envisagé avec une certaine méfiance,
débouchant sur un contexte de crise civilisationnelle et culturelle. D’ailleurs, cette crise
est justifiée par quelques penseurs qui la mentionnent dans des termes qui sont d'euxmêmes assez significatifs; c’est Carlos Felipe Moisés qui met en relief la «thèse de la
“dégénérescence”, de Max Nordau», l’«idée de la “décadence de l’Occident”, de
Oswald Spengler», le «sentiment pessimiste d’un Nicolai Berdyaev, pour qui l’homme
moderne est plongé dans les ténèbres d’un nouveau “moyen âge”», les «recherches d’un
Lévy-Bruhl, un J.C. Frazer, un Georges Gusdorf, un Lévi-Strauss et tant d’autres»
(MOISES, 1981: 226); c’est Finazzi-Agrò qui, en se rapportant au comportement assumé
par le sujet historique du début du XXe siècle, affirme qu’il retrouve une série
d’«expressions “négatives” qui tendent à le dépouiller de sa centralité, le rendant à cette
hétérogénéité caractéristique de l’être qui laisse enfin transparaître à travers le
domaine de la conscience, la possibilité de signifier des expériences vitales différentes»
(FINAZZI-AGRO, 1987: 21); c’est Carlos Reis qui, à propos de la multiplication des
Ismes dans le passage du siècle, souligne que c’est le sens «de la diversidad que
19
fomenta la proliferación de las ideologías», ajoutant, tout de suite après:
Esto mismo es lo que sucede, por ejemplo, en un momento crucial de crisis ideológica: el
del fin del siglo pasado, escenario de una crisis en gran parte provocada por la pérdida de la autoseguridad del hombre positivista. En un contexto histórico-cultural muy preciso, localizado en el
paso del siglo XIX al siglo XX, el desmonoramiento de la confianza y de la euforia científica del
Positivismo no trae consigo sólo el florecimiento de corrientes filosóficas y artísticas de cariz
individualista y de propensión idealista (intuicionismo, simbolismo, impresionismo, etc.); con esa
crisis llegan también las dudas del sujeto acerca de su cohesión y unidad existencial, dudas
alimentadas por la multiplicación de ismos simultáneamente seductores y dispersivos (REIS,
1989: 50).
Une position bien définie est également celle de Pessoa, qui encadre cette crise à
la lumière d’une interprétation qu’il fait de la génération à laquelle il appartient. Il en
est ainsi, dans un texte de 1916, justement quand, en se rapportant à l’«hyperexcitation»
(PI: 164), à l’ «intensité», la «fièvre» et l’«activité turbulente de la vie moderne» (op.
cit.: 167), Pessoa intègre, dans son analyse, la condition d’existence de l’homme
moderne post-positiviste, en tant qu’entité susceptible de s’encadrer dans un contexte
civilisationnel en crise:
[…] après la méfiance envers la science, qui a caractérisé la période darwiniste du siècle
passé, après l’attitude positive sur laquelle s’était cristallisée la mentalité […] des découvertes,
faites tous les jours, par la physique et par la chimie et par la biologie, il s’est ensuit une critique à
ces idées-là, une enquête faite aux fondements sur lesquels ces formules nouvelles se portaient
(op. cit.: 165).
Il nous paraît important de remarquer dans ces mots le fait que Pessoa n’ignore
pas les lignes de force qui caractérisent un contexte qui l’enveloppe, une situaton
historique dominée para la faillite et par la décadence de l’esprit positiviste. C’est
d’ailleurs ce que l’on peut déduir, quand Pessoa affirme: «nous sommes arrivés à une
époque singulière, où nous apparaissent toutes les caractéristiques d’une décadence»
(op. cit.: 166), concluant, tout de suite après: «Nous avons la décadence provenante de
la faillite de tous les idéaux passés et en même temps récents» (op. cit.: 167).
Or il est évident que cette décadence de valeurs et la prolifération d’ideólogies
qui l’accompagnent conduisent à l’incubation d’un problème crucial, qu’ ici, par les
objectifs initialement énoncés, il importe de référer: le dédoublement d’un sujet qui se
voit ainsi obligé à appréhender une réalité multiforme. Dans ce domaine, parler du
Modernisme Portugais c’est parler d’une pluralité de sous-courants qui sont
complémentaires, même s'ils gardent leur degré de spécificité. De cette façon, penser la
problématique des Ismes de Pessoa — Paulisme, Intersectionnisme, Sensationnisme,
Paganisme, Futurisme — et fondamentalement ses hétéronymes, c’est penser aux
procédés de genre esthétique et littéraire qui reflètent une façon de penser les ideólogies
au pluriel (en renversant, ainsi, la conception d’un monolitisme idéologique) et la perte
20
conséquente de l’identité du moi (8).
