L`eucharistie et la miséricorde

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L`eucharistie et la miséricorde
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L’eucharistie et la miséricorde
Cardinal Oscar Andrés Rodríguez Maradiaga, S.D.B.
Archevêque de Tegucigalpa, Honduras
Liège, Belgique, le 24 mai 2016
C'est avec une grande joie que je suis parmi vous pour cette
conférence, dans la ville où est née la célébration de la Fête-Dieu. Je
remercie Mgr Jean-Pierre Delville pour son invitation et je vous
transmets les salutations, l'amitié et la prière des catholiques du
Honduras, un petit pays d'Amérique centrale, où l’on aime
l'Eucharistie tout comme vous l’aimez.
Le thème que je veux aborder avec vous est celui de l'eucharistie et
de la miséricorde. Je pense que la miséricorde est l'essence même
de l'amour de Dieu et que l'eucharistie est le sacrement qui – par
excellence – la met en œuvre et la signifie. C’est ainsi que le pape
Benoît XVI a choisi, pour son Exhortation apostolique post-synodale
sur l'Eucharistie, le titre de : « Sacrement de la Charité ».
Les deux disciples d'Emmaüs (Lc 24,13-35), de retour à Jérusalem,
racontent : « Notre cœur n’était-il pas tout brûlant au-dedans de nous,
quand il nous parlait en chemin et qu’il nous expliquait les
Écritures ? » Cette lecture est incontournable dans la liturgie du
temps pascal ; c'est un récit qui est indispensable : deux disciples ont
fait une rencontre avec le Seigneur Ressuscité dans le village
d'Emmaüs. C’est lui qui a voulu cette rencontre pour les fortifier, les
confirmer dans leur foi, et leur donner l'occasion d'être les témoins de
sa résurrection des morts.
Leurs cœurs se sont enflammés d'une brûlure intense au moment où
le même Christ – qui a conquis la vie et vaincu la mort – a « rompu le
pain » avec eux.
L'eucharistie est le trésor de l'Église qui assure à chacun, que le
Christ continue de façon unique à se rendre présent au milieu de
nous.
L'eucharistie est le fondement de l'Église. Elle est l'inspiratrice du
mandat commun qui fait de nous tous, les témoins du Seigneur
ressuscité dans le monde d'aujourd'hui, et ceci – malgré les siècles
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qui nous séparent de ce moment fondateur de la foi. Ce qui s'est
produit alors, se produit encore et toujours pour nous. Emmaüs est
bien plus qu'un endroit donné ; c'est une merveilleuse rencontre avec
celui qui est ressuscité des morts, et qui nous invite à croire que nous
sommes destinés à le suivre jusqu'à l'éternité.
Cette rencontre ici à Liège, est un moment d'Emmaüs pour nous tous.
Il en va de même pour chacun de ceux qui ont le privilège de partager
la même eucharistie, qui enflamma le cœur de ces deux disciples des
temps anciens. Elle a le pouvoir de l'Esprit Saint pour fortifier nos
cœurs, en ce temps où nous vivons.
Emmaüs fut un instant où les yeux des disciples se sont ouverts et où
leurs cœurs se sont enflammés, au point qu'ils sont devenus témoins
de la résurrection.
Ceci est un motif d'amour profond, qui nous donne d'accéder à la
connaissance de ce que l'eucharistie peut faire pour chacun de nous.
Elle nous offre force et détermination, afin que nous devenions les
témoins de la présence du Seigneur ressuscité dans le monde
contemporain.
La présence eucharistique de Jésus est la source de notre mission :
mission d'annoncer sa présence durable dans cette société – aux
pauvres et aux indigents, aux jeunes et à ceux qui doutent, à ceux qui
ont faim et soif de la justice, et même parmi ceux qui appartiennent à
d’autres cultures ou croyances.
La présence eucharistique du Christ, est l'étincelle qui allume un
grand feu dans le cœur des croyants, pour proclamer que Jésus est
vraiment ressuscité et qu'Il veut être présent dans la vie de chaque
personne, qu'il appelle son frère ou sa sœur.
La présence eucharistique du Seigneur, nous invite à être des
« Missionnaires de la Miséricorde », un titre que le Pape François a
donné à des centaines de prêtres, envoyés avec une autorisation
spéciale pour absoudre les péchés spécifiques qui traditionnellement
sont réservés au Saint-Siège ou à l'évêque diocésain. Oui – toute
personne qui a reconnu la présence réelle du Christ dans
l'eucharistie, est aussi appelée à devenir un « Missionnaire de la
Miséricorde ».
