Le temps des amis - Ateliers d`anthropologie

Transcription

Le temps des amis - Ateliers d`anthropologie
VA N E S S A
M A N C E RO N
Le temps des amis
Les modes d’interaction quand on a vingt ans à Paris *
L’observation des usages et pratiques téléphoniques d’un
ensemble de jeunes citadins parisiens (âgés de vingt à vingt-cinq
ans), caractérisés par une certaine marginalité sociale et liés par
des relations d’affinité, révèle l’importance du rôle joué par les
outils de communication dans l’organisation et le fonctionnement du groupe.
La littérature sociologique, psychosociologique et, dans une
moindre mesure, ethnologique, s’est attachée depuis les années
1930 à penser les modes d’organisation juvénile dans le cadre
de nos sociétés. Le développement de « cultures jeunes » est
souvent compris comme un processus de socialisation nécessaire
à l’accession aux rôles adultes. Pour Margaret Mead (1958), les
adolescents ne sont pas confrontés à un système clair et cohérent de normes culturelles et trouvent dans la culture jeune une
aide pour s’orienter et construire leur propre identité. D’autres
auteurs insistent sur le clivage entre les jeunes et les adultes,
comme Jean Monod (1968), qui voit là un défaut d’harmonie, la
différence entre groupes d’âge prenant parfois la forme d’une
rupture 1.
Sans chercher à comprendre la fonctionnalité ou le caractère
dissonant des organisations juvéniles, j’ai pu observer que les
jeunes gens que j’ai côtoyés lors de l’enquête forment une sorte
de microsociété dans une marge mal déchiffrable. Par tout ce
qu’il y a de vague et de contradictoire dans la définition de leur
statut, le temps de la jeunesse prend paradoxalement pour eux
un caractère de permanence au point de devenir un style de vie.
Ils se situent dans un entre-deux social — sortis de la période
scolaire, détachés en partie du foyer familial, ils ne sont ni étudiants ni « professionnalisés » —, mais ils vivent néanmoins leur
jeunesse comme un état qui tient à la nature des rapports
Ateliers, 28 (2004) : 149-180.
* Une première note de recherche à partir de laquelle cet article
est construit a été publiée dans la
revue Réseaux en juin 1997. Je
remercie Martine Segalen du soutien qu’elle m’a apporté.
1. « Le conflit des générations est
plus “dangereux” aujourd’hui que
la lutte des classes, parce qu’on
peut réduire la seconde à un
conflit de groupes et même de
personnes […], tandis que les
conflits de génération sont fondamentalement des conflits de culture […] » (MONOD, 1968 : 498).
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VANESSA MANCERON
sociaux qu’ils ont établis entre eux, rapports qui ne sont pas
sans évoquer la communitas décrite par Victor W. Turner (1969).
Ces jeunes gens se reconnaissent nombre de points communs :
ils estiment être réunis par un « mode de fonctionnement » et
des aspirations semblables. Le célibat est partagé par tous, situation qui conditionne la force de leur engagement dans ce réseau
de sociabilité plutôt masculin. Les relations amoureuses sont
toujours évoquées pour expliquer la « disparition » d’un ami
que l’on a cessé de voir. Le sentiment d’appartenance au groupe
des « potes » est fortement valorisé, car c’est presque uniquement par lui et grâce à lui que les activités de chacun prennent
sens et se réalisent.
Le sentiment d’appartenir à un groupe est associé à la régularité et à la fréquence des contacts — en face-à-face et surtout
par téléphone —, régularité et fréquence qui dépassent en
intensité tout ce que j’ai pu observer jusqu’alors en matière de
relations amicales. Attacher de l’importance à ce qui importe à
ces jeunes gens, c’est mettre l’accent sur les échanges dont ils
ont une conscience particulièrement aiguë et une pratique
incessante sous ses formes les plus diverses. Dans ce contexte,
l’étude des pratiques téléphoniques — objet prétexte — me
semble un bon moyen de saisir, à la fois, ce que ces jeunes gens
partagent, ce qui les unit au travers de leurs échanges quotidiens, et bien sûr la manière tout à fait particulière dont ils
conçoivent les liens d’affinité, oscillant sans cesse entre esprit de
corps et individualisme marqué.
Questions de méthode
Dans la ville, irréductiblement insaisissable dans sa totalité,
les faits se présentent souvent sous la forme d’agrégats aux
limites floues et mouvantes, les réseaux de relations et leur
inscription spatiale tendant à se dissoudre. Les études en milieu
urbain soulignent à cet égard la difficulté de délimiter une unité
d’observation pertinente, que l’insertion dans la société globale
pose, de surcroît, avec une acuité particulière. Si « la ville est un
ensemble de rapports », écrit Colette Pétonnet (1987), ici nous
avons affaire à un système de relations d’interconnaissance
formant un groupe constitué aux yeux de ceux qui le composent.
LE TEMPS DES AMIS
Je me suis principalement attachée à cinq personnes qui se
côtoient assidûment depuis environ deux ans — Grégoire,
Antoine, Boris, Claire et Laure — et qui forment, selon leurs
propres termes, un groupe, une bande ou un « posse » 2, en prenant en compte le réseau amical plus large dans lequel ils s’inscrivent 3. Le degré d’interconnaissance y est particulièrement
fort. La confrontation de leurs carnets d’adresses montre qu’une
trentaine de personnes apparaissent dans les cinq carnets à la
fois, et environ soixante-dix dans au moins deux d’entre eux.
Une première raison, essentielle, à cela : la proximité spatiale.
« Ce sont des gens du 13, des gens du quartier », ce qui signifie
que beaucoup d’entre eux ont fréquenté les lycées se situant à la
frontière du XIIIe et du Ve arrondissement de Paris, et que la
plupart ont lié connaissance directement ou indirectement par
ce biais. S’ils n’étaient pas dans le même lycée, ils faisaient la
sortie des autres « bahuts » et certains avaient, sans le savoir
encore, des amis en commun. Au sein de ce foyer du XIIIe, les
mêmes informations circulaient comme le feu sur la poudre, et
tous les amis d’amis d’amis… se retrouvaient dans les mêmes
fêtes, les vendredis et samedis soirs, ce qui favorisait l’élargissement des amitiés communes et accroissait les possibilités de rencontre hors du lycée.
L’observation participante est particulièrement aisée et
appropriée s’agissant de jeunes gens qui, pour la majorité
d’entre eux, ne travaillent pas, ou bien de manière épisodique,
occupent généralement leur journée à se rencontrer ou à se
téléphoner. Utiliser le téléphone de manière assidue, passer chez
les uns et les autres, établir des relations multiples et participer à
leurs activités festives constitue à leurs yeux un gage d’intégration.
Le temps de l’enquête est une période d’apprentissage, que
révèlent clairement les modifications successives apparues lors
des interactions. Le contact par téléphone préalable à toute rencontre était au début très formel et visait à prendre rendez-vous
dans les jours à venir. Face aux réponses évasives « Demain, je
ne sais pas ce que je fais ! », nous convenions en général de nous
rappeler le lendemain en début d’après-midi. Progressivement,
j’abandonnais mes propres codes de civilité — prévenir suffisamment tôt pour leur permettre d’aménager leur emploi du
temps — et tentais de prendre rendez-vous le jour même, ce qui
me permettait de faire partie de leurs prévisions de la journée et
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2. Expression utilisée par les jeunes des banlieues françaises pour
désigner leur bande. Chaque
posse porte un nom particulier qui
sert aussi à nommer les gens qui
en font partie. Le posse, à l’origine, est un regroupement volontaire de jeunes « artistes » —
musiciens, danseurs, chanteurs,
tagueurs — signant leurs activités
du nom de leur posse.
3. Le terme de « réseau » sera utilisé dans ce texte dans un sens
métaphorique pour désigner un
ensemble d’individus en interaction partageant une culture, et
non pas pour désigner la structure
du groupe.
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VANESSA MANCERON
d’accroître nos chances de rencontre, même si cela nécessitait
parfois d’échanger plusieurs coups de téléphone avant d’y parvenir. Aujourd’hui, c’est encore plus simple. Je saisis le combiné
en disant : « Allô, salut, ça va ? Qu’est-ce que tu fais, je peux
passer ? » L’approche est directe, privilégie l’immédiateté et la
spontanéité, mais elle demande en contrepartie une grande disponibilité. J’adoptais donc peu à peu certaines particularités de
leurs modes d’interactions, condition indispensable pour les voir
le plus souvent possible et établir une relation « correcte ».
Car voici bien ce qu’ils attendaient de moi : être comme eux,
ou plutôt faire preuve d’estime devant leur mode de vie et annuler la différence, le regard trop extérieur. La différence d’âge
peu sensible qui nous sépare et la proximité culturelle facilitèrent nos rapports. Toute la difficulté consista à maintenir un
équilibre entre distance et proximité, c’est-à-dire à sortir du
domaine relationnel informel, imposer des entretiens individuels
et poser des questions auxquelles on me répondait sans la nonchalance et le vague qui caractérisent habituellement leurs
interactions.
Les carnets d’adresses, forts chacun d’une petite centaine de
noms dont quatre-vingt-quinze pour cent correspondent à des
relations de type amical — allant de la simple connaissance, du
copain que l’on côtoie par le biais d’un intermédiaire, à l’amitié
« vraie », au « pur pote » —, m’ont fourni une bonne base de
départ à la discussion.
Observer, qualifier et quantifier les pratiques téléphoniques
selon le cours de la vie quotidienne est un exercice difficile car il
est bien rare de pouvoir assister à une discussion téléphonique
et son contenu nous parvient tronqué. Remplir un tableau énumérant durant deux semaines les appels donnés et reçus, leur
motif, leur contenu, leur durée et le lieu d’où ils ont été donnés,
a été vécu par les cinq personnes concernées comme un « devoir
scolaire » extrêmement déplaisant auquel beaucoup ont renoncé
dès le premier jour. L’usage d’un magnétophone enregistreur de
conversations téléphoniques installé chez chacun impliquait un
rapport de confiance éprouvé, rapport que seul le temps a
rendu possible avec quelques-uns. La confiance s’est établie
selon mon aptitude à contrôler le flux d’informations qui me
parvenait : les révélations que chacun me livrait sur lui-même et
les autres ne devaient en aucun cas dépasser les frontières de ce
face-à-face. Si l’enregistrement des conversations téléphoniques
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LE TEMPS DES AMIS
est perçu comme une violation de l’intimité, c’est en partie
parce que les informations sur les uns et les autres ne circulent
jamais de manière collective et ne sont pas révélées directement
aux personnes concernées. L’amitié dans le cadre d’un groupe
suppose un rapport de confiance que le non-dit protège. Être
« réglo », c’est ne rien révéler des secrets livrés par l’un sur
l’autre, c’est taire les rapports d’influence, les jugements de
valeur, les tensions internes, ajuster son comportement sur celui
des autres et permettre ainsi un fonctionnement harmonieux de
l’ensemble.