Une grande ligne de développement est suscitée par cette dernière considération:
justement celle qui cherche à dépasser la conscience hégémonique du sujet/“auteur”. Ce
qu’il est vraiment important de souligner c’est le fait que le noyau de l’hétéronymie de
Pessoa correspond à l’impossibilité d’isoler le fonctionnement des hétéronymes du
principe d’altérité inhérent au sujet poétique Pessoa, qui se dédouble en autres — les
hétéronymes —, qui assument, en fonction de ce principe, un caractère autonome par
rapport à l’entité qui les a engendrés. Et c’est précisément par le degré élevé de cette
autonomie que survit la notion que l’hétéronymie ne se constitue pas comme une
activité passive ni comme un mécanisme esthétique et littéraire qui dénote l’existence
intérieure d’une pratique monodiscursive.
À partir de là, sont créées les conditions pour fournir une mise en perspective plus
concrète des hétéronymes, notamment en ce qui touche à les considérer comme des
matérialisations d’un ensemble polyphonique de veines discursives autonomes.
À ce propos, le positionnement poétique d’ Alberto Caeiro est très élucidatif, bien
qu’il vise parfois une coloration non altéronymique du sujet («Être poète […] / Est ma
façon d’être seul [OC, I: 741]», ou alors quand il prévient: «[…] Quand je semble ne
pas être d’accord avec moi même, / Remarquez-moi bien: / Si j’étais tourné à droite, / Je
me suis maintenant tourné à gauche, / Mais je suis toujours moi» [op. cit.: 765]), il se
manifeste altéronymiquement, à O Guardador de Rebanhos [Le gardien de troupeaux]:
Jamais je n’ai gardé des troupeaux,
Mais c’est tout comme si je les gardais.
Mon âme est comme un berger,
Elle connaît le vent et le soleil
Et c’est par la main des saisons
Qu’elle suit et qu’elle regarde.
[…]
Quand je m’asseois et j’écris des vers,
Ou, en me promenant par des chemins ou par des sentiers,
J’écris des vers dans un papier qui est dans ma pensée,
Je sens un bâton dans les mains
Et je vois un découpage de moi
Au sommet d’une colline (OC, I: 740-741).
8
- Il faudra remarquer que cette crise du sujet avait, d’ailleurs, déjà été mise en cause par Kant
pour qui le sujet ne pouvait pas être objet de connaisance, ni pouvait s’affirmer comme le moi du cogito
cartésien. Toute cette réflexion implique, cependant, que l’on ait ainsi en compte les projections que,
pendant les premières décennies du XXe siècle, dans le domaine de la culture européenne, la question de
la crise du sujet a enveloppées. Ainsi, dans le domaine de la Littérature, rappelons-nous de Miguel de
Unamuno, Luigi Pirandello, Svevo, Joyce, ou encore de Eliot, Rainer Maria Rilke, William Yeats, Marcel
Proust, André Gide, Ezra Pound — avec leurs “alter-egos”; dans le domaine de la Peinture, il faudra citer
le rôle de Pablo Picasso et de Georges Braque; dans le domaine de la Physique, il faudra mentionner
l’importance d’Einstein, Rutherford et Chadwick; finalement, dans le domaine de la Psychologie, il
faudra souligner le rôle de Freud (en démontrant, sous la surface de l’ego, l’existence de l’alter-ego).
21
Face à ces mots, on peut affirmer que la motivation première du poème,
synthétisée dans l’expression «comme si», paraît être l’acceptation — avec une forte
valeur significative, de par la place stratégique qu’elle occupe (le début de cette série de
poèmes) — d’un sujet qui est situé aux antipodes de la configuration monocordique que
le monologisme cultive. En effet, à travers cette expression, ce qui est comparé au
“gardien de troupeaux” n’est pas le poète, mais son âme («Mon âme est comme [nous
soulignons] un berger»); et ce fait ébauche dès lors la marque plurielle d’un sujet qui a
dans le prolongement du moi dans un autre (le «berger») une impulsion éminemment
altéronymique. On peut dire encore que cette dimension est illustrée encore plus
fortement quand le sujet, par son dédoublement, se prétend sentir, avec un «bâton dans
les mains», comme projeté dans un autre moi («un découpage de moi»), au «sommet
d’une colline».
En plus, le dépassement d’une attitude qui pourrait contempler le moi et l’autre
comme des entités opposées est évident un peu plus loin; Caeiro, ne se limitant pas à se
voir sur la colline, ajoute:
En regardant mon troupeau et voyant mes idées
Ou en regardant mes idées et voyant mon troupeau (op. cit.: 742).
