Fernando Pessoa: une discursivité polyphonique.(*)
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Fernando Pessoa: une discursivité polyphonique.(*)
1 Fernando Pessoa: une discursivité polyphonique.(*) «Sois pluriel comme l’univers!» (Fernando Pessoa, Obra Poética e em Prosa, Porto, Lello & Irmão Editores, vol.II, p.1014) 1. Parler, dans ce contexte, de discursivité polyphonique c’est évoquer la problématique générique de l’altérité du sujet esthétique et l’associer aux conditions concrètes de la production littéraire, telle que la configuration assumée par cet investissement de potentialités esthétiques. Ainsi, pour le moment, parlerons-nous de polyphonie littéraire dans le sens de manifestation énonciative comprise dans un procès de pluralisation du mot à travers le discours littéraire d’un sujet, dont la représentation textuelle s’ajuste variablement à l’incorporation de différentes informations qui sont irréductibles au discours monologique. On dépassera, ainsi, à travers cette plurivocalité discursive, les risques d’une postulation qu’on rejettera ici: celle qui tendrait à rencontrer, dans les relations entre le sujet littéraire et son plan de l’expression, une correspondance qui serait traduite matériellement dans la formulation d’un sens monocorde, résultat d’un travail discursif conditionné par l’essence unitaire et indivisée de ce même sujet1. De cette façon, ce qui nous intéresse ici c’est de mettre en perspective l’hétéronymie de Fernando Pessoa comme un espace textuel polyphonique, où les hétéronymes Alberto Caeiro, Ricardo Reis et Álvaro de Campos sont enveloppés par la conscience qui leur donne origine, dans un procès esthétique à l’amplitude altéronymique et doués d’incidences dialogiques; cet espace, si nous tenons fondamentalement compte de la conjugaison de cette recherche avec les réflexions mises en oeuvres par le russe Mikhaïl Bakhtine — en ce qui concerne ses théories du Sujet et du Langage (et nous privilégierons, donc, un triangle conceptuel délimité par les termes altérité, dialogisme et polyphonie) —, devient ainsi susceptible de renvoyer à la variété et à la diversité des discours élaborés par les entités littérairement autonomes (*) Este estudo resulta de uma conferência proferida na Universidade de Pau, em Abril de 1993, e constitui também o resumo de uma parte da nossa dissertação de Mestrado, Fernando Pessoa: Heteronímia e Dialogismo. O contributo de Mikhaïl Bakhtine, apresentada à Faculdade de Letras da Universidade de Coimbra, no mesmo ano. 1 - Cf., surtout, REIS, 1989b. 2 et indépendantes. 2. D’une certaine façon, Finazzi-Agrò a synthétisé la direction qu’il nous intéresse de prendre pour ce problème, en affirmant: […] [Pessoa] n’a pas répondu qu’il était un Autre occulte, quand il parlait, et il n’a pas voulu, comme Mallarmé, proposer comme protagoniste le “mot”, dans son essence “énigmatique et précaire”, mais il a montré un jeu de scène apparemment organique, atribuant la responsabilité du mot à des personnages différents du moi […] et s’excluant comme auctor, comme métasujet de l’énonciation, sauf en se reproposant comme individualité dialogique délimitée (FINAZZIAGRO, 1987: 85) (2). Si on cherche à pénétrer dans le sens profond de ces mots, il faudra relever, avant tout, la tendance dialectico-discursive qui est inhérente à la relation moi /autre(s); en effet, relever l’autonomie dont les deux consciences jouissent et, d’autre part, marquer l’écart que le sujet poétique Pessoa s’octroie — envisageant, ainsi, son discours comme étant le résultat d’une incorporation de composants textuels capables de, par la force de leur vigueur sémantique, modeler polyphoniquement la configuration expressive propre à ce discours — c’est privilégier une représentation dynamique qui est résolue au niveau d’une discursivité qui n’est pas conforme au mécanisme monologique, dont nous avons déjà parlé, sans que, naturellement, un tel positionnement bouleverse la richesse esthétique du texte produit. Face à l’exposé, on comprendra facilement qu’un tel comportement artistique, du moment qu’il est compris dans cette optique, passe par le dépassement de l’unicité du ‘système de valeurs’ du moi, comme, d’ailleurs, Pessoa l’explicite bien dans une lettre envoyée à João Gaspar Simões, et datée du 11 novembre 1931: Le point central de ma personnalité comme artiste, c’est que je suis un poète dramatique; j’ai continuellement, en tout ce que j’écris, l’exaltation intime du poète et la dépersonnalisation du dramaturge. […] Mais à partir du moment où le critique admet que je suis essentiellement un poète dramatique, il possède la clé de ma personnalité. […] Il saura que, en tant que poète, je sens; que, en tant que poète dramatique, je sens en m’éloignant de moi-même; que, en tant que dramaturge (sans être poète), je transfère automatiquement ce que je sens à une expression étrangère à ce que j’ai senti, en construisant dans l’émotion une personne inexistante qui la sentirait vraiment, et qui sentirait ainsi, en dérivation, d’autres émotions que moi, purement moi, j’ai oubliées de sentir (OC, II: 302-303). Deux lignes de développement sont tout de suite suscitées par ces mots: la 2 - On a choisi, en ce qui concerne la bibliographie passive, le système auteur-date-page, en fonction, surtout, de deux raisons: celle de simplifier le texte et celle d’éviter d’ innombrables notes à la base de op. cit., ibid., idem. En plus, il faudra reconnaître que cette option ne posera pas beaucoup de problèmes, puisque la bibliographie référée est actualisée et elle sera, donc, facilement reconnue. On remarquera encore que la référence à la biliographie active de Pessoa sera faite en termes de sigles: OC, I, II et III pour Obra Poética e em Prosa, volumes I, II et III, respectivement; PI pour Páginas Íntimas e de Auto-Interpretação; finalement, PPC pour Pessoa por conhecer — Textos para um novo mapa, volume II. 3 première concernera l’analyse de la philosophie esthétique de Pessoa, en tant qu’orientation dont les lignes directices visent des procédés de représentation irréductibles aux valeurs romantiques — et capables, donc, de, en corrélation, se reconnaître en tant que fondements altéronymiques de la production artistique; d’autre part, une direction opérationnelle qui, en accord avec les suggestions proposées, s’élargira à l’élaboration de stratégies de décodage, à travers lesquelles on cherchera à atteindre et à comprendre l’autonomie littéraire des “expressions étrangères” du sujet poétique Pessoa, envisagées en tant que langages intérieurement indépendants, et reconnus, ainsi, comme dominantes discursives polyphoniques. On remarquera à ce propos la position de Mikhaïl Bakhine: «Un écrivain […] n’est-il pas toujours un “dramaturge” en ce sens qu’il redistribue tous les mots entre les voix d’autrui — l’image de l’auteur étant du nombre (de même que les autres masques de l’auteur)? […] Dans le mot, une voix créatrice ne peut jamais être que seconde voix. […] L’écrivain, c’est lui qui sait travailler la langue en se situant hors de la langue, c’est celui qui détient le don du dire indirect» (BAKHTINE, 1984: 318-319). Comme on peut voir, les affinités entre ces mots et ceux de Pessoa sont évidentes, puisqu’ ils se placent dans un plan fonctionnel qui est suffisant à vérifier que, dans un premier niveau, l’écriture littéraire entraîne une transformation du statut du sujet de l’énonciation — il est un “dramaturge” à côté de ses voix, à côté de ses autres moi— et ce processus découle d’une situation renforcée par le fait que ce sujet ne se manifeste pas comme identique à soi-même, c’est-à-dire, il se pose en tant qu’une instance discursive incompatible avec une réalité égotique indivisée. Cette position est, d’ailleurs, en accord avec une autre de ses affirmations antérieures et qui est beaucoup plus explicite, où il dit: «En qualité de sujet, je ne coïncide jamais avec moi-même: moi qui suis le sujet de l’acte par lequel je prends conscience de moi-même, je dépasse les limites du contenu de cet acte» (op. cit.: 119-120). Si nous insistons ainsi sur cette question bakhtinienne, c’est parce que il nous semble nécessaire de relever le fait que, en ce qui concerne le Texte de Pessoa, le poète a été capable, par son altérité, de concrétiser certaines positions littéraires, tout en leur inculquant une certaine particularité discursive. En effet, la proéminence du dédoublement du sujet (dans le moi et dans l’autre) se confirme, sur le plan esthétique et littéraire de Pessoa, sous cet angle théorique. Comme l’affirme Antonio Tabucchi, «une des problématiques les plus fréquentées de notre XXe siècle, Pessoa l’avait déjà synthétisée d’avance en distribuant “il gioco delle parti” de son système» (TABUCCHI, 1984: 24). De cette façon, au-delà du problème de la crise du sujet qui se manifeste dans la littérature de ce siècle, ce qui intéresse de remarquer tout de suite dans ces mots ce sont deux suggestions qui explicitent et insinuent en même temps: d’abord, la 4 pertinence atribuée au verbe “distribuer”, passible de rappeler le partage effectué par Pessoa de sa position discursive, ne s’assumant ainsi plus comme un sujet de discours dominant; deuxièmement, la possibilité d’analyser les discours provenants de ce partage de telle façon qu’on reconnaisse dans chacun le caractère d’une veine informative autre douée de potentialités autonomes dans le système qui constitue le Texte de Pessoa. Cette dynamique de l’altérité s’accentue considérablement au niveau de la théorisation de Pessoa. En effet, si nous nous souvenons de ce qui a été déjà dit à propos des liaisons entre moi et autre, on acceptera que dans ce contexte elles assument un sens spécial; en effet, Pessoa a une notion très nette, quand il explique: Nous pouvons créer en double — imaginer en nous un poète qui écrit et, s’il écrit d’une certaine façon, un autre poète écrira d’une autre. Moi, puisque j’ai perfectionné énormément cette faculté, je cherche à écrire d’innombrables façons différentes, toutes originales (PPC: 255). Il s’agit d’un témoignage qui, se penchant, d’une façon explicite, sur l’acte de production littéraire, permet de mieux spécifier cette problématique: la possibilité qu’a le moi poétique de sentir et de créer au second degré, se dédoublant dans une autre personnalité poétique, dans un autre moi; mais un autre fait nous semble également significatif: en effet, Pessoa vise à surmonter les limitations inhérentes au sujet unique du discours par la voie de la valorisation d’un moi qui puisse aussi traduire une autre forme de conscience créatrice. Justement parce qu’il nous intéresse également d’analyser comment Pessoa n’a pas ignoré la question de l’altérité, dans le domaine du processus de la pratique poétique, nous pensons qu’il est nécessaire de considérer les termes dans lesquels cette problématique a été soulevée, au moment où elle est encadrée dans ce domaine particulier. De cette façon, si d’un côté les réflexions de Pessoa sur le démontage analytique des poèmes qu’il a produits sont en nombre réduit (à l’exception du poème Abdicação [Abdication] [lettre du 1er février 1913, à Mário Beirão] et de «Ó sino da minha aldeia” [«Ô, cloche de mon village»] [lettre du 11 décembre 1931, à João Gaspar Simões]) — et nous ne trouvons, donc, pas une planification d’un programme largement élaboré qui puisse illustrer, d’une façon complète, comment son moi se représente poétiquement —, il est vrai que, en privilégiant certaines coordonnées qui éclaircissent ce processus, nous pensons contribuer décisivement à mettre en relief la pratique poétique de Fernando Pessoa. Rien de mieux pour illustrer cet aspect que d’invoquer un des plus importants poèmes de Pessoa: Autopsicografia [Autopsychographie]: Le poète ne sait que feindre. Il feint si complètement Qu’il va même jusqu’au feindre La vraie douleur qu’il ressent. 