Le temps des amis - Ateliers d`anthropologie
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Le temps des amis - Ateliers d`anthropologie
VA N E S S A M A N C E RO N Le temps des amis Les modes d’interaction quand on a vingt ans à Paris * L’observation des usages et pratiques téléphoniques d’un ensemble de jeunes citadins parisiens (âgés de vingt à vingt-cinq ans), caractérisés par une certaine marginalité sociale et liés par des relations d’affinité, révèle l’importance du rôle joué par les outils de communication dans l’organisation et le fonctionnement du groupe. La littérature sociologique, psychosociologique et, dans une moindre mesure, ethnologique, s’est attachée depuis les années 1930 à penser les modes d’organisation juvénile dans le cadre de nos sociétés. Le développement de « cultures jeunes » est souvent compris comme un processus de socialisation nécessaire à l’accession aux rôles adultes. Pour Margaret Mead (1958), les adolescents ne sont pas confrontés à un système clair et cohérent de normes culturelles et trouvent dans la culture jeune une aide pour s’orienter et construire leur propre identité. D’autres auteurs insistent sur le clivage entre les jeunes et les adultes, comme Jean Monod (1968), qui voit là un défaut d’harmonie, la différence entre groupes d’âge prenant parfois la forme d’une rupture 1. Sans chercher à comprendre la fonctionnalité ou le caractère dissonant des organisations juvéniles, j’ai pu observer que les jeunes gens que j’ai côtoyés lors de l’enquête forment une sorte de microsociété dans une marge mal déchiffrable. Par tout ce qu’il y a de vague et de contradictoire dans la définition de leur statut, le temps de la jeunesse prend paradoxalement pour eux un caractère de permanence au point de devenir un style de vie. Ils se situent dans un entre-deux social — sortis de la période scolaire, détachés en partie du foyer familial, ils ne sont ni étudiants ni « professionnalisés » —, mais ils vivent néanmoins leur jeunesse comme un état qui tient à la nature des rapports Ateliers, 28 (2004) : 149-180. * Une première note de recherche à partir de laquelle cet article est construit a été publiée dans la revue Réseaux en juin 1997. Je remercie Martine Segalen du soutien qu’elle m’a apporté. 1. « Le conflit des générations est plus “dangereux” aujourd’hui que la lutte des classes, parce qu’on peut réduire la seconde à un conflit de groupes et même de personnes […], tandis que les conflits de génération sont fondamentalement des conflits de culture […] » (MONOD, 1968 : 498). 150 VANESSA MANCERON sociaux qu’ils ont établis entre eux, rapports qui ne sont pas sans évoquer la communitas décrite par Victor W. Turner (1969). Ces jeunes gens se reconnaissent nombre de points communs : ils estiment être réunis par un « mode de fonctionnement » et des aspirations semblables. Le célibat est partagé par tous, situation qui conditionne la force de leur engagement dans ce réseau de sociabilité plutôt masculin. Les relations amoureuses sont toujours évoquées pour expliquer la « disparition » d’un ami que l’on a cessé de voir. Le sentiment d’appartenance au groupe des « potes » est fortement valorisé, car c’est presque uniquement par lui et grâce à lui que les activités de chacun prennent sens et se réalisent. Le sentiment d’appartenir à un groupe est associé à la régularité et à la fréquence des contacts — en face-à-face et surtout par téléphone —, régularité et fréquence qui dépassent en intensité tout ce que j’ai pu observer jusqu’alors en matière de relations amicales. Attacher de l’importance à ce qui importe à ces jeunes gens, c’est mettre l’accent sur les échanges dont ils ont une conscience particulièrement aiguë et une pratique incessante sous ses formes les plus diverses. Dans ce contexte, l’étude des pratiques téléphoniques — objet prétexte — me semble un bon moyen de saisir, à la fois, ce que ces jeunes gens partagent, ce qui les unit au travers de leurs échanges quotidiens, et bien sûr la manière tout à fait particulière dont ils conçoivent les liens d’affinité, oscillant sans cesse entre esprit de corps et individualisme marqué. Questions de méthode Dans la ville, irréductiblement insaisissable dans sa totalité, les faits se présentent souvent sous la forme d’agrégats aux limites floues et mouvantes, les réseaux de relations et leur inscription spatiale tendant à se dissoudre. Les études en milieu urbain soulignent à cet égard la difficulté de délimiter une unité d’observation pertinente, que l’insertion dans la société globale pose, de surcroît, avec une acuité particulière. Si « la ville est un ensemble de rapports », écrit Colette Pétonnet (1987), ici nous avons affaire à un système de relations d’interconnaissance formant un groupe constitué aux yeux de ceux qui le composent. LE TEMPS DES AMIS Je me suis principalement attachée à cinq personnes qui se côtoient assidûment depuis environ deux ans — Grégoire, Antoine, Boris, Claire et Laure — et qui forment, selon leurs propres termes, un groupe, une bande ou un « posse » 2, en prenant en compte le réseau amical plus large dans lequel ils s’inscrivent 3. Le degré d’interconnaissance y est particulièrement fort. La confrontation de leurs carnets d’adresses montre qu’une trentaine de personnes apparaissent dans les cinq carnets à la fois, et environ soixante-dix dans au moins deux d’entre eux. Une première raison, essentielle, à cela : la proximité spatiale. « Ce sont des gens du 13, des gens du quartier », ce qui signifie que beaucoup d’entre eux ont fréquenté les lycées se situant à la frontière du XIIIe et du Ve arrondissement de Paris, et que la plupart ont lié connaissance directement ou indirectement par ce biais. S’ils n’étaient pas dans le même lycée, ils faisaient la sortie des autres « bahuts » et certains avaient, sans le savoir encore, des amis en commun. Au sein de ce foyer du XIIIe, les mêmes informations circulaient comme le feu sur la poudre, et tous les amis d’amis d’amis… se retrouvaient dans les mêmes fêtes, les vendredis et samedis soirs, ce qui favorisait l’élargissement des amitiés communes et accroissait les possibilités de rencontre hors du lycée. L’observation participante est particulièrement aisée et appropriée s’agissant de jeunes gens qui, pour la majorité d’entre eux, ne travaillent pas, ou bien de manière épisodique, occupent généralement leur journée à se rencontrer ou à se téléphoner. Utiliser le téléphone de manière assidue, passer chez les uns et les autres, établir des relations multiples et participer à leurs activités festives constitue à leurs yeux un gage d’intégration. Le temps de l’enquête est une période d’apprentissage, que révèlent clairement les modifications successives apparues lors des interactions. Le contact par téléphone préalable à toute rencontre était au début très formel et visait à prendre rendez-vous dans les jours à venir. Face aux réponses évasives « Demain, je ne sais pas ce que je fais ! », nous convenions en général de nous rappeler le lendemain en début d’après-midi. Progressivement, j’abandonnais mes propres codes de civilité — prévenir suffisamment tôt pour leur permettre d’aménager leur emploi du temps — et tentais de prendre rendez-vous le jour même, ce qui me permettait de faire partie de leurs prévisions de la journée et 151 2. Expression utilisée par les jeunes des banlieues françaises pour désigner leur bande. Chaque posse porte un nom particulier qui sert aussi à nommer les gens qui en font partie. Le posse, à l’origine, est un regroupement volontaire de jeunes « artistes » — musiciens, danseurs, chanteurs, tagueurs — signant leurs activités du nom de leur posse. 3. Le terme de « réseau » sera utilisé dans ce texte dans un sens métaphorique pour désigner un ensemble d’individus en interaction partageant une culture, et non pas pour désigner la structure du groupe. 152 VANESSA MANCERON d’accroître nos chances de rencontre, même si cela nécessitait parfois d’échanger plusieurs coups de téléphone avant d’y parvenir. Aujourd’hui, c’est encore plus simple. Je saisis le combiné en disant : « Allô, salut, ça va ? Qu’est-ce que tu fais, je peux passer ? » L’approche est directe, privilégie l’immédiateté et la spontanéité, mais elle demande en contrepartie une grande disponibilité. J’adoptais donc peu à peu certaines particularités de leurs modes d’interactions, condition indispensable pour les voir le plus souvent possible et établir une relation « correcte ». Car voici bien ce qu’ils attendaient de moi : être comme eux, ou plutôt faire preuve d’estime devant leur mode de vie et annuler la différence, le regard trop extérieur. La différence d’âge peu sensible qui nous sépare et la proximité culturelle facilitèrent nos rapports. Toute la difficulté consista à maintenir un équilibre entre distance et proximité, c’est-à-dire à sortir du domaine relationnel informel, imposer des entretiens individuels et poser des questions auxquelles on me répondait sans la nonchalance et le vague qui caractérisent habituellement leurs interactions. Les carnets d’adresses, forts chacun d’une petite centaine de noms dont quatre-vingt-quinze pour cent correspondent à des relations de type amical — allant de la simple connaissance, du copain que l’on côtoie par le biais d’un intermédiaire, à l’amitié « vraie », au « pur pote » —, m’ont fourni une bonne base de départ à la discussion. Observer, qualifier et quantifier les pratiques téléphoniques selon le cours de la vie quotidienne est un exercice difficile car il est bien rare de pouvoir assister à une discussion téléphonique et son contenu nous parvient tronqué. Remplir un tableau énumérant durant deux semaines les appels donnés et reçus, leur motif, leur contenu, leur durée et le lieu d’où ils ont été donnés, a été vécu par les cinq personnes concernées comme un « devoir scolaire » extrêmement déplaisant auquel beaucoup ont renoncé dès le premier jour. L’usage d’un magnétophone enregistreur de conversations téléphoniques installé chez chacun impliquait un rapport de confiance éprouvé, rapport que seul le temps a rendu possible avec quelques-uns. La confiance s’est établie selon