Ainsi, cette insinuation d’un subjectivité — qui, malgré tout, n’oppose pas le moi
de l’autre, mais les fait plutôt s’intégrer dans la même entité poétique (et cette réalité
est significativement nuancée par la conjonction disjonctive «Ou») — représente, dès le
début, une situation qui est l’espace de manifestation d’un investissement poétique où
résonne un registre provenant d’une subjectivité qui se modèle pas seulement par un
moi, mais aussi par un autre.
D’extraction altéronymique est également le «Vivem em nós inúmeros»
[«D’innombrables personnes nous habitent»] (op. cit.: 859), de Ricardo Reis, qui
constitue aussi l’exemple des termes de portée collective où se consomme le sujet
poétique. Cependant, dans ce poème, après la première strophe, le sujet, après avoir
confirmé qu’il a «plus d’âmes qu’une seule» et qu’«Il y a plus de moi que moi-même»
(ibid.), déclare:
J’existe pourtant
Indifféremment à tous
Je les fais taire: je parle (ibid.).
Intégré dans la ‘communauté’ de son univers subjectif, plongé dans la multiplicité
discursive de son monde intérieur, le sujet poétique se laisse quand même transparaître,
par les interstices de cette circonstance pluridiscursive, la conscience d’un
positionnement irréductible à une formulation dispersée («Je les fais taire: je parle»). En
22
d’autres mots, il nous semble que les soucis dominants dans ce poème se centrent
préférentiellement non seulement sur la nécessité de reconnaître la pluralité du sujet,
mais également sur la tentative de dépasser un [apparent] compromis avec un sujet
fractionné qui cherche à marquer, avec synthèse et avec rigueur («je parle»), la
suprématie et la priorité du moi para rapport aux autres (les «innombrables
personnes», les «âmes», les «moi»). Cela, évidemment, sans que Reis, en tant que sujet
poétique, veuille enlever la valeur de la pluralisation inhérente à soi-même.
Si l'on ajoute à ce qui a été dit l’hétéronyme Álvaro de Campos, nous aurons
confirmé ce qui est clair chez Caeiro et Reis: que la configuration de quelques textes, à
travers les procédés de considérable représentativité psychologique, n’est pas exempte
de traitement d’extraction altéronymique, capable d’interférer sur le plan de la
représentation poétique du discours élaboré par le sujet poétique. Il en est déjà ainsi, en
octobre 1913, dans les trois derniers vers du sonnet «A Praça da Figueira de Manhã»
[«La Place de Figueira le Matin»] (op. cit.: 871), où toute une masse de sens, instaurée
au long des deux quatrains et du premier tercet, devient encore plus forte, dans une
épreuve visible du relief sémantique et structural de ceux-là relativement à la totalité du
sonnet:
Du reste, rien en moi est certain et est
En accord avec moi-même. Les belles heures
Sont celles des autres ou celles qui n'existent pas (ibid.).
On remarque comment la situation maintenant décrite par le sujet poétique («rien
en moi […] est / En accord avec moi-même») rejoint, d’une façon très vivante, celle
d’autres poèmes postérieurs du même Campos: «Contudo, contudo» [«Pourtant,
Pourtant»] (où il est important de signaler le vers 20: «J’ai toujours vu le monde
indépendemment de moi» [op. cit.: 1021]), ou encore A Casa Branca Nau Preta [La
Maison Blanche Nef Noire] (op. cit.: 947-949), quand, à propos du «vaisseau qui
s’éloigne», Campos afirme que ce sont «d’autres yeux» (op. cit.: 949) qui le voient.
Cet aspect chez Álvaro de Campos se révêtit, d’ailleurs, d’une indiscutable
importance; il est le poète dont la manifestation discursive permet un ensemble
d’attitudes de référentialité au monde contemporain massifié par la technologie — et
exactement à cause de cela se présente comme une réalité multiforme et de plus en plus
déshumanisée:
Je me suis multiplié pour me sentir,
Pour me sentir, j’ai eu besoin de tout sentir,
J’ai débordé, je n’ai fait que déborder,
Je me suis déshabillé, je me suis donné
Et il y a à chaque coin de mon âme un autel à un dieu différent (OC, I: 935).