Adorer le Seigneur, réellement présent dans le signe sacramentel,
c'est le rencontrer avec les deux disciples sur la route d'Emmaüs, de
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sorte que sur le chemin où nous nous trouvons, nous soyons poussés
à annoncer la Bonne Nouvelle avec une grande joie.
Les deux disciples, dont l’un se nommait Cléophas, – et d'après saint
Augustin, le nom de l'autre n'a pas été mentionné, pour que tout le
monde puisse y mettre son propre nom – après avoir rencontré le
Seigneur ressuscité à Emmaüs, ont quitté cet endroit en courant, pour
aller retrouver les autres disciples. Cependant, ceux-ci étaient
enfermés dans leurs doutes, comme perdus au milieu de leur
souffrance et de leur douleur.
Les deux disciples parlèrent de la nouvelle espérance qu'ils venaient
de découvrir dans leur rencontre avec le Seigneur ressuscité et
encouragèrent les autres à élever leur cœur.
C’est le même message que nous, qui adorons la présence
eucharistique du Seigneur, devons porter à tous ceux qui dans notre
monde sont pris par la douleur, le doute et la peur, ou qui se sentent
écrasés par la pauvreté et le mépris.
Le pape François, à plusieurs reprises, nous rappelle, ainsi qu'à toute
l'Église, que ces frères et sœurs effrayés et oubliés doivent avoir une
place spéciale dans nos cœurs, parce qu'ils attirent notre attention
sur leurs situations.
Pour donner tout honneur et toute gloire à la présence eucharistique
du Christ, nous devons prendre à cœur la faim de tant de frères qui
cherchent continuellement leur pain quotidien, et prendre au sérieux
ceux qui ont soif de justice dans un monde, qui souvent ne fait que
peu de cas de leurs besoins et même de leur propre existence.
De toute évidence, la présence eucharistique du Seigneur est non
seulement un don, mais elle nous impose une responsabilité, à nous
qui nous agenouillons dans la crainte de Dieu devant le Saint
Sacrement. Nous devons nous arrêter un moment pour louer Dieu
pour ce don, et en même temps répondre généreusement aux
exigences qu'impose le fait de recevoir ce don.
Notre moment d'Emmaüs doit nous lancer dans l'action, comme cela
est arrivé aux deux premiers disciples. Quand nous avons découvert
et avons reconnu le Christ dans sa présence eucharistique, nous
devons être passionnés par le fait de partager cette joie, dans la
rencontre avec les autres.
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Il existe un lien intime et indissoluble entre l'eucharistie et la charité,
entre le présence et la mission, entre l'adoration et la justice sociale,
un lien qui ne peut jamais être négligé ou ignoré. Pour chacun des
deux disciples qui ont reconnu le Seigneur ressuscité, il a disparu de
leur vue, afin qu'ils puissent le découvrir d'autres façons, parmi ceux
qui doutent ou sont incertains, et plus encore parmi ceux qui sont
pauvres et appelés à devenir leurs vrais frères et sœurs.
Moi, maintenant, comme eux à ce moment-là, nous pouvons nous
demander s'il est plus difficile de croire que le Seigneur est réellement
présent dans les espèces eucharistiques ou parmi les pauvres et les
abandonnés. Sa présence, qui est absolument unique et vraie dans
le Saint-Sacrement, est-elle plus facile à accepter que sa présence
parmi les pauvres de la terre ?
Le pape François a attiré les yeux et le cœur de l'Église, sur la
nécessité d'accorder plus d'attention aux besoins de ceux qui vivent
aux périphéries de la société. Ceci, non pas pour nous distraire du
don de l'eucharistie, mais pour nous faire réfléchir sur le fait que la
présence réelle doit nous conduire à reconnaître que le Seigneur luimême, peut être rencontré parmi ceux qui demeurent dans les
périphéries de notre monde.
L'eucharistie dominicale à laquelle nous participons fréquemment,
finit généralement par les mots : « Allez dans la paix du Christ pour
annoncer l'Evangile du Seigneur ! » Mais comment faire une telle
annonce ? Il n'est pas aisé de proclamer l’Evangile, à ceux qui ne l'ont
jamais entendu, à ceux qui doutent, à ceux qui ont peur ou qui sont
dans la confusion.