5 Et ses lecteurs ils éprouvent Sous la douleur qu’ils ont lue Non les deux qu’il a senties Mais celle qu’ils ne sentent pas. Et dans son circuit fermé Pour amuser la raison Tourne ce train mécanique Qui de coeur porte le nom (OC, I: 314) Remarquons, cependant, que, plus que tout, le poète est surtout ce que le premier vers synthétise: un “simulateur”; quelqu’un qui se dédouble dans un moi et dans un toi, celui-ci devenant aussi un moi. D’où le fait que ce poème peut être compris comme une incitation à la simulation poétique, à l’ironie (dans le sens de Vladimir Jankélévitch, de “l’art de ne pas se ressembler” [cf. JANKELEVITCH, 1950: 65]); cette incitation devient encore plus évidente quand le texte en cause réfère, d’une façon très explicite, la problématique de la construction de la poésie et de ses motivations de base. C’est, d’ailleurs, un point qui mérite une attention spéciale, à cause des susceptibilités qui l’entourent. En effet, sachant que le verbe fingo signifie “mouler”, “concevoir”, “inventer”, “composer” — comme Teresa Schiappa rapporte, quand elle dit: «Fingo, -is, -ere est […] le terme technique consacré dans l’Ars Poetica de Horace (que, d’ailleurs, Pessoa connaissait si bien…) pour “créer”, “modeler”, “représenter”» (AZEVEDO, 1976: 366) —, nous inférerons facilement que le relief du processus poétique de Pessoa advient, surtout, du fait que la simulation conditionne toute l’essence de la technique du poète. Rappelons la position de Rudolf Lind, quand, en se rapportant à Pessoa, il affirme: «La capacité qu’a l’artiste de feindre les sensations et les pensées est élevée au principe créateur absolu; sans cette fiction continuelle, aucune oeuvre d’art ne naît» (LIND, 1981: 320); et il ajoute un peu après que le poète «envisageait la poésie, la théorie et le passage à travers différentes positions idéologiques comme des étapes d’un chemin infini vers la rencontre de soi-même» (op. cit.: 322), concluant tout de suite après: «La simulation n’apparaît pas seulement comme principe de composition; elle surgit aussi comme devise de la vie» (ibid). On ébauche ainsi, donc, un projet défini par deux axes fondamentaux, dont la connexion fait dépendre la valorisation de l’altérité poétique dans le “co-texte” de Pessoa: le dynamisme intrinsèque de la représentation poétique, sans lequel la condition même du discours poétique pourrait être mise en cause, et les lignes de force qui orientent le processus poétique — synthétisées dans les binômes moi personnel/moi poétique, moi monologique/moi dialogique, sincérité/simulation et mensonge/vérité —, dominées par des intentions de décentrement altéronymique du sujet. Remarquons les termes par lesquels le poète établit, dès lors, sa relation avec 6 l’expression poétique: en se penchant sur un processus où sont nettes les traces d’altérité, on vérifie qu’il est exigé au poète non la représentation de ses émotions personnelles, résultat de certains faits particuliers de son existence réelle, mais le dédoublement du moi dans un autre moi (c’est-à-dire, la duplication du moi personnel dans le moi poétique, le “simulateur”), déclanchant ainsi un processus spécifique d’écart par lequel le poète transpose (à travers la «raison») le vécu ou le sentiment sur un plan différent: celui de la simulation. Représentant une espèce de dépassement d’une sincérité [humaine], l’attitude du poète ne doit pas exempter l’exigence à accentuer, alors, une transformation du moi monologique — qui serait le moi de Pessoa, centre unique et fixe, à exprimer, dans une attitude confessionaliste, la sincérité [humaine] de ses sentiments et de ses sensations vécues — dans un moi dialogique — qui se modèle, d’une forme indéniablement plus complexe, par une double intonation, où l’importance du moi poétique se confirme, distant du moi personnel (3). Divisé, ainsi, entre le réel objectif et le ‘réel’ fictif, feint, oscille un sujet qui, quand il s’affirme poétiquement, vérifie ne pas pouvoir anéantir le circonstanciel, mais tout simplement le concrétiser poétiquement, suivant la direction de la sincérité artistique, intellectuelle, au détriment de la sincérité humaine et instinctive. Le poète Pessoa revendique, donc, un discours poétique qui puisse énoncer une forme particulière de solidarité avec la sincérité littéraire, pour que, par conséquence, la douleur réelle («La vraie douleur qu’il ressent») soit traduite dans la douleur feinte. Remarquons encore comment Pessoa, dans un autre poème, a soulevé cette question, en affirmant: «Je veux être libre insincère», soucis auquel il cherche obéir, si non, dans le contraire (Quand je chante ce que je ne mens pas»), il souffre («je pleure ce qui est arrivé») (OC, I: 284) 3. C’est, donc, à partir des arguments produits qu’il nous paraît légitime, plus qu’à propos de toute autre information méthodologique, d’établir un rapport entre le problème de l’altérité de Pessoa avec la Théorie du Sujet et la Théorie du Langage de Mikhaïl Bakhtine, avant même de vérifier, dans une optique historico-littéraire, que cette option discursive a été adoptée par un Pessoa qui n’était pas étranger au contexte dans lequel il s’est intégré, maintenant plutôt avec celui-ci une liaison intense et active. De cette façon, il importe avant tout de détecter comment est postulé, dans 3 - Même si on tient compte de légères différences conceptuelles, il y a plusieurs exégètes de Pessoa qui font remarquer cette idée. Nous nous rapportons à Jacinto Prado Coelho — quand il se réfère à l’«esthétique anti-romantique de Fernando Pessoa» (COELHO, 1983: 111) — ou à Rudolf Lind — quand il affirme: «Le poème [Autopsychographie] contient un refus de la conception romantique du poète inspiré» (LIND, 1981: 309). Aussi la position de Schiappa de Azevedo s’articule-t-elle avec cet encadrement, car, dans la conclusion de son article, elle souligne que l’oeuvre de Pessoa «ne rencontre plus la trace du vécu subjectif et de l’ancienne croyance» (AZEVEDO, 1976: 383). 7 l’ample contexte des réflexions bakhtiniennes, le problème de l’altérité dans le processus esthétique et littéraire. Étant cette question directement liée à celles des rapports entre le sujet — en tant qu’entité responsable par le discours — et la pratique esthétique et littéraire, elle constitue une des coordonnées nucléaires de sa pensée. La pertinence de cette piste de travail est conffirmée par par une réflexion de Bakhtine — considéré, dans les mots de Todorov, comme «le plus important penseur soviétique dans le domaine des sciences des sciences humaines, et le plus grand théoricien de la littérature au XXe siècle» (TODOROV, 1981: 7) —, qui éclaircit, d’une façon incisive, cette question: L’ homme ne coïncide jamais avec lui-même. On ne peut lui appliquer la formule: A identique à A. […] La vie authentique de la personnalité n’est accessible que lors d’une approche dialogique à laquelle elle répond elle-même en se découvrant librement (BAKHTINE, 1970: 97). Dans ces mots, il est relativement facile d’appréhender quelques éléments de théorie spécialement significatifs ici. Tout d’abord, l’empreinte généralisante assumée par un témoignage intéressé à postuler une certaine conception de l’être humain, divisé entre le je et le tu — et où ce tu (l’autre) joue un rôle nucléaire; deuxièmement, le fait que Bakhtine vise le dépassement des limitations inhérentes à une conceptualisation qui puisse traduire le sujet comme identique à lui-même, privé de cet autre. Qu’on ne lise pas, dans ce qu’on vient d’exposer, l’idée que Bakhtine aurait été amené à adhérer à les lignes directrices venues de la psychologie freudienne. En effet, l’intérêt soulevé par la psychologie chez Bakhtine ne le fait pas être d’accord ni rejeter totalement les faits observés par Freud, mais, comme éclaircit Todorov, «à les réinterpréter dans un cadre informé par l’idée que l’homme est un animal verbal, donc social» (TODOROV, 1981: 54). Ce qu’il est fondamentalement important de vérifier c’est que, en tant que penseur et phylosophe de la littérature, Bakhtine considère l’expérience radicale de l’altérité (qui n’implique pas l’aliénation, mais «assertion of the self» [HERCZEG, 1986: 373]) douée de voix, comme voie pour un dialogue du sujet avec lui-même. Ainsi, ce qu’il faut comprendre n’est pas une contestation pure et simple de la psychologie freudienne, mais le fait que Bakhtine réussit à dépasser la pratique monologique réductrice des modèles rigoureusement subjectivistes et idéalistes. C’est, en première analyse, un problème qui devance un ensemble de questions [toujours] actuelles, comme le ‘décentrement du sujet’ et la pluralité du sujet, si on tient en compte qu’il a constitué un sujet de réflexion, depuis les premiers écrits théoriques de ce penseur russe. C’est dans ces termes que Iris Zavala s’y rapporte, quand elle polarise ses réflexions sur cette problématique chez Bakhtine: El yo dista de ser una categoría privilegiada condicionada por el inconsciente, y se concibe como una zona de encuentro de “voces”, en un auditorio social interno y externo. Las 8 implicaciones de esta “brecha del yo” (como Kristeva define la dialogía) permiten comprender las transgresiones y dislocaciones dentro de un encuadre para alterar el esquema ilusorio del sujeto individual-psíquico, único, y compromete las categorías conceptuales de lo social. El marxismo […] incita a esta interrogación sobre la crisis del sujeto psicoanalítico, y a una reflexión sobre la concepción del individuo y del lenguaje como actividad social (ZAVALA, 1991: 114-115). On vérifiera facilement dans cette citation la coexistence de deux composants interliés que la maturation de l’oeuvre de Bakhtine avait développés: la référence à un ego à l’intérieur duquel on doit lire l’autre, c’est-à-dire, la mention de la pluralité du sujet, multiple, et l’allusion tacite à des éléments qui tendent finalement à encadrer cette réflexion dans un contexte de crise épistémique en rupture avec toute forme de cartésianisme. Le relief accordé à ce domaine de réflexion se manifeste, d’ailleurs, très clairement dans un texte d’Iris Zavala («Bakhtine versus the Postmodern») — publié, par la première fois dans la revue Sociocriticism, vol.IV, 