Quand on a vingt ans…
Le départ du foyer familial, le début de la vie professionnelle
et la fondation d’une famille sont souvent considérés comme des
facteurs déterminants de l’entrée dans la vie adulte 4. Ces critères, s’ils sont grossièrement définis, ont néanmoins du sens
pour ces jeunes et sont perçus comme des points de rupture, des
étapes essentielles et irréversibles du cours de la vie face auxquelles ils se situent.
Récemment sortis de la période scolaire, ces garçons et ces
filles ont quitté le domicile parental entre seize et dix-huit ans,
ce qui leur a permis d’accéder à une autonomie relative et de se
constituer un domaine privé. Ils restent néanmoins attachés à
leur famille qui leur procure une aide matérielle, leur permettant de se loger sans se préoccuper du loyer 5. Dès qu’ils ont
vingt-cinq ans, ils bénéficient aussi du revenu minimum d’insertion.
Ils sont célibataires, ce qui correspond à leurs yeux à un
choix, synonyme de liberté : le couple « emprisonne » et n’est
compatible avec la vie qu’ils entendent mener qu’à la condition
de se plier aux contraintes de la vie du groupe. De même, exercer une profession à temps plein sous forme de contrat à durée
indéterminée est perçu comme une sérieuse atteinte à leur
mode de vie et comme la trahison de leurs aspirations. À
l’inverse d’autres jeunes, étudiants ou à la recherche d’un premier emploi, ils n’entendent ni se former par les voies institutionnelles, ni être embauché, c’est-à-dire intégrer une structure
et y trouver sa place. Contrainte et liberté sont pour eux comme
les deux pôles inversés d’un aimant, ils se repoussent l’un
4. Critères dégagés par exemple
lors d’une enquête réalisée par
l’INSEE en 1985-1986 sur la population des jeunes Français et dont
certains résultats ont été analysés
par GALLAND et GARRIGUES,
1989.
5. Certains vivent dans de petits
studios dont leurs parents sont
propriétaires, et d’autres dans des
logements loués avec l’aide des
parents et le complément des allocations logement.
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VANESSA MANCERON
l’autre, et selon que l’individu placé entre tend vers l’une ou
l’autre face, il sera plus ou moins à même de participer à la vie
de ce groupe.
Tous les membres de ce réseau d’amis ont vécu leur scolarité
comme une contrainte pénible pour laquelle ils n’étaient pas
« faits » et dont ils retiraient peu d’avantage ou d’intérêt personnel. Excepté Boris qui prépare actuellement une licence de philosophie, tous ont connu un parcours scolaire houleux à partir
de la troisième, entrecoupé de changements d’établissement
successifs, pour choisir enfin de passer le baccalauréat en candidat libre et parfois l’obtenir. Enfants de parents ayant adhéré
avec conviction au mouvement social de 1968 et exerçant pour
beaucoup d’entre eux le métier d’enseignant, ils disent avoir
reçu une très bonne éducation, « cool » et respectueuse de leur
personnalité, sans trop de contraintes ou d’interdits. Si le refus
de la scolarité peut être interprété comme une contestation du
modèle parental auquel il est directement associé — enseignants
cultivés, intellectuels —, il n’est jamais exprimé dans des termes
de révolte. Plus que l’opposition, c’est une forte volonté d’autodétermination qui sous-tend leurs choix, même s’il est vrai que
cette liberté individuelle s’exprime hors du cadre des modèles
« convenus » et « uniformisants » de la formation intellectuelle
dont leurs parents sont les meilleurs représentants. L’héritage de
leurs parents, révoltés à leur heure, marginaux par rapport aux
« bourgeois » ayant fait fortune dans le commerce et l’industrie,
est respecté et estimé. Ce qui oppose ici parents et enfants, c’est
peut-être tout simplement le fait de vivre à des époques différentes. Individualistes avant d’être anticonformistes, ils ne veulent ressembler qu’à eux-mêmes et n’être affublés d’aucune
étiquette autre que celle qu’ils se donnent.
Plutôt que « de faire un boulot pour faire un peu de “tune” et
c’est tout, qui donne sept mille francs à la fin du mois et qui
oblige à prendre des habitudes pour ne pas perdre cet argent »,
ils préfèrent vivre avec peu de moyens et faire ce qui leur plaît,
c’est-à-dire ne pas faire ce qui ne leur plaît pas. Chacun nourrit
plus ou moins clairement des désirs professionnels, mais tous
entendent y parvenir sans se presser. Ils définissent leurs aspirations comme « artistiques » : « Tu ne trouveras pas dans mon
carnet l’adresse de gens qui veulent être comptables. On est
tous des créatifs, ou bien on évolue de toute façon dans un
monde artistique. » Cela peut signifier réaliser des longs
LE TEMPS DES AMIS
métrages ou des clips, travailler dans le journalisme audiovisuel,
être musicien, comédien de théâtre ou bien encore vivre du
graphisme ou de la peinture. Face à la représentation qu’ils se
font de la vie en société, au modèle aliénant « métro, boulot,
dodo », ils recherchent avant tout une activité valorisante qui
leur offre une grande autonomie individuelle par rapport aux
horaires et aux autres.
Chacun effectue épisodiquement ce qu’ils appellent des
« petits boulots » lorsque le solde négatif de leur compte bancaire ne leur permet plus d’en user. Antoine a travaillé cet hiver
pour une société de merchandising en vendant des objets publicitaires à l’entrée et à la sortie des concerts du palais omnisports
de Bercy à raison de deux soirs en moyenne par semaine —
« J’ai eu ce plan par Chiky qui avait eu ce boulot par une
convention d’orientation professionnelle, beaucoup d’autres
potes se sont fait embaucher. Depuis que j’ai seize ans, j’ai fait
tous les petits jobs possibles » — ; Grégoire travaille épisodiquement comme assistant d’un ami photographe ; Laure écrit de
temps en temps des articles sur la bande dessinée pour un journal ; Laure et Grégoire, quand ils ont les fonds nécessaires, achètent un lot de tee-shirts sur lesquels ils font imprimer des motifs
dessinés par leurs soins et qu’ils laissent en dépôt chez des commerçants chargés de les vendre.
Ces activités variées sont exercées de façon épisodique car
considérées comme uniquement « alimentaires » et par conséquent sans grand intérêt. Pour certains plus âgés, faire ces petits
boulots, « c’est bon quand tu as vingt ans, mais à vingt-cinq, tu
gagnes autant avec le RMI sans perdre ton temps à vendre des
casquettes ». De même, faire quelque chose sous la contrainte
de l’argent, c’est un peu vendre son âme : « Tu ne vas pas faire
cette sitcom pour du fric, fais plutôt ce qu’il te plaît comme
comédienne de théâtre. » Ce dédain envers le gain financier
« mal gagné », c’est-à-dire petitement, est à la mesure du prestige que l’on retire à faire des choses qui correspondent à ses
attentes et à l’idée qu’on se fait de soi, souvent au prix d’une
absence de rémunération. Car c’est aussi cela être libre, faire le
moins possible de compromis par rapport à ses idéaux et nourrir sans doute l’espoir, plus ou moins secret, que cela finira un
jour par « payer ». Derrière cet idéal « romantique » de mener
ses propres projets artistiques, se profile une motivation déterminante : rester coûte que coûte indépendant. Ils entendent se
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VANESSA MANCERON
servir des structures professionnelles existantes sans être à leur
service. Aussi ne devient-on pas réalisateur en travaillant pendant dix ans comme assistant, on est réalisateur lorsqu’on réalise. Tout réside dans l’acte de faire, dans une immédiateté
divertissante et valorisante qui se suffit à elle-même. Ils sont très
attachés à la maxime : « Demain est un autre jour ! » 6, un peu
étrangers à une projection raisonnée dans l’avenir.
Fragments de la vie quotidienne :
le partage d’une vie de loisirs collective et intense
6. Une nuance toutefois : cette
attitude face au domaine « professionnel » concerne surtout les garçons même si la notion de trahison, par rapport à l’individualisme
et la marginalité revendiqués, est
aussi un leitmotiv respecté par les
filles. De plus, certains individus
vivent comme des « artistes »,
c’est-à-dire « de l’air du temps »,
mais ne voient leur présent et leur
avenir que de manière incertaine
et ne sont pas désireux de
« créer ». De même, d’autres se
considèrent comme des artistes
mais n’envisagent pas uniquement
la voie royale, c’est-à-dire la réalisation de leurs projets personnels,
et sont capables d’imaginer travailler dans une structure pendant
un temps afin d’acquérir une
compétence. C’est le cas de Claire
qui suit actuellement une formation de graphiste à mi-temps dans
une agence de publicité.
Les réseaux techniques de communication sont pour eux de
véritables organisateurs de la vie quotidienne qui investissent
massivement le champ des relations amicales. L’emploi du
temps et les déplacements de chacun sont en grande partie
fonction des appels téléphoniques échangés, le plus souvent avec
leur compagnon de prédilection, ou parfois avec des relations
propres à chacun ou communes au petit groupe. Le recensement des appels téléphoniques sur une période de dix jours est
donc un bon moyen de saisir la manière dont ces cinq amis
mènent leur existence quotidienne en relation avec les autres.
Un point retient l’attention : la fréquence remarquable des
appels échangés au cours d’une journée, fréquence qui obéit au
besoin impétueux de créer une cohésion autour des activités
dont ils sont friands. Ce désir toujours réitéré d’être et de tenir
au courant les autres de ce qui se passe autour d’eux nous apparaît comme l’expression d’une volonté farouche de participer à
une certaine « culture jeune » parisienne, dans laquelle ils se
reconnaissent et qui est l’un des ciments de leur union.
Rester en contact !