mon aptitude à contrôler le flux d’informations qui me parvenait : les révélations que chacun me livrait sur lui-même et les autres ne devaient en aucun cas dépasser les frontières de ce face-à-face. Si l’enregistrement des conversations téléphoniques 153 LE TEMPS DES AMIS est perçu comme une violation de l’intimité, c’est en partie parce que les informations sur les uns et les autres ne circulent jamais de manière collective et ne sont pas révélées directement aux personnes concernées. L’amitié dans le cadre d’un groupe suppose un rapport de confiance que le non-dit protège. Être « réglo », c’est ne rien révéler des secrets livrés par l’un sur l’autre, c’est taire les rapports d’influence, les jugements de valeur, les tensions internes, ajuster son comportement sur celui des autres et permettre ainsi un fonctionnement harmonieux de l’ensemble. Quand on a vingt ans… Le départ du foyer familial, le début de la vie professionnelle et la fondation d’une famille sont souvent considérés comme des facteurs déterminants de l’entrée dans la vie adulte 4. Ces critères, s’ils sont grossièrement définis, ont néanmoins du sens pour ces jeunes et sont perçus comme des points de rupture, des étapes essentielles et irréversibles du cours de la vie face auxquelles ils se situent. Récemment sortis de la période scolaire, ces garçons et ces filles ont quitté le domicile parental entre seize et dix-huit ans, ce qui leur a permis d’accéder à une autonomie relative et de se constituer un domaine privé. Ils restent néanmoins attachés à leur famille qui leur procure une aide matérielle, leur permettant de se loger sans se préoccuper du loyer 5. Dès qu’ils ont vingt-cinq ans, ils bénéficient aussi du revenu minimum d’insertion. Ils sont célibataires, ce qui correspond à leurs yeux à un choix, synonyme de liberté : le couple « emprisonne » et n’est compatible avec la vie qu’ils entendent mener qu’à la condition de se plier aux contraintes de la vie du groupe. De même, exercer une profession à temps plein sous forme de contrat à durée indéterminée est perçu comme une sérieuse atteinte à leur mode de vie et comme la trahison de leurs aspirations. À l’inverse d’autres jeunes, étudiants ou à la recherche d’un premier emploi, ils n’entendent ni se former par les voies institutionnelles, ni être embauché, c’est-à-dire intégrer une structure et y trouver sa place. Contrainte et liberté sont pour eux comme les deux pôles inversés d’un aimant, ils se repoussent l’un 4. Critères dégagés par exemple lors d’une enquête réalisée par l’INSEE en 1985-1986 sur la population des jeunes Français et dont certains résultats ont été analysés par GALLAND et GARRIGUES, 1989. 5. Certains vivent dans de petits studios dont leurs parents sont propriétaires, et d’autres dans des logements loués avec l’aide des parents et le complément des allocations logement. 154 VANESSA MANCERON l’autre, et selon que l’individu placé entre tend vers l’une ou l’autre face, il sera plus ou moins à même de participer à la vie de ce groupe. Tous les membres de ce réseau d’amis ont vécu leur scolarité comme une contrainte pénible pour laquelle ils n’étaient pas « faits » et dont ils retiraient peu d’avantage ou d’intérêt personnel. Excepté Boris qui prépare actuellement une licence de philosophie, tous ont connu un parcours scolaire houleux à partir de la troisième, entrecoupé de changements d’établissement successifs, pour choisir enfin de passer le baccalauréat en candidat libre et parfois l’obtenir. Enfants de parents ayant adhéré avec conviction au mouvement social de 1968 et exerçant pour beaucoup d’entre eux le métier d’enseignant, ils disent avoir reçu une très bonne éducation, « cool » et respectueuse de leur personnalité, sans trop de contraintes ou d’interdits. Si le refus de la scolarité peut être interprété comme une contestation du modèle parental auquel il est directement associé — enseignants cultivés, intellectuels —, il n’est jamais exprimé dans des termes de révolte. Plus que l’opposition, c’est une forte volonté d’autodétermination qui sous-tend leurs choix, même s’il est vrai que cette liberté individuelle s’exprime hors du cadre des modèles « convenus » et « uniformisants » de la formation intellectuelle dont leurs parents sont les meilleurs représentants. L’héritage de leurs parents, révoltés à leur heure, marginaux par rapport aux « bourgeois » ayant fait fortune dans le commerce et l’industrie, est respecté et estimé. Ce qui oppose ici parents et enfants, c’est peut-être tout simplement le fait de vivre à des époques différentes. Individualistes avant d’être anticonformistes, ils ne veulent ressembler qu’à eux-mêmes et n’être affublés d’aucune étiquette autre que celle qu’ils se donnent. Plutôt que « de faire un boulot pour faire un peu de “tune” et c’est tout, qui donne sept mille francs à la fin du mois et qui oblige à prendre des habitudes pour ne pas perdre cet argent », ils préfèrent vivre avec peu de moyens et faire ce qui leur plaît, c’est-à-dire ne pas faire ce qui ne leur plaît pas. Chacun nourrit plus ou moins clairement des désirs professionnels, mais tous entendent y parvenir sans se presser. Ils définissent leurs aspirations comme « artistiques » : « Tu ne trouveras pas dans mon carnet l’adresse de gens qui veulent être comptables. On est tous des créatifs, ou bien on évolue de toute façon dans un monde artistique. » Cela peut signifier réaliser des longs LE TEMPS DES AMIS métrages ou des clips, travailler dans le journalisme audiovisuel, être musicien, comédien de théâtre ou bien encore vivre du graphisme ou de la peinture. Face à la représentation qu’ils se font de la vie en société, au modèle aliénant « métro, boulot, dodo », ils recherchent avant tout une activité valorisante qui leur offre une grande autonomie individuelle par rapport aux horaires et aux autres. Chacun effectue épisodiquement ce qu’ils appellent des « petits boulots » lorsque le solde négatif de leur compte bancaire ne leur permet plus d’en user. Antoine a travaillé cet hiver pour une société de merchandising en vendant des objets publicitaires à l’entrée et à la sortie des concerts du palais omnisports de Bercy à raison de deux soirs en moyenne par semaine — « J’ai eu ce plan par Chiky qui avait eu ce boulot par une convention d’orientation professionnelle, beaucoup d’autres potes se sont fait embaucher. Depuis que j’ai seize ans, j’ai fait tous les petits jobs possibles » — ; Grégoire travaille épisodiquement comme assistant d’un ami photographe ; Laure écrit de temps en temps des articles sur la bande dessinée pour un journal ; Laure et Grégoire, quand ils ont les fonds nécessaires, achètent un lot de tee-shirts sur lesquels ils font imprimer des motifs dessinés par leurs soins et qu’ils laissent en dépôt chez des commerçants chargés de les vendre. Ces activités variées sont exercées de façon épisodique car considérées comme uniquement « alimentaires » et par conséquent sans grand intérêt. Pour certains plus âgés, faire ces petits boulots, « c’est bon quand tu as vingt ans, mais à vingt-cinq, tu gagnes autant avec le RMI sans perdre ton temps à vendre des casquettes ». De même, faire quelque chose sous la contrainte de l’argent, c’est un peu vendre son âme : « Tu ne vas pas faire cette sitcom pour du fric, fais plutôt ce qu’il te plaît comme comédienne de théâtre. » Ce dédain envers le gain financier « mal gagné », c’est-à-dire petitement, est à la mesure du prestige que l’on retire à faire des choses qui correspondent à ses attentes et à l’idée qu’on se fait de soi, souvent au prix d’une absence de rémunération. Car c’est aussi cela être libre, faire le moins possible de compromis par rapport à ses idéaux et nourrir sans doute l’espoir, plus ou moins secret, que cela finira un jour par « payer ». Derrière cet idéal « romantique » de mener ses propres projets artistiques, se profile une motivation déterminante : rester coûte que coûte indépendant. Ils entendent se 155 156 VANESSA MANCERON servir des structures professionnelles existantes sans être à leur service. Aussi ne devient-on pas réalisateur en travaillant pendant dix ans comme assistant, on est réalisateur lorsqu’on réalise. Tout réside dans l’acte de faire, dans une immédiateté divertissante et valorisante qui se suffit à elle-même. Ils sont très attachés à la maxime : « Demain est un autre jour ! » 6, un peu étrangers à une projection raisonnée dans l’avenir. Fragments de la vie quotidienne : le partage d’une vie de loisirs collective et intense 6. Une nuance toutefois : cette attitude face au domaine « professionnel » concerne surtout les garçons même si la notion de trahison, par rapport à l’individualisme et la marginalité revendiqués, est aussi un leitmotiv respecté par les filles. De plus, certains individus vivent comme des « artistes », c’est-à-dire « de l’air du temps », mais ne voient leur présent et leur avenir que de manière incertaine et ne sont pas désireux de « créer ». De même, d’autres se considèrent comme des artistes mais n’envisagent pas uniquement la voie royale, c’est-à-dire la réalisation de leurs projets personnels, et sont capables d’imaginer travailler dans une structure pendant un temps afin d’acquérir une compétence. C’est le cas de Claire qui suit actuellement une formation de graphiste à mi-temps dans une agence de publicité. Les réseaux techniques de communication sont pour eux de véritables organisateurs de la vie quotidienne qui investissent massivement le champ des relations amicales. L’emploi du temps et les déplacements de chacun sont en grande partie fonction des appels téléphoniques échangés, le plus souvent avec leur compagnon de prédilection, ou parfois avec des relations propres à chacun ou communes au petit groupe. Le recensement des appels téléphoniques sur une période de dix jours est donc un bon moyen de saisir la manière dont ces cinq amis mènent leur existence quotidienne en relation avec les autres. Un point retient l’attention : la fréquence remarquable des appels échangés au cours d’une journée, fréquence qui obéit au besoin impétueux de créer une cohésion autour des activités dont ils sont friands. Ce