Et surtout, nous devons proclamer l'Évangile à ceux qui sont
désespérés par la pauvreté et qui sont oubliés.
Chaque messe se termine par une exhortation à pratiquer la
miséricorde et les bénédictions que nous avons reçues dans
l'eucharistie.
Le Christ ressuscité, que les deux disciples d'Emmaüs ont rencontré
alors qu'ils marchaient ensemble, nous enseigne que la foi n'est pas
un acte solitaire, isolé. Il s’agit de devenir témoins de sa présence de
Ressuscité, comme force qui donne la vie.
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Lorsque nous nous agenouillons ou que nous asseyons
tranquillement devant le Saint-Sacrement, nous contemplons ce don
précieux qui rend présent le Seigneur Dieu de l'univers dans les
signes sacramentels. Notre adoration silencieuse, doit nous pousser
à devenir des personnes plus miséricordieuses avec les autres et
plus généreuses dans notre réponse à ceux qui peuvent tout avoir,
mais ont perdu l'espérance.
Le pape François nous a convoqués à une année extraordinaire de
la miséricorde, pour appeler toute l'Église à considérer sa réponse
aux exigences, qui découlent de notre participation au mystère du
corps et du sang de Notre Seigneur.
Beaucoup ont eu l'opportunité de se rappeler les œuvres de
miséricorde que l'Eglise a identifiées, depuis les temps apostoliques.
La miséricorde est l'héritage permanent de notre participation
eucharistique. Nous avons une rencontre avec la miséricorde du
Seigneur dans son eucharistie et nous pouvons et devons aussi
trouver le pardon rituel de sa miséricorde dans le sacrement de
la réconciliation. Lorsque nous confessons nos péchés et
demandons pardon, nous sommes invités à nous engager avec la
force du pardon miséricordieux, auprès des frères et sœurs que nous
avons pu blesser, offenser ou négliger.
L'Évangile selon saint Matthieu (Mt 25,31-46) décrit le retour final du
Seigneur à la fin des temps, et nous fournit la liste des œuvres de
miséricorde. Matthieu nous rappelle que nous sommes appelés à
vêtir les nus, à nourrir les affamés, à étancher la soif des assoiffés, à
visiter les malades et les prisonniers, comme s'ils étaient le Christ luimême.
Chacun de nous peut choisir d'être une brebis ou un bouc! Mais nous
devons décider. L'histoire de saint Matthieu nous oblige à nous
rappeler que nous devons, non seulement servir les personnes
pauvres que nous rencontrons dans notre vie, mais aussi élargir la
perspective pour découvrir d'autres formes cachées de pauvreté, tout
comme le Christ se cache dans la pauvreté et l'humilité des signes
eucharistiques.
Les œuvres de miséricorde – corporelles et spirituelles – ont été
reconnues comme des éléments essentiels dans la vie des chrétiens
et de l'Église depuis le temps des apôtres. Les premiers disciples
ressentaient un pressant appel à prendre soin de ceux qui étaient
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dans le besoin. Mission pas évidente pour les gens distraits, mais
néanmoins, mission qui demeure un impératif incontournable pour
chacun de nous. Le pape François a consacré une grande partie de
son pontificat à réaffirmer l'importance des œuvres de miséricorde à
tout moment. Il nous montre le chemin, avec force, par son
témoignage personnel.
Lors du carême dernier, au cours de la retraite pour les prêtres du
diocèse, un des groupes de réflexion a comparé les œuvres de
miséricorde corporelles et spirituelles. Nous avons discuté pour
savoir laquelle des deux était plus facile à mettre en œuvre. Cela fut
très intéressant, car nous sommes arrivés à nous demander ceci :
pourquoi, de nos jours et dans nos milieux, les femmes et les hommes
diffèrent-ils dans leurs préférences à assumer les œuvres spirituelles
ou corporelles de la miséricorde ? Ce fut une discussion animée, qui
a permis d'éclairer la conversion à laquelle nous sommes appelés, en
réponse aux exigences de l'Évangile, d'être miséricordieux comme
notre Père céleste est miséricordieux.
Ces deux catégories de miséricorde, ainsi cataloguées, nous aident
à mieux comprendre les gens, présentant cette double nécessité, à
la fois physique et spirituelle.
