Traumatisme et subjectivité : la psychanalyse à l`épreuve de la

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Traumatisme et subjectivité : la psychanalyse à l`épreuve de la
INRP. Philosophie de l’éducation et Pédagogie. Mémoire et Histoire. Conférence du 4 mars 2003
Traumatisme et subjectivité : la psychanalyse à l’épreuve de la torture
Traumatisme et subjectivité : la psychanalyse à l’épreuve de la
torture
Autour de l’ouvrage de Françoise Sironi
Bourreaux et victimes (Psychologie de la torture)
éditions Odile Jacob, mars 1999
Intervenants :
Françoise Sironi, Maître de conférences à Paris VIII (Georges Devereux), cofondatrice du centre de soins Primo-Levi.
Alain Berthoz, Professeur au collège de France.
Gérard Jorland, Directeur d’Etudes à l’EHESS.
Bruno Jeanmart, Président du groupe d’Etudes psychanalytiques de Grenoble.
Jean-François Bossy. INRP. Coordination. Contact : [email protected].
Le XXe nous aura laissé le triste legs d’une modalité inédite de la guerre où la torture
trouve sa place, lorsque se prépare non plus même la lutte à mort contre l’ennemi à abattre,
mais sa réduction pure et simple à l’état de corps inutile et superfétatoire, à la merci d’un
pouvoir adonné aux basses besognes et aux opérations honteuses.
La guerre d’Indochine, puis la guerre d’Algérie ont introduit dans notre histoire des
pratiques et des logiques que l’on croyait définitivement liées et circonscrites à l’épisode nazi
et aux modes opératoires de la Gestapo. Ces pratiques taboues de la torture ont donc persisté,
bien au-delà de la configuration historico-géographique de la deuxième guerre mondiale,
partout où des conflits armés dans le monde ont pris la forme de guérillas, partout où la
distinction s’effaçait entre le combattant et le civil, l’ennemi et l’innocent, là où le pouvoir
pouvait énoncer l’alibi de la guerre de renseignements pour mieux opérer son travail
d’avilissement sur le corps de l’ennemi. Quelque part, au Chili, en Argentine, en Grèce, en
Turquie, au Sri Lanka, au Kurdistan…
Ce qui se pratique de la part d’un pouvoir sur le corps du torturé est une opération
soigneusement calculée de destruction de la personne dans son identité morale et sociale, qui
fait corps avec la volonté politique d’en finir avec une culture, une communauté ou une
population-cible, bien au-delà de l’obtention de renseignements. Cette destruction n’est pas
sans effet sur l’articulation classique de la mémoire et de l’histoire, sur la capacité de produire
un sens et un récit à partir d’une mémoire gardée du vécu.
C’est dans ce contexte théorique que nous voudrions, dans cette conférence, porter le
débat autour de l’ouvrage de Françoise Sironi, intitulé Bourreaux et victimes (Psychologie de
la torture), éditions Odile Jacob, mars 1999. L’auteur, Maître de Conférences à Paris VIII
(Centre Georges Devereux), a co-fondé le centre Primo-Levi, spécialisé dans le soin des
victimes de la torture et de violences collectives. Elle nous entraîne ici dans une exploration
des effets pathogènes induits par l’épreuve de la torture et nous invite à une remise en
question de la pratique classique de la psychanalyse à partir de son expérience de thérapeute
auprès de victimes issues de toutes origines.
L’ouvrage s’efforce de déconstruire les représentations communes qui restent
attachées aux notions de bourreaux et de victimes. Les auteurs de torture, en effet, ne
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Traumatisme et subjectivité : la psychanalyse à l’épreuve de la torture
sauraient être ramenés à la figure du détraqué mental ou du sadique pervers déchaînant ses
pulsions sur le corps de l’autre, pas plus que la victime n’est simplement affectée d’un
désordre psychique consécutif au traumatisme subi. Il existe une véritable fabrique du
tortionnaire avec ses étapes et ses règles spécifiques, de même qu’il y a une technique
éprouvée de la torture dont la finalité n’est pas tant de faire parler que de briser un homme
dans son être social et ses appartenances culturelles profondes.
L’événement psychique de la torture définit donc bien une sorte d’effraction par où
s’introduit le bourreau qui continue de vivre à travers une victime désormais sous influence.
Françoise Sironi veut donner tout son poids à la découverte du caractère externe de cette
causalité traumatique et prend acte des conséquences induites sur la pratique de la
psychanalyse. Les troubles psychiques des sujets torturés ont pour Françoise Sironi une
origine extérieure à la victime, qu’elle identifie comme « intentionnalité du tortionnaire », une
tentative du groupe des bourreaux de briser les liens qui reliaient l’individu à une
organisation, une communauté. Ce diagnostic l’amène à rompre avec les pratiques classiques
de la psychanalyse et leur postulation d’un conflit intra-psychique noué autour de la petite
enfance, auquel le psychanalyste est supposé ramener la névrose actuelle du patient. La
présence de ce tiers ennemi qu’il s’agit d’identifier et de cibler va décloisonner le rapport duel
classique entre le thérapeute et son patient, et faire du « tortionnaire intériorisé », et non de la
résistance, l’obstacle à vaincre.
La réflexion de Sironi croise ici le champ de l’ethno-psychiatrie en assumant le
rapprochement entre sa lecture du trauma et celles des sociétés dites primitives chez lesquelles
la maladie est attribuée à des invisibles avec lesquels il faut négocier. Ces « sociétés à univers
multiples », où coexistent l’univers des vivants et l’univers des morts ou des esprits, ont des
pratiques de guérison qui se rapprochent de celle que F. Sironi préconise : le « guérisseur » est
une sorte d’allié du patient avec lequel il doit combattre un ennemi commun conçu sous la
forme d’un agent externe dont l’action doit être démontée pour que cesse la nuisance sans fin
dont il est le porteur. La maladie ne réside donc pas dans le sujet comme c’est le cas dans les
sociétés à univers unique qui ne croient guère aux esprits et voient la folie comme une
maladie venue du sujet lui-même.
C’est autour de cette réinterprétation audacieuse et originale de la pratique
psychanalytique que nous voudrions lancer le débat: jusqu’à quel point est-il possible
d’envisager une lecture du trauma coupé du processus de subjectivation de la victime ? Quel
sens donner à ce « tortionnaire intériorisé » par lequel l’auteur désigne l’effet pathogène que
le patient et le thérapeute doivent affronter, si cette intériorisation ne réfère pas à la
subjectivité de la victime, à son histoire, à sa névrose ? Peut-on penser un trauma qui serait
définitivement référé à un ennemi extérieur, et dans lequel la subjectivité de la victime
n’interviendrait pour ainsi dire pas ? Faut-il penser une sorte de sujet universel de la torture,
trans-national, trans-culturel, irréductible à la constitution historique, culturelle et individuelle
de la victime, et cela même ne rompt-il pas avec une lecture ethnopsychiatrique du trauma ?
C’est autour de ces questions que nous tenterons d’expliciter notre intérêt pour les
travaux de l’auteur.
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