2, nº8, et intégré en 1991, dans une oeuvre de cet auteur (La posmodernidad y Mijail Bajtin — una poética dialógica) — où cet auteur ne souligne pas seulement la dimension marxiste des travaux de Bakhtine, mais encore d’autres questions qui le placent déjà dans le contexte de la postmodernité, par le relief qu’il avait dédié à certaines caractéristiques taxonomiques qui suggèrent exactement cela: «muerte del autor, […] fragmentación, […] otredad, descentramiento del sujeto» (op. cit.: 127). Remarquons, ainsi, comment l’altérité théorisée par Bakhtine constitue, dans le fond, une manifestation spécifique d’un processus phylosophique et idéologique plus vaste et relevant qui allait atteindre son apogée dans les années soixante du XXe siècle: la crise du sujet, ou, plus particulièrement, le questionnement du sujet cartésien — rationaliste, individuel, unique et idéaliste —, et qui a retrouvé, dans la littérature occidentale, ses manifestations esthétiques les plus importantes chez Proust, Kafka, Joyce, dans le “Nouveau Roman”, par le processus de destruction du personnage du roman (4). L’intérêt dont ces mots se revêtissent pour nous se retrouve dans le fait qu’il est possible les lier à la question de la création esthétique et de sa conceptuation. Quand Bakhtine avertit que «l’événement esthétique réside en la rencontre de deux consciences, qui dans le principe, ne fusionnent pas», ou encore que «l’activité créatrice de l’auteur […] se situe totalement dans l’altérité» (BAKHTINE, 1984: 101-102 e 170, respectivement), il ne vise pas seulement l’altérité, considérée, ici, du point de vue de l’écriture attenante au l’acte de la création esthétique et littéraire, mais il affirme aussi que le sujet de cet acte créateur se construit toujours dans l’espace de l’autre. Cela 4 - Selon nous, une mise en perspective très éclairante sur cette problématique se retrouve aussi chez Christiane Warner, quand elle éloigne, dans le plan théorique, le sujet bakhtinien — une quantité de energeia susceptible de se mouvoir — du sujet cartésien (cf. WARNER, 1984). 9 signifie, alors, que nous avons un sujet divisé par l’écoute de cet autre, un sujet pour qui la création esthétique «ne saurait être expliquée ou pensée comme immanente à une seule et même conscience», ou alors pour qui «l’événement esthétique ne peut pas avoir un seul participant qui, simultanément, vivrait la vie et exprimerait son propre vécu à travers une forme artistique signifiante», car «le sujet de la vie et le sujet de l’activité esthétique, qui lui donne sa forme, ne peuvent pas, dans le principe, coïncider» (op. cit.: 99). Remarquons, avant tout, le rôle de l’altérité envisagée comme sujet fondamental de “l’activité esthétique”, constitutive, donc, de cette activité créatrice. Ainsi, comme l’affirme Julia Kristeva, l’écriture est-elle, pour Bakhtine, un processus qui implique nécessairement «un dialogue avec soi-même, […] [une] distance de l’auteur à l’égard de lui-même, […] [un] dédoublement de l’écrivain en sujet de l’énonciation et sujet de l’énoncé» (KRISTEVA, 1969: 155). Ce qui signifie qu’il n’a pas échappé à la théorisation littéraire de Mikhaïl Bakhtine une conscience claire de l’exigence avec laquelle, au niveau de l’expression artistique-littéraire, le sujet créateur devrait s’affronter: celle selon laquelle “l’événement artistique”, «pour s’accomplir, nécessite deux participants, présuppose deux consciences qui ne coïncident pas» (BAKHTINE, 1984: 43). Remarquons que, si d’une part, dans cette déclaration, est nette la préoccupation à considérer la dimension et la consistence d’une théorie de l’altérité, en dehors de laquelle la création artistique ne pourra pas être correctement entendue, d’autre part, il en transparaît une autre suggestion très importante: celle que le sujet, pour Bakhtine, n’est pas un, mais plusieurs individus. «Ce qui est indispensable pour la création d’un tout artistique», affirme Bakhtine, «ce n’est pas d’exprimer sa vie mais de s’exprimer sur sa vie par la bouche d’un autre» (op. cit.: 99). Il faut surtout remarquer le sens assumé, dans ces mots, par deux éléments: d’un côté, ce que, dans la ligne d’une position antérieurement analysée, rejete le positionnement du moi quand il est assis sur une base spécifiquement monologique; d’autre part, soulignant que, dans l’acte de “création artistique”, le sujet doit s’exprimer «par la bouche d’un autre», le fait que Bakhtine laisse comprendre que ce processus est caractérisé par la nécessité du décentrement du moi, lequel dimensionne, donc, son discours comme un discours qui bénéficie le “mot indirect”. L’accentuation de cette thèse, dans le cadre de la création “artistique”, implique des virtualités essentielles qui incident dans l’empreinte complexe de la relation moi/toi, et cette relation exige, cependant, deux premisses indispensables: la nécessaire définition des principes qui lui sont inhérents qui, dépassant la contingence de la manifestation discursive, puissent expliquer et déterminer la configuration de cette question et, d’autre part, la convenance qu’il y a à partir pour cette relation à partir d’une base de généralisation — qui ne sera approfondie que postérieurement, par la 10 détermination du ‘mot’ dialogique et polyphonique chez Pessoa. Il n’est pas difficile, donc, d’admettre que la poésie de Pessoa constitue un domaine particulièrement apte à privilégier cette conceptuation. En effet, quand il écrit: Loin de moi j’existe en moi (OC, I: 209), Et tout est être ceux que nous ne sommes pas (op. cit.: 272), J’ai fait de mes vers un doux / Refuge du fait ne pas être (op. cit.: 293), le poète semble engagé pas seulement à rejeter l’homogénéité discursive de son moi, mais, surtout, il paraît le définir implicitement comme une instance pluralisée en plusieurs moi; le sujet poétique ne supporte, donc, pas,un moi identique à lui-même et nous retrouverons ce sens, dans un autre poème: Je ne sais pas combien d’âmes j’ai. En chaque moment, j’ai changé. Je me suis continuellement étranger. Je ne me suis jamais vu ni retrouvé. […] Celui qui sent n’est pas celui qui est. Attentif à ce que je suis et à ce que je vois, Je deviens eux et pas moi (op. cit.: 280). Or, il n’est pas difficile de lire dans ce poème l’impossibilité du sujet poétique de se voir, c’est-à-dire, de s’identifier comme identique à soi-même; d’autre part, il est aussi sûr qu’il vise déjà, d’une façon décidée, un aspect fondamental: celui de, en ‘mouvement’, le moi se définir et se reconnaître comme un autre. Il reste à savoir, cependant, si une telle dynamique est d’accord avec les critères auxquels obéit le positionnement de Bakhtine, quand il est orienté par une postulation engagée à octroyer au sujet une nature de genre colectif. De cette façon, si nous tenons compte de la distance entre le moi et l’autre que, surtout par sa dimension d’altérité, l’activité esthétique et littéraire comporte, nous encadrerons facilement, dans ce contexte, certaines réflexions de Bakhtine, qui, croyant à la «non-coïncidence» du moi (BAKHTINE, 1984: 135), en tant qu’entité discursive, déclare: Moi se cache en l’autre, en les autres, veut être l’autre pour les autres, entrer jusqu’au bout dans le monde des autres en tant qu’autre, rejeter le fardeau du moi unique au monde (du moipour-soi ) (op. cit.: 367-368). On peut affirmer que, pour Bakhtine, il y a une espèce d’ ontologisme reciproque entre le moi et le toi («l’autre») qui transcend le substantialisme du moi, et qui définit cet autre comme l’attribut le plus proche et le plus fondamental du moi. Nous voulons dire que la vraie substance et réalité du moi, en tant qu’ instance discursive, n’est en lui que s’il peut aller au-delà de soi-même et s’offrir, de cette façon, à quelqu’un («les 11 autres») comme un sujet dédoublé. Ainsi, la position de Bakhtine, selon laquelle l’essence de l’altérité constitue le dépassement des termes limités du moi monologique, vient précisément confirmer ces assertions. Ayant renforcé sa position pour la valorisation de l’autre, Bakhtine avait observé que «l’activité esthétique consiste à vivre l’état intérieur ou à contempler l’objet» (op. cit.: 78). Attentif pas seulement à la spécificité et à l’exigence de celui à qui le moi s’adresse, mais aussi à l’interprétation de la condition simultanément dialogique et altéronymique du phénomène de production littéraire, nous rencontrons aussi Augusto Ponzio: Ne consegue l’evidenziazione dell’alterità costitutiva dell’identità della parola, che proprio nei livelli più alti di appropriazione […] rivela un’alterità interna, si presenta come parola dialogica, come parola a più voci, si realiza come confronto, in essa stessa presente, con valori e progettazioni altrui (PONZIO, 1980: 5). Or, si nous associons à tous ces éléments l’impreinte délibérement altéronymique inhérante au moi de l’auteur, nous vérifierons que la proposition bakhtinienne s’ajuste non seulement à la dynamique mentionnée du processus de création artistique, mais aussi à la postulation exotopique de ce moi. D’une certaine façon, c’est à ce penchant exotopique que Bakhtine fait allusion, quand il affirme: Le vécu, en tant que chose déterminée, n’est pas vécu par celui qui vit, il est orienté vers le sens, l’objet, et non vers lui-même, il ne tend pas à se déterminer et à instaurer sa présence totale dans l’âme. Je vis l’objet de ma frayeur en tant qu’objet effrayant, l’objet de mon amour en tant qu’objet aimable, l’objet de ma peine en tant qu’objet pénible […], mais je ne vis pas ma frayeur, mon amour, ma peine. […] pour faire que mon vécu en soi, ma chair intérieure, devienne mon propre objet, je dois sortir des limites du contexte des valeurs dans lequel s’effectuait mon vécu, je dois me situer dans un autre horizon des valeurs. Il me faudra devenir l’autre par rapport à moimême […], et cet autre devra occuper une position de valeurs qui soit fondée, qui soit située hors de moi, hors de ce que je suis […] (BAKHTINE, 1984: 122-123). L’intérêt que ces mots portent pour nous réside dans le fait qu’il est possible de les lier au problème qui découle de la posture du moi, face aux événements extérieurs («le vécu») et sa conceptuation. En effet, quand il parle d’un mouvement par lequel il puisse «devenir l’autre par rapport à moi-même», aussi bien que de la «position de valeurs […] située hors de moi», Bakhtine suggère la possibilité qu’on a d’étendre cette réflexion à un autre aspect particulier de sa théorisation: la problématique de la relation entre l’ «auteur» et les autres qu’il crée, et cette question, à son tour, se présenterait comme une phase préliminaire de la réflexion théorique sur le dialogisme. C’est ainsi qu’il faut comprendre ce problème; Bakhtine avait déjà explicitement reconnu, d’ailleurs, les termes établis de cette façon: «[…] l’auteur doit se situer hors de luimême, se vivre à un plan différent de celui auquel nous vivons effectivement notre vie; 12 c’est la condition expresse à laquelle il pourra se compléter jusqu’à faire un tout […]. Il doit devenir