Cela nous aide à reconnaître que, satisfaire la faim physique peut
également être étendu à satisfaire la faim du cœur humain, ayant
besoin d'amour, de compassion et d'intimité.
Il y a une interconnexion entre les œuvres de miséricorde corporelles
et spirituelles.
Jésus nous rappelle que nous ne pouvons pas « vivre seulement de
pain ». Je ne sais pas comment les deux listes des œuvres de
miséricorde ont été initialement divisées ou organisées, mais je
pense qu'elles restent entrelacées, parce que les gens ont des
besoins – tout à la fois physiques et spirituels – qui doivent être
satisfaits.
1. Les œuvres de miséricorde corporelles
Comme pour tant d'autres traditions chrétiennes, il s’agit de se
plonger dans l'Ancien Testament, pour connaître et apprécier nos
origines. Les œuvres de miséricorde corporelles sont comme une
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semence dans le livre du prophète Isaïe, qui enseigne tant de choses
et réprimande patiemment le peuple d'Israël pour le guider (Is 58,6) :
"Le jeûne qui me plaît, est de libérer les prisonniers enchaînés
injustement, de libérer les esclaves, de laisser en liberté les maltraités
et de mettre un terme à toutes les injustices …"
Prendre soin des pauvres, est donc un devoir clair, reçu en héritage
spirituel de nos ancêtres dans la foi, les Juifs, bien avant que le
Nouveau Testament n’ait été écrit.
Les Évangiles et les Lettres Apostoliques se sont basés sur la foi des
juifs. Et Jésus lui-même a appelé ses disciples à garder les traditions
de miséricorde et de charité, transmises par les Écritures d'Israël et
héritées de nos ancêtres juifs. Ceux-ci nous ont laissé une foi qui a
reçu son achèvement dans la révélation du Nouveau Testament.
On peut aussi raisonnablement se demander si la priorité définie dans
les œuvres de miséricorde corporelles, représente en soi tous les
besoins humains.
L'Église n'a jamais établi de hiérarchie officielle dans la liste de ces
œuvres, et n’a pas défini une de ces œuvres comme première en
réponse aux exigences de l'Évangile. Mais le cœur humain peut
connaître intuitivement la manière de répondre à ces besoins. Nous
vivons à une époque où – via internet – nous pouvons aisément
découvrir les multiples facettes de la faim. Nous trouvons des
personnes vivant dans la rue ou sous les ponts. Elles sont porteuses
des signes de la faim et d’autres besoins qui réclament notre aide. La
faim et la soif de tant de nos concitoyens apparaissent aux yeux de
tous, au travers des moyens de communication sociale. Et nous
sommes invités à y répondre efficacement. Mais sommes-nous en
mesure de relever le défi de l'Evangile de nourrir l’affamé ? Les
œuvres de miséricorde corporelles qui invitent à donner à manger
à l'affamé et à boire à l'assoiffé exigent de nous plus que de mettre
quelques pièces de monnaie dans la main des pauvres, qui la tendent
pour mendier à la sortie de l'Église. Satisfaire la faim, implique
également de découvrir les raisons de la faim et de travailler pour
briser les chaînes qui maintiennent les plus pauvres, piégés dans la
pauvreté. En d'autres mots, rassasier l’affamé doit nous engager
dans la recherche de la justice.
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Le Bon Samaritain de l'Évangile (Lc 10, 25-37), qui trouve un pauvre,
blessé et roué de coups – couché sur le bord de la route – non
seulement fait immédiatement attention à lui et lui donne les premiers
soins, mais il pourvoit à ses besoins futurs et dit à l'aubergiste, que
s'il a des besoins supplémentaires, il les prendra en charge dès son
retour. Apaiser la faim aujourd'hui, consiste à appliquer notre
compassion en veillant à l'avenir de ceux qui sont dans le besoin.
Le pape François dans l'encyclique Laudato Sí nous rappelle que le
soin des ressources de la Terre, nous impose de soulager la faim et
la soif de tant de personnes appauvries, qui sont souvent les victimes
de l'exploitation par des industries, car celles-ci sont à la recherche
du profit maximum, quel que soit l'impact de leurs actions sur
l'environnement et en particulier sur les pauvres.
