Two worlds SHERIFF

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Two worlds SHERIFF
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Entre deux mondes :
Les peuples du littoral de l’Océan Indien1
Abdul Sheriff
La mer n’est le bout du monde que pour un terrien
incorrigible (Sheriff 1987: 10).
1 – La mer dans l’Histoire
La mer couvre plus des deux tiers de la surface totale du globe, et la
moitié de la population mondiale habite à moins de 80 kilomètres des
côtes. Pourtant la plupart des approches historiques sont très
continentales, pour ne pas dire enclavées, et dominées par ce que
Konvitz appelle une « culture de la terre » (Konvitz 1980: 37). On
convient généralement que le développement humain est en partie le
résultat de l’interaction entre les populations et leur environnement, mais
cet environnement est le plus souvent interprété de manière très
restrictive comme étant terrestre. Les sociétés humaines sont classées en
sociétés de chasseurs et cueilleurs, alors qu’on oublie ceux qui attrapent
le poisson et récoltent les fruits de mer sur les côtes ; en sociétés
pastorales, et ce faisant on ignore les nomades de la mer (v. par exemple
les Oran Laut en Asie du Sud-Est. Sandhu and Wheatley 1983: I, 544) ;
en sociétés de cultivateurs, et on oublie ainsi les pêcheurs, qui pratiquent
également une exploitation rationnelle de leur environnement marin ; on
parle d’industrie, mais l’élevage marin se pratique depuis fort longtemps.
Bref, on oublie souvent les relations étroites que les populations
entretiennent avec la mer. Pour beaucoup, les océans ne sont que des
vides qui séparent les continents, et on les considère avec effroi et
appréhension. En parlant des Européens du Moyen-Age, Konvitz note
que « les voyages de découverte n’ont pas vraiment contribué à dissiper
l’image traditionnelle, richement complexe et extrêmement structurée, de
la mer comme le lieu où l’homme s’aventure en risquant sa vie et d’où il
ne revient que par la grâce de Dieu, car cette image était conditionnée
par des enjeux théologiques et philosophiques. » (Konvitz 1980: 33)
1
Je tiens à remercier le Wissenschaftskolleg zu Berlin de m’avoir donné la possibilité
d’écrire un livre sur ce sujet en 2002/03.
2
Il s’agit là de la vision d’un terrien incorrigible. Pour des sociétés
vivant au bord de la mer comme les Swahilis de la côte orientale
africaine, les populations maritimes d’Arabie et du Golfe Persique ou les
peuples côtiers de l’Inde et de l’archipel indonésien, la mer n’est pas le
bout du monde, mais au contraire un espace entier de ressources et
d’opportunités qui s’ouvre ; la mer fait partie intégrante de leur culture.
Comme le montre Prins, elle figure abondamment dans leur langue
familière, dans leur poésie et dans leurs proverbes. Dans ces sociétés, les
enfants jouent avec des petits bateaux et les plus grands construisent des
maquettes qu’ils vendent ; les gens passent leurs heures de loisir au bord
de la mer ; ils se rassemblent à l’occasion du lancement, de l’arrivée ou
du départ des boutres. La mer figure dans leurs mythes, avec tous les
saints patrons des marins (Prins 1965: 4). Ces sociétés sont situées dans
des lieux stratégiques au confluent (à l’interface, dirait-on aujourd'hui)
des environnements continentaux et maritimes. Elles peuvent exploiter
ces environnements au niveau économique afin de diversifier et
d’optimiser leur productivité, tout en étant socialement et culturellement
façonnées par eux—d’où la nature double de ces sociétés maritimes.
Pendant des milliers d’années, elles ont exploité non seulement la terre
pour sa nourriture et ses fruits, mais aussi les ressources maritimes pour
en tirer subsistance et protection : le sel lui-même, à la fois substance
vitale et article de commerce; les poissons et mollusques généreusement
offerts par la mer, les pieux de mangrove fournis par les nombreuses
racines des marais tropicaux, et les pierres de corail utilisées dans la
construction de leurs habitations en dur. L’interaction entre ces
environnements complémentaires a façonné les histoires de maintes
sociétés et civilisations maritimes.
Par ailleurs, la mer est un moyen de transport ; elle permet les
échanges et les relations. Non seulement elle rend possible les
communications le long du littoral, mais elle unit les peuples socialement
et culturellement, sinon politiquement. Avec le développement d’une
technologie appropriée, et en utilisant la force du vent, des peuples ont
pu s’aventurer hors de leurs territoires et établir des liens avec d’autres
communautés au-delà des mers. Ils ont contribué à augmenter la
biodiversité du monde en obtenant de nouvelles plantes, de nouveaux
croisements d’animaux, et en créant de plus grandes unités sociales et
culturelles centrées sur l’océan.