désir toujours réitéré d’être et de tenir au courant les autres de ce qui se passe autour d’eux nous apparaît comme l’expression d’une volonté farouche de participer à une certaine « culture jeune » parisienne, dans laquelle ils se reconnaissent et qui est l’un des ciments de leur union. Rester en contact ! Prenons par exemple la journée du vendredi 28 juin vécue par Antoine. « C’est une journée où j’avais un plan pour aller voir des courts métrages dans le quartier de Belleville. J’ai reçu le plan par Juliette. Je ne la connais pas bien mais c’est la copine d’un copain sympa qui sait que je m’intéresse aux courtsmétrages. » Juliette avait téléphoné à Antoine la veille pour lui communiquer cette information. Antoine la rappelle donc le lendemain à douze heures cinquante pour obtenir l’adresse de LE TEMPS DES AMIS la projection, prévue le soir même. Elle n’est pas là et il ne la recontactera d’une cabine qu’en milieu d’après-midi. Entretemps, Antoine appelle Grégoire pour le tenir au courant de ce projet de soirée. Ils se donnent rendez-vous à dix-sept heures à la Butte-aux-Cailles, où Antoine doit rencontrer Mikael, un ami musicien, à seize heures pour discuter d’un projet de clip dont il devrait assurer la réalisation. Dans l’intervalle, Antoine a « redistribué le plan » à plusieurs de ses amis intéressés par le cinéma dont Christophe, par lequel il a connu Juliette. De retour chez lui aux environs de dix-huit heures, Antoine rappelle Grégoire qui n’est pas venu au rendez-vous. Grégoire n’est pas chez lui. Antoine lui laisse un message sur le répondeur, puis sur son Tam Tam 7. Quelques minutes plus tard, Grégoire se manifeste. Ils se donnent rendez-vous chez Laure, l’une de leurs comparses, où Grégoire a passé l’après-midi en compagnie de Boris. Une fois arrivé chez Laure, seul Boris se dit intéressé par la soirée court-métrage. Antoine et Boris partent donc tous les deux et conviennent de contacter Grégoire et Laure après la projection. C’est chose faite aux environs de vingt-trois heures. Ce coup de téléphone passé d’une cabine à la sortie de la salle de cinéma va décider d’une nuit agitée en perspective. Grégoire annonce en effet à Antoine et à Boris qu’ils ont convenu de se rendre à une fête lorsque Miky les aura rejoints. Antoine note l’adresse et décide d’y aller avec Boris avant les autres. Une fois là-bas, ils téléphonent à Grégoire pour lui dire que la fête vaut le coup de se déplacer. Ils conviennent donc de s’y retrouver plus tard. Cette nuit-là, Grégoire et les autres ne viendront pas. Miky est arrivé trop tard, de surcroît un peu malade. Quant à Antoine et Boris, ils n’ont retrouvé leur domicile que plus tard dans la nuit. Comme à l’accoutumée, ils se rappelleront le lendemain en début d’après-midi, afin que s’organise un nouveau jour, un jour qui sera sans doute un peu le même mais jamais dénué d’un tas d’imprévus de dernière minute. Cette description succincte de la journée d’Antoine montre à quel rythme soutenu il se déplace dans Paris et s’adonne à diverses activités, révélatrices de ses engouements, tels que la fête ou l’audiovisuel (publicité, cinéma, clip, court métrage). La fréquence élevée des appels échangés qui viennent ponctuer chaque temps d’arrêt obéit au même tempo. Calepin et carte téléphonique en poche, il tient sans cesse au courant ses amis de ce qu’il fait, cherchant sans cesse à les associer à ce qui va 157 7. Le pager — Tam Tam, Tatoo, Kobby — est un nouvel outil de communication unilatérale, adopté par de plus en plus de jeunes, qui permet de laisser un message sous forme de chiffre ou de lettres, sur l’écran de la machine de la personne que l’on cherche à joindre. Le message est généralement suivi immédiatement d’un appel en retour passé d’une cabine téléphonique ou de chez la personne chez laquelle se trouve le propriétaire du pager. Le principe est de rappeler immédiatement la personne qui a laissé le message car « biper » traduit généralement un contact qui ne souffre aucun délai. 158 VANESSA MANCERON suivre. Cette tension dans les échanges peut être observée chez tous les gens qu’ils côtoient quotidiennement. Rarement planifiée excepté lorsqu’ils travaillent, la journée commence vers midi, heure du lever, et sans trop tarder ils saisissent le combiné du téléphone pour contacter successivement deux ou trois de leurs proches. Il s’agit d’établir un contact avant que la journée prenne forme, cette habitude leur permettant d’être au courant du programme de chacun, afin de faciliter une éventuelle rencontre plus tardive et savoir à quel moment se contacter à nouveau. S’ils n’ont aucun projet précis, comme c’est souvent le cas, ils décident généralement de se retrouver dans l’après-midi. Voici un extrait d’une de ces conversations « matinales » : 8. Les débuts de conversation entre amis proches commencent rarement par l’annonce du nom de celui qui appelle. Ils se reconnaissent à la voix et apprécient de surcroît la familiarité et le non-formalisme que cette absence de présentation de soi sous-tend. 9. Cet échange sur l’heure tardive du lever matinal traduit une sorte de fierté ou tout au moins de plaisir à partager un même rythme de vie, en décalage par rapport à celui de la majorité des gens. « Allô? — Salut l’ami! 8 — Ça va? — Bien, et toi? — Je te réveille? — Ouais, il est quelle heure? — Il est, euh, midi, c’est l’heure de déjeuner! — Tu m’étonnes! — Bon, ça y est? — Ben ouais, comme un réveil mercredi matin, quoi! — Ouais, putain, mais j’hallucine là! — Quoi? — Moi, je suis réveillé depuis une demi-heure. Je viens d’appeler Tonio, j’ai passé trois coups de fil, trois personnes que je réveille, genre, la bande d’actifs (rire)! — Tu m’étonnes, la bande de loosers! — Je téléphone bien du lit en plus (rire)! 9 — Ouais. — Ouais, bon, qu’est-ce que tu fais aujourd’hui? — Ben, je sais pas, je vais peut-être passer te voir. — Moi, à une heure et demie, je vais voir Tonio, je vais l’éclater aux échecs! […] — Ben, écoute, je te rappellerai chez Tonio […]. » L’expression « On se rappelle » clôt souvent les discussions, car même s’ils conviennent de se retrouver, ils préfèrent généralement se rappeler plus tard plutôt que se fixer un rendez-vous dans l’instant. Les choses se décident toujours au moment même où ils sont prêts à se déplacer. Reporter à plus tard ce que l’on peut faire tout de suite répond au besoin de rester disponible à tout moment. Sait-on jamais ce qui peut se pro- LE TEMPS DES AMIS duire dans le quart d’heure qui suit ? Le téléphone est donc un moyen tout à fait adapté à l’imprévu, qui permet aux uns et aux autres à la fois de s’organiser librement sans se sentir tenu par des engagements trop rigides et de maintenir le lien avec ceux qu’ils ont prévu de voir. S’il arrive en effet que l’un ait un contretemps, quelque chose à faire à la suite d’un coup de téléphone qui dessine tout à coup un nouveau programme plus urgent, c’est-à-dire plus plaisant, comme assister à une projection de films, ils se rappellent néanmoins comme convenu, fidèles au principe de ne pas se perdre de vue, ou plutôt d’oreille, en tentant toujours d’associer les autres à leurs activités. Lors de leurs déplacements, tous font un grand usage de la cabine téléphonique. En cas d’absence, on laisse toujours un message sur le répondeur et le recours le plus efficace à la perte momentanée du contact est le Tam Tam, préféré au Tatoo10, qui reste accroché à la ceinture et sur l’écran duquel les messages s’inscrivent. Le répondeur permet également d’indiquer où l’on se trouve et de communiquer le numéro où l’on peut être joint. Grégoire interroge par exemple son répondeur environ toutes les heures lorsqu’il n’est pas à son domicile. Il lui arrive aussi de laisser sur son répondeur ce message énigmatique : « Je suis à la cabine. » Cela signifie qu’il est descendu dans une cabine en bas de chez lui pour téléphoner, pratique qu’il répète inlassablement depuis environ six mois ; sa ligne a été coupée dans le sens des appels donnés, lui évitant dorénavant de payer des factures trop importantes qui atteignaient souvent les mille sept cents francs. L’usage « boulimique » que ces jeunes gens font du téléphone, la durée généralement fort courte des appels se réduisant souvent à quelques mots échangés, dont le contenu équivaut à une simple prise de contact, contredit les qualités que les personnes attribuent habituellement au téléphone s’agissant de leurs relations avec les « bons » amis. D’une part, le téléphone n’est pas ici un moyen de répondre à l’impossibilité de se voir, mais bien d’accroître singulièrement les possibilités de se rencontrer. D’autre part, il n’est pas synonyme d’entretiens privilégiés entre deux personnes isolées pour que la relation dure malgré l’absence, mais bien un outil constitutif d’une vie collective intense. 159 10. Le Tatoo ne permet pas de transmettre une adresse, le motif et le lieu de l’appel, informations qui servent au détenteur de l’appareil pour joindre rapidement le messager ou se tenir informé de ses activités et de la manière de le contacter à nouveau. 