les nouveaux Galliano

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les nouveaux Galliano
REPORTAGE
ICI, ON CRÉE
Q
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Car au Saint Martins, on enseigne la
mode, bien évidemment, mais aussi
l’architecture, le théâtre (Lambert Wilson et Pierce Brosnan sortent d’ici),
la communication, la vidéo... « Et c’est
ce qui fait la richesse de cette école,
raconte Jane Rapley, la directrice des
lieux. Ce melting-pot de cultures, de
savoirs, de domaines, d’enseignements. Ces mondes se rencontrent,
se croisent et finalement donnent
naissance à une extraordinaire énergie. » Le mot est juste ! Il se dégage
de ces murs une énergie débordante
et bizarrement contagieuse. Tout à
coup, on a envie d’attraper fusains,
ciseaux, aiguilles et de laisser parler sa fibre artistique... Dans cette
école qui réveille les sens, la section
mode & textile est un monde à part.
Physiquement déjà, elle est située
dans un autre building, sur Back Hill,
à deux rues du bâtiment principal. Le
perron annonce la couleur : des
jeunes ultra-lookés s’y rassemblent,
les bras et les sacs chargés de chutes
de tissus, de dessins, de laine... Welcome dans un autre monde : celui de
la mode, la vraie.
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uelle force! C’est ce qu’on
éprouve en pénétrant
dans le saint des saints,
le Central Saint Martins
College of Art and Design
à Londres. Il y a quelque
chose dans l’air. Impossible de savoir
par quel miracle, mais tout ici respire
la créativité, l’inventivité, le talent, le
génie. On n’est pas loin de l’ambiance
de «Fame», série culte des années 80.
Dans les couloirs, c’est l’ébullition.
Partout, des jeunes s’attardent sur
des « stockmen », travaillent sur des
machines à tisser, élaborent au pinceau des gammes de couleurs, rectifient une maquette, déclament haut
et fort quelques vers de Shakespeare,
façonnent un siège en céramique.
FONDÉ À LONDRES À LA
FIN DU XIXE SIÈCLE, C’EST LE
TEMPLE DE LA MODE POUR
LES FUTURS CRÉATEURS
DU MONDE ENTIER, QUI
INTÈGRENT LE CENTRAL
SAINT MARTINS COLLEGE
COMME ON ENTRE EN
RELIGION. Par Peggy Frey
PHOTO MATTHIEU SALVAING
les nouveaux Galliano
REPORTAGE
SAINT MARTINS
COLLEGE
Ici, pas de stéréotypes, pas de
clones : que des électrons libres.
Vieillotte, désuète, mais tellement
riche en anecdotes. Car cette vieille
dame de 100 ans est une sorte de
sanctuaire qui a vu défiler les plus
grands noms de la mode actuelle. Si
seulement les murs pouvaient
parler... Ils nous raconteraient les
premiers pas en couture de Stella
McCartney et ceux aussi de John Galliano ou de Matthew Williamson. Tout
ce petit monde a sans doute œuvré
les élèves répètent les gestes de
leurs aînés, acquérant un savoir-faire
précieux. Ces reliques sont vénérées
ici. « John Galliano a peut-être posé
les mains sur cette machine à coudre,
souligne une élève aux allures de Lily
Allen, ça pourrait être une pièce de
musée ! » Conscients de leur chance,
les élèves sont respectueux de ce patrimoine. Bonne ou mauvaise nouvelle : dans peu de temps l’école fera
peau neuve. Elle se prépare à un dé-
dans l’un des ateliers qui se superposent sur quatre étages. Chaque atelier a sa spécificité : tissage, tricot,
peinture, impression ou couture...
Dans cette école à la pointe, le matériel est ancien, patiné par le temps.
Sur des machines à coudre et des métiers à tisser de plusieurs décennies,
ménagement de taille. En 2011, tout
le monde quittera le bâtiment historique pour emménager dans un building plus grand, plus moderne, dans
le secteur de King’s Cross. Une page
se tournera et une autre, vierge cette
fois, se présentera. Il y aura tout à
écrire, tout à raconter.
LES ÉLÈVES
Ultra-mode, bien sûr. Que les choses
soient claires, nous ne sommes pas
en présence de simples fashionistas
mais bien de stylistes en herbe, et la
différence saute aux yeux. Pas question d’imaginer trouver dans le commerce la veste militaire col Liberty et
double boutonnage que porte Lauren, 22 ans : « C’est du home made,
bien sûr. What else ? » s’indigne la
jeune fille, limite vexée que l’on
puisse imaginer que sa chère veste
puisse être griffée. Ici, pas de stéréotypes, pas de clones : que des électrons libres. Français, Anglais, Italiens,
Américains, Japonais, Africains..., quasiment tous les continents sont représentés. « 40% des élèves viennent
du Royaume-Uni, 20 % d’Europe, et
les 40 autres du reste du monde. Je
vous laisse imaginer le merveilleux
melting-pot au final », raconte Ann
Smith, directrice du département fashion & textile. Un atout indéniable
pour l’école. « C’est sans doute cette
richesse culturelle qui fait notre force.