Prenons par exemple la journée du vendredi 28 juin vécue
par Antoine. « C’est une journée où j’avais un plan pour aller
voir des courts métrages dans le quartier de Belleville. J’ai reçu
le plan par Juliette. Je ne la connais pas bien mais c’est la copine
d’un copain sympa qui sait que je m’intéresse aux courtsmétrages. » Juliette avait téléphoné à Antoine la veille pour lui
communiquer cette information. Antoine la rappelle donc le
lendemain à douze heures cinquante pour obtenir l’adresse de
LE TEMPS DES AMIS
la projection, prévue le soir même. Elle n’est pas là et il ne la
recontactera d’une cabine qu’en milieu d’après-midi. Entretemps, Antoine appelle Grégoire pour le tenir au courant de
ce projet de soirée. Ils se donnent rendez-vous à dix-sept heures
à la Butte-aux-Cailles, où Antoine doit rencontrer Mikael, un
ami musicien, à seize heures pour discuter d’un projet de clip
dont il devrait assurer la réalisation. Dans l’intervalle, Antoine a
« redistribué le plan » à plusieurs de ses amis intéressés par le
cinéma dont Christophe, par lequel il a connu Juliette. De
retour chez lui aux environs de dix-huit heures, Antoine rappelle Grégoire qui n’est pas venu au rendez-vous. Grégoire n’est
pas chez lui. Antoine lui laisse un message sur le répondeur, puis
sur son Tam Tam 7. Quelques minutes plus tard, Grégoire se
manifeste. Ils se donnent rendez-vous chez Laure, l’une de leurs
comparses, où Grégoire a passé l’après-midi en compagnie de
Boris. Une fois arrivé chez Laure, seul Boris se dit intéressé par
la soirée court-métrage. Antoine et Boris partent donc tous les
deux et conviennent de contacter Grégoire et Laure après la
projection. C’est chose faite aux environs de vingt-trois heures.
Ce coup de téléphone passé d’une cabine à la sortie de la salle
de cinéma va décider d’une nuit agitée en perspective. Grégoire
annonce en effet à Antoine et à Boris qu’ils ont convenu de se
rendre à une fête lorsque Miky les aura rejoints. Antoine note
l’adresse et décide d’y aller avec Boris avant les autres. Une fois
là-bas, ils téléphonent à Grégoire pour lui dire que la fête vaut
le coup de se déplacer. Ils conviennent donc de s’y retrouver
plus tard. Cette nuit-là, Grégoire et les autres ne viendront pas.
Miky est arrivé trop tard, de surcroît un peu malade. Quant à
Antoine et Boris, ils n’ont retrouvé leur domicile que plus tard
dans la nuit. Comme à l’accoutumée, ils se rappelleront le lendemain en début d’après-midi, afin que s’organise un nouveau
jour, un jour qui sera sans doute un peu le même mais jamais
dénué d’un tas d’imprévus de dernière minute.
Cette description succincte de la journée d’Antoine montre à
quel rythme soutenu il se déplace dans Paris et s’adonne à
diverses activités, révélatrices de ses engouements, tels que la
fête ou l’audiovisuel (publicité, cinéma, clip, court métrage). La
fréquence élevée des appels échangés qui viennent ponctuer
chaque temps d’arrêt obéit au même tempo. Calepin et carte
téléphonique en poche, il tient sans cesse au courant ses amis de
ce qu’il fait, cherchant sans cesse à les associer à ce qui va
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7. Le pager — Tam Tam, Tatoo,
Kobby — est un nouvel outil de
communication unilatérale, adopté par de plus en plus de jeunes,
qui permet de laisser un message
sous forme de chiffre ou de lettres,
sur l’écran de la machine de la
personne que l’on cherche à
joindre. Le message est généralement suivi immédiatement d’un
appel en retour passé d’une
cabine téléphonique ou de chez la
personne chez laquelle se trouve
le propriétaire du pager. Le principe est de rappeler immédiatement la personne qui a laissé le
message car « biper » traduit généralement un contact qui ne souffre
aucun délai.
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VANESSA MANCERON
suivre. Cette tension dans les échanges peut être observée chez
tous les gens qu’ils côtoient quotidiennement.
Rarement planifiée excepté lorsqu’ils travaillent, la journée
commence vers midi, heure du lever, et sans trop tarder ils saisissent le combiné du téléphone pour contacter successivement
deux ou trois de leurs proches. Il s’agit d’établir un contact
avant que la journée prenne forme, cette habitude leur permettant d’être au courant du programme de chacun, afin de faciliter une éventuelle rencontre plus tardive et savoir à quel
moment se contacter à nouveau. S’ils n’ont aucun projet précis,
comme c’est souvent le cas, ils décident généralement de se
retrouver dans l’après-midi. Voici un extrait d’une de ces
conversations « matinales » :
8. Les débuts de conversation
entre amis proches commencent
rarement par l’annonce du nom
de celui qui appelle. Ils se reconnaissent à la voix et apprécient de
surcroît la familiarité et le non-formalisme que cette absence de présentation de soi sous-tend.
9. Cet échange sur l’heure tardive
du lever matinal traduit une sorte
de fierté ou tout au moins de plaisir à partager un même rythme de
vie, en décalage par rapport à
celui de la majorité des gens.
« Allô?
— Salut l’ami! 8
— Ça va?
— Bien, et toi?
— Je te réveille?
— Ouais, il est quelle heure?
— Il est, euh, midi, c’est l’heure de déjeuner!
— Tu m’étonnes!
— Bon, ça y est?
— Ben ouais, comme un réveil mercredi matin, quoi!
— Ouais, putain, mais j’hallucine là!
— Quoi?
— Moi, je suis réveillé depuis une demi-heure. Je viens d’appeler Tonio, j’ai
passé trois coups de fil, trois personnes que je réveille, genre, la bande
d’actifs (rire)!
— Tu m’étonnes, la bande de loosers!
— Je téléphone bien du lit en plus (rire)! 9
— Ouais.
— Ouais, bon, qu’est-ce que tu fais aujourd’hui?
— Ben, je sais pas, je vais peut-être passer te voir.
— Moi, à une heure et demie, je vais voir Tonio, je vais l’éclater aux échecs!
[…]
— Ben, écoute, je te rappellerai chez Tonio […]. »
L’expression « On se rappelle » clôt souvent les discussions,
car même s’ils conviennent de se retrouver, ils préfèrent généralement se rappeler plus tard plutôt que se fixer un rendez-vous
dans l’instant. Les choses se décident toujours au moment
même où ils sont prêts à se déplacer. Reporter à plus tard ce
que l’on peut faire tout de suite répond au besoin de rester
disponible à tout moment. Sait-on jamais ce qui peut se pro-
LE TEMPS DES AMIS
duire dans le quart d’heure qui suit ? Le téléphone est donc un
moyen tout à fait adapté à l’imprévu, qui permet aux uns et aux
autres à la fois de s’organiser librement sans se sentir tenu par
des engagements trop rigides et de maintenir le lien avec ceux
qu’ils ont prévu de voir. S’il arrive en effet que l’un ait un
contretemps, quelque chose à faire à la suite d’un coup de téléphone qui dessine tout à coup un nouveau programme plus
urgent, c’est-à-dire plus plaisant, comme assister à une projection de films, ils se rappellent néanmoins comme convenu,
fidèles au principe de ne pas se perdre de vue, ou plutôt
d’oreille, en tentant toujours d’associer les autres à leurs activités.
Lors de leurs déplacements, tous font un grand usage de la
cabine téléphonique. En cas d’absence, on laisse toujours un
message sur le répondeur et le recours le plus efficace à la perte
momentanée du contact est le Tam Tam, préféré au Tatoo10,
qui reste accroché à la ceinture et sur l’écran duquel les messages s’inscrivent. Le répondeur permet également d’indiquer
où l’on se trouve et de communiquer le numéro où l’on peut
être joint. Grégoire interroge par exemple son répondeur environ toutes les heures lorsqu’il n’est pas à son domicile. Il lui
arrive aussi de laisser sur son répondeur ce message énigmatique : « Je suis à la cabine. » Cela signifie qu’il est descendu
dans une cabine en bas de chez lui pour téléphoner, pratique
qu’il répète inlassablement depuis environ six mois ; sa ligne a
été coupée dans le sens des appels donnés, lui évitant dorénavant de payer des factures trop importantes qui atteignaient
souvent les mille sept cents francs.
L’usage « boulimique » que ces jeunes gens font du téléphone, la durée généralement fort courte des appels se réduisant souvent à quelques mots échangés, dont le contenu équivaut à une simple prise de contact, contredit les qualités que les
personnes attribuent habituellement au téléphone s’agissant de
leurs relations avec les « bons » amis. D’une part, le téléphone
n’est pas ici un moyen de répondre à l’impossibilité de se voir,
mais bien d’accroître singulièrement les possibilités de se rencontrer. D’autre part, il n’est pas synonyme d’entretiens privilégiés entre deux personnes isolées pour que la relation dure malgré l’absence, mais bien un outil constitutif d’une vie collective
intense.
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10. Le Tatoo ne permet pas de
transmettre une adresse, le motif
et le lieu de l’appel, informations
qui servent au détenteur de l’appareil pour joindre rapidement le
messager ou se tenir informé de
ses activités et de la manière de le
contacter à nouveau.
160
VANESSA MANCERON
L’union festive
11. Un glossaire présenté en fin
d’article regroupe tous les mots et
expressions en verlan — le verlan
consiste à inverser le sens des syllabes d’un mot ou bien, dans ce
cas, des ensembles de voyelles
et consonnes dont la sonorité permet une césure : « oime » signifie
« moi » —, en argot et ceux d’origine anglaise, qui apparaissent
entre guillemets dans le texte.
La fréquence des appels s’accroît singulièrement en soirée, et
plus particulièrement le vendredi et le samedi, lorsqu’il s’agit
pour tous ces adeptes de la nuit de savoir s’il y a une fête de prévue et à laquelle ils pourraient participer. La journée du 28 juin
de Grégoire est exemplaire à cet égard. À partir de dix-huit
heures, les coups de téléphone se succèdent sans relâche jusqu’à
minuit trente, heure de départ pour la fête. Tous les appels sont
motivés par la soirée, on s’y communique des informations
concernant les gens qui s’y rendent, le type de musique prévu,
celui qui en est l’initiateur, les modalités d’entrée, le lieu où se
rendre… Selon Antoine, « Quand tu ne bosses pas, que tu fous
rien, la fête, ce n’est pas pour te changer les idées, c’est ta journée qui commence. »
Cet intérêt partagé, qui ne connaît aucun répit, demande de
savoir saisir les informations utiles et les communiquer, et de
pouvoir s’entendre sur la manière de se retrouver. Le projet de
la soirée prend progressivement forme au gré des communications et nécessite de se rappeler tant qu’il n’est pas arrêté et que
toutes les précisions de dernière minute ne sont pas communiquées : disponibilité des uns et des autres, lieu où ils se trouvent,
déplacements prévus, autant de variables qu’ils se communiquent sans cesse et qui influencent l’organisation du départ.
