1 La Dotation Carnegie pour la Paix Internationale

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1 La Dotation Carnegie pour la Paix Internationale
Regards savants sur les systèmes internationaux contemporains, XIXe siècle – Première moitié du XXe siècle
Journée d’études du 10 janvier 2014, Université Paul-Valéry de Montpellier
(CRISES E.A. 4424, Université Paul-Valéry de Montpellier et SHERPA, Institut des Études Politiques, Aix-en-Provence).
La Dotation Carnegie pour la Paix Internationale (1910-1940),
présentation, structures et enjeux
Nadine LANGE-AKHUND, Chercheur associé, UMR Sorbonne-IRICE, Paris
La Dotation Carnegie pour la paix internationale est l’une des organisations d’outre
Atlantique les plus renommées pour ses activités philanthropiques. Néanmoins, en tant
qu’organisation internationale, la Dotation a joué un rôle significatif, quoique méconnu, dans le
développement du mouvement de la paix, avant 1914, ainsi que dans la mise en place du nouveau
système international tel qu’il apparaît après 1918.
Il semble essentiel d’examiner de plus près le nom même de cette institution prestigieuse de
par le nom même d’Andrew Carnegie, mais dont l’organisation et le fonctionnement sont encore
mal ou peu connus, et de la replacer dans son contexte historique. Le terme que l’on traduit
généralement par « dotation » est le mot anglais endowment qui désigne l’action d’attribuer un
revenu. Il implique donc le don, l’acte gratuit, l’idée de la générosité à l’égard de l’homme et de la
condition humaine en général ; et sous-entend peut-être aussi un certain idéalisme. Ce don de 10
millions de dollars, une somme colossale à l’époque, a été fait en 1910 par Andrew Carnegie, un
Américain d’origine écossaise, surnommé le roi de l’acier et dont la vie couvre presque tout le
XIXe siècle. Ce don a été fait pour défendre une cause, atteindre un but, réaliser un idéal, celui
d’établir la paix internationale et de mettre un terme à la guerre, « cette souillure de l’humanité »
selon les propres termes d’Andrew Carnegie1. Le programme était ambitieux, peut-être utopiste,
diront certains. Fondée le 14 décembre 1910, la Dotation Carnegie parachève un ensemble de cinq
instituts crées à partir de 1896 et qui en 1911, forme la corporation Carnegie. La Dotation sera le
seul de ces cinq instituts à avoir une vocation internationale.
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Carnegie Endowment for International Peace, Summary of Organization and Work 1911-1940, Washington DC
1941, p.1
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La présentation qui suit est orientée autour de deux axes. Nous nous demanderons d’abord
quels sont les structures et les traits principaux de la Dotation. Nous verrons ensuite les thèmes de
recherche qui se dégagent de son histoire.
I. L’équipe Carnegie : trois objectifs, trois divisions
L’équipe Carnegie
L’œuvre monumentale d’Andrew Carnegie (1835-1919), qui représente l’incarnation du
rêve américain, se résume en quatre mots : un homme, un nom, un empire et un symbole. Andrew
Carnegie constitue sa fortune au lendemain de la guerre de la Sécession, une guerre qu’il a
pleinement vécue, même si durant le conflit, il a été principalement affecté au transport des troupes
et des matériaux militaires. C’est alors un homme âgé de 30 ans. En 1865, Carnegie crée la
Carnegie Steel Company et s’impose sur le marché de l’industrie américaine de l’acier. Un trait
dominant de la personnalité d’Andrew Carnegie réside dans son intérêt pour l’éducation et
particulièrement pour l’éducation des adultes qui selon lui, doit se poursuivre par la lecture. Pour
parvenir à ce but – que l’on pourrait presque qualifier de croisade pour lutter contre l’ignorance –,
Carnegie a déployé une énergie exceptionnelle. A partir de 1886, il entreprend la construction
d’environ 2500 bibliothèques de langue anglaise à travers le monde.