Les élèves arrivent ici avec leur background, leurs rituels, leur histoire. Ils
se découvrent les uns les autres,
confrontent leurs univers et tout ça
donne naissance à une ouverture
d’esprit merveilleuse. C’est une manière de booster leur créativité, leur
imagination. » Car elle est bien là la
marque de fabrique de la CSM (surnom de l’école) : l’originalité. Il y a
beaucoup d’appelés et peu d’élus.
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L’ÉCOLE
Triés sur
le volet, les
étudiants
viennent de tous
les horizons.
Ils se répartissent
dans des
ateliers, comme
ceux de peinture,
d’impression
ou de couture.
PHOTOS MATTHIEU SALVAING
Éminent
professeur, Louise
Wilson, à gauche,
dirige les élèves
de dernière année
de la section mode.
REPORTAGESAINT MARTINS COLLEGE
leur demande beaucoup. » Une chose
est sûre, le jury de
sélection est rodé
et n’a plus à faire
ses preuves. Sont
sortis de ces murs
de grands noms de
la mode : Phoebe
Philo, Alexander
McQueen, Emma
Cook, Louise Goldin, Christopher
Kane...
LES PROFESSEURS
Ou, devrait-on dire, les accompagnateurs. Car il ne s’agit pas d’enseigner la
mode aux élèves mais bien de les guider, de les épauler, de leur donner
confiance : « Il ne faut surtout pas briser leur univers, casser leur monde et
leur imaginaire, explique Howard Tangye, tuteur en mode, il faut leur donner
confiance. La difficulté pour le professeur sera de respecter les goûts de son
élève, de le comprendre et d’essayer
d’en tirer le meilleur. » Le message est
clair : pas question de les formater. Le
moyen d’y arriver? Les élèves sont tous
unanimes : « Total freedom! » Traduc-
▲
La sélection est rude : « Pour la première année du département de
mode femme, nous étudions 720 dossiers pour n’en conserver que 60 : les
places sont chères », rappelle Ann.
Les critères de sélection ? L’originalité, encore elle : « Nous cherchons la
personne qui aura son propre univers,
sa propre patte. Et puis nous cherchons aussi les talents. Car nous ne
sommes pas là pour créer le talent
mais pour le pousser le plus loin possible. Il en faut donc une bonne dose
au départ. Comptent aussi leur envie d’apprendre, leur curiosité et
surtout leur engagement... car on
tion : totale liberté. « Quand je suis arrivée ici, j’ai halluciné, raconte Lilith, élève en deuxième année de mode femme, spécialité maille. J’étais un peu
perdue car nous sommes lâchés dans
la nature. Pas d’appel le matin, pas de
prof qui ne te quitte pas d’une semelle,
pas de cours théorique en amphithéâtre obligatoire : on est libres comme
l’air. On nous donne un thème, comme
le blanc, et c’est tout. Ensuite, libre à
toi de plancher dessus, libre à toi d’utiliser toutes les armes que l’école met
à ta disposition pour remettre le meilleur projet possible en temps et en
heure. Tu te bouges, tant mieux. Tu ne
te bouges pas, tant pis! C’est fini pour
toi. » Louis, élève français de troisième
année, est d’accord : « C’est très différent d’une école française où tout est
formaté, académique et technique. Ici,
c’est l’inverse. Les professeurs sont davantage là pour nous épauler, rectifier
le tir quand on fait fausse route. Pour
le reste, c’est à nous de nous prendre
en main. » Et ils le font tous, conscients
de la chance exceptionnelle qu’ils ont
d’être ici. Résultat? Ils ne chôment pas :
« La pression est énorme, reprend
Louis. Il faut être à la hauteur de la réputation de l’école. Et puis, il ne faut
“Nous étudions 720 dossiers pour n’en
garder que 60 : les places sont chères.”
Les enseignements se
déroulent sous l’aurorité de
Jane Rapley (en haut),
directrice des lieux. L’idée
est de laisser une grande
liberté aux élèves, tout en les
encadrant pour les guider.
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PHOTOS MATTHIEU SALVAING
Tuteur en
mode, Howard
Tangye a
vu quelques
stylistes en
herbe devenir
célèbres .
Un nom?
Sir John
Galliano.
REPORTAGE
SAINT MARTINS COLLEGE
“Les profs jugent surtout nos
carnets de croquis”, raconte Louis.