Dans une étude essentielle, Braudel a déplacé l’étroit point de vue
continental de beaucoup de théories historiques pour se concentrer sur
3
l’interaction entre les environnements terrestres et maritimes. La
Méditerranée, son objet d’étude, se prête particulièrement bien à cette
démarche. Elle constitue pratiquement une mer intérieure, ou plutôt « un
complexe de mers… morcelées par des îles, interrompues par des
péninsules, bordées de côtes extrêmement découpées. » Comme il le dit
de façon très poétique, cette mer a donné naissance à une société pour
qui la terre et la mer sont intimement liées :
Sa vie est liée à la terre, sa poésie est plus que semirurale, ses marins peuvent se transformer en paysans
avec les saisons ; c’est la mer des champs de vignes
et d’oliviers autant que la mer des galères aux
longues rames et des bateaux ventrus des marchands,
et son histoire ne peut pas plus être séparée de celle
des terres qui l’entourent que l’argile ne peut être
séparée des mains du potier qui la façonne. (Braudel
1972a: I, 17)
Ce n’est pas la mer en tant que telle, insiste-t-il, mais les mouvements
des peuples, les itinéraires qu’ils suivent, et les relations qu’ils forgent,
qui créent les unités dans l’histoire humaine. Braudel était convaincu de
l’unité et de la cohérence du monde méditerranéen en dépit de ses
différences idéologiques. Contrairement à Pirenne, qui défendait dans sa
thèse l’idée que la montée de l’Islam avait coupé le monde
méditerranéen en deux, séparant le nord chrétien du sud musulman,
Braudel était convaincu que « les Méditerranéens turcs vivaient et
respiraient au même rythme que les Chrétiens, que cette mer partageait
dans son ensemble une destinée commune. »2
Ce long processus d’interaction avec l’environnement à la fois
naturel et humain fournit la toile de fond sur laquelle se détachent et se
marquent les cycles plus courts de l’histoire humaine. Dans son étude
originale, Braudel divise l’histoire en différents plans ou niveaux de
temps, qu’il considèrent comme essentiels à l’étude de l’histoire de toute
société. L’histoire se réduit souvent à celle des individus et des
événements, par exemple « l’histoire comme biographie des grands
hommes ». Elle traite du court terme, du mouvement, de l’agitation,
mais, comme il dit, « elle néglige totalement la densité du temps » ou sa
structure lorsqu’il s’agit d’étudier des institutions durables. Braudel
compare ce premier niveau au temps du chroniqueur ou du journaliste : il
2
Braudel 1972a: I, 276. Cependant, comme le fait remarquer Pearson, même Braudel
néglige la moitié sud du monde méditerranéen. (Das Gupta and Pearson 1987: 6-7)
4
est comme les flammes sur la poêle ou les crêtes d’écume sur les vagues
de l’histoire. Le deuxième niveau est celui du temps social ou des
« conjonctures » sociales, où le mouvement est lent mais perceptible. Ce
temps est suffisant pour que les relations qui se développent entre les
entités sociales soient assez stables et acquièrent une cohérence et une
structure qui les rendent durables. Le troisième niveau est ce que Braudel
appelle la longue durée. On cherche ici à comprendre les véritables
grands mouvements (et non les moments) de l’histoire. On se concentre
sur les relations entre les êtres humains et leur environnement, lorsque
l’histoire se fait de manière imperceptible. C’est « une histoire de
répétitions constantes, de cycles qui reviennent indéfiniment » ; l’histoire
passe lentement, mais elle a une profondeur plus grande et une durée
plus longue, et son impact se fait donc sentir à long terme. Comme dit
Richard Hall, « la vie des gens ordinaires… a toujours été gouvernée
plus par la nature que par les grands événements, plus par les moussons
perpétuelles que par les monarchies éphémères » (Hall 1996: xxi). C’est
ce niveau qui fournit l’infrastructure pour appréhender la totalité de
l’histoire, le centre autour duquel tout pivote. Ce cadre conceptuel a
l’avantage de permettre un déplacement de point de vue : on passe des
fluctuations politiques et même économiques à court terme aux
tendances sociales et culturelles à plus long terme de l’histoire humaine.
Braudel insiste sur le fait qu’il ne s’agit pas de choisir l’un de ces
niveaux à l’exclusion des autres, car ils sont tous basés sur la même
échelle, et que participer mentalement à l’un de ces niveaux revient à
participer aux deux autres (Braudel 1972a: I, 14 et 20 ; Braudel 1972b:
14-20, 32 et 36). Ce qu’il est important de comprendre, c’est que l’on a
un mouvement sur une échelle à deux dimensions opposées : à une
extrémité, tout est mouvement mais les effets dans la durée sont limités ;
à l’autre, le mouvement est lent mais il dure plus longtemps et produit
des effets plus structurants. Il est difficile de comprendre l’un de ces
niveaux de l’histoire sans prendre en compte les autres.
2 – La pertinence de Braudel pour l’Océan Indien
Bien que la Méditerranée soit un ensemble terrestre et maritime plus
compact que l’Océan Indien, on peut suggérer que l’analyse de Braudel
est pertinente pour l’étude de cet océan. Chaudhuri, qui a contribué à
populariser le cadre théorique de Braudel, s’est demandé s’il était
possible de découvrir l’unité et la diversité de la civilisation de l’Océan
Indien par une étude du commerce de longue distance pendant plus d’un
5
millénaire depuis la montée de l’Islam jusqu’à l’expansion de l’Europe
industrialisée. Son argument est qu’avec le développement des empires
musulmans en Asie du Sud-Ouest à partir du septième siècle et la
réunification, presque à la même époque, de la Chine sous la dynastie
des T’ang, est née une économie mondiale précolombienne allant de la
Méditerranée au Pacifique occidental. Les pays de l’Océan Indien n’ont
pas partagé pendant cette période une destinée commune semblable à
celle de la Méditerranée, mais l’Océan Indien a eu sa propre unité et a
constitué une sphère d’influence spécifique. Dans cet espace maritime, le
climat, les échanges économiques, les mouvements de population et un
certain nombre de forces historiques ont créé des forces de cohésion
pendant plus d’un millénaire. La régularité saisonnière de la mousson a
modelé le climat de la région Océan Indien, dont l’influence s’est
étendue bien au-delà de l’espace purement maritime jusqu’à l’Himalaya;
ses vents ont propulsé les bateaux qui ont sillonné la mer pour
redistribuer les produits agricoles et manufacturés et transporter les gens.