Le très respecté archevêque d'Olinda y Recife, au Brésil, Dom Helder
Cámara, en est arrivé à dire : « Quand je donne de la nourriture aux
pauvres, certains m'appellent un saint. Quand je demande, par
contre, pourquoi les pauvres n'ont pas de nourriture, ils m'appellent
un communiste. »
L'engagement à travailler aux œuvres corporelles de miséricorde en
faveur des pauvres, est lié de façon indissoluble aux questions de
justice sociale, car celles-ci expliquent les causes de la faim et de la
soif.
Offrir un abri à ceux qui n'ont pas de maison et partager un vêtement
avec ceux qui sont nus, est du même ordre que satisfaire la faim,
étant donné que fournir une maison aux sans-abris ou un manteau
aux dénudés, nous pousse à rechercher les causes de leur état de
vulnérabilité. L'eucharistie est la nourriture qui nourrit le cœur humain
et qui nous porte à voir les besoins immédiats, ainsi que de
rechercher des réponses à long terme, pour ceux dont la vie est
atteinte par la pauvreté.
Visiter les prisonniers, se révèle sans doute plus difficile comme
œuvre de miséricorde, car cela peut inquiéter. Pour accomplir cette
œuvre de miséricorde, nous devons entrer dans l'univers carcéral et
peut-être nous soumettre à des inspections et des interrogatoires,
ainsi qu'à une limitation de notre liberté de mouvement. Visiter les
prisonniers nous fait sortir de notre zone de confort, car cela nous
oblige à entrer dans le monde des restrictions humaines. Les
prisonniers peuvent sembler insignifiants pour beaucoup de gens. Ils
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ont violé les règles de la Loi et certains se sont révélés très violents.
Cependant, ils n'ont pas cessé d'être des humains pour la cause, et
nous manquons à la loi de la charité chrétienne, si nous oublions cela.
Le Seigneur Jésus fut lui aussi prisonnier, pendant la nuit avant sa
mort. Est-ce qu'un de nous pourrait lui nier le privilège de lui rendre
visite dans sa prison ? Comme notre Seigneur Jésus-Christ, il y a eu
des personnes bonnes qui ont été emprisonnées injustement –
Nelson Mandela, le Mahatma Gandhi, Martin Luther King, pour ne
citer que quelques-uns. Je ne pense pas que nous hésiterions à
rendre visite à ces prisonniers célèbres. Mais l’œuvre de Miséricorde
qui nous invite à rendre visite aux prisonniers ne prescrit pas de
l'accomplir seulement vis-à-vis des personnes riches, méritantes,
nobles ou célèbres qui ont été incarcérées. Cela n'aurait guère de
mérite. Nous sommes invités à visiter ceux qui sont des criminels, qui
parfois ont commis des crimes graves. Ils sont les frères et sœurs du
Seigneur, et lui-même est présent en eux. Visiter les prisonniers nous
conduit à découvrir que si leurs actes ne sont pas innocents, eux
cependant appartiennent sans aucun doute au Christ. Cette œuvre
corporelle de miséricorde nous appelle et nous engage à accomplir
le commandement biblique.
On pourrait dire la même chose à propos de visiter les malades.
Lorsque nous sommes exposés à la maladie des autres, nous nous
rendons vulnérables. Le ministère de Jésus l'a mis en contact
fréquent et personnel avec des malades, tant physiquement que
mentalement ou émotionnellement. Il a agi et il continue d'agir avec
force sur les maux et les maladies physiques et spirituelles. Comme
le Christ s'identifie avec ces personnes malades, quand nous les
visitons, c’est donc lui que nous visitons sous une autre apparence,
et nous mêmes, nous obtenons aussi une guérison. Nous sommes
guéris de nos peurs et notre indifférence. Certes, nous visitons les
malades pour les réconforter et leur assurer qu'ils ne sont pas isolés,
mais en réalité, nous en profitons également, en sortant de notre zone
de confort.
Enterrer les morts ne représente pas un défi personnel pour la plupart
d'entre nous. Mais il y a des moments où la mort elle-même apparait
comme la conséquence ultime de la négligence humaine. Les fœtus
qui ont été avortés, exclus de la vie, nous rappellent la faible valeur
que la vie humaine a aux yeux de certaines personnes. Et dans
certains pays, les Anciens combattants, qui en leur temps ont donné
leur vie au service de la Nation, ont été abandonnés et souvent
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meurent seuls, dans la pauvreté, et oubliés. Cela nous rappelle que
nous sommes parfois bien ingrats.
