Trop chers traders

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Trop chers traders
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L'enquête
21/10/2009
page : 10
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DES MONTANTS EXORBITANTS
 Pour garder ses meilleurs traders,
BNP Paribas leur a offert près
de 100.000 actions.
 Grâce à l’envolée des cours, ces
primes ont atteint entre 4 et 7 millions
d’euros pour les six plus gros traders.
 Les hedge funds versent aux traders
débauchés chez BNP Paribas et Société
Générale jusqu’à 50 % des gains réalisés.
Trop
traders
En 2008, les champions des calculs algorithmiques ont été
presque les seuls à avoir fait gagner de l’argent à BNP Paribas
comme à la Société Générale. Que les marchés baissent ou
montent, leur savoir-faire génère des centaines de millions
d’euros de bénéfices. Mais ils sont très gourmands. Mécontents
de voir leurs bonus restreints, ils vont voir ailleurs.
volatilité des marchés. Et ce savoir-faire généraPAR MATTHIEU PECHBERTY
teur de gros profits a fait d’eux les nouvelles stars
des banques d’investissement. Les deux grands
groupes bancaires français ont jusqu’alors soigné
ébut 2009, les traders de BNP ces petits génies de l’informatique et des mathéParibas et de Société Générale matiques, sortis des Mines et de Polytechnique
(SocGen) se réveillent avec la et qui jonglent à merveille avec ces automates.
gueule de bois. 2008 a été une Basés à Paris, à New York ou à Tokyo, ils sont
« annus horribilis ». Dans les une cinquantaine de traders et d’informaticiens
métiers phares des dérivés ac- à travailler pour BNP Paribas, un peu plus à la
tions, qui font la gloire des deux banques fran- Société Générale. En 2007 et 2008, ils ont à eux
çaises, l’onde de choc de Lehman Brothers a été seuls généré environ 600 millions de revenus
prise de plein fouet. Au quatrième trimestre, nets (après charges) chez BNP Paribas, et a prioBNP Paribas a perdu près de 2 milliards d’euros ri un peu plus chez SocGen. L’an passé, en pleine
et SocGen 608 millions d’euros.
crise, leur activité était l’une des
Aidées par l’État, vilipendées
rares à rester rentable. « Il n’y a
par les politiques et l’opinion
pas de raison que nous n’ayons
CREDIT SUISSE
pour les bonus qu’elles ont
pas de bonus à cause des pertes
versés à leurs traders, les deux
des autres », explique un ancien
DÉROULE
LE
banques n’ont plus le choix :
de l’équipe de BNP Paribas,
elles doivent leur imposer des
qui, en 2007, a reçu 2,2 milTAPIS ROUGE
sacrifices. Au mois de février,
lions de dollars de bonus, dont
les décisions tombent. Chez
1,7 million en cash. Les traders
et accepte qu’ils
BNP Paribas, ce sera « zéro bo« algorithmiques » dénoncent
nus » pour toute l’équipe de déla responsabilité des dirigeants
restent à Paris
rivés actions au titre de 2008.
de l’activité dérivés actions, qui
alors que ses
À la Générale, les bonus sont
auraient profité de la mauvaise
réduits d’environ 70 % par rapsituation de leur concurrent
activités de traport à ceux de 2007, qui avaient
Société Générale début 2008,
déjà été sérieusement amputés
moment de l’affaire Kerviel,
ding sont basées au
à cause de l’affaire Kerviel.
pour investir massivement, générant des pertes catastrophià Londres.
Crise oblige, la plupart des
ques au quatrième trimestre.
L’ambiance est également tenéquipes acceptent sans trop redue à la Société Générale, où
chigner de se serrer la ceinture.
Mais au sein de chacune des deux banques, une les traders réclament leur bonus en défendant
petite bande de traders se rebelle. Pas question le très faible risque de leur business. À vrai dire,
pour eux de renoncer à leurs bonus. Ces fron- leur métier ne peut pas générer de pertes. Le
deurs ont un point commun. Ils sont les seuls trading algorithmique s’effectue sur des marà maîtriser ce qu’on appelle le trading « haute chés réglementés et contrôlés, consomme peu
fréquence » ou « algorithmique », qui consiste de fonds propres et ne fait porter le risque par
à réaliser des arbitrages extrêmement rapides, le bilan de la banque que pendant des périodes
parfois en quelques secondes, grâce à des auto- très courtes, de seulement quelques minutes.
mates. Que les marchés montent ou baissent, ils « Nous fermons nos positions tous les soirs »,
gagnent à tous les coups, puisqu’ils jouent sur la explique-t-on. Forts de leur succès, les traders
D
mediacompil - démode la revue de presse
TIM WEGNER/LAIF-REA
chers
demandent une formule de calcul de leur bonus indépendante des autres métiers. Ils vont
même jusqu’à réclamer la filialisation de leur
activité pour avoir des bonus uniquement liés
à leur métier. Le rêve de tous les traders. « Ils
sont immatures, aucune banque ne donnera de
formule de calcul pour des équipes aussi petites », explique un ancien manager de la Société
Générale. Les dirigeants des dérivés actions,
Yann Gérardin chez BNP Paribas et Christophe
Mianné à la Générale, ne cèdent pas. Dans les
deux banques, les situations évoluent en parallèle. Le trading haute fréquence est un microcosme. Tout le monde se connaît et les banques
puisent régulièrement les unes chez les autres
les experts dont elles ont besoin.