Chaque jour est ainsi une nouvelle aventure : les appels successifs créent une impatience, des attentes communes, alimentent
une excitation autour de la communication d’éléments d’information.
Le téléphone joue à ce niveau des échanges un rôle important
en ce qui concerne la coordination et la cohésion des membres
du groupe dispersés dans l’espace parisien et cherchant à multiplier les possibilités de rencontres sans qu’aucun espace public
ne soit a priori désigné pour jouer le rôle de point d’attache,
excepté les appartements des uns et des autres au gré des
circonstances.
Pour ces Parisiens ayant fait de la « teuf » 11 et de la musique
un centre d’intérêt collectif, et ayant adopté parallèlement un
rythme de vie particulier, le signe de ralliement est le
« groove », ce qui signifie, pour eux, passer la nuit à bouger, à se
déplacer dans Paris et parfois même en province, à danser et à
LE TEMPS DES AMIS
vivre ensemble sur les rythmes de la musique aimée. La première définition que donne du « groove » le dictionnaire, terme
anglo-saxon à la sonorité nonchalante, est « rainure ». De sillon
du disque vinyle 12, ce mot s’appliquera par la suite à la musique
américaine soul et funky des années soixante-dix, dont l’un des
illustres représentants est James Brown. Lors de ses concerts,
celui-ci interpellait parfois son public avec ce terme, l’invitant à
réagir au rythme de sa chanson, à se laisser porter par les sons
et vibrer à l’unisson en dansant.
La réunion des jeunes gens s’opère en grande partie autour
d’une attirance toujours renouvelée pour la musique, sur
laquelle vient se greffer un ensemble de signes qui ont valeur
d’appartenance. Le langage codé qu’ils ont adopté où se mêlent
le verlan, l’argot et l’anglais, est un moyen de se reconnaître
entre soi. De même, au travers des diverses affinités musicales
et des préférences pour certains types de fête se dessinent
différents styles souvent indiscernables pour le néophyte. Leur
musique de prédilection est la « house » et la « techno » orchestrée par des DJ 13. La techno est un mouvement musical en
vogue depuis environ cinq ans, dont le principe est d’assembler
des sons d’origines diverses (morceaux déjà existants, voix, bits)
par le biais d’une machine électronique. Les morceaux créés sur
l’ordinateur sont ensuite enregistrés sur disques vinyles. Certains
jeunes se sont spécialisés dans le « mixe » et en ont fait une profession, celle de dee jay : avec deux platines disques et un casque
sur les oreilles, ils mettent bout à bout différents extraits musicaux, et créent ainsi un continuum sonore en crescendo, qui
doit, s’il est réussi, provoquer chez les autres une envie irrésistible de danser. Ils apprécient cette musique sans texte, qui exacerbe les sens et dont l’état d’esprit est celui de la fête. C’est
pour cette raison que la « house », musique électronique apparentée à la « techno », à laquelle les « groovers » attribuent un
esprit plus joyeux que celui des « raves », est particulièrement
appréciée 14.
Derrière ces affinités musicales se profile aussi un certain style
vestimentaire, au travers duquel ils signifient à la fois leur
appartenance à la catégorie « être jeune aujourd’hui », et leur
volonté de cultiver un certain particularisme qui les rapproche
tout en les distinguant des autres jeunes. L’usage vestimentaire
est un phénomène complexe où l’affirmation générationnelle —
et non plus statutaire — progresse de pair avec la segmentation
161
12. To get in the groove signifie « être
dans le sillon, adhérer à la musique ».
13. Abréviation du terme disc jockey qui n’est plus usité aujourd’hui.
La prononciation anglaise de DJ a
donné lieu à un nouveau mot,
celui de dee jay, préféré à l’ancien
terme.
14. C’est pour cette même raison
que le rap est moins apprécié. Le
rap est un mouvement musical
populaire et urbain né dans les
banlieues noires américaines dans
les années quatre-vingt, aujourd’hui pratiqué par beaucoup de
jeunes des banlieues des grandes
villes françaises et apprécié par
une bonne partie de la jeunesse à
l’écoute de la modernité. Le
rythme régulier et « guerrier » est
donné par le parler du chanteur,
qui scande plus qu’il ne chante. Le
texte est souvent caractérisé par
des revendications sociales et politiques violentes et une critique des
pouvoirs en place.
162
15. Les principales références sont
New York, Madrid, Londres,
Tokyo.
16. « Fréquence Gay », radio parisienne spécialisée dans la techno.
VANESSA MANCERON
des goûts et des expressions au sein de la jeunesse : « Le vêtement ne permet pas seulement l’identification de ce qui unit,
mais aussi de ce qui diffère » (Yonnet, 1985 : 308). Les garçons
apprécient les pantalons larges, les tee-shirts imprimés, les vestes
à mi-cuisses assez sombres en matière synthétique. Ils accordent
également une grande importance à leur coupe de cheveux et
en changent souvent : du crâne pratiquement rasé, on passe à
une coupe qui se joue des régularités, courte sur les côtés et de
différentes longueurs sur le dessus ; on adopte parfois des couleurs tendant vers le jaune, le rouge ou l’orangé. Le style vestimentaire se doit d’être « cool », ample, déstructuré et d’apparence négligée, expression d’une grande nonchalance du type
« on s’en moque, ça n’a pas d’importance », se distinguant ainsi
des marqueurs trop évidents et stéréotypés commandés par les
magazines, et de ceux qui n’ont pas l’originalité de jouer individuellement avec la diversité des signes culturels actuels.
L’« underground » est préféré à la mode des masses, de même
que l’assemblage hétéroclite aux modèles uniformes. Les jeunes
marquent ainsi leur quant-à-soi par rapport à un mouvement
plus global qui lie actuellement entre elles la plupart des
grandes métropoles occidentales 15. De même, les fêtes qu’ils
affectionnent ne sont pas les grands rassemblements médiatisés
par Radio Nova ou FG 16, ce sont les soirées privées réunissant
une centaine de personnes, dont ils ont récupéré l’adresse par
l’intermédiaire de « potes ».
Préféré à toute autre forme d’accès à la « culture jeune », le
fait d’utiliser l’entourage amical comme source privilégiée de
renseignements est garant d’une certaine authenticité et favorise
de surcroît le sentiment amical. Comme le dit Antoine, « Les
gens qui vont en soirée sont connectés, c’est un réseau, ce sont
des groupes qui se refilent des adresses, sinon tout seul tu ne
peux pas être au courant des soirées, tu vas dans une soirée
parce que ton groupe est au courant, parce que quelqu’un a filé
l’adresse, ça se répand, tu vas jamais à une soirée tout seul, t’essaies d’inviter des gens, c’est tout le jeu des soirées. » Chacun
use de ses relations et se fait un plaisir de pouvoir réunir les
autres autour d’un projet dont il détient la primeur. Ceux qui
possèdent un cercle d’amis ou de relations plus vaste qu’ils ne
partagent pas avec les autres sont généralement une source
d’information privilégiée. Cette activité de loisir, préférée entre
toutes, est le moment du jeu des alliances et du rassemblement,
LE TEMPS DES AMIS
qui s’exprime au travers des nombreux appels téléphoniques
échangés. Avec la fête, une certaine identité collective se construit et les liens amicaux sont activés avec plus d’intensité qu’en
n’importe quelle occasion. Un soir, désœuvré et sans nouvelle
des autres, Grégoire a utilisé une carte téléphonique entière
pour appeler successivement la plupart des amis de son calepin,
réitérant sans cesse la question suivante : « Y a de la teufé ? » ou
bien encore : « Tu grooves ce soir? »
Pour Grégoire, Antoine, Boris, Laure, Claire et les autres, la
fête est l’un des ciments de leur amitié, fondée surtout sur l’infinie disponibilité des uns et des autres pour « bouger » ensemble
dès que l’occasion se présente. Le contact téléphonique entretenu tout au long de la journée obéit au besoin de toujours être
au courant de ce qui se passe autour d’eux. Le vocabulaire utilisé par ces jeunes gens pour caractériser leur manière de vivre
nous rappelle d’ailleurs de manière singulière le « rapport téléphonique » : le besoin d’être « connecté » au mouvement des
autres, « branché » à l’air du temps, au rythme des pulsations
des instants qui se succèdent.
« Groover », c’est un état d’esprit qui déborde le simple fait
de « faire la fête », c’est une manière d’être ensemble, une façon
de vivre dans Paris, mobiles et ouverts sur l’extérieur, mobilité et
ouverture que leur attachement à la sociabilité amicale et l’usage
qu’ils font du téléphone expriment parfaitement. La volonté
d’être partout à la fois tout en gardant le contact avec les autres
est réalisée grâce à l’outil téléphone dont ils sont devenus des
usagers particulièrement experts.
Le système D, la recherche de plans et les autres :
la question du groupe comme support
L’échange entre amis concerne pour une part les ressources
dont chacun dispose par le biais de ses relations avec autrui. Par
ressources, on entend les informations diverses circulant au sein
du réseau, qui sont indispensables pour mener les activités qu’ils
affectionnent ou subvenir en partie à leurs besoins. Ils désignent
ces informations comme des « plans » — plan de fête, plan pour
trouver un petit boulot, plan pour assister à un événement, plan
pour utiliser du matériel audiovisuel sans dépenser un sou, etc.
La valorisation du système D répond à leur absence de moyens
163
164
VANESSA MANCERON
financiers, mais correspond surtout au choix de prendre prioritairement appui sur l’entourage amical, du plus proche au plus
lointain. Les différentes modalités d’utilisation du téléphone
révèlent qu’à certains motifs explicites d’appels correspondent
certains types de relations. Ils distinguent les relations amicales
— ceux que l’on appelle pour des « trucs précis » — et les relations d’amitié — ceux que l’on appelle quotidiennement pour
tout et rien à la fois ou ceux que l’on appelle pour prendre des
nouvelles et se voir de temps en temps. L’usage du téléphone à
des fins « utilitaires » donne à réfléchir sur les rapports d’influence et sur la dimension instrumentale des relations prévalant au sein du groupe, dimension révélée par le grand nombre
de personnes n’ayant pas établi entre elles des liens les engageant mutuellement sur le terrain affectif.