Comme on le voit, le poète Álvaro de Campos se conçoit comme un sujet
23
pluralisé («[…] il y a à chaque coin de mon âme un autel à un dieu différent»), c’est-àdire, il se rejette en tant que manifestation unique d’existence. En plus, ce n’est pas par
hasard que, dans l’extrait du poème cité (Passagem das Horas [Passage des Heures]),
surgit l’image de la multiplication du moi dont Campos a cherché à s’habiller; en effet,
ce qu’elle suggère c’est que, pour ce poète, “se sentir” implique assumer dans sa
personnalité une série d’autres. On établit ainsi toute une problématique qui à la base se
réduit à la question de savoir jusqu’à quel point est admissible, chez Campos, la
conjugaison d’altérité avec totalité; cette question nous intéresse surtout par les chemins
de réflexion qu’elle peut ouvrir, et c'est donc à cause de ceci qu’il importe de rappeler
brièvement, à ce propos, l’Ultimatum — texte profondément significatif en ce qui
touche l’expérience plurielle du sujet poétique —, où Campos, proposant l’abolition du
“Dogme de la personnalité” artistique et du “Préjugé de l’individualité” artistique,
affirme: «Seul a le droit ou le devoir d’exprimer ce qu’il sent, en art, l’individu qui sent
par plusieurs» (OC, II: 1113); seulement de cette façon on obtiendrait une «approche
concrétisée de l’Homme-Complet, l’Homme-Synthèse» (ibid.). Cette idée est,
d’ailleurs, en rapport avec le ‘projet’ du Sensationnisme de Pessoa, dans la mesure où,
selon Pessoa, le Sensationnisme, en tant qu’art de synthèse, «est caractérisé par le fait
d’admettre tous les autres [courants littéraires]» (PI: 159), acceptant «tous les systèmes
et écoles d’Art» (op. cit.: 213).
5. On soulignera encore que l’on ne peut pas dissocier de cette problématique la
question du dialogue établi non seulement entre les hétéronymes, mais encore entre
ceux-ci et le sujet poétique Pessoa (9).
C’est justement grâce à cette “entreaction” (LOPES, 1990: 186) dialogiquehetéronymique que l’on devra rappeler le relief concédé par Bakhtine au dialogue
intérieur, qui découle forcément de la consommation de l’altérité. En effet, c’est le
dialogue intérieur qui permet au moi de ne pas seulement être traduit en termes
communicatifs, mais aussi d’assumer un certain caractère duel qu’une conception
monologique du sujet refuserait obligatoirement; parce que, comme l’affirme Bakhtine,
«les formes minimales du discours intérieur sont constituées par des monologues
entiers, analogues à des paragraphes, ou par des énonciations entières. Mais elles
rappellent encore davantage les répliques d’un dialogue» (BAKHTINE / VOLOSHINOV,
9
- Rappelons les principes essentiels qui, seulement quand ils sont vus en ensemble et mis en
rapport, informent le ‘statut’ de l’hétéronyme: un nom propre, une identité autonome (conformée par un
éventail de caractéristiques psychologiques et culturelles propres à elle-même), un discours, qui est le
résultat d’une incorporation de composants idéologiques et stylistiques particulières (lisons à ce propos,
l’oeuvre déjà citée Diversidade e Unidade em Fernando Pessoa) et une capacité qui l’habilite à établir
un dialogue avec les autres hétéronymes et même avec le sujet poétique qui leur a donné origine.
24
1977: 63) (10). Or ce qu'il nous intéresse de faire remarquer c’est que, sous la
désignation de «monologues», il est possible de comprendre, non, naturellement, la
référence à une situation de monologisme — dans le sens qu’à la perception
monologique n’est inhérent qu’un centre unique, représenté par l’image d’une seule
conscience (car cela constituerait «une abstraction» [op. cit.: 105]) —, mais à une forme
de dialogue qui laisse deviner les lignes de force de l’altérité: la définition du
monologue comme indiscutablement lié à une situation de dialogue.
Quoiqu’il en soit, au-delà du fait qu’ils insistent dans le relief des sujetsinterlocuteurs en toute pratique discursive, les positions de Bakhtine visent
fondamentalement un sens précis: celui qui impose le refus de la pratique monologique.
Dès lors, si nous considérons les hétéronymes comme des attitudes autres du sujet
poétique Pessoa, résultat d’un dédoublement altéronymique, nous croyons qu’est
suffisamment claire la possibilité d’évaluer leurs poésies comme des registres
esthétiques d’extraction dialogique, au sens, donc (et ici il ne nous intéresse que ce sens
là), dialogale.
Les mots de Finazzi-Agrò, reconnaissant la pertinence de cette question, nous
permettent dès lors d’en tirer une conclusion importante, plus concrètement quand il
affirme:
Le refus de son rôle de l’énonciateur entraîne à Pessoa une espèce de dialectisation
d’information, laquelle n’est plus assurée […] par un sujet transcendental, mais plutôt confiée à un
groupe de “personnages”, de porte-paroles (FINAZZI-AGRO, 1987: 129).