autre par rapport à lui-même, se voir par les yeux d’un autre» (op. cit.: 37). En effet, le problème de la projection du sujet dans le discours qu’il élabore, constituant un des domaines les plus délicats des considérations bakhtiniennes, non seulement par son encadrement dans l’ample contexte du dialogisme, mais surtout par les conséquences qui en découlent, surgit ici suscité par le fait que le moi est habilité, pendant son activité créatrice, à se positionner “en dehors” de soi-même. Pour appréhender nettement quelle est la conscience de ce profil du moi assumé par Bakhtine, il nous semble indispensable de remarquer également un autre espace de réflexion théorique: celui qui concerne la conscience que le moi a de l’autre. Ainsi, remarquera-t-on la connexion étroite que cette dominante théorique mantient avec la conscience esthétique de l’ “auteur” et les effets qu’elle proportionne. De cette façon, en se plaçant dans une optique spécifique, Bakhtine envisage la possibilité d’une relation entre l’ “auteur” et le “héros”: «[…] la conscience esthétique est une conscience aimante qui postule la valeur, elle est conscience d’une conscience, elle est la conscience que le moi -auteur a de la conscience du héros-autre» (op. cit.: 101). Or, on ne pourra expliquer ce point de vue que dans la mesure où il est assis sur une conception particulière du phénomène de création artistique, qu’il vaut la peine de citer: La conscience d’un auteur est conscience d’une conscience, autrement dit, est une conscience qui englobe et achève la conscience du héros et de son monde, qui englobe et achève la conscience du héros à la faveur de ce qui, dans le principe, est transcendant à cette conscience et qui, immanent, la fausserait (op. cit.: 34). Ces mots suggèrent évidemment la reconnaissance que le moi de l’auteur est défini dans une position de supériorité par rapport à l’autre («la conscience du héros»), une fois que, bien évidemment, c’est le moi de l’auteur qui crée cet autre. Toutefois, beaucoup plus importantes que ces considérations sont, en ce moment, les conséquences déclanchées par la relation moi/autre. En effet, au-delà du caractère actif inhérant à ce rapport, il faudra maintenant remarquer la nécessité que le moi a de l’autre pour pouvoir se mettre en perspective, se compléter et s’enrichir (et vice-versa), parce que, pour Bakhtine, il n’y a que l’autre qui «peut, de façon probante, au plan esthétique […] me faire vivre le fini humain, sa matérialité empirique délimitée» (op. cit.: 56), et ce fait lui permet d’affirmer: «Je vis le moi d’autrui d’une façon qui diffère totalement de celle dont je vis mon propre moi» (op. cit.: 57) et confirmer: «[…] je ne suis pas, pour moi-même, un moi absolu» (op. cit.: 58) (5). 5 - La mise en place de cette problématique est confirmée par la lecture d’Erika Herczeg, quand elle affirme que «the pronouns I and You» représentent «“two poles of perceptual possibilities” […] where I or self is differentiated and determined by the you or other within a changing space which each 13 Or, il est très clair que le raisonnement de Bakhtine constitue une avance qualitative par rapport à cette question; et cette avance nous permet ainsi d’approcher la poésie et la pensée de Pessoa et d’ établir avec elles une connexion relativement précise. C’est ce fait qui nous oblige à revenir sur deux questions qui, dans ce contexte, se présentent comme étant les plus importantes: celle qui concerne le processus de la pratique littéraire, entendu comme une activité du ‘faire’ littéraire, et, d’autre part, celle qui se penche sur la problématique du dédoublement du sujet, en tant que solution discursive capable d’assurer un compromis entre l’efficacité et la préservation de l’autonomie qui, encore et aussi par l’altérité, est atteinte par les hétéronymes. De cette façon, la portée de la conception de Pessoa de la pratique esthétique et littéraire a à voir directement avec son intégration non seulement dans le domaine du travail intellectuel, mais aussi dans un espace exotopique, dans le sein duquel se concrétise le discours altéronymique en tant que pratique qu’on ne comprend qu’en fonction d’un degré considérable de dépersonnalisation. Ils sont innombrables les textes de Pessoa qui viennent appuyer la première considération, notamment parce qu’ils postulent la dimension éminemment rationnelle de l’activité esthétique et littéraire. Ainsi, après avoir affirmé qu’une vraie oeuvre d’art est une «invention avec valeur» (OC, III: 15) et que cette “invention” est une «fusion de l’instinct et de l’intelligence» (op. cit.: 16), Pessoa conclut: «L’oeuvre d’art […] provient donc de ce qu’on peut appeler proprement un instinct intellectuel» (op. cit.: 17). Ces affirmations, qui suggèrent la nécessité d’une réflexion sur l’importance de l’intellect dans les procédés esthétiques et littéraires, conduisent, dès lors, à l’adoption de la condition duelle de la pratique littéraire, en tant que dimension fondée, d’une part, dans son insertion ‘instinctive’ et, d’autre part, susceptible de conduire à une approche nettement intellective du processus de constitution de la pratique en cours. Ainsi, attirera-t-on l’attention, avant tout, sur l’empreinte impositive qui affecte la conceptuation de la production littéraire. De cette façon, l’exercice de cette pratique n’exige pas, en dernière instance, la consacration d’éléments purement impressifs et ‘instinctivement’ représentés, mais tout seulement la dynamique d’une intellectualisation traduite dans la «transmutation en termes d’intelligence» (op. cit.: 33) d’éléments «venus de l’extérieur» (op. cit.: 93); donc, Pessoa affirme, dans une lettre envoyée à Côrtes-Rodrigues, et datée du 19 janvier 1915: «[…] j’exige maintenant de moi beaucoup plus de perfection et d’élaboration soignée» (OC, II: 177). Comme on peut voir, les mots «perfection» et «élaboration» se montrent capables d’insinuer le dynamisme du ‘travail’ littéraire en consciousness occupies. This flexible space is the positionality of discourse. […] without the other, the subject is not completed, the subject is always in the process of becoming» (HERCZEG, 1986: 372). On remarquera encore comme ces réflexions ont beaucoup de ressemblences avec les futures théorisations de la facette existentialiste de Sartre. 14 tant que facteur d’activation d’une productivité discursive à laquelle la création littéraire ne peut pas être étrangère. Dans ce contexte, il nous semble encore que mérite une spéciale attention la réflexion que Pessoa a dédiée à ce problème, quand, probablement en 1916, à propos du Sensationnisme, il avertit que l’écrivain, quand il traite de la sensation, doit tenir en compte: «(1) La sensation, purement telle. (2) La conscience de la sensation, qui donne à cette sensation une valeur, et, donc, une empreinte esthétique. (3) La conscience de cette conscience de la sensation [nous soulignons], d’où découle une intellectualisation d’une intellectualisation [nous soulignons], c’est-à-dire, le pouvoir d’expression» (PI: 192). On remarquera encore dans un important texte de 1930, où il affirme synthétiquement: «Dans mon métier, qui est littéraire, je suis un professionnel [nous soulignons], dans le sens supérieur que ce terme peut avoir» (OC, II: 1023). Face à ces affirmations, nous pouvons être sûrs que Pessoa porte une attention soignée à l’intellectualisation des sentiments, à travers un travail dynamique et vigilant sur l’expression (il convient de ne pas oublier que, déjà en 1914, le poème «Ela canta, pobre ceifeira» [«Elle chante, pauvre moissonneuse»] était tributaire de cette conception, quand le sujet poétique Pessoa, dans le vers 14, dit: «Ce qui en moi sent est en train de penser» [OC, I: 188]). Et cette circonstance ne peut ne pas être importante, quand il s’agit d’évaluer la solidité du processus de dédoublement du sujet dont la poésie bénéficie, finalement, de virtualités qui rendent possible cette manifestation exotopique et altéronymique. Et c’est parce qu’il n’ignore pas cette question que Pessoa — par le dédoublement du moi insinué aussi par l’intuition intellective dans le traitement des sensations — reconnaît au moi poétique l’importance de la dépersonnalisation qu’il fait des émotions (qui ne sont pas coïncidentes avec celles du moi réel); ce moi ne sent pas seulement, mais il «vit» aussi «les états d’âme qu’il n’a pas directement» (OC, III: 88) — et cette circonstance pourrait caractériser le «quatrième degré de la poésie lyrique» (ibid.). Pessoa assume explicitement cette position dans sa poésie: J’écris aussi diversement Que, mes poèmes étant bons Ou mauvais, personne ne dirait Que le poète est un seulement. ........................................... Et puis, pour lui-même, le poète Doit être poète aussi S’il n’a pas la complète Diversité Il n’est pas un poète, il n’est que quelqu’un. Moi Dieu merci je n’ai Aucune individualité 15 Je suis comme le monde (…) (PPC: 116-117). Remarquons les termes où Pessoa établit son rapport avec l’acte d’écrire: se penchant sur le procès scriptural, il est exigé fondamentalement au poète la concrétisation d’une pratique qui concentre de multiples solutions discursives. C’est justement dans ce processus de dédoublement qu’il est possible d’appréhender quelques éléments importants d’extraction esthétique et littéraire — qu’ il nous intéresse de privilégier, surtout par la connexion avec les réflexions bakhtiniennes —, comme, par exemple, la problématique de l’articulation que le sujet poétique établit avec ses autres veines discursives. Dans ce sens, il convient de ne pas oublier un important texte de 1924, où Pessoa établit une tentative de clarification de quelques traits distinctifs qui marquent non seulement le poète, mais ontologiquement tout être humain. Ainsi, après avoir affirmé que «un être, ou Moi, chacun existe essentiellement parce qu’il se sent» (OC, III: 286), il ajoute: […] pour se sentir purement Soi-même, chaque être doit être en rapport avec tous, absolument tous, les autres êtres; et avec chacun d’eux dans le plus profond des rapports possibles. Or le plus profond des rapports possibles est le rapport d’identité. Donc, pour se sentir purement soi-même, chaque être doit se sentir tous les autres, et absolument consubstantié avec tous les autres (op. cit.: 286-287). De cette façon, au-delà de la nécessité de mettre en perspective le «Moi» dans la condition d’une contexture globale («purement Soi-même»), ce que ces mots laissent entendre fondamentalement c’est l’exigence à valoriser non seulement le rapport et l’imbrication du moi avec «tous les autres», mais, en même temps, sa dimension de phénomène de nature collective (remarquons, d’ailleurs, combien cette réflexion n’est pas éloignée d’une autre, où Pessoa appelle à ce que «Chacun de nous multiplie sa personnalité par toutes les autres personnalités» [PI: 124]); d’où les termes par lesquels Pessoa s’exprime poétiquement: Ah! les chemins sont tous en moi. Toute distance ou direction, ou but M’appartient, c’est moi (OC, I: 