Voyager autrement - Solidarite-internationale

Transcription

Voyager autrement - Solidarite-internationale
Voyager autrement
Myanmar : une démocratie en marche !
Il y a des moments dans le quotidien d’un Peuple où l’histoire s’inscrit en lettres majuscules. Sans
doute en est-il ainsi aujourd’hui à Myanmar, mais entre la vision "édulcorée" qui nous est présentée
et la réalité du pays il y a une marge perçue lors d’un récent séjour dans ce pays.
avec ses langues et cultures propres (130 minorités, un tiers de la population). Cependant, la complexité est inscrite dans la structuration administrative de ce pays de soixante millions d’habitants divisé selon une double logique : sept régions habitées
de Birmans et sept Etats où se retrouvent les minorités ethniques.
L
e 8 novembre 2015 est une date importante
dans la vie des Birmans qui, mobilisés en nombre (80 % de votants), élisent leurs représentants à
la Chambre des Nationalités, et à la Chambre des
Représentants. Si les résultats sont sans équivoque,
la Ligue Nationale pour la Démocratie (LND) emmenée par Aung San Suu Kyi, prix Nobel de la Paix
1991, remporte respectivement 80 et 77 % des sièges en jeu, les militaires n’en sont pas absents pour
autant, puisque la Constitution leur en prévoit 25 %
dans chacune des assemblées. La campagne électorale fut tendue, où discours de haine à l’encontre
des minorités et "l'usage de la religion à des fins politiques" (Ban Ki-moon) furent tenus. Ces élections,
s’inscrivent dans une certaine division du pays : la
plupart des candidatures musulmanes furent invalidées et le million de Rohingyas est toujours privé du
droit de vote. Le 15 mars, le parlement élit Htin
Kyaw, président de la République, premier président
civil. Aung San Suu Kyi ne pouvant se présenter : la
Constitution prévoit que le président ne peut avoir eu
d’enfants avec un étranger…
Si sept "races nationales" sont reconnues par le
gouvernement les relations demeurent conflictuelles et des groupes armés ethniques se battent encore contre l’armée connue pour sa brutalité et ses
razzias à l’encontre des populations minoritaires.
Pour preuve, l’agence Chine Nouvelle indique que
"depuis le 5 mai, l'armée mène des opérations dans
les villages de Hsipaw et Lashio, dans l'Etat Shan,
alors que le groupe armé se serait emparé de zones interdites… Sept membres du groupe armé
rebelle de l'Armée de l'Etat Shan ont été tués dans
un affrontement récent avec l'armée." Présent, à
ces dates, dans cette région, aucune information ne
transparaissait...
La situation la plus extrême est celle des Rohingyas, musulmans, qui vivent dans l’Etat d’Arakan.
Reconnus minorité nationale lors de l'accession à
l'indépendance avant d’en être exclus (1962), puis
que le pouvoir ne les prive de la nationalité birmane
en 1982. Soumis à la discrimination et à la violence,
"la minorité la plus persécutée du monde", selon
l’ONU, fuit le pays pour l’Indonésie et la Malaisie
(environ 200 000). Aujourd’hui "la Dame de Rangoon" donne instruction aux chancelleries étrangères d’oublier jusqu’à leur nom…
Un Etat "pluriel", un pays divisé
En 2010, la junte militaire remplace la "Birmanie"
par la "République de l'Union du Myanmar1" (ainsi
que le drapeau et l’hymne national) : changement
vécu positivement, car si l’ancienne appellation fait
référence à l’ethnie majoritaire, Myanmar représente l’unité du pays, son histoire, sa diversité ethnique
Affiche à la gloire d'Aung San Suu Kyi et de son père
INTER-PEUPLES n° 248 Été 2016
Voyager autrement
Myanmar
…/…
Dans le prolongement de l’œuvre de son
père, Aung San Suu Kyi organise en juillet la "conférence de Panglong du 21èmesiècle2". En n’invitant que les partis politiques présents au Parlement, nombre de
groupes ethniques s’en trouvent exclus…
L’arrivée d’une "démocratie"
L’arrivée au pouvoir de la Ligue Nationale
pour la Démocratie, avec à sa tête Aung
San Suu Kyi (il s’agit de son prénom car le
nom de famille n’existe pas à Myanmar) et
Htin Kyaw comme président (qui n’était
nullement son chauffeur comme on l’a prétendu,
mais l’accompagnait dans ses déplacements), ne
signifie pas pour autant l’arrêt de l’influence des militaires et comme le souligne Htoo Aung Kyaw, responsable local du LND "cinquante années de dictature ne s’effacent pas en trois mois".
Aung San Suu Kyi qui se situe "au-dessus du président" (comme elle l’exprime) s’octroie quatre ministères : de la Présidence (équivalent à un poste de
Premier ministre), des Affaires étrangères, de l’éducation et de l’énergie, avant de céder ces deux derniers et d’être nommée "conseillère spéciale de
l'État et porte-parole de la Présidence".
Les journaux titrent "Aung San Suu Kyi se donne
100 jours pour réformer l’administration du pays".
La première décision prise fut, dès avril, la libération de prisonniers politiques, à commencer par
plusieurs dizaines d’étudiants birmans arrêtés en
mars 2015 après une manifestation pacifique.