Envisagée comme une entité qui, par la renonciation d’une stabilité discursive
monologique, se nie en tant que «transcendantale», le sujet Pessoa, conceptué dans ces
termes-là, met facilement en évidence une possibilité: celle de fonctionner (en
opposition explicite au sujet cartésien) comme espace de la pluralité vocale, où chacun
des moi où se dédouble ce sujet assume une conscience, une voix qui dialogue avec les
autres moi.
On vérifiera ainsi que la clarification du dialogisme ne dispense pas les
10 - Il est convenable d’éclaircir que, tout comme Fernando Pessoa [1888-1935], Mikhaïl Bakhtine
[1895-1975] est engagé dans une situation où n’est pas non plus indifférent le problème de la
reconnaissance d’auteur des textes (beaucoup d’eux apparaissant avec les signatures de Voloshinov et de
Medvedev), étant, cependant, presque seulement par la positive qu’on pourra admettre, en termes
explicites, que Bakhtine est l’auteur de presque tous les livres qui apparaîssent avec les noms ci-dessus
cités. On pourrait, en effet, tomber dans le risque de l’immédiatisme, si on met en rapport le problème des
noms qui identifient les oeuvres de Bakhtine avec celui des textes de Fernando Pessoa, signés par les
hétéronymes; telle possibilité est pourtant loin d’être viabilisée en termes de contiguité, surtout et avant
tout par la simples raison que, comme le l’on sait, aussi Voloshinov que Medvedev ont existé en effet, et
ils ont été des personnes ayant un nom qui les identifiait juridiquement, dans l’espace social et culturel où
ils étaient intégré et ce fait ne peut pas être appliqué, evidemment, aux hétéronymes de Pessoa. Sur la
question de la reconnaissance de l’auteur des textes de Bakhtine, cf.: AUCOUTURIER, 1978: 10-11;
SHUKMAN, 1980; TODOROV, 1981: 17-24; YAGUELLO, 1977: 9-10; ZAVALA, 1991: 38.
25
coordonnées sousjacentes au dialogue entre les plusieurs moi, et ce fait exige, dans ce
contexte spécifique, qu’on prenne en compte soit les options d’élaboration théorique
bakhtinienne sur l’interaction verbale entre des instances discursives, soit l’intonation
particulière qui, par la voie du dédoublement du sujet, est conférée à cette élaboration.
Quand il parle de «contact dialogique» (BAKHTINE, 1970: 108), ce que Bakhtine
souligne c’est le principe selon lequel la connaissance qu’un sujet (une “conscience”) a
de l’autre/des autres découle d’une rencontre; et cette rencontre ne peut pas être
dissociée d’implications d’ordre ontologique liées à l’évaluation que chacun fait de
l’autre/des autres.
Or, dans l’univers poétique de Pessoa, cette question prend un intérêt tout spécial,
parce qu’ on y entreprend précisément cette dynamique d’interaction. Mais pour que
cette connexion soit pertinente, il est nécessaire qu’on remarque une réflexion de Pessoa
que nous pouvons considérer homologue à celles qui président à ce versant du
dialogisme; ainsi, en est-il justement quand, dans un fragment textuel projeté en tant
que préface des Ficções do Interlúdio [Fictions de l'Interlude] (11), Pessoa affirme:
Il y a des auteurs qui écrivent des drames et des récits; et dans ces drames et dans ces récits,
ils attribuent des sentiments et des idées aux figures qui les peuplent; et très souvent ils
s’indignent que ces sentiments soient pris comme les leurs, ou comme leurs idées. Ici la substante
est la même, bien que la forme soit différente (OC, II: 1020).
Remarquons comment, dans ces mots, nous trouvons une suggestion nucléaire:
celle selon laquelle la compréhension de la dynamique hétéronymique doit se fonder sur
un investissement interprétatif capable de la mettre en perspective comme analogue à
celle du drame et à celle du récit. Dans ce cas, ce qui serait en cause ce serait de
délimiter et de conceptualiser les traits caractéristiques de l’hétéronymie, donnant une
emphase spéciale à l’essence dramatique et romanesque qui les orienterait.
Si on envisage ainsi les hétéronymes autrement que comme des personnages d’un
roman — étant donné que dans celui-ci on raconte «une action relativement longue,
éventuellement compliquée par des ramifications secondaires» (REIS/LOPES, 1987:
350), et que cette composante n’intervient pas dans l’univers de Pessoa —, mais plutôt
commes des attitudes littéraires d’un sujet qui se dédouble poétiquement et lyriquement
en plusieurs moi; cependant, ce qui nous intéresse maintenant c’est de savoir dans
11 - On sait que Pessoa avait l’intention, dès très tôt, de rassembler les poèmes des hétéronymes,
dans un livre sous le titre de Ficções do Interlúdio.