Projets personnels et compétences en matière de sociabilité amicale
17. La pellicule est préférée au
support numérique, car c’est à
leurs yeux un matériau plus noble
et mieux adapté à une entreprise
artistique et esthétique.
18. Claire a imaginé avec des amis
le montage d’une machine qui,
par des afflux de lumière saccadés
et des matériaux en mouvement,
viendrait stimuler « imaginairement » une partie du cerveau et
provoquer l’onirisme.
19. Un ami, compagnon de fêtes,
s’amuse depuis près d’un an à filmer le groupe au cours de ses activités noctambules. Les images de
ce film de sept heures sont en
cours de sélection par Grégoire et
Laure pour être réduites à une
demi-heure et circuler au sein de
la bande. Ils nourrissent aussi l’espoir de séduire une télévision.
20. Vingt pour cent des individus
recensés dans chaque carnet sont
des relations qualifiées de « professionnelles ». Ce chiffre est plus
faible pour les filles et correspond
à environ cinq pour cent.
La conception de la vie professionnelle partagée par ce groupe
d’amis donne la préférence, nous l’avons vu, à la création individuelle : réaliser un court-métrage ou un clip en super 8 ou en
16 mm 17, enregistrer un disque de techno ou de rap, créer une
machine à rêves 18, filmer une plaque de verre translucide sur
laquelle évolue une femme nue couverte de glycérine, monter
les images enregistrées en vidéo des virées nocturnes auxquelles
ils ont tous participé depuis un an 19, ou bien encore filmer un
tableau et le rendre mouvant avec en accompagnement la
musique mixée par un dee jay.
Pour que de tels projets se réalisent sans moyens financiers et
hors des cadres institutionnels, la participation des amis à leur
élaboration est nécessaire et recherchée. Ces initiatives individuelles nécessitent parfois l’appui d’un large entourage. Le pouvoir fédérateur de l’initiateur du projet dépendra de son aptitude à étendre son réseau de connaissances au maximum et
dans des directions « spécialisées ». Connaître des personnes
ayant les mêmes centres d’intérêt est ici essentiel. Cette vision
des relations, si elle paraît un peu mécanique, n’en demeure pas
moins parée à leurs yeux de ces attributs utilitaristes, au moins
en ce qui concerne les « connaissances lointaines ». Ils les qualifient d’utiles ou de professionnelles 20 : « J’ai son numéro car ça
peut toujours servir », « Je l’appelle uniquement pour le boulot
ou pour lui demander des trucs précis. » Certains n’hésitent
LE TEMPS DES AMIS
d’ailleurs pas à se définir, non sans humour, comme des « mondains ». L’extension quantitative et qualitative du carnet
d’adresses repose en partie sur l’aptitude de chacun à évoluer
avec aisance, souplesse et une forte intensité dans le domaine de
la sociabilité amicale, condition nécessaire pour réaliser un projet et créer autour de soi une dynamique et un rassemblement
de personnes.
Pour ne citer qu’un exemple, Antoine a réalisé récemment un
clip sur la musique d’un groupe de rappeurs 21. Mikael, le chanteur du groupe, est un « très bon pote » d’Antoine qu’il a connu
en sixième au lycée. Sont venus donner un coup de main sur le
tournage des amis communs — Fox, Luigi, Phonk, Chiky —,
qui se sont connus dans le même établissement secondaire ou
dans le quartier du XIIIe arrondissement, et avec lesquels ils
forment depuis l’âge de treize-quatorze ans une bande d’inséparables, bien que plusieurs membres de ce petit groupe aient
aujourd’hui développé parallèlement leur propre noyau amical.
L’un des noyaux amicaux d’Antoine, composé de ceux avec
lesquels il « traîne » actuellement — Grégoire, Claire, Laure,
Boris —, a aussi assisté ou participé à la réalisation de ce projet.
Tous les techniciens du film — chef opérateur, responsable du
son, monteur, etc. —, sont des non-professionnels qui font
partie d’une association (loi 1901), « La Bakalao », qui regroupe
des jeunes « artistes » autour d’un « chef de bande charismatique » et fédérateur appelé Rémi, actuellement étudiant à la
FEMIS. Antoine a connu Rémi il y a huit ans par l’intermédiaire
d’une bande d’amis rencontrée dans un autre lycée, bande avec
laquelle il ne « traîne » plus depuis que leurs manières de voir se
sont confirmées trop différentes pour ne pas provoquer de tensions 22. Antoine a dans son calepin dix noms sur quatre-vingtneuf où figure la mention « Groupe Bakalao, connu par
Rémi ». Son amitié avec le « pilier » de l’association a provoqué
la rencontre avec toutes les personnes travaillant au sein de cette
structure. La moitié de ces connaissances sont restées indirectes
— « Je ne fais pas la fête avec ce groupe, je ne traîne pas particulièrement avec eux » —, c’est-à-dire qu’ils ne se rencontrent
qu’en présence de Rémi qui fait le lien entre eux. Le partage
d’une vie collective intense a cependant permis à certains liens
d’exister sans la médiation de Rémi, même s’ils sont presque
uniquement activés « en cas de besoin ». Aussi Antoine peut-il
dorénavant faire valoir ces nouvelles relations auprès de ses
165
21. Musiciens et chanteurs faisant
de la musique rap.
22. Sébastien et Judikael sont
« artistes peintres » sans vivre de
leur activité. Lors de leur exposition, Antoine et Rémi ont réalisé
un petit film « humoristique » regroupant les témoignages des visiteurs, témoignages surtout critiques par rapport aux peintures
exposées. Selon Antoine, c’est la
goutte d’eau qui a fait déborder le
vase : « Ils sont très différents, ils
portent des costumes stricts, ils
sont plutôt intellectuels de gauche,
artistes “maudits” et se prennent
un peu trop au sérieux, c’est-àdire au tragique. »
166
VANESSA MANCERON
amis proches si l’un d’eux a besoin d’un renseignement ou d’un
coup de main, ce qui arrive relativement souvent.
Plus un individu sait s’entourer de personnes avec lesquelles il
entretient des relations sans intermédiaire, plus sa capacité à
manipuler son réseau de connaissances s’en trouve accrue, et
ceci s’avère être particulièrement efficace pour la réalisation
d’un projet personnel. Outre cette dimension pragmatique, on
pressent un enjeu d’une autre nature : devenir un rouage important du système de sociabilité dont les autres ont une conscience
aiguë et jouer ainsi des rapports d’influence.
Le téléphone est à la fois un reflet et un outil, révélateur de la
capacité de chacun à entretenir des liens amicaux nombreux
et directs. Celui qui sait en user avec fréquence a toutes les
chances de construire autour de lui un entourage plus dense qui
tient dans la durée, que celui, plus modéré, qui se limite à
l’appel des proches ou bien à des contacts téléphoniques trop
espacés dans le temps. Il pourra même de la sorte devenir un
centre attractif pour ceux qui le côtoient.
C’est un peu le cas de Grégoire, au moins en ce qui concerne
la fête. Antoine le considère comme le « centre des rencontres »,
celui qui a souvent établi la liaison entre ceux qui « traînent »
actuellement ensemble. Réputé pour sa grande disponibilité et
son attrait immodéré pour les réunions festives, Grégoire, souvent informé de ce qui se passe par les nombreux coups de téléphone échangés avec des personnes du réseau, extérieures au
petit groupe, facilite le mouvement général. Son appartement
est un espace toujours ouvert, un lieu de passage et de regroupement privilégié. Il n’est pas un jour où quelqu’un ne vienne
chez lui pour boire un verre et prévoir du même coup de le rappeler plus tard pour « bouger », ce qui explique aussi en partie
la convergence des appels à son domicile. Il sait entretenir un
désir intense du loisir partagé, en s’investissant de manière prononcée dans les liens de sociabilité amicale, condition indispensable pour créer une dynamique de fête et de rassemblement.
Pour preuve, quelques signes de sa compétence en la matière :
« Avec Greg, c’est la découverte de la techno, je trouve ça intéressant, c’est nouveau, j’apprends. Greg, il s’est affirmé dans son
genre, il a fait ses tee-shirts, il s’est teint les cheveux, il s’est
affirmé, il a pris du poids, et hop ça m’intéresse. » Le prestige
de Grégoire est un peu à la mesure de la fréquence et du
nombre d’appels échangés, qui restent un bon indicateur de sa
LE TEMPS DES AMIS
167
position au sein du groupe. C’est la preuve de son importance.
Ainsi comprend-on pourquoi chacun porte intérêt au nombre
de coups de téléphone échangés quotidiennement : « Si je n’ai
pas au moins cinq messages sur mon répondeur chaque jour, ça
ne va pas. » Téléphoner, c’est un signe d’appartenance au
réseau des amis, c’est savoir qu’on y a trouvé sa place, et montrer que l’on possède les qualités nécessaires pour s’y inscrire de
manière significative. Aussi la sociabilité amicale semble-t-elle
s’ériger en une forme de compétence gratifiante qui permet à
chacun de se situer et de situer les autres dans le groupe.
Les « potes de potes »
Si les carnets d’adresses des cinq amis ne cessent de grossir au
point que tous les deux ans il leur faut en changer, c’est que
côtoyer un ami implique obligatoirement de côtoyer aussi une
grande partie de son entourage amical : « Quand tu vois Untel,
tu vois forcément ceux qu’il voit. Je suis pote avec Greg ; du fait,
je suis inclus dans une bande. Boris ou Mike, je les aime beaucoup, mais ce qui fait le lien entre nous c’est qu’on appelle
Greg, et on se retrouve chez lui. Greg sait que par lui les gens se
sont réunis sans forcément être potes au début. C’est la règle du
jeu. » La dimension collective qu’induit une relation particulière
est un fait remarquable.
L’exemple de Boris est intéressant, car celui-ci a quitté Fontainebleau pour s’installer à Paris il y a trois ans et s’est constitué, depuis, un carnet d’adresses révélateur de la manière dont
les liens se tissent par l’intermédiaire des amis proches. Le point
de départ de son inscription dans le groupe est la rencontre avec
J. B., son voisin de palier. Lors de son arrivée dans l’immeuble,
Boris est venu frapper à la porte de celui-ci, une grande bouteille de bière à la main, pour établir un premier contact 23.