En 1901, à l’âge de 65 ans Andrew Carnegie vend la Carnegie Steel Company au groupe
financier J.P. Morgan et consacre son immense fortune à la paix internationale. Là, son entourage,
« l’équipe Carnegie » joue dès la création de la Dotation, un rôle déterminant dans son organisation
et son fonctionnement, allant jusqu'à prendre le pas sur son fondateur même. Qui sont ces hommes
? Un groupe restreint, la plupart des tenants du parti républicain, nés ou ayant grandi au lendemain
de la guerre de Sécession. Juristes, universitaires, diplomates, ils sont les produits de l'urbanisation
et de l'industrialisation qui s'est accélérée depuis la fin de la guerre
civile. Protestants et
conservateurs, ils forment une élite appelée à jouer un rôle de premier plan dans les rouages de
l’administration américaine jusqu'à la Première Guerre mondiale et au-delà. Parmi ces personnalités
marquantes, citons l’avocat Elihu Root (1845-1937), ancien secrétaire d’Etat, et le premier
président de la Dotation Carnegie, James Brown Scott (1866-1943), professeur de droit et secrétaire
de la Dotation de 1910 à 1940, James Shotwell (1874-1965), professeur de relations internationales
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à l’université de Columbia. Enfin, Nicolas Murray Butler (1862-1947) qui a joué un rôle essentiel.
Il préside l’université de Columbia de 1902 à 1945 et c’est un ami proche de Carnegie. Il est aussi
l’un des instigateurs de la création de la Dotation et il dirige la division des relations internationales.
En réalité, il domine l’ensemble de l’institution jusqu'à la Seconde Guerre mondiale.
Dès 1910, les objectifs de la Dotation sont clairement définis. Il s’agit de promouvoir une
meilleure compréhension des enjeux internationaux par le dialogue et la négociation, d’étudier les
causes et l’impact des guerres sur les populations civiles, le phénomène de la guerre étant perçu
comme un objet d’étude scientifique, et enfin de soutenir le droit international encore à ses débuts.
Ces trois objectifs trouvent un terrain d’application dans les trois divisions de la Dotation : Droit
international, Economie et Histoire, Relations Internationales et Education. En 1912, cette troisième
division est dotée d’un bureau européen à Paris, placé sous la direction du sénateur de la Sarthe,
Paul d’Estournelles de Constant (1852-1924), un ancien diplomate qui a reçu le prix Nobel de la
Paix en 1909.
La Dotation Carnegie, un réseau transnational et transatlantique
C’est un réseau qui repose sur des liens personnels, des liens d’amitiés parfois anciens
comme ceux qui existent entre Butler et d’Estournelles de Constant et une interdépendance avec les
viviers intellectuels que constituent les universités de Columbia et de Harvard. Ces liens sont forts,
les présidents des trois divisions collaborent étroitement. Il ne semble pas qu’il y ait eu des
désaccords ou des tensions entre James Brown Scott, Shotwell, Root ou même avec Butler.
Néanmoins, ces liens sont également pesants et constituent un handicap dans la mesure où les
relations personnelles peuvent prendre le pas sur la compétence professionnelle lors des prises de
décision. Ainsi, le choix du journaliste anglais Henry Brailsford (1873-1958) ouvertement probulgare, en tant que membre de la mission internationale envoyée dans des Balkans en 1913 nuit à
la crédibilité de la commission. Les liens entre la Dotation et la Croix Rouge constituent un autre
exemple de l’extension du réseau Carnegie. Cordenio Severance (1862-1925), un des trustees a
présidé la commission de la Croix Rouge américaine qui opérait en Serbie durant la guerre où il
s’est rendu ainsi qu’en Macédoine. Son influence dans la décision de construire la bibliothèque
universitaire de Belgrade après 1918 transparaît dans les rapports d’archives. Notons enfin, qu’Earle
Babcock (1882-1935), le second directeur du bureau de Paris en 1925, a aussi fait partie de la Croix
Rouge US et a été envoyé en France pendant la Grande Guerre.
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La Dotation Carnegie est un réseau transnational, ce qui se concrétise par un éventail de
nationalités aussi large que diverse aux différents échelons de son organisation. A Paris, le bureau
européen est doté en 1921 d’un comité consultatif de 39 membres de 17 nationalités différentes et
incluant des personnalités telles qu’Edward Benes, Fridtjof Nansen, Venizelos, Léon Bourgeois, ou
Paul Appel. Des correspondants de la Dotation en Grande-Bretagne, en Allemagne, en AutricheHongrie, au Japon, en Italie et en Russie sont chargées d’enquêter sur les situations géopolitiques et
d’écrire ensuite des rapports devant servir de bases de données et d’informations aux trustees. Ces
rapports privilégient l’angle social et économique plutôt que l’angle strictement politique. La
Dotation est aussi un réseau transnational par son état d’esprit. Entre 1907 et 1912, Butler
développe une théorie, « l’esprit international », selon laquelle les relations entre les Etats, tous
perçus à égalité, sont conçues en termes de coopération dans le but de faire progresser la civilisation
grâce au développement de l’économie et de l’éducation. Selon Butler, la mise en place de cet esprit
international permettra de transcender le nationalisme, vu comme une étape qui doit être dépassée.