____________________________________________________________
26
quelle mesure la pensée de Bakhtine sur l’interaction dialogale (qui, dans le roman, se
passe, entre les moi du sujet) s’ajuste au plan poétique de Pessoa.
C’est une question dont l’importance doit être obligatoirement remarquée, et on
en a la preuve suffisante à travers une appréciation de Teresa Rita Lopes, pour qui la
singularité de l’hétéronymie «ne vient pas tellement de la création d’auteurs substituts
(pséudonymes, “personnalités littéraires” et Hétéronymes) mais surtout de la façon dont
ils ont été créés et de leur “entreaction” tout au long de l’oeuvre-vie (et de la vieoeuvre) de Fernando Pessoa» (LOPES, 1990: 185). Mieux que tous les autres, ces mots
synthétisent le rapport que les moi de l’univers de Pessoa mantiennent entre eux, et ce
rapport doit aussi être compris comme un grand et complexe dialogue qui se déroule
entre les différentes instances discursives. C’est, donc, en fonction de l’articulation
dialogale entre plusieurs voix que, tout en configurant un procès discursif spécifique,
s’institue un univers dialogique déterminé. Il est toutefois important de signaler que
cette réflexion ne se revêtira d’une pertinence effective que si l’on trouve une façon de
signaler les termes où elle se résout dans la poésie des hétéronymes.
Ainsi, dans ses Notas para a recordação do meu mestre Caeiro [Notes pour le
souvenir de mon Maître Caeiro] (OC, I: 735-740), au-delà de voir et de décrire
Alberto Caeiro, Campos rappelle aussi la «première conversation» (op. cit.: 736) qu’il a
eue avec lui et encore la “conversation”, où Caeiro lui avait révélé le concept d’infini
(cf. op. cit.: 737-739), ainsi que le “dialogue” à travers lequel Caeiro s’était ou se n’était
pas défini à lui («Et moi, j’ai soudain demandé à mon maître Caeiro, “êtes-vous content
avec vous-même?”. Et il a répondu: “Non: je suis content”» [op. cit.: 739]).
Il y a d’autres textes qui ne sont pas moins importants que ces textes-ci. Il s’agit
de ceux où Campos dialogue avec Ricardo Reis: la polémique sur la classification des
arts (cf. PPC: 473), ou alors le «Diálogo ou controvérsia…» [«Dialogue ou
controverse…»] à propos du concept de poésie (cf. OC, II: 1073-1075).
Bien qu’elles soient ponctuelles (il faudrait en signaler beaucoup d’autres), il
s’agit, bien évidemment, de références extrêmement significatives, qui sont capables de
par elles-mêmes clarifier les exigences d’exemplification sollicitées par la technique
d’élaboration du discours dialogal entre les hétéronymes. Cependant, ce qui nous paraît
encore plus expressif, c’est le fait que, dans l’ample univers de Pessoa, l’échange
discursif — où chacun des participants fonctionne successivement comme protagoniste
de l’énonciation — n’apparaît pas limité à l’interaction entre Campos, Caeiro et Reis,
mais il s’établit aussi entre ces moi et une autre instance discursive: le sujet poétique
Pessoa lui-même. Dans ce cas, l’élaboration discursive d’un moi qui se situe «au même
niveau que les autres personnalités poétiques» (COELHO, 1966: XXIX) constituera un
procédé esthétique et littéraire capable d’assurer le compromis entre l’efficace et la
27
préservation de la spécificité dialogique. A ce propos, il nous paraît opportun de
souligner l’intérêt d’un texte qui est inclu dans les Notas para a recordação do meu
mestre Caeiro (cf. PPC: 419-422), de Campos, où cet hétéronyme rappelle une «des
conversations [l’italique est à nous] plus intéressantes» (op. cit.: 419) qu’il avait eues
avec Caeiro et Pessoa, à propos du concept d’ “être” et de la valeur d’un concept. Or, ce
qui est traduit par ce texte est avant tout une conception dynamique du phénomène
hétéronymique, qui fonctionne, ainsi, comme virtuellement dialogique, parce qu’il
constitue un procès concrétisé par l’implication de locuteurs et d’allocutaires, entendus
comme des composants actifs dans un espace de communication.