Chaudhuri soutient que le commerce maritime, complété par les routes
des caravanes d’Asie centrale, a contribué à créer une fort sentiment
d’unité. (Chaudhuri 1985: 2-3)
Chaudhuri dresse une carte de la région Océan Indien qui, selon sa
conception, comprend quatre grandes civilisations (iranienne-arabe,
hindoue, indonésienne et chinoise), mais il reste ambigu sur la place de
l’Afrique dans son système. Dans sa déclaration la plus catégorique, il
exclut totalement l’Afrique au motif que « les communautés africaines
indigènes semblent avoir été structurées selon une logique historique
séparée et indépendante du reste de l’Océan Indien », et sur sa carte qui
définit l’étendue spatiale de sa région Océan Indien, la frontière passe au
large de la côte de l’Afrique orientale, bien qu’elle inclue Madagascar
(Chaudhuri 1985: 10 ; Chaudhuri 1992: 36). Ailleurs il admet cependant
que la côte de l’Afrique orientale « fait non seulement partie de l’Océan
Indien dans sa dimension physique, mais a appartenu historiquement au
monde islamique », et il mentionne spécifiquement les villes portuaires
swahilies de Mogadiscio, Zanzibar, et Kilwa, dont il dit qu’elles « ont
intégralement participé aux flux commerciaux de l’Océan Indien »
(Chaudhuri 1992: 31 ; 1985: 38, 41, 44). Il établit bien entendu une
distinction entre la côte, dont on peut démontrer qu’elle a joué un rôle
dans le monde indianocéanique depuis au moins les débuts de l’ère
chrétienne, et le reste de l’Afrique qui, dit-il, est resté isolé, mais cette
dichotomie est beaucoup trop radicale pour l’Afrique par rapport aux
6
autres continents. A certaines périodes, par exemple depuis le dixneuvième siècle, l’influence maritime semble s’être exercée assez loin au
cœur de l’Afrique, et avoir apporté non seulement le commerce mais
aussi l’Islam, la culture kiswahilie et la culture swahilie en général
jusque dans la région des Grands Lacs.
L’exclusion de l’Afrique a peut-être été inspirée par l’historiographie nationaliste africaniste à courte vue de la période qui a
immédiatement suivi l’indépendance dans les années 1960, où l’on s’est
essentiellement préoccuppé de « découvrir l’initiative africaine » dans
l’histoire de l’Afrique, et où l’on a délibérément tourné le dos à l’océan,
considéré comme un facteur de distorsion.3 Dans un grand colloque
d’histoire africaine en 1962, le spécialiste de géographie historique
William Kirk soutenait que l’Afrique avait toujours été dans le courant
général de l’histoire mondiale par ses façades océaniques, la Méditerranée et l’Océan Indien, et qu’il y aurait là matière à des recherches
approfondies (Kirk 1962: 263-67). Son appel est resté sans réponse et ne
semble avoir fait l’objet d’aucune discussion dans la suite du colloque ;
au cours des quatre décennies qui ont suivi, la revue Journal of African
History a rarement traité de la mer. Il serait dangereux de laisser la
nouvelle orthodoxie imposer des oeillères à notre vision de la place de
l’Afrique dans l’histoire mondiale, en particulier pour l’Afrique du Nord,
qui s’est toujours tournée à la fois vers le monde Méditerranéen et, à
travers le Sahara, vers l’Afrique de l’Ouest, pour la côte de l’Afrique
orientale, qui elle aussi, à différentes époques, a été un partenaire actif du
monde indianocéanique tout en conservant des racines profondes dans
l’intérieur africain, et pour l’Afrique arabe et musulmane, qui a fait
partie de la fraternité plus vaste du monde arabe et musulman sans pour
autant être détachée du continent africain et de sa culture.4
3
4
Voir Ranger 1969. L’historiographie nationaliste est dominée depuis les années 1960
par la quête de « l’initiative africaine » dans le développement de l’Afrique, et elle a
accompli un travail remarquable, comme l’attestent l’Unesco et les Cambridge
Histories of Africa. Sans une telle concentration sur un seul sujet, un tel résultat
n’aurait pas été possible. Mais cette orientation pointue a créé des zones d’ombre dans
l’approche de beaucoup d’historiens, qui ont considéré que l’Afrique s’était
développée dans l’isolation par rapport à l’histoire mondiale. Dans certains cas, le
projet était délibéré, car toute reconnaissance de l’existence de contacts extérieurs était
perçue comme mettant en péril la thèse de la capacité de l’Afrique à se développer par
elle-même. Le monde extérieur était vu comme une source de corruption. C’est la
raison pour laquelle les historiens ont tourné le dos à la mer.
Après plus d’une génération d’historiographie africaine, nous devons considérer la
place de l’Afrique dans l’histoire mondiale avec plus de confiance, et en particulier son
interaction avec le reste du monde à travers son histoire. Nous devons être prêts à nous
7
Il est toutefois légitime de se demander si Chaudhuri n’a pas, dans
certains cas, étendu de manière exagérée la conception de l’unité entre
les espaces terrestres et maritimes que Braudel applique à la
Méditerranée, où ces espaces sont proches les uns des autres, à l’Océan
Indien, où certaines aires qu’il inclue se trouvent à des centaines, voire à
des milliers de kilomètres de la mer. L’alternance des hautes et basses
pressions au-dessus de l’Asie centrale en hiver et en été est certes à
l’origine du système de la mousson, et la mousson est elle-même la
source des eaux d’irrigation de la plaine indo-gangétique, mais cela
suffit-il à donner à ces eaux un caractère maritime ? Certaines des
civilisations qu’il identifie comme constitutives de l’espace Océan
Indien sont essentiellement terriennes, et tirent la plupart de leur revenu
de la terre.