216). Dès lors il est évident, pourtant, que cette propension synthétique que Pessoa reconnaît dans l’être humain, en général (l’«être»), et dans le sujet poétique, en particulier, est capable de lui enlever le penchant à une dynamique d’identification avec tous les autres «êtres». En effet, le «se sentir tous les autres» ne peut pas, comme il affirme tout de suite, «impliquer fusion (de toute espèce) avec les autres, car ainsi l’être ne se sentirait-il plus soi-même: il se sentira non-soi-même, et non-soi-même-autres» (OC, III: 287). Il conclut donc: «Un être quelconque est, ainsi, essentiellement identité 16 qui est distinction» (op. cit.: 288) (6). Ainsi, ayant fondement sur cette analyse du sujet poétique, il ne faut pas trouver bizarre qu’un des critères de base d’orientation suivis par Pessoa soit caractérisé par l’exigence d’envisager l’activité poétique comme un phénomème artistique nécessairement redevable d’un comportement qui ne comprenne pas la liquéfaction de l’identité du moi, ou la fluctuation ou la déssubstantialisation du moi — qui paradoxalement pourrait arriver au sujet, dû à son hyper-investissement —, mais un ensemble de tendances multiples, structurées et activées en des moi évidemment fictifs. Et c’est exactement cela qu’on peut inférer, justement quand Pessoa reconnaît qu'il cherche à «écrire d’innombrables façons» (PPC: 225) (7). On comprendra alors pourquoi il nous est exigé qu’on attribue un certain relief non seulement à la condition altéronymique dont se réclame le sujet bakhtinien et le sujet de Pessoa, mais aussi à l’éclaircissement et à l’explication des procédures dont une telle condition se revêtit. Étant dûment conjuguées, dans ce domaine, les deux personnalités en cause, il est nécessaire que nous portions maintenant notre attention sur la pratique spécifique des hétéronymes, en tant que corporisations littéraires autonomes d’autres témoignages discursifs de Pessoa; nous ferons pourtant préalablement une référence rapide au contexte historique, culturel et littéraire qui a entouré Fernando Pessoa (personnalité consciente de la crise de valeurs que se faisait alors sentir) et nous en évaluerons les conséquences dans son discours, sans que, avec cela, on puisse réduire naturellement son oeuvre à un reflet passif et spéculaire de conditionnements historiques et culturels. 4. Il est bien connu, en ce qui concerne la lecture de l’hétéronymie de Pessoa, l’importance qu'ont, entre autres, les instruments opératoires d’inspiration biographiste (de João Gaspar Simões), ésotérique (de António Quadros), sociologique (de Mário de 6 - Remarquons un positionnement identique chez Bakhtine, quand, dans une réflexion sur la position exotopique le l’«auteur» face aux personnagens qu’il crée, il affirme que, si «l’auteurcontemplateur perd la position ferme et active qui le situe hors du personnage, s’il se met à fusionner avec lui, l’événement artistique est aboli, ainsi que le tout artistique en tant que tel» (BAKHTINE, 1984: 86). En effet, selon Bakhtine, pour qu’on puisse vérifier une vraie «approche esthétique de l’existence intérieure de l’autre […] il faut ne pas être avec lui en lui, mais hors de lui» (op. cit.: 139). 7 - La position de Joaquim de Sousa Teixeira est, dans ce contexte, assez expressive, bien qu’on ne doit pas la comprendre d’une façon pacifique. Son fondement philosophique de la dépersonnalisation du moi traduit, en effet, l’équivoque de cette problématique du sujet, en afirmant que la «dépersonnalisation est ambigüe, puisque elle peut comporter une plurimanifestation de personnages, une transpersonnalisation […], aussi bien qu’elle peut correspondre seulement à la dissolution de la subjectivité ontologique» (TEIXEIRA, 1984: 1180). Nous pensons, cependant, que ce qu’on doit privilégier dans la question de la dépersonnalisation de Pessoa n’est pas tellement la première hypothèse («plurimanifestation de personnages») ni la deuxième («dissolution de la subjectivité ontologique»). En effet, nous croyons que ce qu’il importe de marquer ici est fondamentalement la multiplicité d’attitudes assumées par Pessoa, consubstantiées en d’autres moi, les hétéronymes. 17 Sacramento), structuraliste (de Luciana Stegagno-Picchio), ou la théorie de l’intransivité (de Gilberto de Mello Kujawsky), de l’exubérance géniale (de Eduardo Lourenço), de la carence primordiale de la personnalité de Fernando Pessoa (de Leyla Perrone-Moisés), de la richesse de la personnalité de Pessoa (de Jorge de Sena), de l’excessivité de forces intérieures divergentes (de Jacinto de Prado Coelho). Ces indications — qui valent ici surtout comme um procédé capable de dévoiler la variété des interprétations qui confèrent à l’hétéronymie un statut d’ouverture (n’est-ce pas Pessoa qui a dit: «Que je sois lecture variée» [OC, I: 302]?) — ne dispensent cependant pas de deux observations: d’abord, il faut éclaircir que les virtualités interprétatives des thèses exposées ne doivent pas consentir des généralisations abusives; le fait qu’à l’étude de l’hétéronymie de Pessoa puisse être inhérante une panoplie de pratiques de lecture ne nous oblige pas à l’envisager comme un espace textuel variable et facilement réductible à un seul système méthodologique, puisqu’ une méthode ne nous montre que l’entrée sur les domaines pour la recherche desquels elle a été conçue. Deuxièmement, l’hétéronymie de Pessoa n’élimine pas, elle exige plutôt, la nécessité d’une confrontation de modèles différents, et ceci constitue la seule façon de contribuer à conférer au Texte de Pessoa des points fondamentaux de détermination qui sont la garantie d’un certain indice de qualité esthétique et littéraire. Or la littérature est, on le sait, une pratique aux contours sociaux. Bakhtine appuie cette conception, quand, en 1929, il affirme: Un énoncé vivant, significativement surgi à un moment historique et dans un milieu social déterminés, ne peut manquer de toucher à des milliers de fils dialogiques vivants, tissés par la conscience socio-idéologique autour de l’objet de tel énoncé et de participer activement au dialogue social. Du reste, c’est de lui que l’énoncé est issu: il est comme sa continuation, sa réplique, il n’aborde pas l’objet en arrivant d’on ne sait où… (BAKHTINE, 1978: 100). En fonction de ce qu’on vient de citer, on comprendra que le texte littéraire, du moment qu’il est mis en perspective en tant que pratique sociale — questionné, donc, en tant que structure significative dont l’éclaircissement exige la référence à des composantes historiques et sociales bien définies —, appelle à l’impérativité de le lire, en tenant compte du “moment historique” avec lequel il dialogue (il est donc possible d’apercevoir dans cette idée un positionnement critique envers le Formalisme Russe). D’ailleurs, ce n’est pas par hasard que Jacinto do Prado Coelho affirme, dans son oeuvre Diversidade e Unidade em Fernando Pessoa, qu’«une des clés vitales pour la compréhension du poète est le contexte historique (social, socioculturel)» (COELHO, 1987: 236). Ce qu’il défend explicitement est, donc, le dépassement d’une approche nettement formaliste du processus de constitution de la pratique esthétique que constitue l’hétéronymie. C’est dans ce sens que Maria Aliete Galhoz parle de toute une ambiance de crise 18 et subséquente nausée qui a enveloppé historiquement Fernando António Nogueira Pessoa: Les deux premières décennies du XXe siècle sont marquées par une euphorie croyante et une aventure où, soudain, la crise tombe. Un monde en dilatation, que l'on croyait progressive, se défait. En art, une expérience presque parallèle. […] Et un sentiment surgit et il s’enracine comme une force déterminante dans la conscience de l’homme: la nausée (GALHOZ, 1984: XXXIII). La pratique hétéronymique se traduit, de cette façon, dans une dynamique de (ré)action (active, pas passive, remarquons-le) par un éventail de déterminations socioculturelles propres à une historicité qui se projette inévitablement sur le Texte de Pessoa. Robert Bréchon organise son interprétation à partir de la notion que la civilisation occidentale au début du XXe siècle est décadente et donc s’énonce négativement, tout en communiquant sa perte du sens de la nature et de la mesure de l’homme (cf. BRECHON, 1985); aussi Nelly Novaes Coelho affirme-t-elle que Pessoa s’est situé «définitivement entre […] ces penseurs ou poètes qui, d’une façon consciente ou inconsciente, ont exprimé le bouleversement intime de l’homme contemporain, en face d’un monde dont les valeurs, les définitions, les limites et les certitudes tombaient irrémédiablement en ruines» (COELHO, 1991: 702). Il faudra dire, en effet, que cette question tombe dans le domaine générique de la défaite du Positivisme, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle; appuyant son discours idéologique dans l’élévation de la Science au statut de vraie réligion et adoptant une orientation dont les principes axiologiques cherchaient à expliquer dogmatiquement et globalement la société et la problématique existentielle du ‘moi’ dans le monde, le Positivisme était, petit à petit, envisagé avec une certaine méfiance, débouchant sur un contexte de crise civilisationnelle et culturelle. D’ailleurs, cette crise est justifiée par quelques penseurs qui la mentionnent dans des termes qui sont d'euxmêmes assez significatifs; c’est Carlos Felipe Moisés qui met en relief la «thèse de la “dégénérescence”, de Max Nordau», l’«idée de la “décadence de l’Occident”, de Oswald Spengler», le «sentiment pessimiste d’un Nicolai Berdyaev, pour qui l’homme moderne est plongé dans les ténèbres d’un nouveau “moyen âge”», les «recherches d’un Lévy-Bruhl, un J.C. Frazer, un Georges Gusdorf, un Lévi-Strauss et tant d’autres» (MOISES, 1981: 226); c’est Finazzi-Agrò qui, en se rapportant au comportement assumé par le sujet historique du début du XXe siècle, affirme qu’il retrouve une série d’«expressions “négatives” qui tendent à le dépouiller de sa centralité, le rendant à cette hétérogénéité caractéristique de l’être qui laisse enfin transparaître à travers le domaine de la conscience, la possibilité de signifier des expériences vitales différentes» (FINAZZI-AGRO, 1987: 21); c’est Carlos Reis qui, à propos de la multiplication des Ismes dans le passage du siècle, souligne que c’est le sens «de la diversidad que 19 fomenta la proliferación de las ideologías», ajoutant, tout de suite après: Esto mismo es lo que sucede, por ejemplo, en un momento crucial de crisis ideológica: el del fin del siglo pasado, escenario de una crisis en gran parte provocada por la pérdida de la autoseguridad del hombre positivista. En un contexto histórico-cultural muy preciso, localizado en el paso del siglo XIX al siglo XX, el desmonoramiento de la confianza y de la euforia científica del Positivismo no trae consigo sólo el florecimiento de corrientes filosóficas y artísticas de cariz individualista y de propensión idealista (intuicionismo, simbolismo, impresionismo, etc.); con esa crisis llegan también las dudas del sujeto