De ce qu’on vient d’exposer, on conclue que la maturation de l’étude de
l’hétéronymie provoque, dans le plan de l’élaboration théorique, le besoin d’approfondir
la question du dialogue entre les plusieurs moi poétiques. De cette façon, en cherchant
à clarifier ce versant du dialogisme dans l’univers hétéronymique [et altéronymique], on
prétend réfléchir sur un domaine spécifique qui confirme l’existence d’un espace vocal
centrifuge, où le sujet Pessoa se dilate polyphoniquement en plusieurs moi et avec
lesquels son propre moi dialogue. En effet, plutôt qu’affirmer les virtualités de
l’interaction dialogale entre les moi du sujet poétique Pessoa (et où il s’inclut), ce qui
doit être fondamentalement relevé c’est la relation dialogique qu’ils établissent entre
eux, dans le sens que leurs discours confèrent expression au langage de l’autre/des
autres comme une position/des positions discursive(s) ayant une dose déterminée
d’autonomie; c’est-à-dire: la dimension dialogique qui tient à la lecture de
l’hétéronymie surgit explicitement représentée dans le contexte de la plus ample (et de
la plus importante) question du débat esthétique entre les moi de Pessoa, et cette
question est directement liée à une sollicitation inspirée par le projet de Pessoa, où les
moi, «au-delà du fait qu’ils sont des auteurs, deviennent aussi des lecteurs les uns des
autres et des acteurs […] du drame plyphonique qui est établi entre eux» (FINAZZIAGRO, 1987: 53). On voit ainsi que le Texte de Pessoa apparaît comme synonyme d’
espace polyphonique qui ne peut être conçu que comme un un ensemble de plans
discursifs dont la lecture est motivée par le besoin qu’on a de respecter les
manifestations autonomes, pluridiscursives, qui s’y vérifient.
En plus, ces considérations réaffirment finalement une suggestion qui est présente
dans les mots de Bakhtine, où la polyphonie acquiert, comme on le sait, un relief crucial
au niveau de l’élaboration des personnages.
En 1929, dans son étude sur la narrative de Dostoïevsksi, Bakhtine déclare que le
roman polyphonique est «une combinaison entre plusieurs volontés individuelles, à la
transcendance fondamentale du cadre de la volonté unique» (BAKHTINE, 1970: 52),
après avoir affirmé que le personnage «possède une indépendance exceptionnelle dans
28
la structure de l’oeuvre, résonne en quelque sorte à côté du mot de l’auteur, se
combinant avec lui, ainsi qu’avec les voix tout aussi indépendantes et signifiantes des
autres personnages, sur un mode tout à fait original» (op. cit.: 33). Les affirmations
qu’on vient de transcrire méritent, dès lors, quelques commentaires, en ce qui concerne
la relation entre l’ “auteur” et ses personnages (qui sont ici posés en tant que “voix
indépendantes”). Tout d’abord, cette relation incide sur une dynamique interactive de
leurs discours, ce qui est revient à dire que, selon Bakhtine, la pratique littéraire
(altéronymique, ou, dans ce cas-là, exotopique) de Dostoïevksi devient capable de
donner une horizontalité de statuts énonciatifs; deuxièment, le roman polyphonique,
espace textuel pluralisé — support d’une conception de la narrative où le “mot” est
distribué spécifiquement et fonctionnellement par différentes instances discursives (les
personnages, les autres moi du sujet esthétique) —, s’affirme comme un univers
dialogique, dans le sens d’univers vocal qui rend possible une série de relations
interactives qui empêchent la suprématie idéologique de l’ “auteur” (bien que ce soit lui,
naturellement, qui distribue les multiples veines discursives); il en découle, finalement,
la conception selon laquelle les personnages du roman polyphonique se définissent
comme des autres ayant une identité propre, capables donc de se comprendre comme
des manifestations discursives, ayant un profil esthétique et littéraire autonome,
susceptibles, de cette façon, d’être révélés à nous comme des auteurs potentiels et de se
représenter comme porteurs de visions du monde particulières, différentes même de
celles de celui qui les a engendrées.
Nous sommes, ainsi, ramenés à la question des hétéronymes de Pessoa. Il est bien
évident maintenant qu’on ne peut pas non plus dissocier de cette problématique la
question de la variété et de la diversité des discours esthétiques, et ce fait nous renvoie
tout de suite à la pluridiscursivité qui caractérise particulièrement les espaces textuels
hétéronymiques. Dans un texte consacré à l’explication de ses hétéronymes, Pessoa
considère:
[…] j’ai construit en moi plusieurs personnages distincts entre eux et différents de moi. À
ces personnages j’ai attribué des poèmes qui ne sont pas comme je les écrirais, avec mes
sentiments et mes idées. Ces poèmes de Caeiro, ceux de Ricardo Reis et ceux de Álvaro de
Campos doivent ainsi être considérés. Il ne faut pas y chercher mes idées ou mes sentiments, car
beaucoup d’entre eux expriment des idées que je n’accepte pas, des sentiments que je n’ai jamais
éprouvés. Il faut simplement les lire tels qu’ils le sont, ce qui d’ailleurs est la façon comme on doit
lire (OC, I, p.712).