Est-il possible, à l’inverse, de définir cette aire culturelle
indianocéanique sur une échelle moins ambitieuse que celle de
Chaudhuri en se concentrant sur la ceinture maritime, le pourtour de
l’océan, et en définissant un éventail plus vaste de caractéristiques
sociales et culturelles communes ? Pearson a suggéré le concept de
littoral, qui, par définition, renvoie à la terre bordée ou directement
influencée par la mer. Il est habité par une communauté de gens
nettement influencés par les forces maritimes qui se répandent depuis les
ports et la mer et s’étendent vers l’intérieur à partir des côtes avec des
frontières poreuses agissant comme des filtres à travers lesquels, comme
dit Reeves et al, « le sel de la mer est progressivement remplacé par le
limon de la terre » (Reeves, Broeze and McPherson 1989: 48). Ce
demander si l’Afrique est un concept historique ou simplement géographique. Qu'estce qui unit effectivement l’Afrique en dehors de sa continentalité ? Est-ce la race, la
langue, ou l’expérience historique ? On ne sera pas surpris d’entendre que ce n’est
aucun de ces éléments qui en fait l’unité, même s’il existe quelques ensembles unifiés
assez vastes au sein de l’Afrique, les plus notables étant la famille des langues
bantoues et l’unité culturelle implicite d’une grande partie de l’Afrique tropicale et
australe. Mais l’extension de l’Islam et de la culture arabe en Afrique du Nord fournit
un autre exemple d’unité qui ne chevauche pas le précédent ; il représente en fait un
mouvement de l’histoire mondiale qui s’est installé en Afrique à partir de la fin du
premier millénaire, et qui a unifié plus largement une grande partie de l’Afrique et de
l’Asie du Sud-Ouest. Mais même avant cet événement, il est évident que l’Afrique du
Nord faisait tout autant partie du monde méditerranéen qu’elle faisait partie du
continent africain. De même, la côte orientale de l’Afrique a fait partie du monde
indianocéanique pendant plus de 2000 ans sans nécessairement être détachée du
continent africain. Le problème avec la « nouvelle orthodoxie », c’est que quiconque la
remet en question est automatiquement taxé d’hérésie. Ceci est particulièrement
dangereux lorsque l’on traite de sociétés qui ont manifestement fait partie de mondes
différents.
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concept a le mérite de rétablir la relation et la complémentarité étroites
entre terre et mer. Pearson l’interprète comme un continuum entre ces
deux pôles qui s’entrelacent selon des modalités complexes et variées.
Voir les sociétés littorales comme soit purement terriennes, soit
purement maritimes est une aberration. Ces sociétés peuvent comprendre
à la fois des paysans et des pêcheurs, lesquels peuvent, pour beaucoup,
être les deux simultanément ou alternativement ; ils se trouvent donc en
interaction avec les autres au sein de la communauté, ils échangent leurs
produits au marché, ils entretiennent des relations sociales actives et
variées, et ils partagent une culture de proximité commune. Ces
populations peuvent être hétérogènes, vivre dans des conditions d’extraterritorialité dans des espaces distincts régis par des chefs différents, et
obéir à leurs propres lois ; mais elles pratiquent une intense coopération
économique inter-groupe (Pearson 1985: 3) et elles sont dans un
processus constant d’homogénéisation.
Plus largement, les communautés littorales interagissent en
profondeur au niveau économique avec leurs arrière-pays et leurs
promontoires, puisque les marchandises s’échangent sur de plus longues
distances, au niveau politique lorsque les sociétés littorales dominent ou
sont dominées par leurs arrière-pays, et socialement et culturellement
dans la mesure où s’organise une circulation des personnes et des biens
entre littoral et hinterland. Pearson se demande où, dans ce continuum
des sociétés littorales, doit être située la frontière permettant de délimiter
d’un côté la zone d’influence maritime prédominante et de l’autre la
zone d’influence terrienne. Il suggère qu’elle pourrait être tracée
approximativement au milieu de ce continuum, là où l’influence de la
terre dépasse l’influence maritime, mais il dit ailleurs que cette frontière
se situe là où « l’activité terrienne n’est nullement influencée par la
mer » (Pearson 1985: 6-7). S’il reconnaît qu’il est séduisant de définir la
limite de la ceinture maritime au moyen d’une ligne géographique sur
une carte, il souligne lui-même que cette limite est poreuse et élastique,
et qu’elle se déplace selon les vagues de l’histoire. Il essaie d’agréger
différents types d’influences de manière à produire une sorte de
moyenne entre les influences de la terre et de la mer. On aboutit ainsi à
un tableau assez statique d’un phénomène complexe dont les aspects
économiques, politiques, sociaux et culturels deviennent un peu brouillés
lorsqu’ils sont fondus dans un tout. Dans une interprétation plus
dynamique de la réalité historique, Braudel compare la mer à un champ
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électrique ou magnétique dont l’influence diminue à mesure que l’on
s’en éloigne. Sa comparaison a l’avantage d’être plus variée :
La circulation des hommes et des marchandises, tant
physiques qu’immatérielles, a formé des cercles
concentriques autour de la Méditerranée. Il faut
imaginer cent frontières, pas une : certaines
politiques, d’autres économiques, d’autres culturelles.
(Braudel 1972a vol. I: 168)
3 – L’Océan Indien
L’Océan Indien est une étendue d’eau vaste mais très compacte, qui
couvre le cinquième de la surface totale des eaux de la Terre (Rao and
Griffiths 1998: 61). Son pourtour est en forme de « M » arrondi, limité
par l’Afrique à l’ouest, le continent asiatique au nord, et une chaîne
d’îles et de péninsules (Asie du Sud-Est et Australie) à l’est. La
« péninsule » indienne, si l’on peut dire, en constitue le pivot, lui donne
son nom, et le divise en deux lobes principaux : la Mer d’Arabie à
l’ouest et le Golfe du Bengale à l’est. Jusqu’à la fin du quinzième siècle,
c’est-à-dire avant que les Portugais ne pénètrent dans l’Océan Indien par
le sud, sa limite australe, face à l’Antarctique, importait peu.