Étaient présentes chez J. B. quelques personnes dont Grégoire.
À la suite de cette première rencontre, Boris et J. B. ont rapidement établi des liens de voisinage au point que « c’est un peu
comme si on partageait le même appartement » 24. À l’époque
où ils se sont connus, le logement de J. B. était « squatté » pratiquement tous les soirs et se déroulaient là des parties de poker
qui duraient généralement une bonne partie de la nuit. Lors de
ces réunions, Boris était toujours présent, participant à la vie
collective de J. B. et construisant progressivement des liens avec
23. Boris avait repéré J. B., garçon du même âge à l’air « cool »
(beaucoup de passage chez lui,
ambiance de fête, style vestimentaire, goûts musicaux).
24. Boris a les clés de l’appartement de J. B. au cas où ce dernier
serait absent car il vient y prendre
des douches très régulièrement.
Tous les jours, ils se voient, se
tiennent au courant de ce qu’ils
font ou vont faire dans la journée,
ils passent l’un chez l’autre
demander du café, des cigarettes,
etc., ou se téléphonent.
168
VANESSA MANCERON
certains d’entre eux, comme Grégoire et Laure, qu’il voit tous
les jours depuis deux ans. Et l’eau a coulé sous les ponts ;
Grégoire et J. B. ne se voient plus avec la même assiduité qu’autrefois, c’est maintenant Boris qui favorise leurs rencontres
ponctuelles.
Sur soixante-treize personnes figurant dans le carnet
d’adresses de Boris (seules les relations de type « amical » sont
ici considérées), la moitié est issue directement ou indirectement
de cette première rencontre avec J. B. Cinq sont aujourd’hui des
proches de Boris — « potes » et « amies » —, et les autres, de
simples « copains » et « copines », c’est-à-dire plutôt des « potes
de potes ». Les autres relations de Boris se partagent surtout
entre deux grands cercles qu’il a lui-même délimités : les amis
de Fontainebleau (lycée, skate board) et les amis de la faculté de
philosophie (« le posse des philosophes »). Ces trois cercles sont
relativement exclusifs. L’inscription géographique, les centres
d’intérêt et les modes de vie déterminent aux yeux de Boris des
ensembles de relations distincts qu’il est difficile de mêler :
« C’est pas le même délire. » La dimension collective qu’induit
la relation avec une personne trouve ici sa limite avec le principe d’homophilie. Boris, du fait de ses études supérieures et de
sa vie passée ailleurs, possède un entourage diversifié ; il est
d’autre part un nouveau venu dans un réseau amical déjà existant, relativement homogène et compact, où le nombre d’interconnexions est très élevé, ce qui ne semble pas caractériser les
autres cercles. Aussi, si les amis de J. B., de Grégoire ou des
autres, sont aussi les amis de Boris, l’inverse ne se vérifie pas,
excepté pour certains individus « polyvalents » comme Maxime,
étudiant en philosophie, que Boris a présenté à J. B., Grégoire,
Laure, Claire et Antoine, et qui peu à peu participe aux activités du cercle « parisien » et apparaît dans les carnets d’adresses
des uns et des autres.
Même si l’on possède le numéro des personnes avec lesquelles
la relation reste médiatisée par un intermédiaire, l’objectif n’est
jamais de prendre des nouvelles ou de chercher à se voir : « Je
sais que je le verrai de toute façon avec les autres, je ne l’appelle
jamais, sauf pour des trucs précis. » Ces « trucs précis », motivant les contacts téléphoniques avec ces personnes « lointaines », sont variés et peuvent être classés en trois catégories.
Il y a les motifs souvent contingents à une rencontre de visu,
tels que récupérer un sac oublié, emprunter un livre, un disque
LE TEMPS DES AMIS
169
ou une cassette vidéo ou une roue de vélo, trouver un boulot,
aller à un concert, utiliser des platines de mixage, bénéficier
d’un plan de cartes téléphoniques bon marché, faire un CV…
Ces appels sont ponctuels et se concentrent généralement dans
le temps. Pendant une semaine, deux personnes vont échanger
plusieurs coups de téléphone puis, une fois les motifs précis
d’échange évanouis, les contacts cessent pendant six mois et
parfois pour toujours. C’est la référence à un temps immédiat
qui prévaut dans cette catégorie de relations. C’est un peu le
hasard des rencontres qui active la relation. De même, c’est le
contexte de ces rencontres et le contenu des discussions qui provoquent ou non l’échange de numéros en vue de s’appeler, le
fait de glisser à l’autre « Je t’appelle » ou bien d’imiter le combiné avec le pouce et l’index à hauteur de l’oreille : « Je connais
Luigi depuis deux ans. Je suis déjà allé chez lui, on se voit de
temps en temps. C’est un mec cool que j’aime bien. L’autre
jour, j’étais chez lui et on a eu une bonne discussion de philo.
On s’est échangé nos numéros parce qu’on s’est rendu compte
qu’on ne les avait pas. On a des bouquins à se prêter. »
Le second type de motifs justifiant d’un appel à une personne
avec laquelle ils entretiennent une relation de nature plus « collective » que personnelle se présente quand ils cherchent à
joindre une tierce personne ou à entrer en contact avec un
groupe de gens : « Je ne l’appelle jamais sauf pour joindre Greg,
ou me connecter au mouvement, ce n’est pas un nœud de mon
réseau. » Ce sont des individus avec lesquels la personne que
l’on veut contacter entretient des rapports quotidiens ; des personnes chez lesquelles se tiennent souvent des réunions et dont
l’appartement est un lieu de passage ; ou bien encore des compagnons de fête qui « traînent » souvent avec le groupe 25. Ces
numéros représentent un moyen efficace et fréquemment
éprouvé pour rester en contact. Un extrait de deux conversations téléphoniques consécutives, enregistrées chez Boris, illustre
ce propos. À midi, Boris reçoit un appel de Grégoire :
Grégoire : « Bon, qu’est-ce que tu fais aujourd’hui? »
Boris : « Ben, je ne sais pas, je vais peut-être passer te voir.
— Moi, à une heure et demie, je vais voir Tonio.
— Qu’est-ce que vous foutez?
— Je vais l’éclater aux échecs! Et après, à trois heures et demie, j’ai un rencard à Gambetta. Tu viens avec oime?
— C’est pourquoi? pour les tee-shirts?
25. « Je n’ai pas son numéro, mais
j’ai son numéro de biper. Je le
bipe de temps en temps pour
rejoindre tout le monde quand on
bouge en fête. »
170
VANESSA MANCERON
— Ouais, faut que j’achète des tee-shirts.
— Ben, Gambetta, c’est un peu l’Anapurna, mais bon, écoute, je te rappellerai chez Tonio.
— Bon ben, appelle entre une heure et demie et deux heures chez Tonio. »
À treize heures, Boris appelle Tonio :
Boris : « Ça va? »
Tonio : « Ça va, et toi?
— Ouais, bien, euh, qu’est-ce que je veux dire, t’as rendez-vous avec Grégoire là?
— Euh, ouais.
— Il doit passer ou quoi?
— Ouais.
— Euh, je peux passer?
— Ouais, ben, euh, on voulait faire une partie d’échecs, mais euh.
— Bon, ben, c’est juste parce que je dois lui filer queusdi.
— Ouais.
— Et euh, et puis je voulais aussi acheter la cassette que tu as, acheter les
droits d’auteur de la cassette que tu as faite samedi dernier (rire).
— Ah ouais, exact, ouais.
— Non, mais, tu l’as chez toi ou pas?
— Ouais, ouais, je l’ai.
— Et t’as regardé les images?
— Ouais.
— J’aimerais bien les mater, quoi.
— Bon, ben, vas-y, ramène-toi.
— O.K., à toute 26. »
26. Expression utilisée en fin de
conversation pour dire « à tout à
l’heure ».
27. L’intérêt que Boris porte à ce
film est motivé par le fait qu’il
porte sur la vie nocturne du
groupe.
Grégoire est à la fois un « très bon pote » de Tonio, et un
« très bon pote » de Boris. Boris et Tonio se côtoient très souvent (plusieurs fois par semaine), mais ne sont pas des amis.
N’ayant pas convenu au préalable de se voir au sujet de la
cassette, Boris n’aurait sans doute jamais appelé Tonio, sans la
présence de Grégoire qui offre ici une sorte de légitimité ponctuelle à cet appel et à sa venue à l’improviste. Téléphoner
revient ici à activer une relation en vue de trouver satisfaction
par rapport à ses centres d’intérêt, bénéficier d’un apport extérieur utile, ou bien tout simplement passer du bon temps et participer ainsi à la vie du groupe 27. Ces jeunes parlent ici d’« amicalité » et non d’amitié.
Enfin le troisième type de motifs, plus rare, relève de l’utilitaire, du « ça peut servir ». Il peut s’agir de simples connaissances dont on a pris le numéro de téléphone pour des raisons
souvent professionnelles ou pour répondre à une envie de
LE TEMPS DES AMIS
171
voyage et trouver un « plan » d’hébergement. Laure possède
par exemple un cahier « New York » et un cahier « Espagne »,
qu’elle a constitués au cours de ses voyages et dans lesquels
figure une multitude d’adresses et de numéros récoltés au
hasard des rencontres. Il peut s’agir aussi de personnes que l’on
a croisées par exemple au cours d’un tournage et dont le savoirfaire est toujours bienvenu en cas de besoin.
Boris : « Je vais essayer de me faire des relations avec des queums de
Nova » 28.
Alex : « Ouais ouais, enfin tu te calmes, quoi!
— Pourquoi? (petit rire)
— Bien sûr que tu peux te faire des relations avec les queums de Nova, mais
c’est pour quoi faire?
— Ben, non non, je sais pas.
— Pour des invitations, c’est ça?
— Non non, pas forcément, je vais y aller tranquille, t’inquiète pas!
— Non mais, attends, parce que Vivian [de Nova], je veux le choper pour
J. B.
— Oh non, mais moi, c’est pour faire des stages, pour bosser chez Nova
[…].
— De toute façon, tu verras bien, m’enfin bon, essaie d’abord de, tu vois,
d’être copain avec lui et après tu verras bien, après tu le rappelles. Je
trouve que c’est mieux comme stratégie que d’essayer tout de suite de lui
rentrer dedans.