Comme Pessoa l’affirme, la plurivocalité (exprimée dans une diversité pas de
noms, mais de sujets) est la coordonnée primordiale de l’univers esthétique
hétéronymique, justement par la variété énonciative représentée pluridiscursivement par
les différents moi hétéronymiques [et altéronymiques]. Il s’impose ainsi que les
29
hétéronymes (bien que leurs discours soient ‘distribués’ par la monade primordiale qui
est le sujet poétique Pessoa) soient considérés comme des personnalités autonomes et
sincères («Ceci est toute une littérature que j’ai créée et que j’ai vécue, qui est sincère,
puisqu' elle est sentie» [OC, II: 178]), dont le principe constructif de base est
exactement la configuration discursive propre — reflet d’un éfficace positionnement
exotopique (ou altéronymique) du sujet Pessoa —, traduite dans un encadrement de
codification capable de leur prêter les contours d’auteurs potentiels, avec un style,
comme le souligne Pessoa:
Dans les auteurs des “Fictions de l’Interlude”, ce ne sont pas seulement les idées et les
sentiments qui se distinguent des miens: la technique même de la composition, le style même est
différent du mien. Chaque personnage y est créé intégralement différent, et non pas seulement
différemment pensé (OC, I: 711).
6. Comme on le voit, on ne cherche pas seulement à rappeler l’importance due à la
téorisation bakhtienne, mais surtout, quand au long de ce texte on essaie de remarquer
l’importance de l’altérité polyphonique inhérente à l’hétéronymie de Pessoa, on insiste
sur l’importance des affinités de base qui caractérisent soit le registre narratif
polyphonique (domaine d’étude bakhtinien) soit le registre poétique qui constitue
l’hétéronymie de Pessoa. Ceci signifie donc que, autant les caractéristiques essentielles
de l’hétéronymie que celles de la narrative polyphonique ne peuvent pas être coupées
d’un tissu d’exigences qui, en termes de représentation du sujet esthétique, sont
formulées par Fernando Pessoa et par Mikhaïl Bakhtine, en découlant des solutions
discursives concertées de plusieurs façons avec ces exigences.
Ainsi, la dynamique que nous avons concrètement observée dans les réflexions de
ces deux théorisateurs nous conduit-elle à deux déductions qu’il est important de
souligner. D’une part, bien que, en dernière instance, il ne puisse pas être considéré à
côté de la configuration globale du discours qui l’encadre, le sujet littéraire se définit,
en effet, comme un domaine référentiel d’un mécanisme de ‘dé-autorisation’, par le
dépassement du discours en registre monologique auquel il aboutit, et ce dépassement
est caractérisé par des paramètres qui soumettent le sujet à un décentrement
altéronymique et à un inévitable polymorphisme discursif; d’autre part, les hétéronymes
peuvent être mis en perspective comme d’autres moi du sujet poétique Pessoa, comme
des représentations carnavalesques d’une ‘langue’ monologique.
Après cela nous serons aptes à accepter l’hétéronymie en tant qu’espace discursif
où se manifestent variablement plusieurs virtualités autonomes d’information
esthétique, en tant que facteurs d’activation de positionnements représentatifs
particuliers, susceptibles de fournir les vérités dialogiques et polyphoniques, pas la
30
Vérité monologique et unissonante.
Est-ce que ce procès semble étrange? «[…] ce n’est pas étonnant», affirme
Fernando Pessoa; cependant, comme lui-même l’assure aussi: «[…] ce qui est étonnant
c’est qu’il y ait quelque chose qui ne semble pas étrange» (OC, II: 1020).
BIBLIOGRAPHIE
PESSOA
LOPES, Teresa Rita (1990) - Pessoa por conhecer — Textos para um novo mapa,
Lisboa, Editorial Estampa, vol. II. [PPC]
Obra Poética e em Prosa, organização de António Quadros, Porto, Lello & Irmão
Editores, vols. I, II e III, 1986. [OC]
Páginas Íntimas e de Auto-Interpretação [textos estabelecidos e prefaciados por G.
Rudolf Lind e J. do Prado Coelho], Lisboa, Ed. Ática, 1966. [PI]
MIKHAÏL BAKHTINE
BAKHTINE, Mikhaïl (1970) - La poétique de Dostoïevski, Paris, Éditions du Seuil.
BAKHTINE, Mikhaïl (1978) - Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard.
BAKHTINE, Mikhaïl (1984) - Esthétique de la création verbale, Paris, Gallimard.
BAKHTINE, Mikhaïl / VOLOSHINOV, V. N. (1977) - Le marxisme et la
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