Lorsque nous participons à un enterrement de personnes de la rue
oubliées, ou que nous rendons possible leurs funérailles, ou que nous
veillons ensemble autour de leur corps, nous nous souvenons que le
Christ lui-même n'avait pas de lieu pour être enterré, mais qu'il
viendra dans la gloire juger les vivants et les morts.
2. Les œuvres de miséricorde spirituelles
Répondre aux besoins physiques observables des pauvres, est une
action qui souvent donne une satisfaction personnelle. De temps en
temps, nous nous sentons bien avec nous-mêmes, quand nous
prenons soin de ceux qui ont besoin d'aide. Le commandement de
l'Évangile n'est pas une invitation qui inclut ou suggère que lorsque
nous apportons une aide quelconque aux autres, c'est purement pour
que nous nous sentions bien avec nous-mêmes. Cependant, c'est
souvent une des conséquences de notre charité.
Les œuvres spirituelles de miséricorde ne contiennent pas ces
avantages personnels en soi. Les œuvres spirituelles de
miséricorde impliquent toujours une profonde conversion, et cela ne
peut être réduit à un simple changement facile à atteindre. Il est plus
facile de donner de l'argent et des choses matérielles que de se porter
volontaire pour servir des repas, ou de fournir des vêtements aux
personnes sans vêtements, d'offrir une maison aux sans-abris, de
visiter les malades ou les prisonniers. Il est encore plus exigeant de
prendre le risque d'enseigner celui qui est dans l'ignorance, de
corriger celui qui est dans l'erreur ou de conseiller le pécheur. Ces
œuvres spirituelles de miséricorde questionnent chacun de nous
sur notre honnêteté et nous posent la question de savoir si nous
pouvons nous montrer à d'autres tels que nous sommes.
Je pense personnellement que les œuvres spirituelles de
miséricorde sont plus difficiles à pratiquer – du moins je les trouve
plus difficiles – que les œuvres corporelles de miséricorde, étant
donné qu'elles me demandent d'examiner ma propre vie, avant d'offrir
assistance et miséricorde aux autres. Fournir une assistance
matérielle nous prend souvent moins d’énergie, que de changer notre
propre vie pour répondre aux besoins spirituels des autres.
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Quand je pense aux œuvres spirituelles de miséricorde, qui
invitent à enseigner aux ignorants et à conseiller ceux qui sont dans
l'erreur, je commence tout d'abord par reconnaître qu'il y a beaucoup
de choses dans ma vie que je ne comprends pas et que ne sais pas
expliquer. Conseiller ou corriger ceux qui se trompent et enseigner
les ignorants commence par un acte d'humilité, qui me prépare à
partager la sagesse que je pourrais avoir, avec celui qui ne comprend
pas ou qui doute. Cependant, veillons à ne pas apparaître comme
arrogants ou comme plus malins que nous ne le sommes. Quand je
partage une vérité de foi avec d’autres, je dois commencer par avoir
une conscience sincère et honnête, savoir que les vérités de la foi
appartiennent à toute l'Église, et que jamais elles ne sont comprises
totalement par une seule personne, si sage et éclairée soit-elle.
Pour moi, pardonner les offenses et supporter ceux qui nous font du
mal, pourrait bien être la plus grande œuvre spirituelle de
miséricorde à pratiquer. Je soupçonne qu’il en est de même pour
beaucoup d'entre vous. Nous prions tous les jours : « Pardonne-nous
nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont
offensés ». Nous demandons le pardon de Dieu pour nos faiblesses,
nos fautes et nos péchés. Nous admettons aussi que nous n'utilisons
pas une même mesure de miséricorde, quand il s'agit de nous juger
nous-mêmes et quand il s'agit de juger les autres. William
Shakespeare, dans Measure for measure, évoque ce point précis par
rapport à l'Évangile, rappelant que la référence que nous utilisons
pour juger les autres, sera la mesure que Dieu utilisera pour nous
juger. Le célèbre dramaturge établit que cela pourrait s'avérer
inquiétant. En effet, lorsque la mesure de la miséricorde est appliquée
à d'autres avec retard, un même retard serait de mise pour la
miséricorde de Dieu envers nous. Très exigeant en effet!
