Une partie qui ne peut pas finir
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Une partie qui ne peut pas finir
1 Une partie qui ne peut pas finir Par Robert Abirached. Lorsque Samuel Beckett se plonge dans l’écriture de Fin de partie entre 1954 et 1956, il a derrière lui une importante œuvre de romancier, qui apparaît close sur elle-même, hantée par des obsessions indéfiniment reprises avec un petit nombre de variations et comme érigée, enfin, à l’extrême bord du néant. Murphy, Watt, Molloy, Malone, Mercier, Camier et les autres, tous les personnages qui habitent cet univers sont la proie d’un irrémédiable processus de décomposition, face à ce que Beckett appelle l’innommable : incapables de communiquer avec autrui et avec le monde, qu’ils soient paralysés, aveugles, sourds, privés d’odorat ou atteints par toutes ces infirmités à la fois, ils se meuvent avec une difficulté croissante, parfois par reptation ou par roulement, quand ils ne sont pas condamnés à une immobilité totale. Tout se passe comme si ces êtres, suspendus entre la vie et la mort, étaient autant de protagonistes d’un même combat, perdu d’avance mais jamais terminé, animés par un souffle de plus en plus gracile, qui continue à raconter, à décrire, à mettre en scène ce qu’il peut encore saisir de la vie qui s’en va, dans un mélange de détresse, d’insolence et d’ironie sarcastique. Le temps et l’espace ont perdu ici leur signification et ne fournissent plus aucune balise à qui voudrait s’orienter. Ne compte plus, ne s’entend plus que le soliloque des personnages quand ils ont épuisé les possibilités d’échanges les plus élémentaires. Leur voix est leur ultime et seule ressource, cette voix portée par un souffle de plus en plus infime et qui parle pour ne rien dire, en alignant au petit malheur la chance ses ratés, ses lapsus, ses calembours. Si j’ai retracé les grandes lignes de ce paysage romanesque, où l’on perçoit toujours la présence d’un narrateur qui s’épuise à lui donner un semblant d’organisation, c’est que Fin de partie porte sur la scène, en un acte bref et ramassé, une variante – pour ne pas dire un épisode – de cette odyssée bouclée sur elle-même et inlassablement ressassée. Des trois pièces écrites par Beckett en relative conformité avec la poétique traditionnelle du théâtre, celle-ci est bien la seule à se faire l’écho direct du monde de ses romans : ni Godot ni Oh les beaux jours n’appartiennent à cette lignée. Dans l’une et l’autre de ces œuvres, Samuel Beckett se tient à distance des gouffres qu’il fréquente ailleurs. Godot se présente d’une certaine manière comme un divertissement, ponctué par des numéros de cirque, qui exhibe dans une bonne humeur plus ou moins affectée quelques images arrachées à la misère et à la solitude des personnages : ainsi les entrées de clowns, où l’on assiste à un échange virevoltant de chapeaux, présentés comme le siège de la pensée, et où l’on voit à l’œuvre si crûment le couple maître et esclave ; ainsi, plus fortement encore, cette dramaturgie de l’attente, qui annule le temps, oblitère toute velléité d’action, ________________________________________________________________________________________ Site Présence de la littérature - Dossier Beckett © SCÉRÉN-CNDP, 2009. 2 frappe d’inanité tous les gestes et tous les mots. Certes, l’horreur pointe son nez ici ou là : Pozzo, réduit à l’état rampant, va devenir aveugle, et l’on s’inquiète des tenants et des aboutissants des « exercices » d’Estragon et de Vladimir. En résumé, ce qui, dans Godot, annonce Fin de partie, c’est la manière dont Beckett considère le théâtre comme un espace de jeu, avec ses règles, ses complicités, ses automatismes. L’univers romanesque trouve sur la scène un encadrement, une clôture du temps et du lieu, et une discipline d’expression, si l’on peut dire, qui donnent de lui une traduction oppressante, à travers des épisodes circonscrits et susceptibles d’être repris ad libitum. Un univers de jeu Voici donc Fin de partie. Le titre, d’abord, est une locution qui appartient au vocabulaire des échecs. Samuel Beckett, grand amateur de ce jeu, a sans doute eu entre les mains un manuel intitulé Cinq cents fins de partie, et il n’est pas indifférent qu’il ait choisi d’afficher d’emblée ses intentions et de fournir à qui le voudrait une des clés de la dramaturgie