Les côtes, longues dans leur ensemble, les golfes très échancrés de
la Mer Rouge et du Golfe Persique qui pénètrent loin à l’intérieur du
continent afro-asiatique, les vastes baies de la Mer d’Arabie et du Golfe
du Bengale, et le réseau complexe des îles et péninsules du pourtour de
l’Océan Indien ont fourni un environnement maritime confortable,
toujours chaud, tropical et prodigue. Comme en Méditerranée, les
hommes ont eu la possibilité d’exploiter simultanément les ressources
terrestres et maritimes afin d’augmenter la quantité et la variété de leur
subsistance. L’Océan Indien est entouré des continents et des civilisations les plus peuplés : son pourtour est aujourd'hui habité par le tiers de
la population mondiale. Historiquement, l’océan lui-même a facilité la
communication entre les différentes communautés qui se trouvent sur
son pourtour. Il a donc bénéficié d’un degré considérable de cohésion
économique, sociale et culturelle pendant des siècles. Mollat le place
dans un contexte culturel plus vaste :
Les mers de la Méditerranée (auxquelles ressemble
l’Océan Indien) ont toujours été des centres de
civilisation… Espace de rencontres et de contacts,
traversé dans toutes les directions par des axes de
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circulation, centre de tous types d’échanges et
sensible aux influences les plus diverses et les plus
éloignées, l’Océan Indien, plus que toute autre mer
ou océan, est un carrefour privilégié de cultures, et ce
d’autant plus qu’il a joué diachroniquement ce rôle
d’intermédiaire depuis la plus haute antiquité. (Mollat
1980: 2)
La mousson
S’il existe une caractéristique archétypale de l’Océan Indien, c’est
bien le système de la mousson et de ses vents. Contrairement aux océans
Atlantique et Pacifique qui s’étendent pratiquement d’un pôle à l’autre,
l’Océan Indien ressemble plus à une vaste mer intérieure isolée des mers
polaires froides du nord par l’importante masse continentale eurasienne.
Avec ses larges bandes de terre et de mer latitudinales qui s’étendent de
part et d’autre de la zone tropicale, ce bassin présente un phénomène
climatique unique. L’alternance du refroidissement et du réchauffement
de l’énorme continent eurasien en hiver et en été, et la juxtaposition avec
un océan chaud d’égale grandeur au sud, provoque un renversement
saisonnier régulier des vents sur le bassin de l’Océan Indien. Lorsque ces
vents passent au-dessus de l’océan, ils aspirent des quantités énormes
d’humidité qui finit en précipitations sur les terres, souvent très loin de la
mer. Dans beaucoup d’endroits de cet océan, la vie économique est
rythmée par le cycle saisonnier de la mousson, qui règle la répartition
des précipitations dont dépend l’agriculture. La fin relativement
prévisible de la mousson sur la côte occidentale de l’Inde ou sur la côte
du Dhofar à Oman, par exemple, constitue une date importante du
calendrier des peuples de l’Océan Indien (Findlay 1866: 33, 58-59 et 92.
Voir aussi Kirk 1962).
Le système de la mousson a joué un rôle essentiel dans l’économie
et la vie des peuples du pourtour indianocéanique et a contribué à les
intégrer dans un vaste complexe culturel maritime. Le mot lui-même et
ses différentes formes utilisées dans l’Océan Indien (msimu en swahili à
l’extrême ouest, maws.im en arabe, mosum chez les Iraniens et les
Indiens, et moossim chez les Malais à l’extrême est) est originaire de
l’Océan Indien, et dérive d’une source commune (Hobson-Jobson 1886:
441-42 ; Encyclopaedia Britannica, 11th ed. 1911, vol. 18: 740). Il
signifie à la fois la saison et les vents caractéristiques qui y sont associés.
La mousson définit le climat dans la mesure où elle fournit non
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seulement l’eau de pluie vitale pour la production agricole sur le
pourtour du bassin, mais aussi les vents nécessaires aux communications
et au transport des produits et des personnes.
On a jusqu’ici supposé de manière un peu simpliste que la
navigation à voile dans l’Océan Indien occidental avait été déterminée
par la mousson, les boutres utilisant la mousson du nord-est pendant
l’hiver septentrional pour aller vers la côte de l’Afrique orientale et la
côte ouest de l’Inde, le retour vers le nord se faisant pendant l’été avec la
mousson du sud-ouest. En réaction à cette conception erronée, Kirk, sur
la base de l’expérience de Villiers qui avait navigué sur un boutre du
Koweït en 1939, a soutenu que pour les navigateurs indigènes, la
principale saison de voyage semble toujours avoir été la saison de la
mousson du nord-est, lorsque les vents plus légers, les brises côtières de
terre et de mer, les cieux dégagés et un temps plus calme permettent une
navigation plus sûre, plutôt que pendant la mousson du sud-ouest, où le
temps est plus agité (Kirk 1962: 263 ; Villiers 1956: 22). Alors que la
mousson du sud-ouest, lorsqu’elle est à son maximum en juin et en
juillet, est effectivement bien trop forte pour permettre la navigation de
longue distance sur des boutres de bois, Datoo montre, à partir des
conditions météorologiques et d’éléments de preuve empiriques portant
sur de vrais voyages en boutres, que lesdits boutres utilisaient bien la
mousson du sud-ouest, et qu’ils profitaient soit de la « montée »
(mawsim) de la mousson en avril, soit, plus rarement, de sa « queue »
(demani) en août (Datoo 1970: 1-10).