160 VANESSA MANCERON L’union festive 11. Un glossaire présenté en fin d’article regroupe tous les mots et expressions en verlan — le verlan consiste à inverser le sens des syllabes d’un mot ou bien, dans ce cas, des ensembles de voyelles et consonnes dont la sonorité permet une césure : « oime » signifie « moi » —, en argot et ceux d’origine anglaise, qui apparaissent entre guillemets dans le texte. La fréquence des appels s’accroît singulièrement en soirée, et plus particulièrement le vendredi et le samedi, lorsqu’il s’agit pour tous ces adeptes de la nuit de savoir s’il y a une fête de prévue et à laquelle ils pourraient participer. La journée du 28 juin de Grégoire est exemplaire à cet égard. À partir de dix-huit heures, les coups de téléphone se succèdent sans relâche jusqu’à minuit trente, heure de départ pour la fête. Tous les appels sont motivés par la soirée, on s’y communique des informations concernant les gens qui s’y rendent, le type de musique prévu, celui qui en est l’initiateur, les modalités d’entrée, le lieu où se rendre… Selon Antoine, « Quand tu ne bosses pas, que tu fous rien, la fête, ce n’est pas pour te changer les idées, c’est ta journée qui commence. » Cet intérêt partagé, qui ne connaît aucun répit, demande de savoir saisir les informations utiles et les communiquer, et de pouvoir s’entendre sur la manière de se retrouver. Le projet de la soirée prend progressivement forme au gré des communications et nécessite de se rappeler tant qu’il n’est pas arrêté et que toutes les précisions de dernière minute ne sont pas communiquées : disponibilité des uns et des autres, lieu où ils se trouvent, déplacements prévus, autant de variables qu’ils se communiquent sans cesse et qui influencent l’organisation du départ. Chaque jour est ainsi une nouvelle aventure : les appels successifs créent une impatience, des attentes communes, alimentent une excitation autour de la communication d’éléments d’information. Le téléphone joue à ce niveau des échanges un rôle important en ce qui concerne la coordination et la cohésion des membres du groupe dispersés dans l’espace parisien et cherchant à multiplier les possibilités de rencontres sans qu’aucun espace public ne soit a priori désigné pour jouer le rôle de point d’attache, excepté les appartements des uns et des autres au gré des circonstances. Pour ces Parisiens ayant fait de la « teuf » 11 et de la musique un centre d’intérêt collectif, et ayant adopté parallèlement un rythme de vie particulier, le signe de ralliement est le « groove », ce qui signifie, pour eux, passer la nuit à bouger, à se déplacer dans Paris et parfois même en province, à danser et à LE TEMPS DES AMIS vivre ensemble sur les rythmes de la musique aimée. La première définition que donne du « groove » le dictionnaire, terme anglo-saxon à la sonorité nonchalante, est « rainure ». De sillon du disque vinyle 12, ce mot s’appliquera par la suite à la musique américaine soul et funky des années soixante-dix, dont l’un des illustres représentants est James Brown. Lors de ses concerts, celui-ci interpellait parfois son public avec ce terme, l’invitant à réagir au rythme de sa chanson, à se laisser porter par les sons et vibrer à l’unisson en dansant. La réunion des jeunes gens s’opère en grande partie autour d’une attirance toujours renouvelée pour la musique, sur laquelle vient se greffer un ensemble de signes qui ont valeur d’appartenance. Le langage codé qu’ils ont adopté où se mêlent le verlan, l’argot et l’anglais, est un moyen de se reconnaître entre soi. De même, au travers des diverses affinités musicales et des préférences pour certains types de fête se dessinent différents styles souvent indiscernables pour le néophyte. Leur musique de prédilection est la « house » et la « techno » orchestrée par des DJ 13. La techno est un mouvement musical en vogue depuis environ cinq ans, dont le principe est d’assembler des sons d’origines diverses (morceaux déjà existants, voix, bits) par le biais d’une machine électronique. Les morceaux créés sur l’ordinateur sont ensuite enregistrés sur disques vinyles. Certains jeunes se sont spécialisés dans le « mixe » et en ont fait une profession, celle de dee jay : avec deux platines disques et un casque sur les oreilles, ils mettent bout à bout différents extraits musicaux, et créent ainsi un continuum sonore en crescendo, qui doit, s’il est réussi, provoquer chez les autres une envie irrésistible de danser. Ils apprécient cette musique sans texte, qui exacerbe les sens et dont l’état d’esprit est celui de la fête. C’est pour cette raison que la « house », musique électronique apparentée à la « techno », à laquelle les « groovers » attribuent un esprit plus joyeux que celui des « raves », est particulièrement appréciée 14. Derrière ces affinités musicales se profile aussi un certain style vestimentaire, au travers duquel ils signifient à la fois leur appartenance à la catégorie « être jeune aujourd’hui », et leur volonté de cultiver un certain particularisme qui les rapproche tout en les distinguant des autres jeunes. L’usage vestimentaire est un phénomène complexe où l’affirmation générationnelle — et non plus statutaire — progresse de pair avec la segmentation 161 12. To get in the groove signifie « être dans le sillon, adhérer à la musique ». 13. Abréviation du terme disc jockey qui n’est plus usité aujourd’hui. La prononciation anglaise de DJ a donné lieu à un nouveau mot, celui de dee jay, préféré à l’ancien terme. 14. C’est pour cette même raison que le rap est moins apprécié. Le rap est un mouvement musical populaire et urbain né dans les banlieues noires américaines dans les années quatre-vingt, aujourd’hui pratiqué par beaucoup de jeunes des banlieues des grandes villes françaises et apprécié par une bonne partie de la jeunesse à l’écoute de la modernité. Le rythme régulier et « guerrier » est donné par le parler du chanteur, qui scande plus qu’il ne chante. Le texte est souvent caractérisé par des revendications sociales et politiques violentes et une critique des pouvoirs en place. 162 15. Les principales références sont New York, Madrid, Londres, Tokyo. 16. « Fréquence Gay », radio parisienne spécialisée dans la techno. VANESSA MANCERON des goûts et des expressions au sein de la jeunesse : « Le vêtement ne permet pas seulement l’identification de ce qui unit, mais aussi de ce qui diffère » (Yonnet, 1985 : 308). Les garçons apprécient les pantalons larges, les tee-shirts imprimés, les vestes à mi-cuisses assez sombres en matière synthétique. Ils accordent également une grande importance à leur coupe de cheveux et en changent souvent : du crâne pratiquement rasé, on passe à une coupe qui se joue des régularités, courte sur les côtés et de différentes longueurs sur le dessus ; on adopte parfois des couleurs tendant vers le jaune, le rouge ou l’orangé. Le style vestimentaire se doit d’être « cool », ample, déstructuré et d’apparence négligée, expression d’une grande nonchalance du type « on s’en moque, ça n’a pas d’importance », se distinguant ainsi des marqueurs trop évidents et stéréotypés commandés par les magazines, et de ceux qui n’ont pas l’originalité de jouer individuellement avec la diversité des signes culturels actuels. L’« underground » est préféré à la mode des masses, de même que l’assemblage hétéroclite aux modèles uniformes. Les jeunes marquent ainsi leur quant-à-soi par rapport à un mouvement plus global qui lie actuellement entre elles la plupart des grandes métropoles occidentales 15. De même, les fêtes qu’ils affectionnent ne sont pas les grands rassemblements médiatisés par Radio Nova ou FG 16, ce sont les soirées privées réunissant une centaine de personnes, dont ils ont récupéré l’adresse par l’intermédiaire de « potes ». Préféré à toute autre forme d’accès à la « culture jeune », le fait d’utiliser l’entourage amical comme source privilégiée de renseignements est garant d’une certaine authenticité et favorise de surcroît le sentiment amical. Comme le dit Antoine, « Les gens qui vont en soirée sont connectés, c’est un réseau, ce sont des groupes qui se refilent des adresses, sinon tout seul tu ne peux pas être au courant des soirées, tu vas dans une soirée parce que ton groupe est au courant, parce que quelqu’un a filé l’adresse, ça se répand, tu vas jamais à une soirée tout seul, t’essaies d’inviter des gens, c’est tout le jeu des soirées. » Chacun use de ses relations et se fait un plaisir de pouvoir réunir les autres autour d’un projet dont il détient la primeur. Ceux qui possèdent un cercle d’amis ou de relations plus vaste qu’ils ne partagent pas avec les autres sont généralement une source d’information privilégiée. Cette activité de loisir, préférée entre toutes, est le moment du jeu des alliances et du rassemblement, LE TEMPS DES AMIS qui s’exprime au travers des nombreux appels téléphoniques échangés. Avec la fête, une certaine identité collective se construit et les liens amicaux sont activés avec plus d’intensité qu’en n’importe quelle occasion. Un soir, désœuvré et sans nouvelle des autres, Grégoire a utilisé une carte téléphonique entière pour appeler successivement la plupart des amis de son calepin, réitérant sans cesse la question suivante : « Y a de la teufé ? » ou bien encore : « Tu grooves ce soir? » Pour Grégoire, Antoine, Boris, Laure, Claire et les autres, la fête est l’un des ciments de leur amitié, fondée surtout sur l’infinie disponibilité des uns et des autres pour « bouger » ensemble dès que l’occasion se présente. Le contact téléphonique entretenu tout au long de la journée obéit au besoin de toujours être au courant de ce qui se passe autour d’eux. Le vocabulaire utilisé par ces jeunes gens pour caractériser leur manière de vivre nous rappelle d’ailleurs de manière singulière le « rapport téléphonique » : le besoin d’être « connecté » au mouvement des autres, « branché » à l’air du temps, au rythme des pulsations des instants qui se succèdent. « Groover », c’est un état d’esprit qui déborde le simple fait de « faire la fête », c’est une manière d’être ensemble, une façon de vivre dans Paris, mobiles et ouverts sur l’extérieur, mobilité et ouverture que leur attachement à la sociabilité amicale et l’usage qu’ils font du téléphone expriment parfaitement. La volonté d’être partout à la fois tout en gardant le contact avec les autres est réalisée grâce à l’outil téléphone dont ils sont devenus des usagers particulièrement experts. Le système D, la recherche de plans et les autres : la question du groupe comme support L’échange entre amis concerne pour une part les ressources dont chacun dispose par le biais de ses relations avec autrui. Par ressources, on entend les informations diverses circulant au sein du réseau, qui sont indispensables pour mener les activités qu’ils affectionnent ou subvenir en partie à leurs besoins. Ils désignent ces informations comme des « plans » — plan de fête, plan pour trouver un petit boulot, plan pour assister à un événement, plan pour utiliser du matériel audiovisuel sans dépenser un sou, etc. La valorisation du système D répond à leur absence de moyens 163 164 VANESSA MANCERON financiers, mais correspond surtout au choix de prendre prioritairement appui sur l’entourage amical, du plus proche au plus lointain. Les différentes modalités d’utilisation du téléphone révèlent qu’à certains motifs explicites d’appels correspondent certains types de relations. Ils distinguent les relations amicales — ceux que l’on appelle pour des « trucs précis » — et les relations d’amitié — ceux que l’on appelle quotidiennement pour tout et rien à la fois ou ceux que l’on appelle pour prendre des nouvelles et se voir de temps en temps. L’usage du téléphone à des fins « utilitaires » donne à réfléchir sur les rapports d’influence et sur la dimension instrumentale des relations prévalant au sein du groupe, dimension révélée par le grand nombre de personnes n’ayant pas établi entre elles des liens les engageant mutuellement sur le terrain affectif. Projets personnels et compétences en matière de sociabilité amicale 17. La pellicule est préférée au support numérique, car c’est à leurs yeux un matériau plus noble et mieux adapté à une entreprise artistique et esthétique. 