acerca de su cohesión y unidad existencial, dudas alimentadas por la multiplicación de ismos simultáneamente seductores y dispersivos (REIS, 1989: 50). Une position bien définie est également celle de Pessoa, qui encadre cette crise à la lumière d’une interprétation qu’il fait de la génération à laquelle il appartient. Il en est ainsi, dans un texte de 1916, justement quand, en se rapportant à l’«hyperexcitation» (PI: 164), à l’ «intensité», la «fièvre» et l’«activité turbulente de la vie moderne» (op. cit.: 167), Pessoa intègre, dans son analyse, la condition d’existence de l’homme moderne post-positiviste, en tant qu’entité susceptible de s’encadrer dans un contexte civilisationnel en crise: […] après la méfiance envers la science, qui a caractérisé la période darwiniste du siècle passé, après l’attitude positive sur laquelle s’était cristallisée la mentalité […] des découvertes, faites tous les jours, par la physique et par la chimie et par la biologie, il s’est ensuit une critique à ces idées-là, une enquête faite aux fondements sur lesquels ces formules nouvelles se portaient (op. cit.: 165). Il nous paraît important de remarquer dans ces mots le fait que Pessoa n’ignore pas les lignes de force qui caractérisent un contexte qui l’enveloppe, une situaton historique dominée para la faillite et par la décadence de l’esprit positiviste. C’est d’ailleurs ce que l’on peut déduir, quand Pessoa affirme: «nous sommes arrivés à une époque singulière, où nous apparaissent toutes les caractéristiques d’une décadence» (op. cit.: 166), concluant, tout de suite après: «Nous avons la décadence provenante de la faillite de tous les idéaux passés et en même temps récents» (op. cit.: 167). Or il est évident que cette décadence de valeurs et la prolifération d’ideólogies qui l’accompagnent conduisent à l’incubation d’un problème crucial, qu’ ici, par les objectifs initialement énoncés, il importe de référer: le dédoublement d’un sujet qui se voit ainsi obligé à appréhender une réalité multiforme. Dans ce domaine, parler du Modernisme Portugais c’est parler d’une pluralité de sous-courants qui sont complémentaires, même s'ils gardent leur degré de spécificité. De cette façon, penser la problématique des Ismes de Pessoa — Paulisme, Intersectionnisme, Sensationnisme, Paganisme, Futurisme — et fondamentalement ses hétéronymes, c’est penser aux procédés de genre esthétique et littéraire qui reflètent une façon de penser les ideólogies au pluriel (en renversant, ainsi, la conception d’un monolitisme idéologique) et la perte 20 conséquente de l’identité du moi (8). Une grande ligne de développement est suscitée par cette dernière considération: justement celle qui cherche à dépasser la conscience hégémonique du sujet/“auteur”. Ce qu’il est vraiment important de souligner c’est le fait que le noyau de l’hétéronymie de Pessoa correspond à l’impossibilité d’isoler le fonctionnement des hétéronymes du principe d’altérité inhérent au sujet poétique Pessoa, qui se dédouble en autres — les hétéronymes —, qui assument, en fonction de ce principe, un caractère autonome par rapport à l’entité qui les a engendrés. Et c’est précisément par le degré élevé de cette autonomie que survit la notion que l’hétéronymie ne se constitue pas comme une activité passive ni comme un mécanisme esthétique et littéraire qui dénote l’existence intérieure d’une pratique monodiscursive. À partir de là, sont créées les conditions pour fournir une mise en perspective plus concrète des hétéronymes, notamment en ce qui touche à les considérer comme des matérialisations d’un ensemble polyphonique de veines discursives autonomes. À ce propos, le positionnement poétique d’ Alberto Caeiro est très élucidatif, bien qu’il vise parfois une coloration non altéronymique du sujet («Être poète […] / Est ma façon d’être seul [OC, I: 741]», ou alors quand il prévient: «[…] Quand je semble ne pas être d’accord avec moi même, / Remarquez-moi bien: / Si j’étais tourné à droite, / Je me suis maintenant tourné à gauche, / Mais je suis toujours moi» [op. cit.: 765]), il se manifeste altéronymiquement, à O Guardador de Rebanhos [Le gardien de troupeaux]: Jamais je n’ai gardé des troupeaux, Mais c’est tout comme si je les gardais. Mon âme est comme un berger, Elle connaît le vent et le soleil Et c’est par la main des saisons Qu’elle suit et qu’elle regarde. […] Quand je m’asseois et j’écris des vers, Ou, en me promenant par des chemins ou par des sentiers, J’écris des vers dans un papier qui est dans ma pensée, Je sens un bâton dans les mains Et je vois un découpage de moi Au sommet d’une colline (OC, I: 740-741). 8 - Il faudra remarquer que cette crise du sujet avait, d’ailleurs, déjà été mise en cause par Kant pour qui le sujet ne pouvait pas être objet de connaisance, ni pouvait s’affirmer comme le moi du cogito cartésien. Toute cette réflexion implique, cependant, que l’on ait ainsi en compte les projections que, pendant les premières décennies du XXe siècle, dans le domaine de la culture européenne, la question de la crise du sujet a enveloppées. Ainsi, dans le domaine de la Littérature, rappelons-nous de Miguel de Unamuno, Luigi Pirandello, Svevo, Joyce, ou encore de Eliot, Rainer Maria Rilke, William Yeats, Marcel Proust, André Gide, Ezra Pound — avec leurs “alter-egos”; dans le domaine de la Peinture, il faudra citer le rôle de Pablo Picasso et de Georges Braque; dans le domaine de la Physique, il faudra mentionner l’importance d’Einstein, Rutherford et Chadwick; finalement, dans le domaine de la Psychologie, il faudra souligner le rôle de Freud (en démontrant, sous la surface de l’ego, l’existence de l’alter-ego). 21 Face à ces mots, on peut affirmer que la motivation première du poème, synthétisée dans l’expression «comme si», paraît être l’acceptation — avec une forte valeur significative, de par la place stratégique qu’elle occupe (le début de cette série de poèmes) — d’un sujet qui est situé aux antipodes de la configuration monocordique que le monologisme cultive. En effet, à travers cette expression, ce qui est comparé au “gardien de troupeaux” n’est pas le poète, mais son âme («Mon âme est comme [nous soulignons] un berger»); et ce fait ébauche dès lors la marque plurielle d’un sujet qui a dans le prolongement du moi dans un autre (le «berger») une impulsion éminemment altéronymique. On peut dire encore que cette dimension est illustrée encore plus fortement quand le sujet, par son dédoublement, se prétend sentir, avec un «bâton dans les mains», comme projeté dans un autre moi («un découpage de moi»), au «sommet d’une colline». En plus, le dépassement d’une attitude qui pourrait contempler le moi et l’autre comme des entités opposées est évident un peu plus loin; Caeiro, ne se limitant pas à se voir sur la colline, ajoute: En regardant mon troupeau et voyant mes idées Ou en regardant mes idées et voyant mon troupeau (op. cit.: 742). Ainsi, cette insinuation d’un subjectivité — qui, malgré tout, n’oppose pas le moi de l’autre, mais les fait plutôt s’intégrer dans la même entité poétique (et cette réalité est significativement nuancée par la conjonction disjonctive «Ou») — représente, dès le début, une situation qui est l’espace de manifestation d’un investissement poétique où résonne un registre provenant d’une subjectivité qui se modèle pas seulement par un moi, mais aussi par un autre. D’extraction altéronymique est également le «Vivem em nós inúmeros» [«D’innombrables personnes nous habitent»] (op. cit.: 859), de Ricardo Reis, qui constitue aussi l’exemple des termes de portée collective où se consomme le sujet poétique. Cependant, dans ce poème, après la première strophe, le sujet, après avoir confirmé qu’il a «plus d’âmes qu’une seule» et qu’«Il y a plus de moi que moi-même» (ibid.), déclare: J’existe pourtant Indifféremment à tous Je les fais taire: je parle (ibid.). Intégré dans la ‘communauté’ de son univers subjectif, plongé dans la multiplicité discursive de son monde intérieur, le sujet poétique se laisse quand même transparaître, par les interstices de cette circonstance pluridiscursive, la conscience d’un positionnement irréductible à une formulation dispersée («Je les fais taire: je parle»). En 22 d’autres mots, il nous semble que les soucis dominants dans ce poème se centrent préférentiellement non seulement sur la nécessité de reconnaître la pluralité du sujet, mais également sur la tentative de dépasser un [apparent] compromis avec un sujet fractionné qui cherche à marquer, avec synthèse et avec rigueur («je parle»), la suprématie et la priorité du moi para rapport aux autres (les «innombrables personnes», les «âmes», les «moi»). Cela, évidemment, sans que Reis, en tant que sujet poétique, veuille enlever la valeur de la pluralisation inhérente à soi-même. Si l'on ajoute à ce qui a été dit l’hétéronyme Álvaro de Campos, nous aurons confirmé ce qui est clair chez Caeiro et Reis: que la configuration de quelques textes, à travers les procédés de considérable représentativité psychologique, n’est pas exempte de traitement d’extraction altéronymique, capable d’interférer sur le plan de la représentation poétique du discours élaboré par le sujet poétique. Il en est déjà ainsi, en octobre 1913, dans les trois derniers vers du sonnet «A Praça da Figueira de Manhã» [«La Place de Figueira le Matin»] (op. cit.: 871), où toute une masse de sens, instaurée au long des deux quatrains et du premier tercet, devient encore plus forte, dans une épreuve visible du relief sémantique et structural de ceux-là relativement à la totalité du sonnet: Du reste, rien en moi est certain et est En accord avec moi-même. Les belles heures Sont celles des autres ou celles qui n'existent pas (ibid.). On remarque comment la situation maintenant décrite par le sujet poétique («rien en moi […] est / En accord avec moi-même») rejoint, d’une façon très vivante, celle d’autres poèmes postérieurs du même Campos: «Contudo, contudo» [«Pourtant, Pourtant»] (où il est important de signaler le vers 20: «J’ai toujours vu le monde indépendemment de moi» [op. cit.: 1021]), ou encore A Casa Branca Nau Preta [La Maison Blanche Nef Noire] (op. cit.: 947-949), quand, à propos du «vaisseau qui s’éloigne», Campos afirme que ce sont «d’autres yeux» (op. cit.: 949) qui le voient. Cet aspect chez Álvaro de Campos se révêtit, d’ailleurs, d’une indiscutable importance; il est le poète dont la manifestation discursive permet un ensemble d’attitudes de référentialité au monde contemporain massifié par la technologie — et exactement à cause de cela se présente comme une réalité multiforme et de plus en plus déshumanisée: Je me suis multiplié pour me sentir, Pour me sentir, j’ai eu besoin de tout sentir, J’ai débordé, je n’ai fait que déborder, Je me suis déshabillé, je me suis donné Et il y a à chaque coin de mon âme un autel à un dieu différent (OC, I: 935). Comme on le voit, le poète Álvaro de Campos se conçoit comme un sujet 23 pluralisé («[…] il y a à chaque coin de mon âme un autel à un dieu différent»), c’est-àdire, il se rejette en tant que manifestation unique d’existence. En plus, ce n’est pas par hasard que, dans l’extrait du poème cité (Passagem das Horas [Passage des Heures]), surgit l’image de la multiplication du moi dont Campos a cherché à s’habiller; en effet, ce qu’elle suggère c’est que, pour ce poète, “se sentir” implique assumer dans sa personnalité une série d’autres. On établit ainsi toute une problématique qui à la base se réduit à la question de savoir jusqu’à quel point est admissible, chez Campos, la conjugaison d’altérité avec totalité; cette question nous intéresse surtout par les chemins de réflexion qu’elle peut ouvrir, et c'est donc à cause de ceci qu’il importe de rappeler brièvement, à ce propos, l’Ultimatum — texte profondément significatif en ce qui touche l’expérience plurielle du sujet poétique —, où Campos, proposant l’abolition du “Dogme de la personnalité” artistique et du “Préjugé de l’individualité” artistique, affirme: «Seul a le droit ou le devoir d’exprimer ce qu’il sent, en art, l’individu qui sent par plusieurs» (OC, II: 1113); seulement de cette façon on obtiendrait une «approche concrétisée de l’Homme-Complet, l’Homme-Synthèse» (ibid.). Cette idée est, d’ailleurs, en rapport avec le ‘projet’ du Sensationnisme de Pessoa, dans la mesure où, selon Pessoa, le Sensationnisme, en tant qu’art de synthèse, «est caractérisé par le fait d’admettre tous les autres [courants littéraires]» (PI: 159), acceptant «tous les systèmes et écoles d’Art» (op. cit.: 213). 