Les relations interrégionales dans l’ouest de l’Océan
Indien
S’il est clair que l’océan fournissait le site et la mousson l’énergie
permettant la communication à travers l’Océan Indien, il reste à
comprendre les raisons pour lesquelles les populations voulaient
traverser les mers. L’une des raisons fondamentales est le transport de
marchandises produites dans une région et pour lesquelles il existe une
demande dans une autre. Le climat a donné naissance à un certain
nombre d’environnements variés et complémentaires autour du bassin de
l’Océan Indien. Kirk a identifié trois zones distinctes, chacune avec ses
potentialités et ses points de contact externes terrestres et maritimes
spécifiques : deux régions de « forêt-mer » en Afrique orientale et dans
la péninsule indienne avec un climat tropical humide et riches en bois et
en produits agricoles, et une zone intermédiaire de « désert-mer » au
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Moyen-Orient qui manquait de ces marchandises mais qui était riche en
produits de la mer. C’est le contraste entre ces deux types de régions qui,
souligne-t-il, a stimulé les communications entre elles (Kirk 1962: 265).
A. La région forêt-mer de la façade sud-ouest
La région forêt-mer d’Afrique orientale s’étend depuis le sud de
l’équateur jusqu’au Mozambique et à Madagascar. Elle est limitée au
nord par le désert de Somalie et à l’intérieur par la ceinture de Nyika,
plus sèche. Elle a un climat tropical avec des températures élevées et un
régime de précipitations caractéristiques. Sa partie centrale, située entre
Mombasa et Tanga et comprenant les îles de Zanzibar, bénéficie de
précipitations plus fortes (entre 1000 et 1500 mm) réparties sur neuf ou
dix mois avec deux maxima distincts appelés pluies longues et pluies
courtes et coïncidant avec le changement des moussons. Le volume et la
durée des précipitations déclinent parallèlement du début à la fin de la
saison. Le climat se reflète dans la végétation, bien que cette dernière ait
été modifiée par l’occupation humaine pendant les derniers millénaires.
Ces forêts produisent du bois de grande valeur comme le mvule utilisé
dans l’ameublement, mais les bois les plus précieux comme le mninga et
le teck africain se trouvent dans les hautes terres de l’intérieur, plus
humides, par exemple dans les monts Usambara qui offrent un couloir à
travers la ceinture aride du Nyika à l’ouest de la bande côtière (Morgan
1973: 46, 50, 54, 163 ; Pritchard 1962: 36).
La côte a été façonnée par les changements récents du niveau de la
mer qui a submergé des embouchures de rivière, créant ainsi des criques
et des estuaires comme l’archipel de Lamu, les criques de Mombasa, le
delta du Rufiji et l’estuaire où se trouve Kilwa. Ces lieux constituent des
bons ports abrités et, sur les îles, des sites défensifs. Le corail, que l’on y
trouve en abondance, fournit la chaux et la pierre brute avec lesquelles
on construit les maisons tout au long de la côte depuis au moins le
dixième siècle. De plus, les laisses de vase côtières exondées à marée
basse et les deltas comme celui du Rufiji en Tanzania sont des endroits
idéaux pour le développement des mangroves, qui produisent les pieux
de mangrove résistants aux termites (boriti en swahili) abondamment
utilisés dans tout l’ouest de l’Océan Indien dans le bâtiment et comme
combustible. Pendant des siècles, ces pieux ont constitué la principale
marchandise transportée en vrac par les boutres allant de la côte africaine
orientale et de l’Inde vers l’Arabie et le Golfe Persique, où on les utilisait
pour construire des maisons à plusieurs étages. Ce commerce est
13
rarement mentionné dans les sources écrites, qui préfèrent se concentrer
sur celui plus prestigieux de l’or et de l’ivoire. Cependant, un auteur
arabe mentionne bien au dixième siècle que le bois du pays des Zanj est
utilisé dans la construction des maisons des riches marchands de Siraf
dans le Golfe Persique, et l’usage des boriti a été confirmé par
l’archéologie à cet endroit (Morgan 1973: 64-65, 173, 178, 180, 193 ;
Whitehouse 1969: 51).
Le plateau continental le long de la côte africaine orientale est
étroit, sauf dans la partie située entre Zanzibar et le continent et autour de
l’archipel des Lamu. La pêche constitue une possibilité importante de
développement économique pour les locaux, soit qu’ils pratiquent une
pêche de subsistance à la palangre, au carrelet ou au filet près des côtes
dans de petites embarcations, soit que, comme les Tumbatu de Zanzibar
ou les Bajun de l’archipel des Lamu, ils suivent régulièrement les
mouvements des bancs de poissons comme la carangue (kingfish) qui
remontent et descendent la côte. Toutefois cette région semble être
déficitaire en protéines de poisson, ce qui crée en potentiel d’échange
avec d’autres régions plus riches de l’Océan Indien (Morgan 1973: 12526 ; Pritchard 1962: 82).
La terre est utilisée pour la culture de céréales et d’arbres où
dominent à la fois des espèces indigènes et importées, ce qui confirme la
longue histoire des interactions dans l’Océan Indien : le sorgho et le
millet perle sont originaires d’Afrique et ont été introduits en Asie depuis
très longtemps ; le riz et l’éleusine (millet) viennent d’Asie et leur
introduction en Afrique est également ancienne. On pense que la noix de
coco et la banane proviennent d’Asie du Sud-Est, peut-être par la même
voie que celle qui a vu la migration des Indonésiens vers Madagascar,
sinon plus tôt. Le cocotier est décrit comme l’arbre de vie, car
pratiquement toutes ses parties sont utilisées pour fournir nourriture,
boisson, huile, fibres, cordes, combustible et éléments de toiture. Le
Périple de la Mer Erythréenne mentionne l’extraction de l’huile de coco
sur la côte orientale africaine au premier siècle de notre ère, ainsi que la
présence de la canne à sucre (et, on peut donc le supposer, du sucre).