18. Claire a imaginé avec des amis le montage d’une machine qui, par des afflux de lumière saccadés et des matériaux en mouvement, viendrait stimuler « imaginairement » une partie du cerveau et provoquer l’onirisme. 19. Un ami, compagnon de fêtes, s’amuse depuis près d’un an à filmer le groupe au cours de ses activités noctambules. Les images de ce film de sept heures sont en cours de sélection par Grégoire et Laure pour être réduites à une demi-heure et circuler au sein de la bande. Ils nourrissent aussi l’espoir de séduire une télévision. 20. Vingt pour cent des individus recensés dans chaque carnet sont des relations qualifiées de « professionnelles ». Ce chiffre est plus faible pour les filles et correspond à environ cinq pour cent. La conception de la vie professionnelle partagée par ce groupe d’amis donne la préférence, nous l’avons vu, à la création individuelle : réaliser un court-métrage ou un clip en super 8 ou en 16 mm 17, enregistrer un disque de techno ou de rap, créer une machine à rêves 18, filmer une plaque de verre translucide sur laquelle évolue une femme nue couverte de glycérine, monter les images enregistrées en vidéo des virées nocturnes auxquelles ils ont tous participé depuis un an 19, ou bien encore filmer un tableau et le rendre mouvant avec en accompagnement la musique mixée par un dee jay. Pour que de tels projets se réalisent sans moyens financiers et hors des cadres institutionnels, la participation des amis à leur élaboration est nécessaire et recherchée. Ces initiatives individuelles nécessitent parfois l’appui d’un large entourage. Le pouvoir fédérateur de l’initiateur du projet dépendra de son aptitude à étendre son réseau de connaissances au maximum et dans des directions « spécialisées ». Connaître des personnes ayant les mêmes centres d’intérêt est ici essentiel. Cette vision des relations, si elle paraît un peu mécanique, n’en demeure pas moins parée à leurs yeux de ces attributs utilitaristes, au moins en ce qui concerne les « connaissances lointaines ». Ils les qualifient d’utiles ou de professionnelles 20 : « J’ai son numéro car ça peut toujours servir », « Je l’appelle uniquement pour le boulot ou pour lui demander des trucs précis. » Certains n’hésitent LE TEMPS DES AMIS d’ailleurs pas à se définir, non sans humour, comme des « mondains ». L’extension quantitative et qualitative du carnet d’adresses repose en partie sur l’aptitude de chacun à évoluer avec aisance, souplesse et une forte intensité dans le domaine de la sociabilité amicale, condition nécessaire pour réaliser un projet et créer autour de soi une dynamique et un rassemblement de personnes. Pour ne citer qu’un exemple, Antoine a réalisé récemment un clip sur la musique d’un groupe de rappeurs 21. Mikael, le chanteur du groupe, est un « très bon pote » d’Antoine qu’il a connu en sixième au lycée. Sont venus donner un coup de main sur le tournage des amis communs — Fox, Luigi, Phonk, Chiky —, qui se sont connus dans le même établissement secondaire ou dans le quartier du XIIIe arrondissement, et avec lesquels ils forment depuis l’âge de treize-quatorze ans une bande d’inséparables, bien que plusieurs membres de ce petit groupe aient aujourd’hui développé parallèlement leur propre noyau amical. L’un des noyaux amicaux d’Antoine, composé de ceux avec lesquels il « traîne » actuellement — Grégoire, Claire, Laure, Boris —, a aussi assisté ou participé à la réalisation de ce projet. Tous les techniciens du film — chef opérateur, responsable du son, monteur, etc. —, sont des non-professionnels qui font partie d’une association (loi 1901), « La Bakalao », qui regroupe des jeunes « artistes » autour d’un « chef de bande charismatique » et fédérateur appelé Rémi, actuellement étudiant à la FEMIS. Antoine a connu Rémi il y a huit ans par l’intermédiaire d’une bande d’amis rencontrée dans un autre lycée, bande avec laquelle il ne « traîne » plus depuis que leurs manières de voir se sont confirmées trop différentes pour ne pas provoquer de tensions 22. Antoine a dans son calepin dix noms sur quatre-vingtneuf où figure la mention « Groupe Bakalao, connu par Rémi ». Son amitié avec le « pilier » de l’association a provoqué la rencontre avec toutes les personnes travaillant au sein de cette structure. La moitié de ces connaissances sont restées indirectes — « Je ne fais pas la fête avec ce groupe, je ne traîne pas particulièrement avec eux » —, c’est-à-dire qu’ils ne se rencontrent qu’en présence de Rémi qui fait le lien entre eux. Le partage d’une vie collective intense a cependant permis à certains liens d’exister sans la médiation de Rémi, même s’ils sont presque uniquement activés « en cas de besoin ». Aussi Antoine peut-il dorénavant faire valoir ces nouvelles relations auprès de ses 165 21. Musiciens et chanteurs faisant de la musique rap. 22. Sébastien et Judikael sont « artistes peintres » sans vivre de leur activité. Lors de leur exposition, Antoine et Rémi ont réalisé un petit film « humoristique » regroupant les témoignages des visiteurs, témoignages surtout critiques par rapport aux peintures exposées. Selon Antoine, c’est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase : « Ils sont très différents, ils portent des costumes stricts, ils sont plutôt intellectuels de gauche, artistes “maudits” et se prennent un peu trop au sérieux, c’est-àdire au tragique. » 166 VANESSA MANCERON amis proches si l’un d’eux a besoin d’un renseignement ou d’un coup de main, ce qui arrive relativement souvent. Plus un individu sait s’entourer de personnes avec lesquelles il entretient des relations sans intermédiaire, plus sa capacité à manipuler son réseau de connaissances s’en trouve accrue, et ceci s’avère être particulièrement efficace pour la réalisation d’un projet personnel. Outre cette dimension pragmatique, on pressent un enjeu d’une autre nature : devenir un rouage important du système de sociabilité dont les autres ont une conscience aiguë et jouer ainsi des rapports d’influence. Le téléphone est à la fois un reflet et un outil, révélateur de la capacité de chacun à entretenir des liens amicaux nombreux et directs. Celui qui sait en user avec fréquence a toutes les chances de construire autour de lui un entourage plus dense qui tient dans la durée, que celui, plus modéré, qui se limite à l’appel des proches ou bien à des contacts téléphoniques trop espacés dans le temps. Il pourra même de la sorte devenir un centre attractif pour ceux qui le côtoient. C’est un peu le cas de Grégoire, au moins en ce qui concerne la fête. Antoine le considère comme le « centre des rencontres », celui qui a souvent établi la liaison entre ceux qui « traînent » actuellement ensemble. Réputé pour sa grande disponibilité et son attrait immodéré pour les réunions festives, Grégoire, souvent informé de ce qui se passe par les nombreux coups de téléphone échangés avec des personnes du réseau, extérieures au petit groupe, facilite le mouvement général. Son appartement est un espace toujours ouvert, un lieu de passage et de regroupement privilégié. Il n’est pas un jour où quelqu’un ne vienne chez lui pour boire un verre et prévoir du même coup de le rappeler plus tard pour « bouger », ce qui explique aussi en partie la convergence des appels à son domicile. Il sait entretenir un désir intense du loisir partagé, en s’investissant de manière prononcée dans les liens de sociabilité amicale, condition indispensable pour créer une dynamique de fête et de rassemblement. Pour preuve, quelques signes de sa compétence en la matière : « Avec Greg, c’est la découverte de la techno, je trouve ça intéressant, c’est nouveau, j’apprends. Greg, il s’est affirmé dans son genre, il a fait ses tee-shirts, il s’est teint les cheveux, il s’est affirmé, il a pris du poids, et hop ça m’intéresse. » Le prestige de Grégoire est un peu à la mesure de la fréquence et du nombre d’appels échangés, qui restent un bon indicateur de sa LE TEMPS DES AMIS 167 position au sein du groupe. C’est la preuve de son importance. Ainsi comprend-on pourquoi chacun porte intérêt au nombre de coups de téléphone échangés quotidiennement : « Si je n’ai pas au moins cinq messages sur mon répondeur chaque jour, ça ne va pas. » Téléphoner, c’est un signe d’appartenance au réseau des amis, c’est savoir qu’on y a trouvé sa place, et montrer que l’on possède les qualités nécessaires pour s’y inscrire de manière significative. Aussi la sociabilité amicale semble-t-elle s’ériger en une forme de compétence gratifiante qui permet à chacun de se situer et de situer les autres dans le groupe. Les « potes de potes » Si les carnets d’adresses des cinq amis ne cessent de grossir au point que tous les deux ans il leur faut en changer, c’est que côtoyer un ami implique obligatoirement de côtoyer aussi une grande partie de son entourage amical : « Quand tu vois Untel, tu vois forcément ceux qu’il voit. Je suis pote avec Greg ; du fait, je suis inclus dans une bande. Boris ou Mike, je les aime beaucoup, mais ce qui fait le lien entre nous c’est qu’on appelle Greg, et on se retrouve chez lui. Greg sait que par lui les gens se sont réunis sans forcément être potes au début. C’est la règle du jeu. » La dimension collective qu’induit une relation particulière est un fait remarquable. L’exemple de Boris est intéressant, car celui-ci a quitté Fontainebleau pour s’installer à Paris il y a trois ans et s’est constitué, depuis, un carnet d’adresses révélateur de la manière dont les liens se tissent par l’intermédiaire des amis proches. Le point de départ de son inscription dans le groupe est la rencontre avec J. B., son voisin de palier. Lors de son arrivée dans l’immeuble, Boris est venu frapper à la porte de celui-ci, une grande bouteille de bière à la main, pour établir un premier contact 23. Étaient présentes chez J. B. quelques personnes dont Grégoire. À la suite de cette première rencontre, Boris et J. B. ont rapidement établi des liens de voisinage au point que « c’est un peu comme si on partageait le même appartement » 24. À l’époque où ils se sont connus, le logement de J. B. était « squatté » pratiquement tous les soirs et se déroulaient là des parties de poker qui duraient généralement une bonne partie de la nuit. Lors de ces réunions, Boris était toujours présent, participant à la vie collective de J. B. et construisant progressivement des liens avec 23. Boris avait repéré J. B., garçon du même âge à l’air « cool » (beaucoup de passage chez lui, ambiance de fête, style vestimentaire, goûts musicaux). 