5. On soulignera encore que l’on ne peut pas dissocier de cette problématique la question du dialogue établi non seulement entre les hétéronymes, mais encore entre ceux-ci et le sujet poétique Pessoa (9). C’est justement grâce à cette “entreaction” (LOPES, 1990: 186) dialogiquehetéronymique que l’on devra rappeler le relief concédé par Bakhtine au dialogue intérieur, qui découle forcément de la consommation de l’altérité. En effet, c’est le dialogue intérieur qui permet au moi de ne pas seulement être traduit en termes communicatifs, mais aussi d’assumer un certain caractère duel qu’une conception monologique du sujet refuserait obligatoirement; parce que, comme l’affirme Bakhtine, «les formes minimales du discours intérieur sont constituées par des monologues entiers, analogues à des paragraphes, ou par des énonciations entières. Mais elles rappellent encore davantage les répliques d’un dialogue» (BAKHTINE / VOLOSHINOV, 9 - Rappelons les principes essentiels qui, seulement quand ils sont vus en ensemble et mis en rapport, informent le ‘statut’ de l’hétéronyme: un nom propre, une identité autonome (conformée par un éventail de caractéristiques psychologiques et culturelles propres à elle-même), un discours, qui est le résultat d’une incorporation de composants idéologiques et stylistiques particulières (lisons à ce propos, l’oeuvre déjà citée Diversidade e Unidade em Fernando Pessoa) et une capacité qui l’habilite à établir un dialogue avec les autres hétéronymes et même avec le sujet poétique qui leur a donné origine. 24 1977: 63) (10). Or ce qu'il nous intéresse de faire remarquer c’est que, sous la désignation de «monologues», il est possible de comprendre, non, naturellement, la référence à une situation de monologisme — dans le sens qu’à la perception monologique n’est inhérent qu’un centre unique, représenté par l’image d’une seule conscience (car cela constituerait «une abstraction» [op. cit.: 105]) —, mais à une forme de dialogue qui laisse deviner les lignes de force de l’altérité: la définition du monologue comme indiscutablement lié à une situation de dialogue. Quoiqu’il en soit, au-delà du fait qu’ils insistent dans le relief des sujetsinterlocuteurs en toute pratique discursive, les positions de Bakhtine visent fondamentalement un sens précis: celui qui impose le refus de la pratique monologique. Dès lors, si nous considérons les hétéronymes comme des attitudes autres du sujet poétique Pessoa, résultat d’un dédoublement altéronymique, nous croyons qu’est suffisamment claire la possibilité d’évaluer leurs poésies comme des registres esthétiques d’extraction dialogique, au sens, donc (et ici il ne nous intéresse que ce sens là), dialogale. Les mots de Finazzi-Agrò, reconnaissant la pertinence de cette question, nous permettent dès lors d’en tirer une conclusion importante, plus concrètement quand il affirme: Le refus de son rôle de l’énonciateur entraîne à Pessoa une espèce de dialectisation d’information, laquelle n’est plus assurée […] par un sujet transcendental, mais plutôt confiée à un groupe de “personnages”, de porte-paroles (FINAZZI-AGRO, 1987: 129). Envisagée comme une entité qui, par la renonciation d’une stabilité discursive monologique, se nie en tant que «transcendantale», le sujet Pessoa, conceptué dans ces termes-là, met facilement en évidence une possibilité: celle de fonctionner (en opposition explicite au sujet cartésien) comme espace de la pluralité vocale, où chacun des moi où se dédouble ce sujet assume une conscience, une voix qui dialogue avec les autres moi. On vérifiera ainsi que la clarification du dialogisme ne dispense pas les 10 - Il est convenable d’éclaircir que, tout comme Fernando Pessoa [1888-1935], Mikhaïl Bakhtine [1895-1975] est engagé dans une situation où n’est pas non plus indifférent le problème de la reconnaissance d’auteur des textes (beaucoup d’eux apparaissant avec les signatures de Voloshinov et de Medvedev), étant, cependant, presque seulement par la positive qu’on pourra admettre, en termes explicites, que Bakhtine est l’auteur de presque tous les livres qui apparaîssent avec les noms ci-dessus cités. On pourrait, en effet, tomber dans le risque de l’immédiatisme, si on met en rapport le problème des noms qui identifient les oeuvres de Bakhtine avec celui des textes de Fernando Pessoa, signés par les hétéronymes; telle possibilité est pourtant loin d’être viabilisée en termes de contiguité, surtout et avant tout par la simples raison que, comme le l’on sait, aussi Voloshinov que Medvedev ont existé en effet, et ils ont été des personnes ayant un nom qui les identifiait juridiquement, dans l’espace social et culturel où ils étaient intégré et ce fait ne peut pas être appliqué, evidemment, aux hétéronymes de Pessoa. Sur la question de la reconnaissance de l’auteur des textes de Bakhtine, cf.: AUCOUTURIER, 1978: 10-11; SHUKMAN, 1980; TODOROV, 1981: 17-24; YAGUELLO, 1977: 9-10; ZAVALA, 1991: 38. 25 coordonnées sousjacentes au dialogue entre les plusieurs moi, et ce fait exige, dans ce contexte spécifique, qu’on prenne en compte soit les options d’élaboration théorique bakhtinienne sur l’interaction verbale entre des instances discursives, soit l’intonation particulière qui, par la voie du dédoublement du sujet, est conférée à cette élaboration. Quand il parle de «contact dialogique» (BAKHTINE, 1970: 108), ce que Bakhtine souligne c’est le principe selon lequel la connaissance qu’un sujet (une “conscience”) a de l’autre/des autres découle d’une rencontre; et cette rencontre ne peut pas être dissociée d’implications d’ordre ontologique liées à l’évaluation que chacun fait de l’autre/des autres. Or, dans l’univers poétique de Pessoa, cette question prend un intérêt tout spécial, parce qu’ on y entreprend précisément cette dynamique d’interaction. Mais pour que cette connexion soit pertinente, il est nécessaire qu’on remarque une réflexion de Pessoa que nous pouvons considérer homologue à celles qui président à ce versant du dialogisme; ainsi, en est-il justement quand, dans un fragment textuel projeté en tant que préface des Ficções do Interlúdio [Fictions de l'Interlude] (11), Pessoa affirme: Il y a des auteurs qui écrivent des drames et des récits; et dans ces drames et dans ces récits, ils attribuent des sentiments et des idées aux figures qui les peuplent; et très souvent ils s’indignent que ces sentiments soient pris comme les leurs, ou comme leurs idées. Ici la substante est la même, bien que la forme soit différente (OC, II: 1020). Remarquons comment, dans ces mots, nous trouvons une suggestion nucléaire: celle selon laquelle la compréhension de la dynamique hétéronymique doit se fonder sur un investissement interprétatif capable de la mettre en perspective comme analogue à celle du drame et à celle du récit. Dans ce cas, ce qui serait en cause ce serait de délimiter et de conceptualiser les traits caractéristiques de l’hétéronymie, donnant une emphase spéciale à l’essence dramatique et romanesque qui les orienterait. Si on envisage ainsi les hétéronymes autrement que comme des personnages d’un roman — étant donné que dans celui-ci on raconte «une action relativement longue, éventuellement compliquée par des ramifications secondaires» (REIS/LOPES, 1987: 350), et que cette composante n’intervient pas dans l’univers de Pessoa —, mais plutôt commes des attitudes littéraires d’un sujet qui se dédouble poétiquement et lyriquement en plusieurs moi; cependant, ce qui nous intéresse maintenant c’est de savoir dans 11 - On sait que Pessoa avait l’intention, dès très tôt, de rassembler les poèmes des hétéronymes, dans un livre sous le titre de Ficções do Interlúdio. ____________________________________________________________ 26 quelle mesure la pensée de Bakhtine sur l’interaction dialogale (qui, dans le roman, se passe, entre les moi du sujet) s’ajuste au plan poétique de Pessoa. C’est une question dont l’importance doit être obligatoirement remarquée, et on en a la preuve suffisante à travers une appréciation de Teresa Rita Lopes, pour qui la singularité de l’hétéronymie «ne vient pas tellement de la création d’auteurs substituts (pséudonymes, “personnalités littéraires” et Hétéronymes) mais surtout de la façon dont ils ont été créés et de leur “entreaction” tout au long de l’oeuvre-vie (et de la vieoeuvre) de Fernando Pessoa» (LOPES, 1990: 185). Mieux que tous les autres, ces mots synthétisent le rapport que les moi de l’univers de Pessoa mantiennent entre eux, et ce rapport doit aussi être compris comme un grand et complexe dialogue qui se déroule entre les différentes instances discursives. C’est, donc, en fonction de l’articulation dialogale entre plusieurs voix que, tout en configurant un procès discursif spécifique, s’institue un univers dialogique déterminé. Il est toutefois important de signaler que cette réflexion ne se revêtira d’une pertinence effective que si l’on trouve une façon de signaler les termes où elle se résout dans la poésie des hétéronymes. Ainsi, dans ses Notas para a recordação do meu mestre Caeiro [Notes pour le souvenir de mon Maître Caeiro] (OC, I: 735-740), au-delà de voir et de décrire Alberto Caeiro, Campos rappelle aussi la «première conversation» (op. cit.: 736) qu’il a eue avec lui et encore la “conversation”, où Caeiro lui avait révélé le concept d’infini (cf. op. cit.: 737-739), ainsi que le “dialogue” à travers lequel Caeiro s’était ou se n’était pas défini à lui («Et moi, j’ai soudain demandé à mon maître Caeiro, “êtes-vous content avec vous-même?”