Quête des bonzes
Une démarche législative est en cours pour abrogerou amender- les lois liberticides, telles que "State
Protection Act" et "Peaceful Protest and Assembl
law", qui ne respectent les droits de l’Homme et
"restreignent le droit de manifester". L‘espoir est
énorme et partagé par tous : on voit déjà l’évolution
dans la liberté d’expression, "internet libre", le vote
avec plusieurs candidats pour un même siège, le
retour d’exilés. La lutte contre la corruption est annoncée comme la priorité gouvernementale3, mais
elle représente une tâche énorme, car "tout l’Etat est
gangréné." (Wunna)… Mais manifester n’est guère
toléré : plusieurs dizaines de travailleurs sont arrêtés
le 18 mai alors qu’ils tentaient de défiler dans la capitale pour réclamer une hausse des salaires !
Le Bouddhisme
Le Bouddhisme (89 % de la population) est au
cœur de la société birmane4 : Les moines (1 % de
la société) jouissent d’une aura particulière et d’une
influence centrale auprès de la population. Ils sont
à la base de "la révolution de safran" de 2007 qui a
permis d’enclencher l’ouverture du pays. Il favorise
l’unité et apporte une certaine tolérance qui se reflète dans le sourire et l’accueil de la population.
Dès 7 ans, les enfants passent quelques jours au monastère pour "le noviciat" et y séjournent à différents
moments de leur vie. Nourris par la population bonzes et bonzesses effectuent "la quête" le matin : les
bonzes tous les jours car ils n’ont pas le droit de faire
la cuisine, les bonzesses 8 jours par mois car elles
peuvent cuisiner… Ce qui n’empêche pas la population de croire aux Nats, esprits des grands rois, héros
légendaires et divinités de la nature !
Départ pour le noviciat
Cependant, si la cohabitation interreligieuse est
globalement apaisée il existe un influent groupe
extrémiste bouddhiste Ma Ba Tha, "Comité pour la
protection de la race et de la religion", et le lien
avec les minorités est parfois équivoque. Exemple :
une loi votée en 2015 impose la monogamie… elle
INTER-PEUPLES n° 248 Été 2016
Voyager autrement
Myanmar
…/…
est vécue comme excluante pour les musulmans
(jusqu’à sept ans d’emprisonnement).
Une perception en trompe l’œil ?
Le pays est exceptionnellement riche en minerai
(cuivre, étain, or, manganèse…) et dispose de réserves de pierres précieuses. La Chine investit déjà
lourdement. Jusqu’à ces dernières années, la primauté économique portait sur le développement
agricole, depuis le début de la phase de transition
(2007 et surtout 2010) le tourisme est une priorité
afin de faire entrer des devises et d’ouvrir le pays à
l’international. Un exemple hautement symbolique
de cette ouverture au monde : l’achat d’une carte
sim pour un téléphone vaut 1,50 $. Jusqu’au début
des années 2000, elle valait de 1 500 à 4 000 $ !
Myanmar se situe au cœur du triangle d’or, second
producteur mondial d’opium (estimation 3 000 tonnes annuelles) : "un commerce qui profite à tous :
les agriculteurs pour qui cette culture est une manne financière, les trafiquants qui s’en mettent plein
les poches, les seigneurs de la guerre qui financent
les rebelles et même l’Etat birman qui puise dans
ce trafic de "l’or blanc" pour maintenir le pouvoir
militaire" (Gouba). Le pays est confronté à des problèmes environnementaux majeurs - déforestation
et pollution de l’air -, avec notamment une surexploitation (parfois légale mais le plus souvent illégale), du teck (premier producteur mondial) par des
sociétés privées, dont certaines liées à l’armée et
étrangères (notamment chinoises)…
alimentés de manière
chronique
(OMS), 20 % n’ont
pas accès à l’eau
potable, moins de
30 % de la population ont accès à
l’électricité, l’école
est officiellement
obligatoire et gratuite jusqu’à 10
Mandalay, ravitaillement en eau
ans ce qui est loin
d’être une réalité
dans les campagnes…
Des chantiers d’envergure… pour un espoir
sans limites !
Dans ce contexte, où le FMI prévoit en 2016 "la
croissance la plus rapide de la planète : 8,6 %",
"l’espoir de la démocratie germe, la rupture avec
une dictature est en route mais pas encore gagné",
comme le souligne Hlaing, militante du LND.
Des élus sans expérience, si bien que les initiatives
de ces nouveaux élus sont centralisées au plus
haut niveau de l’Etat, une armée qui reste très présente (et possède l’une des six chaînes de télévision), la problématique ethnique cristallisée au fil du
temps avec une tendance à "la birmanisation", un
pays gangréné par la corruption… le chemin de la
démocratie sera long et jalonné de nombreuses
embûches. "Le bonheur se trouve dans une vie harmonieusement disciplinée" telle est la devise du
pays. Alors, souhaitons aux Birmans, que "cette vie
harmonieuse" soit partagée par tous, quelque
soient leurs origines et qu’ils avancent collectivement, vers le bonheur… avec un quotidien parfois
"indiscipliné" !!!
Philippe Savoye
(Texte et photos)
1. Myan Ma signifie le pays merveilleux créé par des
esprits mythiques…
Meiktila, bibliothèque ambulante
Classé 148ème sur 188 par le PNUD, dans le cadre
de l’indice de développement humain, la pauvreté
demeure présente et 15 % de la population vit endessous du niveau minimum de consommation
d'énergie alimentaire, selon la Banque mondiale,
41 % des enfants de moins de 5 ans sont sous-
2. En 1947, le Général Aung San, président du gouvernement intérimaire birman, organisa la Conférence de Panglong, dont l’accord ouvrit la voie à
l’indépendance.
3. Corruption
Transparency International
2015 classe Myanmar au 156e rang sur 171.
en
4. Il n’existe pas d’adjectif pour qualifier Myanmar, et
les habitants demeurent… les "Birmans".
INTER-PEUPLES n° 248 Été 2016