Masudi signale des variétés de bananes le long de la côte au dixième
siècle, mais cette plante a eu une longue période de gestation en Afrique,
comme semble l’indiquer le grand nombre des variétés que l’on trouve
sur le continent (Morgan 1973: 99-106 ; Freeman-Grenville 1962: 1, 16).
14
B. La région désert-mer de la façade nord-ouest
La région désert-mer, qui s’étend de la Corne de l’Afrique à la
vallée de l’Indus, constitue la zone intermédiaire de l’Océan Indien
occidental et présente un contraste écologique fort par rapport à la région
de la côte orientale africaine d’une part et à l’Inde occidentale d’autre
part. La Péninsule Arabique y occupe une position centrale ; elle est
bordée sur ses deux côtés par la Mer Rouge et le Golfe Persique et elle
pénètre profondément à l’intérieur du continent afro-asiatique. La
péninsule possède ainsi une longue façade ouvrant sur la mer qui fournit
un environnement naturel propice au développement d’une économie et
d’une culture maritime le long de ses côtes. Le desséchement du MoyenOrient a provoqué le dépouillement de la végétation naturelle de la
région (Fisher 1978: 73). Pour compenser ses insuffisances, celle-ci a
donc dû se tourner vers la mer et son triangle d’activités : pêche, culture
des perles et commerce.
Les régions plus élevées situées sur le plateau du sud sont coupées
du reste de la péninsule par le désert de Rub al-Khali (ou « Quart
Vide »). De l’autre côté, elles présentent une longue côte le long de la
Mer d’Arabie. C’est grâce à une pluviométrie plus importante sur les
terres situées au-dessus de 1000 m d’altitude qu’ont fleuri l’encens et la
myrrhe, autant prisés par le roi Salomon que par les empereurs romains.
Ces substances étaient ramassés par les populations locales, les
Somaliens migrants et d’autres Africains, et transportées en caravanes à
travers le désert vers le nord ou jusqu’à la mer vers le sud (ibid.: 480).
Dans son ensemble, toutefois, la région a une production
alimentaire très faible, et elle a toujours dû se tourner vers la mer pour
compenser son déficit par la pêche et l’importation de denrées
alimentaires à partir de régions plus favorisées de l’Océan Indien, ou
pour exporter sa population en surnombre. Les vents de mousson qui
soufflent avec force de la terre éloignent les eaux de surface de la côte,
provoquant la remontée des eaux profondes, plus froides et riches en
nutriments. C’est ainsi que l’on trouve, au large du sud de la côte
arabique, des zones de pêche parmi les plus productives du monde.
Depuis des millénaires, c’est la pêche qui permet à beaucoup d’habitants
de la côte arabique de vivre. Elle assure leur subsistance alimentaire ; le
poisson et ses sous-produits sont également utilisés comme engrais et
comme nourriture pour les animaux. Marco Polo remarque, au treizième
siècle, la « grande profusion » de poissons sur la côte, et s’émerveille de
voir qu’on donne même du poisson à manger au bétail (Polo 1926: I,
15
442-43). On produisait également de l’huile de poisson et de requin pour
le traitement du bois de construction navale, et le poisson salé et séché
était un des grands articles d’exportation, transporté par les boutres vers
l’Afrique orientale et l’Inde. Ce commerce avait donné naissance à une
importante industrie de construction et de réparation de boutres le long
de la côte sud-arabique, comme à Shihr et Mukalla (Hadramaout) et à
Sur (Oman), même si, à cause de l’aridité de la côte, il fallait faire venir
le bois de la côte indienne de Malabar ou d’Afrique orientale. Malgré
cela, la région a toujours été incapable de subvenir aux besoins de tous
ses habitants, et son histoire a été marquée par un exode constant de sa
population en surnombre vers l’Afrique orientale, l’Inde et l’Asie du
Sud-Est (Ingrams 1949: 131-32, 134-35).
C. La région forêt-mer de la façade nord-est
La façade nord-est s’étend de la péninsule du Gujarat jusqu’à la
pointe sud de l’Inde au Cap Comorin. Le Gujarat a toujours été un
élément essentiel de la zone économique de l’ouest de l’Océan Indien,
produisant et consommant un grand nombre d’articles de commerce ; il a
toujours été aussi un intermédiaire commercial important et la source
d’une diaspora de marchands, que l’on appelle les Banyans. C’est un
grand producteur de coton et un centre de fabrication textile depuis
l’antiquité. L’Inde péninsulaire est dominée par le plateau du Deccan,
dont l’altitude peut aller jusqu’à 2000 m dans les Ghats Occidentaux.
Elle est bordée par une étroite ceinture côtière. Pendant l’été
septentrional, la mousson du sud-ouest apporte la pluie sur les Ghats
Occidentaux, où elle déverse brutalement ses masses d’eau à partir de la
mi-juin, arrosant également la côte occidentale en remontant vers les
hauteurs. Les cours d’eau ainsi créés ont formé de nombreuses plaines
alluviales en éventail et des estuaires de rivière accessibles à la
navigation de cabotage. En même temps, les vagues de la Mer d’Arabie,
nées elles aussi de la mousson du sud-ouest, ont formé le long de la côte
des bancs de boue peu élevés et des dunes de sable, interrompus par
endroits. Ne pouvant retourner vers la mer, l’eau restée prisonnière
forme des lagunes tout le long de la côte et crée ainsi un environnement
maritime parfait sur la Côte Malabar. La pêche joue évidemment un rôle
important dans l’économie de la région. De nombreuses espèces de
poissons et de crustacés se reproduisent dans les lagunes et les cours
d’eau. La plateforme continentale, peu profonde, bénéficie d’un
mouvement de montée des eaux profondes froides riches en nutriments ;
16
elle est donc elle aussi propice à la pêche. Le poisson est la nourriture de
base. Le surplus de poisson est salé, séché et exporté vers d’autres
régions (Singh 1983: 157-58, 302-09, 313, 319, 324-25, 330).