de sa pièce, qui, pour dire la vie et la mort, adopte les schémas et les contraintes d’un jeu. Le grand psychanalyste Didier Anzieu, qui fut l’un des plus subtils exégètes de l’œuvre beckettienne, attribue à Nagg et Nell les rôles du Roi et de la Dame dans cette partie, Hamm étant le Cavalier et Clov la Tour, tandis que le petit garçon aperçu depuis le vasistas pourrait figurer un pion échappé du damier. Chacun de ces personnages tient une place qui lui est rigoureusement assignée (Hamm : « Je suis bien au centre » ?) et exécute un certain nombre de figures obligées, aussi contraignantes que les phases d’un rituel et nécessairement répétées de partie en partie : Hamm s’inquiète ainsi successivement de l’heure de son calmant, de son remontant, et Nagg de l’histoire qu’il a à raconter. De loin en loin, une réplique parfaitement explicite rappelle la nature de ce qui est en cours (« A/à moi/de jouer », dit Hamm, meneur indiscutable de tout le processus). Au-delà de la partie entamée, avec ses points forts et ses pauses millimétrées, aucune perspective n’est ouverte et aucun doute n’est permis sur l’issue de la pièce : dès la première réplique, la fin du jeu est programmée (« Il est temps que ça finisse. Et, cependant, j’hésite à finir. » Et, plus loin : « Cessons de jouer – Jamais. ») On pourrait continuer ce relevé, mais il faut dire que la particularité de la partie à laquelle nous assistons est que tout le monde y est perdant et que personne ne peut en modifier l’issue, « puisque ça se joue comme ça ». Ajoutons qu’elle peut se répéter à l’infini, vieille comme le monde, et toujours prête à reprendre comme aux plus beaux jours. Il n’y a aucun recours possible pour les acteurs engagés dans cette entreprise : pas plus que dans la réalité extérieure, ils ne peuvent se tourner vers un arbitre ou vers un juge ________________________________________________________________________________________ Site Présence de la littérature - Dossier Beckett © SCÉRÉN-CNDP, 2009. 3 équitable. Parmi les figures qu’ils doivent exécuter selon le règlement auquel, de gré ou de force, ils ont adhéré, il y a un moment obligé de prière. « Prions Dieu » dit Hamm. Et Nagg, fermant les yeux : « Notre Père qui êtes aux… » Suit un silence découragé, ponctué de « Je t’en fous », de « bernique » et de « macache », pour conclure aujourd’hui comme hier et sûrement comme demain : « Le salaud ! Il n’existe pas ! » Cette réplique, soit dit en passant, a été censurée à Londres, au moment où la BBC allait donner sur ses ondes la traduction anglaise de la pièce. Intraitable, Beckett a refusé de la supprimer, consentant simplement à remplacer salaud par cochon. Retenons enfin cet avertissement de l’auteur sur la nature et la portée de la partie qui est jouée : il est parfaitement inutile de se faire des idées en observant les joueurs au long de la partie. Ils ne sont pas là pour signifier quelque chose. Pas plus que la littérature ou le roman, le théâtre, ici, ne cherche à produire du sens. Les personnages, prisonniers de leur condition et de leur histoire, ne disposent pas de la moindre liberté de faire bouger les choses ou d’apporter la plus petite modification à leur parcours. Passant, contente-toi d’observer le déroulement de la partie à laquelle tu assistes. Sur les personnages Les personnages de Fin de partie entretiennent une étroite parenté avec le personnel romanesque de Samuel Beckett. Distribués par couples, ils appartiennent à ce qu’on peut appeler la lignée inaugurée dans Murphy. Mieux : tout se passe comme s’ils concentraient en eux des traits épars à travers l’œuvre, tantôt reproduisant des obsessions et des phobies parsemées dans les romans, et tantôt donnant de l’acuité et du tranchant aux déboires quotidiens consignés au fil des pages du récit. Opposés les uns aux autres par une haine violente, ils sont disposés en trois groupes. Voici d’abord le mari et la femme, inévitablement réunis pour le pire : ce sont ici Nagg et Nell, aussi minables aujourd’hui dans le registre de la tendresse sirupeuse qu’ils le furent dans celui de la bagatelle : usés jusqu’au tréfonds, terrorisés, radoteurs et suçotant comme derniers bonbons de minables souvenirs, ils sont paralysés, immobiles, enfermés dans deux poubelles, dont leurs têtes émergent parfois pour quelques bribes de