24. Boris a les clés de l’appartement de J. B. au cas où ce dernier serait absent car il vient y prendre des douches très régulièrement. Tous les jours, ils se voient, se tiennent au courant de ce qu’ils font ou vont faire dans la journée, ils passent l’un chez l’autre demander du café, des cigarettes, etc., ou se téléphonent. 168 VANESSA MANCERON certains d’entre eux, comme Grégoire et Laure, qu’il voit tous les jours depuis deux ans. Et l’eau a coulé sous les ponts ; Grégoire et J. B. ne se voient plus avec la même assiduité qu’autrefois, c’est maintenant Boris qui favorise leurs rencontres ponctuelles. Sur soixante-treize personnes figurant dans le carnet d’adresses de Boris (seules les relations de type « amical » sont ici considérées), la moitié est issue directement ou indirectement de cette première rencontre avec J. B. Cinq sont aujourd’hui des proches de Boris — « potes » et « amies » —, et les autres, de simples « copains » et « copines », c’est-à-dire plutôt des « potes de potes ». Les autres relations de Boris se partagent surtout entre deux grands cercles qu’il a lui-même délimités : les amis de Fontainebleau (lycée, skate board) et les amis de la faculté de philosophie (« le posse des philosophes »). Ces trois cercles sont relativement exclusifs. L’inscription géographique, les centres d’intérêt et les modes de vie déterminent aux yeux de Boris des ensembles de relations distincts qu’il est difficile de mêler : « C’est pas le même délire. » La dimension collective qu’induit la relation avec une personne trouve ici sa limite avec le principe d’homophilie. Boris, du fait de ses études supérieures et de sa vie passée ailleurs, possède un entourage diversifié ; il est d’autre part un nouveau venu dans un réseau amical déjà existant, relativement homogène et compact, où le nombre d’interconnexions est très élevé, ce qui ne semble pas caractériser les autres cercles. Aussi, si les amis de J. B., de Grégoire ou des autres, sont aussi les amis de Boris, l’inverse ne se vérifie pas, excepté pour certains individus « polyvalents » comme Maxime, étudiant en philosophie, que Boris a présenté à J. B., Grégoire, Laure, Claire et Antoine, et qui peu à peu participe aux activités du cercle « parisien » et apparaît dans les carnets d’adresses des uns et des autres. Même si l’on possède le numéro des personnes avec lesquelles la relation reste médiatisée par un intermédiaire, l’objectif n’est jamais de prendre des nouvelles ou de chercher à se voir : « Je sais que je le verrai de toute façon avec les autres, je ne l’appelle jamais, sauf pour des trucs précis. » Ces « trucs précis », motivant les contacts téléphoniques avec ces personnes « lointaines », sont variés et peuvent être classés en trois catégories. Il y a les motifs souvent contingents à une rencontre de visu, tels que récupérer un sac oublié, emprunter un livre, un disque LE TEMPS DES AMIS 169 ou une cassette vidéo ou une roue de vélo, trouver un boulot, aller à un concert, utiliser des platines de mixage, bénéficier d’un plan de cartes téléphoniques bon marché, faire un CV… Ces appels sont ponctuels et se concentrent généralement dans le temps. Pendant une semaine, deux personnes vont échanger plusieurs coups de téléphone puis, une fois les motifs précis d’échange évanouis, les contacts cessent pendant six mois et parfois pour toujours. C’est la référence à un temps immédiat qui prévaut dans cette catégorie de relations. C’est un peu le hasard des rencontres qui active la relation. De même, c’est le contexte de ces rencontres et le contenu des discussions qui provoquent ou non l’échange de numéros en vue de s’appeler, le fait de glisser à l’autre « Je t’appelle » ou bien d’imiter le combiné avec le pouce et l’index à hauteur de l’oreille : « Je connais Luigi depuis deux ans. Je suis déjà allé chez lui, on se voit de temps en temps. C’est un mec cool que j’aime bien. L’autre jour, j’étais chez lui et on a eu une bonne discussion de philo. On s’est échangé nos numéros parce qu’on s’est rendu compte qu’on ne les avait pas. On a des bouquins à se prêter. » Le second type de motifs justifiant d’un appel à une personne avec laquelle ils entretiennent une relation de nature plus « collective » que personnelle se présente quand ils cherchent à joindre une tierce personne ou à entrer en contact avec un groupe de gens : « Je ne l’appelle jamais sauf pour joindre Greg, ou me connecter au mouvement, ce n’est pas un nœud de mon réseau. » Ce sont des individus avec lesquels la personne que l’on veut contacter entretient des rapports quotidiens ; des personnes chez lesquelles se tiennent souvent des réunions et dont l’appartement est un lieu de passage ; ou bien encore des compagnons de fête qui « traînent » souvent avec le groupe 25. Ces numéros représentent un moyen efficace et fréquemment éprouvé pour rester en contact. Un extrait de deux conversations téléphoniques consécutives, enregistrées chez Boris, illustre ce propos. À midi, Boris reçoit un appel de Grégoire : Grégoire : « Bon, qu’est-ce que tu fais aujourd’hui? » Boris : « Ben, je ne sais pas, je vais peut-être passer te voir. — Moi, à une heure et demie, je vais voir Tonio. — Qu’est-ce que vous foutez? — Je vais l’éclater aux échecs! Et après, à trois heures et demie, j’ai un rencard à Gambetta. Tu viens avec oime? — C’est pourquoi? pour les tee-shirts? 25. « Je n’ai pas son numéro, mais j’ai son numéro de biper. Je le bipe de temps en temps pour rejoindre tout le monde quand on bouge en fête. » 170 VANESSA MANCERON — Ouais, faut que j’achète des tee-shirts. — Ben, Gambetta, c’est un peu l’Anapurna, mais bon, écoute, je te rappellerai chez Tonio. — Bon ben, appelle entre une heure et demie et deux heures chez Tonio. » À treize heures, Boris appelle Tonio : Boris : « Ça va? » Tonio : « Ça va, et toi? — Ouais, bien, euh, qu’est-ce que je veux dire, t’as rendez-vous avec Grégoire là? — Euh, ouais. — Il doit passer ou quoi? — Ouais. — Euh, je peux passer? — Ouais, ben, euh, on voulait faire une partie d’échecs, mais euh. — Bon, ben, c’est juste parce que je dois lui filer queusdi. — Ouais. — Et euh, et puis je voulais aussi acheter la cassette que tu as, acheter les droits d’auteur de la cassette que tu as faite samedi dernier (rire). — Ah ouais, exact, ouais. — Non, mais, tu l’as chez toi ou pas? — Ouais, ouais, je l’ai. — Et t’as regardé les images? — Ouais. — J’aimerais bien les mater, quoi. — Bon, ben, vas-y, ramène-toi. — O.K., à toute 26. » 26. Expression utilisée en fin de conversation pour dire « à tout à l’heure ». 27. L’intérêt que Boris porte à ce film est motivé par le fait qu’il porte sur la vie nocturne du groupe. Grégoire est à la fois un « très bon pote » de Tonio, et un « très bon pote » de Boris. Boris et Tonio se côtoient très souvent (plusieurs fois par semaine), mais ne sont pas des amis. N’ayant pas convenu au préalable de se voir au sujet de la cassette, Boris n’aurait sans doute jamais appelé Tonio, sans la présence de Grégoire qui offre ici une sorte de légitimité ponctuelle à cet appel et à sa venue à l’improviste. Téléphoner revient ici à activer une relation en vue de trouver satisfaction par rapport à ses centres d’intérêt, bénéficier d’un apport extérieur utile, ou bien tout simplement passer du bon temps et participer ainsi à la vie du groupe 27. Ces jeunes parlent ici d’« amicalité » et non d’amitié. Enfin le troisième type de motifs, plus rare, relève de l’utilitaire, du « ça peut servir ». Il peut s’agir de simples connaissances dont on a pris le numéro de téléphone pour des raisons souvent professionnelles ou pour répondre à une envie de LE TEMPS DES AMIS 171 voyage et trouver un « plan » d’hébergement. Laure possède par exemple un cahier « New York » et un cahier « Espagne », qu’elle a constitués au cours de ses voyages et dans lesquels figure une multitude d’adresses et de numéros récoltés au hasard des rencontres. Il peut s’agir aussi de personnes que l’on a croisées par exemple au cours d’un tournage et dont le savoirfaire est toujours bienvenu en cas de besoin. Boris : « Je vais essayer de me faire des relations avec des queums de Nova » 28. Alex : « Ouais ouais, enfin tu te calmes, quoi! — Pourquoi? (petit rire) — Bien sûr que tu peux te faire des relations avec les queums de Nova, mais c’est pour quoi faire? — Ben, non non, je sais pas. — Pour des invitations, c’est ça? — Non non, pas forcément, je vais y aller tranquille, t’inquiète pas! — Non mais, attends, parce que Vivian [de Nova], je veux le choper pour J. B. — Oh non, mais moi, c’est pour faire des stages, pour bosser chez Nova […]. — De toute façon, tu verras bien, m’enfin bon, essaie d’abord de, tu vois, d’être copain avec lui et après tu verras bien, après tu le rappelles. Je trouve que c’est mieux comme stratégie que d’essayer tout de suite de lui rentrer dedans. — Ouais, tu m’étonnes, mais je disais ça comme ça, de toute façon, je vais voir, je disais ça comme ça, tu vois […]. » S’attacher à décrire ces relations amicales plus ou moins lointaines, en fonction de la manière dont elles sont qualifiées et du type de rapports téléphoniques qui en découlent, fait apparaître leur caractère instrumentalisé. La complexité du lien est gommée par les interlocuteurs, même lorsque, au cours d’entretiens approfondis, on tente d’en extraire une forme de sentiment. Sans doute le fait d’étudier les contacts téléphoniques est-il pour quelque chose dans cette présentation rationnelle des rapports sociaux, à quoi s’ajoute la tendance générale des individus, observée par A. G. Allan (1979), à mettre en avant des aspects instrumentaux pour démontrer l’existence de relations amicales. Cependant, on l’a vu, le degré d’attirance et la force des liens ne se mesurent pas, ici, à l’aune de la fréquence des interactions. Sans leur attribuer pour cela un caractère superficiel, on peut tout au moins mettre en avant leur caractère fluctuant et instable. Si A et C entretiennent des relations d’amitié avec B, 28. Nova est un média dont le support principal est la radio et la presse, bien connu des Parisiens à l’écoute de la modernité, de la mode et des mouvements musicaux contemporains. 