Lisons le chapitre sept de saint Matthieu (Mt 7,2-5) : « Ne jugez pas,
afin de n'être pas jugés ; car, du jugement dont vous jugez on vous
jugera, et de la mesure dont vous mesurez on mesurera pour
vous. Qu'as-tu à regarder la paille qui est dans l'œil de ton frère ? Et
la poutre qui est dans ton œil, tu ne la remarques pas ? Ou bien
comment vas-tu dire à ton frère : "Laisse-moi ôter la paille de ton œil",
et voilà que la poutre est dans ton œil ! Hypocrite, ôte d’abord la
poutre de ton œil, et alors tu verras clair pour ôter la paille de l’œil de
ton frère. »
Les œuvres spirituelles de miséricorde commencent dans notre
propre cœur, dans un cœur repenti et contrit. Nous ne pouvons
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rejoindre les autres que d'une manière compréhensive et indulgente,
c’est-à-dire avec une attitude miséricordieuse plutôt qu'en
condamnant. Toutes les œuvres de miséricorde, qu’elles soient
spirituelles ou corporelles, commencent par l'amour du prochain.
Nous sommes appelés à être compatissants, tant envers ceux qui ont
des besoins physiques évidents, qu’envers ceux qui ont des besoins
spirituels et qui – comme nous – sont des pécheurs ayant besoin de
miséricorde,
de
conseil,
d'exhortation,
de
pardon
et
d'encouragement. « Le bien, il faut le faire bien », disait saint
Augustin.
Nous, catholiques, avons l'habitude de prier pour les autres. Pareille
pratique est au cœur même de l'Église. Nous prions pour les vivants
et pour les morts. Nous prions pour que ceux qui sont partis, soient
bénis avec la grâce de Dieu, et pour que les morts soient libérés de
leurs péchés et atteignent l'union parfaite avec le Père
miséricordieux. Cette action spirituelle nous rappelle que nous
dépendons également de la prière que d'autres font pour nous
maintenant, mais aussi après notre mort. L'œuvre de miséricorde que
constitue la prière nous conduit à comprendre la communion des
Saints. Elle nous rappelle que l'Église est une famille qui vit solidaire
et qui jamais n'abandonne ou n’oublie un de ses membres, même
après sa mort.
Le Pape François et ses récents prédécesseurs, ont souligné
l'importance des œuvres de miséricorde corporelles et
spirituelles, comme autant de liens qui nous unissent les uns aux
autres. Au cours de cette Année de la Miséricorde, nous sommes
invités avec urgence à renforcer ces relations, tandis que nous
demandons au Père de continuer à être miséricordieux envers nous.
Cette Année de la Miséricorde est l'occasion de lancer tout un cycle
de la miséricorde, qui – je pense – a été l'espoir et l'objectif du Pape
François quand il a convoqué cette année jubilaire spéciale de la
Miséricorde. Ainsi nous renouvelons notre amour et notre soumission
au don de l'eucharistie, don de Jésus-Christ pour nous, au cœur
duquel nous découvrons la miséricorde de Dieu dans nos vies. Dieu
a un grand désir d'étendre son généreux pardon sur l'Église, en
établissant qu'il faut diffuser la miséricorde, en prenant soin de tous
les hommes et femmes.
Les œuvres de miséricorde en réalité ne sont qu'une liste limitée
d'opportunités et de possibilités d'être généreux et affectueux avec
les autres, tout comme le Père l'a été avec nous. Nous devons
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transformer les œuvres de miséricorde en actions spécifiques
d'amour et de compassion, en donnant chair aux exigences qui
découlent des Saintes Écritures, au cœur de nos vies. C'est une liste
de choses à faire après avoir rencontré le Christ dans l'eucharistie.
C'est une liste de projets que nous devons entreprendre une fois que
nous avons reconnu le Christ ressuscité « dans la fraction du pain »
– une façon ancienne de nommer l'eucharistie – comme l'ont fait les
deux disciples d'Emmaüs. Comme eux, nous devons continuer à prier
pour que les cœurs s'illuminent à nouveau en réponse généreuse au
don de l'Eucharistie. Que le Christ vous donne, à vous et à vos
familles, la Grâce et l'unité, qui enflammeront toute l'Église d’une
nouvelle ardeur d'amour et de miséricorde. Amen.