Les températures élevées, les pluies d’été abondantes et le fort
taux d’humidité favorisent sur la côte ouest la croissance d’une forêt
tropicale luxuriante qui produit du bois de qualité, en particulier le
santal, l’acajou et le teck. Les lagunes et les estuaires de rivière sont
bordés de mangroves où l’on exploite le pieu de mangrove (appelé ici
chandal) résistant aux termites et utilisé dans le bâtiment. Ces ressources
ligneuses sont connues et exploitées depuis plusieurs millénaires pour la
construction de boutres et de maisons dans tout l’ouest de l’Océan
Indien. Les navires étaient construits en teck imputrescible et autres bois
durs dans les chantiers navals indiens ; on transportait aussi le bois
d’Inde vers la côte arabique et le Golfe Persique, où s’était développée
une florissante industrie de construction navale (Singh 1983: 321, 325 ;
Stamp 1966: 229).
Le climat tropical idéal et la végétation qui l’accompagne ont
aussi fourni les conditions idéales pour la production des épices. La Côte
de Malabar a une réputation historique dans ce domaine. C’est de là
qu’est originaire le poivre noir, et la région produit aussi la cardamome,
le clou de girofle, le gingembre et la cannelle. La basse plaine alluviale
au pied des montagnes du Kerala est un bassin économique important où
le moindre recoin est exploité pour la culture du riz. Bien drainés, les
bancs de sable de la lagune et des vallées de rivière conviennent
parfaitement à la culture du coco, très importante au Kerala comme sur
la côte orientale africaine. Le cocotier contribue largement à la
subsistance des populations : on utilise le coco pour la cuisine et
certaines parties de l’arbre dans le bâtiment (par exemple les palmes
pour faire des toitures). Toute une gamme d’activités artisanales repose
sur le coco : avec les coques que l’on fait macérer dans les eaux salées
des lagunes, on produit de la fibre (le coir) qui sert à faire des cordages
et des paillassons. Du coprah (noix de coco séchée), on extrait de l’huile
utilisée dans la fabrication du savon, de la margarine et de la lotion pour
les cheveux. Le résidu (tourteaux de coprah) est utilisé comme aliment
pour le bétail. (Singh 1983: 327-28 ; Stamp 1966: 218-21, 277-78)
Ainsi, le contraste environnemental entre les trois régions, en
particulier le contraste entre les deux régions de forêt et la région
désertique qui les sépare, a créé entre elles un énorme potentiel
d’activités et d’échanges. Kirk fait toutefois remarquer que toutes les
17
communautés de la façade océanique n’ont pas également mis à profit
les occasions de communications interrégionales offertes par la mousson,
qui touche ces trois régions, mais qu’« à certaines époques, sous l’effet
de tel ou tel stimulus, on assiste à un processus dur d’unification
culturelle dans certaines limites environnementales. » (Kirk 1962: 265)
Cependant, les échanges commerciaux ne sont pas seulement déterminés
par les différences environnementales : si on ne s’attend pas à trouver de
grands courants d’échanges entre les deux régions forêt-mer, des
différences dans la présence de ressources minérales, couplées au
développement de l’industrie manufacturière dans telle région, et la
demande dans telle autre, peuvent faire naître une activité commerciale
considérable.
4 – Conclusion
On voit donc que la mer joue un rôle essentiel dans l’économie des
peuples littoraux, mais son influence ne se limite pas à ce seul domaine.
Lorsque les hommes s’engagent dans le commerce, ils n’échangent pas
seulement des marchandises mais aussi des idées. Ils vont bien au-delà
du marchandage entre gens qui ne parlent pas la même langue : ils
s’engagent dans des relations sociales intimes qui commencent sur la
place du marché et peuvent finir au lit. On a des preuves que depuis
toujours les marchands étrangers ont entretenu des relations avec les
populations locales, ont appris leur langue, et qu’à cette occasion leur
propre langue a pu être influencée ; beaucoup ont épousé des femmes
locales, et quelques-uns se sont établis sur place, formant ainsi des
communautés de diaspora. Quelles que soient les couleurs que l’on
utilise pour marquer les différents continents qui entourent l’Océan
Indien, seul un ruban multicolore peut illustrer la culture complexe de
son long pourtour. L’arc-en-ciel de ce ruban ne symbolisera pas
seulement le métissage physique de ses populations, mais surtout
l’aspect cosmopolite de leurs cultures. Le commerce maritime et
océanique a fait naître un ethos « maritime », une culture maritime
spécifique qui diffère fondamentalement de la culture continentale (Prins
1965: 263-75). Anirudha Gupta soutient que « là où la charrue ouvre la
terre, les épées s’affrontent souvent ; là où vont les bateaux, le commerce
prospère généralement. » Une société agraire engendre une mentalité
d’exclusion, demande la protection d’un empire et appelle à la conquête.
Le commerce maritime, au contraire, exige des échanges de capitaux et
suscite l’esprit d’entreprise entre des peuples d’environnements, de races
18
et de religions différentes ; il favorise l’expansion continue des relations
inter-communautaires entre l’autochtone et l’étranger. « C’est la
coopération et non la conquête qui est à l’origine de la prospérité
maritime de la côte » (Gupta 1991: ix, xii-x). La culture de la côte est
composée d’éléments de provenances diverses ; si elle n’aboutit pas
automatiquement à un mélange harmonieux, elle est remarquablement
tolérante à l’égard des autres religions et des autres groupes (Prins 1965:
264-65, 267-68).
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