Tout juste diplômés du CSM,
la plupart de ces jeunes gens seront
engagés par des marques existantes
ou créeront leur propre label.
pas oublier que l’on doit être meilleur
que le voisin, présenter le projet le
plus abouti, le plus original. Les profs
jugent surtout nos carnets de croquis. »
Chaque projet, chaque vêtement doit
être accompagné de son carnet de croquis, avec dessins, matières et recherches historiques. « Il ne s’agit pas
de sortir une robe de derrière les fagots,
reprend Louis. Toute notre démarche
doit avoir un fil conducteur. Notre “process créatif” doit être ultra-documenté. » Ce n’est pas Howard, son tuteur,
qui dira le contraire. Howard? C’est un
peu la mémoire vivante de l’école. Il
les a tous vus passer. Même celui dont
l’ombre plane ici : sir John Galliano.
« J’ai tout de suite vu son potentiel. Un
talent exceptionnel. Un élève d’une timidité à fleur de peau... Stella McCartney, elle, était très indépendante, elle
savait où elle allait et ce qu’elle voulait. » Il pourrait parler de ses «famous»
élèves pendant des heures. Une vraie
bible ambulante! Mais la vraie star du
département mode est ailleurs.
LA STAR
Prononcez son nom dans les couloirs,
et tout à coup on pourrait entendre les
mouches voler. Il faut dire que Louise
Wilson impose le respect. Pour preuve,
elle a reçu en octobre dernier, des
mains de la queen Élisabeth herself,
une récompense pour ses loyaux services rendus à l’industrie de la mode anglaise. Rien que ça! Ancienne élève du
Saint Martins, elle dirige depuis 1992 le
130
MA Fashion course, soit la dernière année du département mode. Réputée
pour être difficile, intraitable, sans pitié, intransigeante..., les élèves la craignent et la vénèrent. Car c’est elle qui
a formé les plus grands d’aujourd’hui.
C’est elle qui les a poussés à donner le
meilleur. Non sans accrocs. Il n’est pas
rare de voir des élèves sortir de son
bureau en larmes : « Je suis là pour ça
non? lance-t-elle. Le monde professionnel est une jungle, il est sans pitié,
on prend des coups encore et encore,
je dois les préparer à s’en prendre plein
la tête. » Exemple en direct live : devant
la porte de son bureau, les élèves attendent fébriles de présenter leurs silhouettes de dernière année. Au total
huit looks qui défileront pour la prochaine London Fashion Week (possibilité
de voir tous les défilés du Central Saint
Martins sur www. style.com). Ça fait des
semaines qu’ils planchent dessus nuit
et jour. Tout le monde met la main à la
ESTAMPILLÉS
SAINT MARTINS COLLEGE
Ils sont aujourd’hui célèbres et ont
fait leurs armes au Central Saint Martins :
Hussein Chalayan, Christopher Kane,
Stella McCartney, May Morris, Terence
Conran, John Galliano, Phoebe Philo,
Zac Posen, Gareth Pugh, Paul Smith,
Matthew Williamson, Marianne Straub,
Jonathan Saunders... pour ne parler
que des plus connus.
pâte : les copines jouent les mannequins, les copains portent les accessoires et passent les derniers coups de
fer à repasser. Tout doit être nickel pour
cette ultime présentation avant le show.
La tension est à son comble. La température monte encore d’un cran lorsqu’on
entend une Louise furieuse lancer à
l’élève précédent : « Get the fuck out
of here. It sucks! » Traduction : « Fous
le camp d’ici, c’est nul! » Ambiance,
ambiance. « Je ne le fais pas de gaieté
de cœur, reprend Louise. Mais nous
devons présenter des looks à la hauteur
de l’établissement. Pendant la Fashion
Week, nous défilons au même titre que
les autres. Des chasseurs de tête seront là. C’est le moment ou jamais de
montrer ce que mes élèves ont dans
le ventre et au bout des doigts. Pas le
droit à l’erreur. L’enjeu est colossal. »
La recette de Louise a fait ses preuves :
90% de ses élèves ont soit monté leur
label, soit trouvé une place en tant que
directeur de création dans des marques
déjà existantes. Sans parler des grandes
maisons, telles que Balenciaga, Saint
Laurent, Dior, Lanvin, Chanel, Gucci...,
qui viennent directement à l’école chercher de jeunes talents avec des idées
toutes neuves. Fraîchement diplômés
et déjà repérés : c’est ça la Saint Martins’ touch. Avis aux amateurs, l’école
est en train d’étudier les dossiers pour
la rentrée prochaine*...
■
*Rens. sur www.csm.arts.ac.uk
Central Saint Martins College, Southampton Row,
London WC1B 4AP. Tél. : 00.44.20.7514.7022.
PHOTOS MATTHIEU SALVAING
Chaque élève
a son univers,
son imaginaire...
Indispensable :
il doit faire preuve
d’originalité dans
ses projets. Malgré
un certain esprit
de compétition,
les étudiants savent
aussi s’entraider,
comme au moment
d’un essayage.