172 VANESSA MANCERON leur relation ne résistera pas à l’absence de B. Je cite Boris : « Pablo, je ne le vois plus du tout. Il s’est fâché avec Grégoire. » Boris appelait Pablo environ deux fois par mois « quand il y avait un “squat” chez lui » et le voyait au moins une fois par semaine. Mais que dire de plus : « On rigole bien ensemble, mais je ne le connais pas particulièrement bien ! » On peut parler dans ce cas d’une véritable sociabilité plus collective car la relation interindividuelle ne peut alors exister en dehors du groupe ou d’un contexte précis qui lui sert de support. « Certaines relations ne survivent pas à la disparition du contexte de leur exercice » (Degenne et Forsé, 1994 : 39). Parler de « purs potes » est donc une manière de distinguer les amitiés vraies de celles qui sont moins durables et qui fluctuent au gré des circonstances ? À mesure qu’on avance en âge et qu’on s’élève dans la hiérarchie sociale, on passe progressivement d’un environnement social où règne une foi naïve en l’idéal aristotélicien de l’amitié sans recherche d’avantages, sans souci d’équilibre des prestations et sans limitation de l’implication des partenaires, à un monde où les relations d’amitié ne peuvent pas ne pas être vues au moins en partie comme « des relations », c’est-à-dire comme un capital social mobilisable en vue d’intérêts à promouvoir, qu’on soit à la recherche de gratifications matérielles ou symboliques. Coenen-Huther, 1987 : 62. La situation semble ici plus complexe et plus ambiguë. Qu’ils présentent leur réseau de manière à suggérer qu’ils le manipulent à des fins utilitaires, que le sentiment n’y joue pas un rôle déterminant et que les simples copains se succèdent incessamment, laisse penser que leur mode de vie justifie une telle instrumentalisation, puisque « au-dehors pas de salut ! » L’entourage doit pouvoir répondre aujourd’hui à tous leurs besoins, que ce soient leurs aspirations professionnelles, affectives, et leurs activités de loisir. Aussi la dimension communautaire coexiste-t-elle ici avec un sens aigu et pragmatique de l’intérêt particulier. Et si l’on tient pour pertinente la définition du réseau personnel comme « capital social », il est moins conçu comme un tremplin vers l’extérieur que comme un moyen de trouver sa place au sein de l’entourage amical. Se situer dans le groupe, c’est prendre part au système institué des échanges, créer du lien afin d’avoir le sentiment d’appartenir à une « communauté » et signifier aux autres cette appartenance. LE TEMPS DES AMIS Tout se pense en termes de transactions, de prestations, et s’il faut un motif aux appels, c’est peut-être que ces échanges d’informations, de services et d’entraide constituent la vie même du groupe au sein duquel on « navigue » et qu’il est le prétexte à se dire autre chose. La question de l’amitié : un engagement sans restriction Le partage et l’échange sous toutes ses formes sont considérés comme des éléments fondateurs de la sociabilité amicale, mis à l’épreuve quotidiennement, et sont érigés en valeurs. Cette armature « idéologique » devient plus sensible au fur et à mesure que l’on se rapproche des sphères amicales de grande proximité. Toutes les personnes qui se voient assidûment depuis quelques années ont institué entre elles des rapports d’une telle familiarité que ce qui appartient à l’un appartient à l’autre. L’échange « total » est un principe fondamental au point que celui chez qui l’on décèle une retenue, un quant-à-soi matériel ou affectif, est exclu des relations privilégiées. L’alliance et la communion recherchée passent par une générosité volontaire et obligée. Le but, s’il est avant tout moral et sert à produire un sentiment amical, se mesure à l’aune de l’économie quand il s’agit d’évaluer la qualité d’une personne périphérique au groupe et son aptitude à en faire vraiment partie. Les règles de générosité sont les suivantes : plus tu possèdes (matériellement), plus tu partages et plus tu fais bénéficier les autres de tes richesses. L’aptitude de chacun à faire fi de ce qu’il possède, à montrer sa parfaite disponibilité en temps et en argent, le rend immédiatement sympathique. Donner et recevoir sans établir une quelconque comptabilité est la preuve et la condition de l’engagement dans le groupe, engagement total qui peut sembler, pour les personnes extérieures n’ayant pas consenti à participer sans restriction à la vie sociale et économique du groupe, quelque peu tyrannique. La résistance au partage coïncide généralement avec le fait que certains commencent à gagner leur vie régulièrement et que l’emploi de leur temps se fait différemment. Le principe d’identité et d’égalité étant brisé, les échanges sans possible réciprocité sont alors limités. Donner et recevoir s’exprime au travers de certaines pratiques conviviales ou bien de simples gestes. L’achat d’une bouteille de 173 174 29. Nos cinq compagnons apprécient particulièrement ce qu’ils appellent la soupe « thaï », à base de lait de coco dans lequel on fait cuire des légumes verts (courgettes, aubergine, haricots…). Cette recette leur a été communiquée par une amie australienne, qui, lors de son déjour de six mois à Paris, a participé à la vie du groupe avec la même intensité que les plus engagés. VANESSA MANCERON « sky » est devenu une habitude incontournable lorsqu’ils se réunissent. Chacun fouille alors dans sa poche et donne en fonction de ses possibilités financières du moment. La plupart annoncent souvent : « J’ai pas une tune. » Et c’est parfois en rechignant que celui qui vient de faire un « petit boulot » ou de toucher le RMI donne trente à cinquante francs à celui qui se propose d’aller acheter la bouteille, généralement celui qui n’a rien donné. Celui qui a plus donne pour les autres. Les ressources de chacun étant à peu près équivalentes, le partage est finalement plutôt égalitaire. Ensuite, l’alcool est consommé collectivement et, au travers d’une ivresse partagée, le plaisir d’être ensemble est signifié et renforcé. Dîner ensemble est également une pratique courante : « Quand j’ai un peu d’argent, j’invite tout le monde à dîner à la maison et quand j’en ai pas, je vais manger chez les autres » 29. Il arrive aussi que les « invités » s’organisent pour faire les courses ensemble et apportent les ingrédients qu’ils cuisineront eux-mêmes. Tout le monde apprécie beaucoup l’initiative individuelle, qui consiste à acheter un lot de bières pour tout le monde. Lorsqu’un paquet de cigarettes est ouvert et que les autres n’en ont pas, ce qui arrive relativement souvent, il est utilisé par tous et la dernière cigarette est fumée à plusieurs. De même, un verre d’alcool consommé durant une fête tourne très souvent de main en main. Ces petits échanges matériels, où donner et recevoir sont un seul et même mouvement, octroient à leurs relations une dimension fraternelle. Partager un même plat ou une même cigarette, c’est un peu partager l’intime, baigner dans un monde affectif indifférencié. Comme le fait remarquer Marcel Mauss (1950), dans bien des cas, les échanges scellent l’union et sont au fond des mélanges de vies, de personnes et de sentiments. Ce sont ici des manifestations de la communion et de l’identité des sentiments. Les échanges téléphoniques participent aussi de cette même dynamique : On ne peut pas traîner dans un groupe si on n’est pas vraiment dedans, il faut une participation totale et puis tu as l’habitude d’appeler les mêmes gens, il y a des gens que t’aimes bien, mais pour les appeler c’est une démarche, tandis qu’avec les cinq personnes avec qui tu traînes, « Allô, ça va, ce soir, je ne sais pas, on se rappelle, ciao ». Le projet de fête permet de rappeler les gens pour un truc concret sans avoir à se dire qu’on va les appeler. C’est comme quand tu vis avec quelqu’un, c’est mécanique, ça permet une hygiène relationnelle. LE TEMPS DES AMIS Les échanges téléphoniques qui rythment la journée de chacun ressemblent à une conversation que l’on arrête et reprend sans même y penser. C’est un peu comme si l’on se trouvait dans le même appartement, occupés à des activités distinctes et qu’on s’adressait de temps en temps la parole pour savoir où en est l’autre et envisager de faire quelque chose plus tard. Il semble que l’amitié constitue ici un support affectif, et que les échanges quotidiens confirment le sentiment d’avoir trouvé des partenaires à leur image, avec lesquels partager leur vie quotidienne, un peu sur le mode d’une vie de couple. Les extraits de conversations téléphoniques montrent combien le contenu des discussions entre bons amis se réduit à « rien de spécial » ou à « tout et rien ». Si les motifs explicites des appels sont « qu’est-ce que tu fais ? » et « qu’est-ce qu’on va faire plus tard ? », on passe son