conversation. Le couple père et fils (Nagg et Hamm), lui, est régi par une cruauté brutale, qui remonte à la fornication qui a donné naissance à l’enfant, devenu le bourreau de ses géniteurs : les valeurs les plus généralement respectées dans la société sont bafouées avec une délectation morbide par le fils, qui signale à cor et à cri qu’il n’a pas demandé à venir au monde et qui se venge impitoyablement. Il faut dire que Hamm luimême est cloué dans un fauteuil et réduit à manier un vieux linge. Son pouvoir tient à la violence qu’il est encore en mesure d’exercer sur autrui : il forme ainsi avec Clov un troisième ________________________________________________________________________________________ Site Présence de la littérature - Dossier Beckett © SCÉRÉN-CNDP, 2009. 4 couple, tout aussi important dans l’univers beckettien, qui peut se décliner comme celui du bourreau et de la victime, du maître et de l’esclave, ou encore, dans le registre du cirque, du clown blanc et de l’auguste. Comme le note Didier Anzieu, ces personnages sont devenus incapables d’établir un lien entre la perception, la pensée et le langage : le délabrement de leur corps n’est qu’un indice de l’émiettement radical de leur moi, et l’immobilité qui les enserre inexorablement ne peut que les acheminer vers le néant. Si Clov, le domestique (et, pour certains, le fils de Hamm ou son substitut), garde encore un minimum d’autonomie de mouvement et de parole, il est touché dans sa volonté et dans sa capacité de penser. À propos de ces personnages, Beckett parle de leur « déchéance originaire et terminale », et il dit très clairement, lui qui n’aime guère les commentaires et les exégèses, avoir voulu donner dans Fin de partie « un spectacle navrant, désespéré ». Est-ce pour cette raison qu’il a, en cours d’écriture, ramené sa pièce de deux actes à un seul ? Ce serait une façon, se méfiant du genre du diptyque, de mettre fin à toute velléité de doser souffrance et pitié et, plus encore, de compenser l’étalage de la misère de l’homme par une allusion à sa grandeur, si couramment invoquée par compensation. S’il n’y a donc aucun salut à espérer et aucune catharsis à attendre du jeu théâtral, il n’en reste pas moins ceci qui fonde la pensée de Beckett et qu’il faut bien appeler son humanisme : l’homme a la faculté de dire non au néant, et c’est ce que fait Hamm, de l’aveu de l’auteur lui-même, qui tiendra à le souligner des années plus tard. Il est d’autant plus important de prendre en compte cette déclaration qu’elle donne la clé la plus secrète de l’œuvre tout entière de Samuel Beckett, qui aura beau émacier de plus en plus ses personnages dans la suite de ses écrits, en les débarrassant de tous les oripeaux qui leur restaient : privés de toute identité et leurs noms réduits à une initiale, dépouillés de toute mémoire et leurs corps effacés au profit d’une bouche émergeant dans l’obscurité, ils se réduiront de plus en plus à leur voix, inextinguible, invincible, soutenue par un souffle contre lequel rien ne saurait prévaloir, sinon à l’heure où elle se dissoudra dans la mort, quand la partie finira vraiment, inexorablement, dans le silence. Choix bibliographique Anzieu Didier, Beckett, coll. « Folio-Essais », Gallimard, Paris, 1999. Ce livre, écrit par un grand psychanalyste, aborde Beckett d’une manière libre et originale, sous le double angle de la thérapie et de la création littéraire. Bair Deirdre, Samuel Beckett, Fayard, Paris, 1979. ________________________________________________________________________________________ Site Présence de la littérature - Dossier Beckett © SCÉRÉN-CNDP, 2009. 5 Imposante biographie, parfois contestée. Bien plus sûre est celle de James Knowlson. Knowlson James, Samuel Beckett : biographie, Éditions Solin, Arles, 1999. Cette biographie, qui se veut exhaustive, suit la vie et l’œuvre de Samuel Beckett de sa naissance à sa mort. Enrichie par soixante-douze photographies, elle comporte un index des noms, des œuvres et des thèmes tout à fait utile. Revue d’esthétique, numéro hors série, sous la direction de Pierre Chabert, Privat, 1986. Europe, « Samuel Beckett », no 770-771, juin-juillet 1993. ________________________________________________________________________________________ Site Présence de la littérature - Dossier Beckett © SCÉRÉN-CNDP, 2009.