. Et il a répondu: “Non: je suis content”» [op. cit.: 739]). Il y a d’autres textes qui ne sont pas moins importants que ces textes-ci. Il s’agit de ceux où Campos dialogue avec Ricardo Reis: la polémique sur la classification des arts (cf. PPC: 473), ou alors le «Diálogo ou controvérsia…» [«Dialogue ou controverse…»] à propos du concept de poésie (cf. OC, II: 1073-1075). Bien qu’elles soient ponctuelles (il faudrait en signaler beaucoup d’autres), il s’agit, bien évidemment, de références extrêmement significatives, qui sont capables de par elles-mêmes clarifier les exigences d’exemplification sollicitées par la technique d’élaboration du discours dialogal entre les hétéronymes. Cependant, ce qui nous paraît encore plus expressif, c’est le fait que, dans l’ample univers de Pessoa, l’échange discursif — où chacun des participants fonctionne successivement comme protagoniste de l’énonciation — n’apparaît pas limité à l’interaction entre Campos, Caeiro et Reis, mais il s’établit aussi entre ces moi et une autre instance discursive: le sujet poétique Pessoa lui-même. Dans ce cas, l’élaboration discursive d’un moi qui se situe «au même niveau que les autres personnalités poétiques» (COELHO, 1966: XXIX) constituera un procédé esthétique et littéraire capable d’assurer le compromis entre l’efficace et la 27 préservation de la spécificité dialogique. A ce propos, il nous paraît opportun de souligner l’intérêt d’un texte qui est inclu dans les Notas para a recordação do meu mestre Caeiro (cf. PPC: 419-422), de Campos, où cet hétéronyme rappelle une «des conversations [l’italique est à nous] plus intéressantes» (op. cit.: 419) qu’il avait eues avec Caeiro et Pessoa, à propos du concept d’ “être” et de la valeur d’un concept. Or, ce qui est traduit par ce texte est avant tout une conception dynamique du phénomène hétéronymique, qui fonctionne, ainsi, comme virtuellement dialogique, parce qu’il constitue un procès concrétisé par l’implication de locuteurs et d’allocutaires, entendus comme des composants actifs dans un espace de communication. De ce qu’on vient d’exposer, on conclue que la maturation de l’étude de l’hétéronymie provoque, dans le plan de l’élaboration théorique, le besoin d’approfondir la question du dialogue entre les plusieurs moi poétiques. De cette façon, en cherchant à clarifier ce versant du dialogisme dans l’univers hétéronymique [et altéronymique], on prétend réfléchir sur un domaine spécifique qui confirme l’existence d’un espace vocal centrifuge, où le sujet Pessoa se dilate polyphoniquement en plusieurs moi et avec lesquels son propre moi dialogue. En effet, plutôt qu’affirmer les virtualités de l’interaction dialogale entre les moi du sujet poétique Pessoa (et où il s’inclut), ce qui doit être fondamentalement relevé c’est la relation dialogique qu’ils établissent entre eux, dans le sens que leurs discours confèrent expression au langage de l’autre/des autres comme une position/des positions discursive(s) ayant une dose déterminée d’autonomie; c’est-à-dire: la dimension dialogique qui tient à la lecture de l’hétéronymie surgit explicitement représentée dans le contexte de la plus ample (et de la plus importante) question du débat esthétique entre les moi de Pessoa, et cette question est directement liée à une sollicitation inspirée par le projet de Pessoa, où les moi, «au-delà du fait qu’ils sont des auteurs, deviennent aussi des lecteurs les uns des autres et des acteurs […] du drame plyphonique qui est établi entre eux» (FINAZZIAGRO, 1987: 53). On voit ainsi que le Texte de Pessoa apparaît comme synonyme d’ espace polyphonique qui ne peut être conçu que comme un un ensemble de plans discursifs dont la lecture est motivée par le besoin qu’on a de respecter les manifestations autonomes, pluridiscursives, qui s’y vérifient. En plus, ces considérations réaffirment finalement une suggestion qui est présente dans les mots de Bakhtine, où la polyphonie acquiert, comme on le sait, un relief crucial au niveau de l’élaboration des personnages. En 1929, dans son étude sur la narrative de Dostoïevsksi, Bakhtine déclare que le roman polyphonique est «une combinaison entre plusieurs volontés individuelles, à la transcendance fondamentale du cadre de la volonté unique» (BAKHTINE, 1970: 52), après avoir affirmé que le personnage «possède une indépendance exceptionnelle dans 28 la structure de l’oeuvre, résonne en quelque sorte à côté du mot de l’auteur, se combinant avec lui, ainsi qu’avec les voix tout aussi indépendantes et signifiantes des autres personnages, sur un mode tout à fait original» (op. cit.: 33). Les affirmations qu’on vient de transcrire méritent, dès lors, quelques commentaires, en ce qui concerne la relation entre l’ “auteur” et ses personnages (qui sont ici posés en tant que “voix indépendantes”). Tout d’abord, cette relation incide sur une dynamique interactive de leurs discours, ce qui est revient à dire que, selon Bakhtine, la pratique littéraire (altéronymique, ou, dans ce cas-là, exotopique) de Dostoïevksi devient capable de donner une horizontalité de statuts énonciatifs; deuxièment, le roman polyphonique, espace textuel pluralisé — support d’une conception de la narrative où le “mot” est distribué spécifiquement et fonctionnellement par différentes instances discursives (les personnages, les autres moi du sujet esthétique) —, s’affirme comme un univers dialogique, dans le sens d’univers vocal qui rend possible une série de relations interactives qui empêchent la suprématie idéologique de l’ “auteur” (bien que ce soit lui, naturellement, qui distribue les multiples veines discursives); il en découle, finalement, la conception selon laquelle les personnages du roman polyphonique se définissent comme des autres ayant une identité propre, capables donc de se comprendre comme des manifestations discursives, ayant un profil esthétique et littéraire autonome, susceptibles, de cette façon, d’être révélés à nous comme des auteurs potentiels et de se représenter comme porteurs de visions du monde particulières, différentes même de celles de celui qui les a engendrées. Nous sommes, ainsi, ramenés à la question des hétéronymes de Pessoa. Il est bien évident maintenant qu’on ne peut pas non plus dissocier de cette problématique la question de la variété et de la diversité des discours esthétiques, et ce fait nous renvoie tout de suite à la pluridiscursivité qui caractérise particulièrement les espaces textuels hétéronymiques. Dans un texte consacré à l’explication de ses hétéronymes, Pessoa considère: […] j’ai construit en moi plusieurs personnages distincts entre eux et différents de moi. À ces personnages j’ai attribué des poèmes qui ne sont pas comme je les écrirais, avec mes sentiments et mes idées. Ces poèmes de Caeiro, ceux de Ricardo Reis et ceux de Álvaro de Campos doivent ainsi être considérés. Il ne faut pas y chercher mes idées ou mes sentiments, car beaucoup d’entre eux expriment des idées que je n’accepte pas, des sentiments que je n’ai jamais éprouvés. Il faut simplement les lire tels qu’ils le sont, ce qui d’ailleurs est la façon comme on doit lire (OC, I, p.712). Comme Pessoa l’affirme, la plurivocalité (exprimée dans une diversité pas de noms, mais de sujets) est la coordonnée primordiale de l’univers esthétique hétéronymique, justement par la variété énonciative représentée pluridiscursivement par les différents moi hétéronymiques [et altéronymiques]. Il s’impose ainsi que les 29 hétéronymes (bien que leurs discours soient ‘distribués’ par la monade primordiale qui est le sujet poétique Pessoa) soient considérés comme des personnalités autonomes et sincères («Ceci est toute une littérature que j’ai créée et que j’ai vécue, qui est sincère, puisqu' elle est sentie» [OC, II: 178]), dont le principe constructif de base est exactement la configuration discursive propre — reflet d’un éfficace positionnement exotopique (ou altéronymique) du sujet Pessoa —, traduite dans un encadrement de codification capable de leur prêter les contours d’auteurs potentiels, avec un style, comme le souligne Pessoa: Dans les auteurs des “Fictions de l’Interlude”, ce ne sont pas seulement les idées et les sentiments qui se distinguent des miens: la technique même de la composition, le style même est différent du mien. Chaque personnage y est créé intégralement différent, et non pas seulement différemment pensé (OC, I: 711). 6. Comme on le voit, on ne cherche pas seulement à rappeler l’importance due à la téorisation bakhtienne, mais surtout, quand au long de ce texte on essaie de remarquer l’importance de l’altérité polyphonique inhérente à l’hétéronymie de Pessoa, on insiste sur l’importance des affinités de base qui caractérisent soit le registre narratif polyphonique (domaine d’étude bakhtinien) soit le registre poétique qui constitue l’hétéronymie de Pessoa. Ceci signifie donc que, autant les caractéristiques essentielles de l’hétéronymie que celles de la narrative polyphonique ne peuvent pas être coupées d’un tissu d’exigences qui, en termes de représentation du sujet esthétique, sont formulées par Fernando Pessoa et par Mikhaïl Bakhtine, en découlant des solutions discursives concertées de plusieurs façons avec ces exigences. Ainsi, la dynamique que nous avons concrètement observée dans les réflexions de ces deux théorisateurs nous conduit-elle à deux déductions qu’il est important de souligner. D’une part, bien que, en dernière instance, il ne puisse pas être considéré à côté de la configuration globale du discours qui l’encadre, le sujet littéraire se définit, en effet, comme un domaine référentiel d’un mécanisme de ‘dé-autorisation’, par le dépassement du discours en registre monologique auquel il aboutit, et ce dépassement est caractérisé par des paramètres qui soumettent le sujet à un décentrement altéronymique et à un inévitable polymorphisme discursif; d’autre part, les hétéronymes peuvent être mis en perspective comme d’autres moi du sujet poétique Pessoa, comme des représentations carnavalesques d’une ‘langue’ monologique. Après cela nous serons aptes à accepter l’hétéronymie en tant qu’espace discursif où se manifestent variablement plusieurs virtualités autonomes d’information esthétique, en tant que facteurs d’activation de positionnements représentatifs particuliers, susceptibles de fournir les vérités dialogiques et polyphoniques, pas la 30 Vérité monologique et unissonante. Est-ce que ce procès semble étrange? «[…] ce n’est pas étonnant», affirme Fernando Pessoa; cependant, comme lui-même l’assure aussi: «[…] ce qui est étonnant c’est qu’il y ait quelque chose qui ne semble pas étrange» (OC, II: 1020). BIBLIOGRAPHIE PESSOA LOPES, Teresa Rita (1990) - Pessoa por conhecer — Textos para um novo mapa, Lisboa, Editorial Estampa, vol. II. [PPC] Obra Poética e em Prosa, organização de António Quadros, Porto, Lello & Irmão Editores, vols. I, II e III, 1986. [OC] Páginas Íntimas e de Auto-Interpretação [textos estabelecidos e prefaciados por G. Rudolf Lind e J. do Prado Coelho], Lisboa, Ed. Ática, 1966. 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