temps, lorsque rien ne presse, à parler de la moindre chose, des détails les plus infimes de la vie quotidienne, de ce que l’on a vu, de ce que l’on a fait, etc. Chacun se suit de loin, à l’écoute. Il importe de se tenir au courant des faits et gestes des proches, au jour le jour et parfois d’heure en heure. Échanger des propos sur le mode de la banalité met en scène la dimension fraternelle des liens. Chacun se signifie mutuellement son sentiment de proximité, rappelle sa présence et son engagement. Le téléphone permet d’ailleurs d’avoir un mode de communication plus personnalisé que celui adopté en face à face, puisqu’ils se retrouvent rarement seuls. Cependant, ces rapports amicaux particuliers ne sont pas synonymes dans leur esprit d’une amitié de type exclusif. C’est ce que signifie Antoine quand il dit : « Ce qui est bien, c’est la liberté des rapports. Si Grégoire n’est pas chez lui, j’appelle Fox, ou encore Luigi. J’aime bien avoir plein de relations, elles sont toutes complémentaires et il n’y a pas d’obligations trop pesantes. » L’amitié se vit au jour le jour, sur le mode de la légèreté et de la simplicité des rapports — je passe chez toi, tu passes chez moi —, et se définit en fonction de critères tels que l’ouverture vers l’extérieur, l’envie d’établir une multiplicité de rapports par l’intermédiaire des uns et des autres, la disponibilité pour un mode de vie et un mode relationnel en accord avec le fait de privilégier une vie collective intense plutôt que la relation deux à deux, même si cette relation est effectivement forte. Les amours sont d’ailleurs difficilement conciliables avec le fonctionnement du groupe, toujours avide de la participation de 175 176 VANESSA MANCERON tous, de leur entière disponibilité par rapport à un emploi du temps qui s’élabore collectivement, au gré des appels échangés. Et si Grégoire et Laure entretiennent depuis deux ans une relation amoureuse, leurs amis ont tendance à la disqualifier : « Ils sont ensemble et en même temps pas vraiment. On ne sait pas tellement. » Ils se côtoient en fait quotidiennement un peu à la manière de deux bons copains. L’envie d’être deux, même si elle existe, n’est pas explicite. Laure fréquente avec la même assiduité tous les amis de Grégoire et adopte le principe « tous ensemble ou rien ». C’est le seul cas de couple ayant réussi à concilier vie amicale et vie amoureuse que j’ai rencontré. Tous les garçons ou filles qui entretiennent une relation « sérieuse » sont progressivement devenus des individus périphériques. On leur reproche leur manque de disponibilité, qui apparaît comme une sorte de trahison, confirmant les observations d’Olivier Galland (1991) à propos de l’installation du couple qui entraîne un repli des personnes sur le foyer et les amitiés communes aux deux partenaires. L’amitié ne se définit ni ne se vit en termes affectifs, mais privilégie plutôt la proximité interindividuelle (mêmes goûts, « même délire »), la présence (activités partagées) et la facilité (il n’y a pas de gêne, on n’a pas de devoirs, on passe chez les uns et les autres sans y être invités). Elle est caractérisée par la réciprocité, l’égalité, et fondée sur l’attirance et le plaisir d’être ensemble. Elle est le fruit de l’implication sans limite des partenaires, de leur disponibilité quasi totale au regard d’un emploi du temps qui s’élabore toujours en relation avec les autres, d’une absence notable de frontières entre sphère « privée » et sphère « publique ». Aucune véritable exclusivité n’est admise ici, puisque c’est le fonctionnement harmonieux de l’ensemble qui est toujours privilégié. * * * Pour ces jeunes gens, l’entourage amical constitue un support social important, une tentative de construction d’une microsociété où les individus partagent les mêmes problèmes et y répondent pour le moment de manière plus ou moins identique. Ils agissent ensemble et « font ce qu’ils font avec un œil sur ce que les autres ont fait, sont en train de faire, ou sont susceptibles 177 LE TEMPS DES AMIS de faire dans le futur » 30. Support affectif, identitaire, instrumental, chacun cherche son autonomie au sein de ce groupe qui doit idéalement fonctionner sur lui-même. Ne souffrant aucune hiérarchie ou mélange avec ce qui n’est pas lui, le groupe résistera-t-il au temps social qui peu à peu force les différences, les rencontres « matrimoniales » et les « intégrations » professionnelles ? N’est-ce pas ce que présage Claire : « Avant, on était tous pareils, on formait une sorte de marshmallow, mais maintenant il y en a qui réussissent et qui le font sentir aux autres. » Distance, solitude, anonymat, impersonnalité sont des termes souvent utilisés pour décrire la société urbaine contemporaine. Il est pourtant possible de créer des réseaux très denses et relativement durables, généralement assez « spécialisés ». Avec le téléphone, ces jeunes gens réussissent à faire exister une dynamique collective sans qu’aucun espace ne soit a priori désigné pour la favoriser. L’étude des usages du téléphone a permis de révéler un certain type de rapports sociaux, en même temps que cet outil semble imprimer à ces rapports quelque chose de nouveau. Références ALLAN, A. G. 1979 A sociology of friendship and kinship (Londres, Allen and Unwin). BECKER, H. S. 1985 Outsiders (Paris, éd. Métailié) [1re éd. 1963]. COENEN-HUTHER, J. 1987 Relations d’amitié, mobilité spatiale et mobilité sociale, L’espace médiatique, nº 50 d’Espace et sociétés : 51-64. DEGENNE, A. et FORSÉ, M. 1994 Les réseaux sociaux. Une analyse structurale en sociologie (Paris, Armand Colin) [Collection U, série Sociologie]. GALLAND, O. 1991 Sociologie de la jeunesse : l’entrée dans la vie (Paris, Armand Colin) [Collection U, série sociologie]. GALLAND, O. et GARRIGUES, J. 1989 La vie quotidienne des jeunes du lycée au mariage : naissance, apogée et déclin de la sociabilité amicale, Économie et statistiques, 223 (juillet-août) : 15-23. 30. Cf. BECKER, 1985. 178 VANESSA MANCERON MAUSS, M. 1950 Essai sur le don : forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques, in Sociologie et anthropologie (Paris, Presses universitaires de France) : 142-279 [Quadrige]. MEAD, M. 1958 Adolescence in primitive and in modern societies, in T. M. Newcomb et E. L. Hartley (dir.), Readings in social psychology (New York, Henry Holt, Rinehart and Wiston) : 341-349. MONOD, J. 1968 Les barjots : essai d’ethnologie des bandes de jeunes (Paris, Julliard). TURNER, V. W. 1990 Le phénomène rituel : structure et contre-structure, trad. par G. Guillet (Paris, Presses universitaires de France) [1re éd. anglaise 1969]. PÉTONNET, C. 1987 L’anonymat ou la pellicule protectrice, Le temps de la réflexion, VIII : 247-261. YONNET, P. 1985 Jeux, modes et masses. La société française et le moderne (1945-1985) (Paris, Gallimard) [NRF, Bibliothèque des sciences humaines]. Glossaire Verlan auch : chaud caillera : racaille, voyou (peu apprécié par les cinq jeunes) chanmé : méchant (pour signifier qu’une chose, un événement, une situation est formidable, très bien, « c’est chanmé ») chelou : louche, bizarre, pas clair (qualification négative) foncedé : défoncé (ivre ou drogué) goleri : rigoler mainde : demain méfu : fumée ou fumer oime : moi ouf : fou queum : mec queuf : flic (représentant des forces de l’ordre) queusdi : dix queus = dix sacs = cent francs queutru : truc pera : rap (mouvement musical) phonetel : téléphone ranma : marrant rébou : bourré (ivre) LE TEMPS DES AMIS relou : lourd (se dit de quelqu’un que l’on trouve pesant ou d’une situation désagréable) renoi (un) : Noir (un) tebé : idiot, bête tèje : jeter (« je me suis fait tèje de la soirée ») téma : mater, regarder, regarde teuf, teufé : fête tipe : petit véner : énerver (« ça m’a trop véné » : ça m’a beaucoup énervé) zicmu : musique Inspiré de l’anglais ou tiré de l’anglais cool : sympathique (pour qualifier quelqu’un), tranquille, nonchalant fashion : à la mode groover : bouger la nuit dans Paris pour aller à des fêtes look : style (vestimentaire), dégaine looser : mou, pas combatif, perdant, « raté » sky : whisky (se prononce à l’anglaise, « skaye ») soft : tranquille, doux, sans excès ou agitation splif : petit joint, pétard (marijuana) triper : adorer Argot abuser : qualifie suivant les situations quelque chose d’extrême, de trop quelque chose, dans un sens négatif ou positif assurer : signifie que l’on apprécie, que c’est bien (« t’assures », « ça assure ») biper (se) : envoyer un message sur un alphapage (Tatoo, Tam Tam) (« je te bipe », « bipe-moi ») branché : désigne négativement ceux qui portent l’uniforme de la mode, sans faire preuve d’originalité chaud : bien, fort, intense, énervé, tendu déchire (ça) : c’est très bien déchiré (je l’ai) : je l’ai battu à plat de couture déchirer (se) : se défoncer : boire ou se droguer à un point extrême dégoûté : énervé, déçu grave : quelque chose d’intense, d’extrême, de trop quelque chose, soit dans un sens positif (« c’est trop grave » = c’est trop bien), ou négatif (quand on dit de quelqu’un qu’« il est grave », c’est qu’on le trouve nul, pas sympathique) kifer : aimer, adorer (« c’est kifant », « tu kifes? ») piave : boire, bourré (issu selon eux du langage gitan du fait de la terminaison du mot en « ave ») pote : ami ; pur pote : très bon ami squatter : le squat désigne un lieu privé ouvert aux amis, où l’on se regroupe de manière privilégiée, comme c’est actuellement le cas de l’appartement de Grégoire où il n’est pas un jour sans que quelqu’un n’y passe. Cette expression désigne à l’origine les espaces (immeubles, appartements) appropriés et habités illégalement, comme c’est le cas de certains ateliers d’artistes. 179 180 VANESSA MANCERON tchatcher : parler beaucoup, parler pour noyer le poisson, pour convaincre quelqu’un et arriver à ses fins (« je l’ai tchatché, et je suis rentré ») tchatcheur : bavard, beau parleur, embrouilleur tiser : boire tollé (je lui ai mis ça) : je l’ai battu à plat de couture trop : utilisé fréquemment devant tous les qualificatifs pour leur donner plus d’impact, plus de force, plus d’intensité tuerie (c’est une), ça tue : c’est extrêmement bien tune : argent.