Much Loved : chronique d`une histoire qui dérange

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Much Loved : chronique d`une histoire qui dérange
Much Loved : chronique d’une
histoire qui dérange
L’auteur de cet l’article a préféré publier sous pseudonyme.
Le dernier long-métrage du réalisateur franco-marocain Nabil
Ayouch retrace la vie de quatre jeunes femmes marocaines qui
vivent de la prostitution. C’est l’histoire de Nouha,
Soukaina, Randa et Hlima. C’est aussi celle d’Oussama, jeune
homosexuel travesti, et celle d’un enfant des rues. C’est
l’histoire d’un monde parallèle qui fascine et répugne, le
portrait d’une ville qui vit dans le déni. Le film, en soi,
est équilibré : il ne tombe pas dans un voyeurisme indécent,
et bien que certaines scènes frôlent le pathos à coups de
violons et de musique tristoune, elles gardent une certaine
justesse. C’est somme toute une œuvre réussie, simple,
efficace. Si efficace qu’elle s’est attirée les foudres du
gouvernement marocain et a été interdite de projection pour
« outrage grave aux valeurs morales et à la femme marocaine,
et atteinte flagrante à l’image du royaume ».
Montrer la prostitution
Je me souviens de la première fois où l’on m’a interdit de
ressembler à une « pute ». J’avais alors 13 ans et j’avais mis
des paillettes sur mes paupières. Ce sont les putes qui se
maquillent, m’a-t-on dit. Elles mettent du vernis, s’épilent,
boivent de l’alcool, et fument des cigarettes (pour mettre
leur vernis en valeur, CQFD). On ne m’a pas réellement dit que
c’était pour attirer les hommes, on m’a juste expliqué que
c’était mal.
J’ai depuis appris à en reconnaître quelques-unes dans la rue,
ou à la terrasse du Mac Do, ou quand j’allais en boîte. J’en
croisais quelques fois chez la coiffeuse du quartier, elles
racontent leurs sorties, les promesses d’un saoudien, elles
parlent de leurs règles… Comme tout le monde, je les ignorais.
Je faisais comme si elles n’étaient pas là. Je voyais les
regards de mépris, de mécontentement, j’entendais les
commentaires chuchotés çà et là à propos de ces femmes pas
comme il faut. Puis j’ai quitté le Maroc, et je les ai
oubliées.
Much Loved m’a un peu rappelée à l’ordre. J’avais oublié à
quel point elles étaient présentes dans la ville, à quel point
elles étaient partout, à quel point on les voyait, car en
France, je ne les vois pas, ou alors je ne me rends pas
compte, ou peut-être ne vais-je pas là où elles sont ?
S’il a été tant critiqué, c’est que le film montre une réalité
qui dérange : ces femmes, ces personnes que tout le monde voit
et côtoie n’ont pas leur place, elles n’existent pas
réellement. Leur donner la parole et de la visibilité semble
donc tenir de l’insulte pour les détracteurs de l’œuvre. Car
ce n’est pas la première fois que le cinéma marocain montre
des prostituées ou des scènes de sexe – ou du moins très
suggestives – ; non, ce qui choque c’est que d’un coup le
spectateur se retrouve devant des femmes fortes, qui n’ont pas
l’air de victimes au visage flouté qu’on montre à chaque
reportage, qui vivent seules et qui se débrouillent pour
survivre. Ce sont des femmes qui ont beaucoup de cran, parce
qu’elles veulent être libres et respectées, mais elles ne le
méritent pas aux yeux de la loi et de la foi…
Tabous – l’éternelle schizophrénie d’une société
coincée entre traditions et modernité
Et pourtant, la mère du personnage principal accepte son
argent mais la renvoie de chez elle. Sa petite sœur profite de
toute évidence des cadeaux de son aînée mais refuse de lui
adresser la parole. De même que le saoudien qui violente l’une
des filles n’est pas inquiété par la police (du fait de son
statut, ne cherchez pas plus loin), alors que le code pénal
marocain prévoit déjà des sanctions pour toutes relations
sexuelles hors mariage sans parler de prostitution, sans
parler de violence physique ou de viol. Il est en effet rare
que des plaintes soient déposées à l’encontre des clients à
cause de l’immense pression sociale et de celle des autorités.
Mais même si des plaintes sont déposées, le combat peut être
long, éprouvant et coûteux pour bon nombre d’entre elles. Un
viol peut être « difficile à prouver » par exemple. En
témoignent quelques prostituées qui disent être harcelées par
la police depuis la sortie du film, et dont le statut de
travailleuse du sexe permet difficilement une défense des
droits.
Et que mes ancien-ne-s ami-e-s du bled et autres bien-pensants
ne viennent pas me dire que le réalisateur voulait simplement
s’éclater à tourner des scènes de cul dégradantes pour tout le
monde lorsque l’on sait qu’une partie des profits tirés du
tourisme (10% du PIB du pays) vient du tourisme sexuel, que ce
soit le tourisme à l’échelle locale ou internationale, dont la
ville de Marrakech est devenue un pôle. C’est pour cela que le
motif de censure du film me fait doucement rire : non, Much
Loved ne nuit pas à l’image de la femme marocaine. Il nuit à
celle d’un Maroc qui se complaît dans ses contradictions. Qui
a peur de la diversité, du tabou brisé. J’essaye de voir en
quoi il est dégradant pour la femme marocaine de montrer la
violence qu’elle peut subir en toute impunité. Ou en quoi
montrer des travestis, que l’on voit tous les soirs à la place
Jamee-el-fna ; ou encore montrer des enfants victimes de
pédophilie, nuisent à son image. J’essaye de comprendre
pourquoi la seule scène de sexe consenti semble faire scandale
alors que celles qui montrent viols, abus de pouvoir et
passage à tabac n’émeuvent pas grand monde ?
Je peux paraître pessimiste ; mais je vois nombre de mes pairs
se diviser entre fervents défenseurs du conservatisme comme
seul rempart contre la destruction d’une culture et d’un passé
riche ; ceux, engagés jusqu’au bout dans la protection de
leurs droits fondamentaux avec une soif de liberté dite à
« l’occidentale », ou encore tous les autres qui se situent
quelque part entre ces deux courants de pensée, ou ailleurs
que sais-je ? Et bien je n’ai pas envie d’abandonner. J’ai
envie de me dire qu’un jour on arrêtera de mesurer la
respectabilité d’une femme à la longueur de sa jupe, ou à
l’ampleur de son jean. Qu’on arrêtera d’avoir peur de la
sexualité féminine (non, messieurs du comité de censure, ce
n’est pas un mythe, même que les femmes peuvent aimer le sexe
quand elles en ont envie). Enfin, qu’on arrête de cracher sur
la liberté d’expression parce qu’on vous montre ce que vous ne
voulez pas voir, et qu’une de vos compatriotes a décidé de
montrer ses jolies fesses à la terre entière.
Batoul Bousseta

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