— Ouais, tu m’étonnes, mais je disais ça comme ça, de toute façon, je vais
voir, je disais ça comme ça, tu vois […]. »
S’attacher à décrire ces relations amicales plus ou moins lointaines, en fonction de la manière dont elles sont qualifiées et du
type de rapports téléphoniques qui en découlent, fait apparaître
leur caractère instrumentalisé. La complexité du lien est gommée par les interlocuteurs, même lorsque, au cours d’entretiens
approfondis, on tente d’en extraire une forme de sentiment.
Sans doute le fait d’étudier les contacts téléphoniques est-il pour
quelque chose dans cette présentation rationnelle des rapports
sociaux, à quoi s’ajoute la tendance générale des individus,
observée par A. G. Allan (1979), à mettre en avant des aspects
instrumentaux pour démontrer l’existence de relations amicales.
Cependant, on l’a vu, le degré d’attirance et la force des liens
ne se mesurent pas, ici, à l’aune de la fréquence des interactions. Sans leur attribuer pour cela un caractère superficiel,
on peut tout au moins mettre en avant leur caractère fluctuant
et instable. Si A et C entretiennent des relations d’amitié avec B,
28. Nova est un média dont le
support principal est la radio et la
presse, bien connu des Parisiens à
l’écoute de la modernité, de la
mode et des mouvements musicaux contemporains.
172
VANESSA MANCERON
leur relation ne résistera pas à l’absence de B. Je cite Boris :
« Pablo, je ne le vois plus du tout. Il s’est fâché avec Grégoire. »
Boris appelait Pablo environ deux fois par mois « quand il y
avait un “squat” chez lui » et le voyait au moins une fois par
semaine. Mais que dire de plus : « On rigole bien ensemble,
mais je ne le connais pas particulièrement bien ! » On peut parler dans ce cas d’une véritable sociabilité plus collective car la
relation interindividuelle ne peut alors exister en dehors du
groupe ou d’un contexte précis qui lui sert de support. « Certaines relations ne survivent pas à la disparition du contexte de
leur exercice » (Degenne et Forsé, 1994 : 39). Parler de « purs
potes » est donc une manière de distinguer les amitiés vraies de
celles qui sont moins durables et qui fluctuent au gré des circonstances ?
À mesure qu’on avance en âge et qu’on s’élève dans la hiérarchie sociale, on
passe progressivement d’un environnement social où règne une foi naïve en
l’idéal aristotélicien de l’amitié sans recherche d’avantages, sans souci
d’équilibre des prestations et sans limitation de l’implication des partenaires,
à un monde où les relations d’amitié ne peuvent pas ne pas être vues au
moins en partie comme « des relations », c’est-à-dire comme un capital
social mobilisable en vue d’intérêts à promouvoir, qu’on soit à la recherche
de gratifications matérielles ou symboliques.
Coenen-Huther, 1987 : 62.
La situation semble ici plus complexe et plus ambiguë. Qu’ils
présentent leur réseau de manière à suggérer qu’ils le manipulent à des fins utilitaires, que le sentiment n’y joue pas un rôle
déterminant et que les simples copains se succèdent incessamment, laisse penser que leur mode de vie justifie une telle instrumentalisation, puisque « au-dehors pas de salut ! » L’entourage
doit pouvoir répondre aujourd’hui à tous leurs besoins, que ce
soient leurs aspirations professionnelles, affectives, et leurs activités de loisir. Aussi la dimension communautaire coexiste-t-elle
ici avec un sens aigu et pragmatique de l’intérêt particulier. Et si
l’on tient pour pertinente la définition du réseau personnel
comme « capital social », il est moins conçu comme un tremplin
vers l’extérieur que comme un moyen de trouver sa place au
sein de l’entourage amical. Se situer dans le groupe, c’est
prendre part au système institué des échanges, créer du lien afin
d’avoir le sentiment d’appartenir à une « communauté » et
signifier aux autres cette appartenance.
LE TEMPS DES AMIS
Tout se pense en termes de transactions, de prestations, et
s’il faut un motif aux appels, c’est peut-être que ces échanges
d’informations, de services et d’entraide constituent la vie même
du groupe au sein duquel on « navigue » et qu’il est le prétexte
à se dire autre chose.
La question de l’amitié : un engagement sans restriction
Le partage et l’échange sous toutes ses formes sont considérés
comme des éléments fondateurs de la sociabilité amicale, mis à
l’épreuve quotidiennement, et sont érigés en valeurs. Cette
armature « idéologique » devient plus sensible au fur et à
mesure que l’on se rapproche des sphères amicales de grande
proximité. Toutes les personnes qui se voient assidûment depuis
quelques années ont institué entre elles des rapports d’une telle
familiarité que ce qui appartient à l’un appartient à l’autre.
L’échange « total » est un principe fondamental au point que
celui chez qui l’on décèle une retenue, un quant-à-soi matériel
ou affectif, est exclu des relations privilégiées. L’alliance et la
communion recherchée passent par une générosité volontaire et
obligée. Le but, s’il est avant tout moral et sert à produire un
sentiment amical, se mesure à l’aune de l’économie quand il
s’agit d’évaluer la qualité d’une personne périphérique au
groupe et son aptitude à en faire vraiment partie. Les règles de
générosité sont les suivantes : plus tu possèdes (matériellement),
plus tu partages et plus tu fais bénéficier les autres de tes
richesses. L’aptitude de chacun à faire fi de ce qu’il possède, à
montrer sa parfaite disponibilité en temps et en argent, le rend
immédiatement sympathique. Donner et recevoir sans établir
une quelconque comptabilité est la preuve et la condition de
l’engagement dans le groupe, engagement total qui peut sembler, pour les personnes extérieures n’ayant pas consenti à participer sans restriction à la vie sociale et économique du groupe,
quelque peu tyrannique. La résistance au partage coïncide
généralement avec le fait que certains commencent à gagner
leur vie régulièrement et que l’emploi de leur temps se fait différemment. Le principe d’identité et d’égalité étant brisé, les
échanges sans possible réciprocité sont alors limités.
Donner et recevoir s’exprime au travers de certaines pratiques
conviviales ou bien de simples gestes. L’achat d’une bouteille de
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29. Nos cinq compagnons apprécient particulièrement ce qu’ils
appellent la soupe « thaï », à base
de lait de coco dans lequel on fait
cuire des légumes verts (courgettes, aubergine, haricots…). Cette
recette leur a été communiquée
par une amie australienne, qui,
lors de son déjour de six mois à
Paris, a participé à la vie du
groupe avec la même intensité
que les plus engagés.
VANESSA MANCERON
« sky » est devenu une habitude incontournable lorsqu’ils se
réunissent. Chacun fouille alors dans sa poche et donne en fonction de ses possibilités financières du moment. La plupart
annoncent souvent : « J’ai pas une tune. » Et c’est parfois en
rechignant que celui qui vient de faire un « petit boulot » ou de
toucher le RMI donne trente à cinquante francs à celui qui se
propose d’aller acheter la bouteille, généralement celui qui n’a
rien donné. Celui qui a plus donne pour les autres. Les ressources de chacun étant à peu près équivalentes, le partage est
finalement plutôt égalitaire. Ensuite, l’alcool est consommé collectivement et, au travers d’une ivresse partagée, le plaisir d’être
ensemble est signifié et renforcé. Dîner ensemble est également
une pratique courante : « Quand j’ai un peu d’argent, j’invite
tout le monde à dîner à la maison et quand j’en ai pas, je vais
manger chez les autres » 29. Il arrive aussi que les « invités »
s’organisent pour faire les courses ensemble et apportent les
ingrédients qu’ils cuisineront eux-mêmes. Tout le monde apprécie beaucoup l’initiative individuelle, qui consiste à acheter un
lot de bières pour tout le monde. Lorsqu’un paquet de cigarettes est ouvert et que les autres n’en ont pas, ce qui arrive relativement souvent, il est utilisé par tous et la dernière cigarette
est fumée à plusieurs. De même, un verre d’alcool consommé
durant une fête tourne très souvent de main en main. Ces petits
échanges matériels, où donner et recevoir sont un seul et même
mouvement, octroient à leurs relations une dimension fraternelle. Partager un même plat ou une même cigarette, c’est un
peu partager l’intime, baigner dans un monde affectif indifférencié. Comme le fait remarquer Marcel Mauss (1950), dans
bien des cas, les échanges scellent l’union et sont au fond des
mélanges de vies, de personnes et de sentiments. Ce sont ici des
manifestations de la communion et de l’identité des sentiments.
Les échanges téléphoniques participent aussi de cette même
dynamique :
On ne peut pas traîner dans un groupe si on n’est pas vraiment dedans, il
faut une participation totale et puis tu as l’habitude d’appeler les mêmes
gens, il y a des gens que t’aimes bien, mais pour les appeler c’est une
démarche, tandis qu’avec les cinq personnes avec qui tu traînes, « Allô, ça
va, ce soir, je ne sais pas, on se rappelle, ciao ». Le projet de fête permet de
rappeler les gens pour un truc concret sans avoir à se dire qu’on va les appeler. C’est comme quand tu vis avec quelqu’un, c’est mécanique, ça permet
une hygiène relationnelle.
LE TEMPS DES AMIS
Les échanges téléphoniques qui rythment la journée de chacun ressemblent à une conversation que l’on arrête et reprend
sans même y penser. C’est un peu comme si l’on se trouvait
dans le même appartement, occupés à des activités distinctes et
qu’on s’adressait de temps en temps la parole pour savoir où en
est l’autre et envisager de faire quelque chose plus tard. Il
semble que l’amitié constitue ici un support affectif, et que les
échanges quotidiens confirment le sentiment d’avoir trouvé des
partenaires à leur image, avec lesquels partager leur vie quotidienne, un peu sur le mode d’une vie de couple.
Les extraits de conversations téléphoniques montrent combien le contenu des discussions entre bons amis se réduit à
« rien de spécial » ou à « tout et rien ». Si les motifs explicites
des appels sont « qu’est-ce que tu fais ? » et « qu’est-ce qu’on va
faire plus tard ? », on passe son temps, lorsque rien ne presse, à
parler de la moindre chose, des détails les plus infimes de la vie
quotidienne, de ce que l’on a vu, de ce que l’on a fait, etc.