Début février, la tension entre les traders
et leurs patrons est à son comble. La guerre
éclate alors que les premiers traders menacent
de démissionner. Le bras de fer s’engage et les
menaces commencent à être mises à exécution.
Les banques françaises sont tiraillées. D’un
côté, elles sont sous la pression de l’État. Mais
de l’autre, dans un contexte de crise, BNP Paribas et Société Générale ne peuvent se permettre
de laisser partir des traders qui leur font gagner
autant d’argent. Les deux banques finissent par
se plier aux exigences de ces petits princes des
marchés. Quelques semaines après avoir déclaré
qu’elle n’avait pas versé de bonus dans les métiers
actions, BNP Paribas déroge à sa propre règle.
Le 20 février, elle propose à sa petite équipe des
bonus qui seront payés en trois fois à la fin des
mois de juin 2010, 2011 et 2012. Ils sont attribués en actions BNP Paribas. Le titre cote alors
22 euros, contre près de 56 euros aujourd’hui.
Les traders les plus gâtés reçoivent près de
100.000 actions, des dizaines de millions d’euros
sont mis sur la table. On leur demande évidemment de garder le secret sur leur rémunération
baptisée « retention package » (prime destinée
à retenir les traders, Ndlr). Le mot « bonus »
est devenu tabou. En ce début d’année 2009, la
banque figure parmi les bons élèves auprès des
pouvoirs publics, qui lui ont prêté 5,1 milliards
d’euros. Elle ne tient pas à ce que les bonus versés à ces quelques privilégiés soient divulgués
au grand public. La banque souligne toutefois
que ces rémunérations étaient déjà « conformes
aux règles établies ultérieurement par le G20 ».
À la Société Générale aussi, les rebelles ont obtenu gain de cause. La banque leur a proposé
de verser en trois fois — fin mars 2009, 2010 et
2011 — des bonus exceptionnels plus généreux.
Yann Gérardin et Christophe Mianné pensent
avoir calmé leurs troupes.
Mais rien n’y fait. Les banques sont prises à leur
propre piège. Début avril, alors que le premier
tiers du bonus vient d’être versé à la Générale,
une équipe de cinq personnes démissionne en
bloc. Ils sont débauchés par un ancien de la
Société Générale, Pierre-Yves Morlat, qui avait
quitté la banque après l’affaire Kerviel pour re-
joindre Credit Suisse. Parmi eux figure le responsable mondial de l’activité trading haute
fréquence, Laurent Laizet. La banque helvétique déroule le tapis rouge et accepte même
qu’ils restent à Paris, avenue Kléber, alors que
ses activités de trading sont basées à Londres.
À la Société Générale, Christophe Mianné fulmine. Réputée championne du monde dans
les dérivés actions, la banque n’avait jamais
connu pareil affront. Quelques jours plus tard,
c’est l’enchaînement, SocGen perd de nouveau
quatre personnes à New York. Au total, ce sont
près de quinze traders et informaticiens, indispensables pour programmer les automates, qui
sont sur le départ.
Chez BNP Paribas, la situation n’est pas plus
enviable, notamment à New York. Cinq traders
ont donné leur démission. Début avril, la banque décide de stopper l’hémorragie et accepte
d’avancer 25 % du paiement des bonus à son
équipe de traders algorithmiques. Ils seront
versés en quatre fois de fin juin 2009 à fin juin
2012. Fin juin, le cours du titre BNP Paribas
a déjà été multiplié par 2,5 et les actions sont
payées en cash. La hausse fulgurante du titre
permet à ces traders de voir leur bonus exploser.
Les six plus gros montants atteignent même entre 4 et 7 millions d’euros. Un quart est payé en
cash fin juin mais cela ne suffit pas. Le responsable du trading haute fréquence pour l’Asie,
basé à Tokyo, est approché par Goldman Sachs.
Soucieux de le retenir, BNP Paribas lui offre un
bonus garanti pour 2009 de 4 millions de dollars. Début juillet, quelques jours après le versement de 25 % du bonus promis quelques semaines plus tôt, la banque subit une nouvelle vague
d’une dizaine de départs à Paris et à New York.
Ceux de Paris, une poignée, sont recrutés par le
célèbre fonds d’investissement Millenium. Aux
États-Unis, ils rejoignent un fonds pour créer
une activité de trading algorithmique. Ils vont
y retrouver les quatre traders qui viennent de
quitter… la Société Générale !
« La triste morale de cette histoire est
que ce petit jeu fait le lit des fonds d’investissement à la défaveur des banques », explique
un observateur avisé. Car à l’inverse des banques, les hedge funds n’ont aucune contrainte
de rémunération. Aux États-Unis, les traders
des deux banques françaises décrochent leur
Graal. Le calcul de leur bonus est désormais
écrit dans leur contrat. Ils toucheront 50 % des
gains qu’ils réalisent. Une formule qui va permettre à ces traders, déjà riches, d’amasser une
fortune considérable. « Ce métier n’a plus rien
à faire dans les banques, car elles n’ont désormais plus les moyens de s’aligner sur les bonus
des hedge funds », conclut, non sans ironie, l’un
d’entre eux. De fait, chez BNP Paribas, le trading algorithmique a perdu près de la moitié de
ses équipes. Sur les neuf premiers mois de l’année 2009, ses revenus ont atteint 150 millions
d’euros. Quatre fois moins que l’an passé. „
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