VIENT DE PARAITRE Pour son cinquième récit, Nina Bouraoui

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VIENT DE PARAITRE Pour son cinquième récit, Nina Bouraoui
L'ACTUALITE LITTERAIRE
VIENT DE
PARAITRE
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Nina Bouraoui, Le jour du séisme, roman. Paris : Stock, 1999, 99 p.
différentes selon le sexe auquel on
appartient —
Arslan, Maliha
(comme l'évocation de la circoncision de l'un et de l'installation de
l'autre à Blida) — , les osmoses
physiques — souvent on ne sait de
quel corps il est question, celui de
la terre, celui de la narratrice? — ,
les souvenirs d'ancrage et de dérive
qui font de l'Algérie la terre fondatrice malgré ou grâce aux éloignements.
Réflexion sur le temps, la durée et
l'espace, réflexion sur l'encastrement de l'être dans un monde qu'il
est nécessaire de sans cesse redéfinir, sur la stupeur et la peur, sur
l'appartenance, sur la perte, Le jour
du séisme est tout cela.
"Il rampe sous mon corps. Il
monte des profondeurs. Il vient des
sangs et des gravats, la fosse du
monde. Il saccage, par étapes. Il
arrive, sous mon ventre. Il est, à
proximité. Je sais sa force qui abat
et décompose. Il travaille dans la
perte, il vient avec le vent et la
poussière, il embrasse, immense, il
couvre la terre, drapée, il renverse
ses beautés, il noie les plaines, il
Pour son cinquième récit,
Nina Bouraoui choisit de
sonder la mémoire, d'en
fouiller les failles, l'insolite,
la richesse, à partir d'un
cataclysme naturel, celui du
tremblement de terre.
Elle s'inscrit ainsi dans une longue lignée d'écrivains qui ont pris
ces réveils insolents de la nature
comme catalyseurs d'écriture. On
pense, du côté du cyclone de nos
"cousins" de la Caraïbe, au roman
re-découvert de Lafcadio Hearn,
Chita, à L'Espérance Macadam de
Gisèle Pineau, à L'Ile et une nuit de
Daniel Maximin. On pense aussi au
Zil-Zel de Tahar Ouettar ou au
Maboul de Jean Pélégri.
Ce séisme-là est clairement
nommé dès la première ligne : "Ma
terre tremble le 10 octobre 1980".
Toute la page qui suit donne sans
ambiguïté les pilotis réalistes de la
suite du récit. L'écriture peut alors
passer à autre chose : les associations affectives et les expériences
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fouille les récifs, il dévie les oueds,
il sépare les montagnes, il prend un
nom, el zilzel.
Le séisme est un geste du diable.
Il tient dans sa main. Il suit ses
volontés. Il éclate avec ses rires. Il
est, contrôlé. On assassine mon
enfance. Je perds l'origine. La
terre disparaît avec mes secrets.
J'entre en mouvements étrangers.
Je commence la vie. Je perds ma
place, essentielle. Je perds mes
marques, des fréquentations. Je
perds l'Orangeraie, la rotonde des
quatre bancs, les glycines, les préaux ouverts sous les sept bâtiments
unis en arc de cercle, la Résidence."
Mais Le jour du séisme, c'est surtout une aventure d'écriture. Nina
Bouraoui nous donne à lire un récit
poétique, incantatoire. Pour dire ce
défi à la mémoire et à la perte, elle
avance chaque page comme un îlot
autonome qui, dans son accumulation, forme archipel. Le séisme
devient subrepticement métaphore
d'une terre, personnelle et collective, de violence et de désir, de
répulsion et de fascination.
Page-secousse comme chaque
tressaillement sismique, page pulvérisée en autant d'instants où s'annule le temps comme le sont les
secondes perturbées et bouleversées
quand la terre se dérobe. Les phrases sont courtes et intègrent un
usage de la virgule insolite qui
accentue encore l'éparpillement et,
contradictoirement, l'unité de l'être
reconstruit.
"Ma terre n'existe que par ma
mémoire. Le séisme est une disparition. Il détruit. Il défait. Il ensevelit. Il façonne par la violence. Il
forme un autre lieu, renversé.
Je sais ma terre, initiale. Ma
connaissance est sensuelle. Je sais
sa première forme, ses tracés, sa
topographie. Je sais désormais son
rythme, un éclat. Elle se lie à l'enfance. Elle devient éternelle. Le
séisme rompt sans anéantir. Il
endommage. Il nuit. Il sinistre. Il
ajoute. Il couvre mon enfance sans
la prendre vraiment. Il fige sous les
pierres. Ma terre bat, ailleurs. Elle
est, en profondeur. Il reste toujours, quelque chose. Il reste un
nom, une trace, un vestige. Le
séisme forme d'autres visages,
désespérés. Il instaure la peur. Il
cimentera d'autres enfances, perdues.
Ma terre reste. Elle reviendra.
Elle garde sa force et ses fondations.
Elle garde Zeralda, un récif,
avant la mer."
Le jour du séisme demande au
lecteur une disponibilité, une
écoute, l'adaptation à un rythme, à
l'absence d'histoire, à la confidence-confession. Récit poétique où
chaque mot pèse de sa charge propre et de l'équilibre recherché face
à la résistance de la langue à exprimer nos séismes les plus enfouis.
Christiane Chaulet-Achour
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