Chacun se suit de loin, à l’écoute. Il importe de se tenir au
courant des faits et gestes des proches, au jour le jour et parfois
d’heure en heure. Échanger des propos sur le mode de la banalité met en scène la dimension fraternelle des liens. Chacun se
signifie mutuellement son sentiment de proximité, rappelle sa
présence et son engagement. Le téléphone permet d’ailleurs
d’avoir un mode de communication plus personnalisé que celui
adopté en face à face, puisqu’ils se retrouvent rarement seuls.
Cependant, ces rapports amicaux particuliers ne sont pas
synonymes dans leur esprit d’une amitié de type exclusif. C’est
ce que signifie Antoine quand il dit : « Ce qui est bien, c’est la
liberté des rapports. Si Grégoire n’est pas chez lui, j’appelle Fox,
ou encore Luigi. J’aime bien avoir plein de relations, elles sont
toutes complémentaires et il n’y a pas d’obligations trop
pesantes. » L’amitié se vit au jour le jour, sur le mode de la légèreté et de la simplicité des rapports — je passe chez toi, tu
passes chez moi —, et se définit en fonction de critères tels que
l’ouverture vers l’extérieur, l’envie d’établir une multiplicité de
rapports par l’intermédiaire des uns et des autres, la disponibilité pour un mode de vie et un mode relationnel en accord avec
le fait de privilégier une vie collective intense plutôt que la relation deux à deux, même si cette relation est effectivement forte.
Les amours sont d’ailleurs difficilement conciliables avec le
fonctionnement du groupe, toujours avide de la participation de
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VANESSA MANCERON
tous, de leur entière disponibilité par rapport à un emploi du
temps qui s’élabore collectivement, au gré des appels échangés.
Et si Grégoire et Laure entretiennent depuis deux ans une relation amoureuse, leurs amis ont tendance à la disqualifier : « Ils
sont ensemble et en même temps pas vraiment. On ne sait pas
tellement. » Ils se côtoient en fait quotidiennement un peu à la
manière de deux bons copains. L’envie d’être deux, même si elle
existe, n’est pas explicite. Laure fréquente avec la même assiduité tous les amis de Grégoire et adopte le principe « tous
ensemble ou rien ». C’est le seul cas de couple ayant réussi à
concilier vie amicale et vie amoureuse que j’ai rencontré. Tous
les garçons ou filles qui entretiennent une relation « sérieuse »
sont progressivement devenus des individus périphériques. On
leur reproche leur manque de disponibilité, qui apparaît comme
une sorte de trahison, confirmant les observations d’Olivier
Galland (1991) à propos de l’installation du couple qui entraîne
un repli des personnes sur le foyer et les amitiés communes aux
deux partenaires.
L’amitié ne se définit ni ne se vit en termes affectifs, mais privilégie plutôt la proximité interindividuelle (mêmes goûts,
« même délire »), la présence (activités partagées) et la facilité (il
n’y a pas de gêne, on n’a pas de devoirs, on passe chez les uns et
les autres sans y être invités). Elle est caractérisée par la réciprocité, l’égalité, et fondée sur l’attirance et le plaisir d’être
ensemble. Elle est le fruit de l’implication sans limite des partenaires, de leur disponibilité quasi totale au regard d’un emploi
du temps qui s’élabore toujours en relation avec les autres,
d’une absence notable de frontières entre sphère « privée » et
sphère « publique ». Aucune véritable exclusivité n’est admise
ici, puisque c’est le fonctionnement harmonieux de l’ensemble
qui est toujours privilégié.
*
*
*
Pour ces jeunes gens, l’entourage amical constitue un support
social important, une tentative de construction d’une microsociété où les individus partagent les mêmes problèmes et y
répondent pour le moment de manière plus ou moins identique.
Ils agissent ensemble et « font ce qu’ils font avec un œil sur ce
que les autres ont fait, sont en train de faire, ou sont susceptibles
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LE TEMPS DES AMIS
de faire dans le futur » 30. Support affectif, identitaire, instrumental, chacun cherche son autonomie au sein de ce groupe qui
doit idéalement fonctionner sur lui-même. Ne souffrant aucune
hiérarchie ou mélange avec ce qui n’est pas lui, le groupe résistera-t-il au temps social qui peu à peu force les différences, les
rencontres « matrimoniales » et les « intégrations » professionnelles ? N’est-ce pas ce que présage Claire : « Avant, on était
tous pareils, on formait une sorte de marshmallow, mais maintenant il y en a qui réussissent et qui le font sentir aux autres. »
Distance, solitude, anonymat, impersonnalité sont des termes
souvent utilisés pour décrire la société urbaine contemporaine.
Il est pourtant possible de créer des réseaux très denses et relativement durables, généralement assez « spécialisés ». Avec le téléphone, ces jeunes gens réussissent à faire exister une dynamique
collective sans qu’aucun espace ne soit a priori désigné pour la
favoriser. L’étude des usages du téléphone a permis de révéler
un certain type de rapports sociaux, en même temps que cet
outil semble imprimer à ces rapports quelque chose de nouveau.
Références
ALLAN, A. G.
1979 A sociology of friendship and kinship (Londres, Allen and Unwin).
BECKER, H. S.
1985 Outsiders (Paris, éd. Métailié) [1re éd. 1963].
COENEN-HUTHER, J.
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médiatique, nº 50 d’Espace et sociétés : 51-64.
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1994 Les réseaux sociaux. Une analyse structurale en sociologie (Paris, Armand
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GALLAND, O.
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GALLAND, O. et GARRIGUES, J.
1989 La vie quotidienne des jeunes du lycée au mariage : naissance,
apogée et déclin de la sociabilité amicale, Économie et statistiques,
223 (juillet-août) : 15-23.
30. Cf. BECKER, 1985.
178
VANESSA MANCERON
MAUSS, M.
1950 Essai sur le don : forme et raison de l’échange dans les sociétés
archaïques, in Sociologie et anthropologie (Paris, Presses universitaires
de France) : 142-279 [Quadrige].
MEAD, M.
1958 Adolescence in primitive and in modern societies, in T. M. Newcomb et E. L. Hartley (dir.), Readings in social psychology (New York,
Henry Holt, Rinehart and Wiston) : 341-349.
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1968 Les barjots : essai d’ethnologie des bandes de jeunes (Paris, Julliard).
TURNER, V. W.
1990 Le phénomène rituel : structure et contre-structure, trad. par G. Guillet
(Paris, Presses universitaires de France) [1re éd. anglaise 1969].
PÉTONNET, C.
1987 L’anonymat ou la pellicule protectrice, Le temps de la réflexion, VIII :
247-261.
YONNET, P.
1985 Jeux, modes et masses. La société française et le moderne (1945-1985)
(Paris, Gallimard) [NRF, Bibliothèque des sciences humaines].
Glossaire
Verlan
auch : chaud
caillera : racaille, voyou (peu apprécié par les cinq jeunes)
chanmé : méchant (pour signifier qu’une chose, un événement, une situation est
formidable, très bien, « c’est chanmé »)
chelou : louche, bizarre, pas clair (qualification négative)
foncedé : défoncé (ivre ou drogué)
goleri : rigoler
mainde : demain
méfu : fumée ou fumer
oime : moi
ouf : fou
queum : mec
queuf : flic (représentant des forces de l’ordre)
queusdi : dix queus = dix sacs = cent francs
queutru : truc
pera : rap (mouvement musical)
phonetel : téléphone
ranma : marrant
rébou : bourré (ivre)
LE TEMPS DES AMIS
relou : lourd (se dit de quelqu’un que l’on trouve pesant ou d’une situation désagréable)
renoi (un) : Noir (un)
tebé : idiot, bête
tèje : jeter (« je me suis fait tèje de la soirée »)
téma : mater, regarder, regarde
teuf, teufé : fête
tipe : petit
véner : énerver (« ça m’a trop véné » : ça m’a beaucoup énervé)
zicmu : musique
Inspiré de l’anglais ou tiré de l’anglais
cool : sympathique (pour qualifier quelqu’un), tranquille, nonchalant
fashion : à la mode
groover : bouger la nuit dans Paris pour aller à des fêtes
look : style (vestimentaire), dégaine
looser : mou, pas combatif, perdant, « raté »
sky : whisky (se prononce à l’anglaise, « skaye »)
soft : tranquille, doux, sans excès ou agitation
splif : petit joint, pétard (marijuana)
triper : adorer
Argot
abuser : qualifie suivant les situations quelque chose d’extrême, de trop quelque
chose, dans un sens négatif ou positif
assurer : signifie que l’on apprécie, que c’est bien (« t’assures », « ça assure »)
biper (se) : envoyer un message sur un alphapage (Tatoo, Tam Tam) (« je te
bipe », « bipe-moi »)
branché : désigne négativement ceux qui portent l’uniforme de la mode, sans faire
preuve d’originalité
chaud : bien, fort, intense, énervé, tendu
déchire (ça) : c’est très bien
déchiré (je l’ai) : je l’ai battu à plat de couture
déchirer (se) : se défoncer : boire ou se droguer à un point extrême
dégoûté : énervé, déçu
grave : quelque chose d’intense, d’extrême, de trop quelque chose, soit dans un
sens positif (« c’est trop grave » = c’est trop bien), ou négatif (quand on dit de
quelqu’un qu’« il est grave », c’est qu’on le trouve nul, pas sympathique)
kifer : aimer, adorer (« c’est kifant », « tu kifes? »)
piave : boire, bourré (issu selon eux du langage gitan du fait de la terminaison du
mot en « ave »)
pote : ami ; pur pote : très bon ami
squatter : le squat désigne un lieu privé ouvert aux amis, où l’on se regroupe de
manière privilégiée, comme c’est actuellement le cas de l’appartement de
Grégoire où il n’est pas un jour sans que quelqu’un n’y passe. Cette expression désigne à l’origine les espaces (immeubles, appartements) appropriés et
habités illégalement, comme c’est le cas de certains ateliers d’artistes.
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tchatcher : parler beaucoup, parler pour noyer le poisson, pour convaincre quelqu’un et arriver à ses fins (« je l’ai tchatché, et je suis rentré »)
tchatcheur : bavard, beau parleur, embrouilleur
tiser : boire
tollé (je lui ai mis ça) : je l’ai battu à plat de couture
trop : utilisé fréquemment devant tous les qualificatifs pour leur donner plus
d’impact, plus de force, plus d’intensité
tuerie (c’est une), ça tue : c’est extrêmement bien
tune : argent.