Enfin, la Dotation est également un réseau transatlantique. Du fait même des origines écossaises
d’Andrew Carnegie, des deux bureaux, le siège à Washington, le bureau de Paris puis celui de
Londres ouvert de 1936 à 1940, du fait aussi des multiples nationalités des membres des comites, un
va et vient constant s’établit entre les deux rives de l’Atlantique.
Comment la Dotation Carnegie a-t-elle participé à la définition de nouvelles normes dans le
domaine des relations internationales tout en préservant sa spécificité de réseau à la fois
transnationale et transatlantique ? Il est ici fondamental de souligner que la Dotation a maintenu ses
objectifs en matière d’éducation, c’est-a-dire l’accès à la connaissance par le livre pour prévenir les
conflits ainsi que l’élaboration d’un droit international garant d’une paix internationale
institutionnalisée.
Quelques semaines à peine avant l’ouverture du premier conflit mondial, la Dotation
Carnegie fait une entrée remarquée sur la scène internationale en publiant le rapport sur les guerres
balkaniques de 1912-13. Le volume de plus de 400 pages a pour objectif principal de dénoncer le
phénomène de la guerre et de mettre en avant le statut des civils durant les conflits militaires. Après
1918, la Dotation prend en considération la situation des civils dans le contexte de l’immédiat après
guerre. Poursuivant ses efforts pour promouvoir la conciliation internationale, l’équipe Carnegie, la
division des relations internationales et le bureau de Paris mettent en place un important programme
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de reconstruction, dont nous mentionnons ici quelques unes des réalisations majeures. Tout d’abord,
le triple chantier de reconstruction des bibliothèques universitaires et municipales de Belgrade,
Reims et Louvain (1919-1928). Puis, en 1922, le village de Fargniers, situé à 100km au nord de
Paris, est sélectionné et la Dotation entreprend de reconstruire les bâtiments municipaux, la mairie,
l’école, la poste et une bibliothèque.
Par ailleurs, guidée par son objectif de développer l’internationalisme culturel dans le
domaine de l’éducation, la Dotation participe à la création ou à l’essor de plusieurs instituts
culturels américains. Citons ceux de Vienne, Prague, Florence et Berlin. Des programmes de
coopération et d’échanges inter-universitaire centrés sur le thème de la réconciliation avec
l’Allemagne et favorisant les échanges avec les Etats qui ont émergé de l’empire austro-hongrois,
voient également le jour car les dirigeants Carnegie étaient pleinement conscients du rôle pivot que
Vienne jouait en Europe centrale. Des professeurs, notamment d’Europe Centrale, sont invités aux
Etats-Unis et des Américains sont envoyés en Europe, une chaire Carnegie est crée à Paris (1925)
et une autre à Berlin (1927).
Toujours soucieuse d’informer pour éduquer l’opinion publique internationale, la Dotation
envisage même la création d’un réseau d’agences de presse. Le rôle de la presse et son impact sur
l’opinion publique, la société civile et les gouvernements sont largement évoqués dans les rapports
d’archives. Enfin, la Dotation favorise l’enseignement du droit international par la création
de l’académie de droit international ouverte à La Haye en 1923, et apporte son soutien financier à
différents instituts tels que la Grotius Society (Londres), la Société de législation comparée (Paris),
L’Association yougoslave de droit international (Belgrade), et l’Institut italien de droit international
(Rome).
II. Thèmes et perspectives de recherche
La recherche actuelle sur la Dotation Carnegie est encore limitée. Néanmoins, des travaux
sont en cours, car l’étude de la philanthropie américaine, comme celle des changements
fondamentaux survenus dans les relations internationales après 1918, fait partie des nouveaux
champs de recherches en plein essor. Cette recherche s’inscrit dans le champ plus vaste de l’étude
des organismes et des organismes internationaux tels que la SDN ou la Croix-Rouge. Mais la
spécificité de la Dotation Carnegie, à savoir le lien étroit et fondamental entre d’une part éducation
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et opinion publique internationale et
d’autres part paix, droit et relations internationales est
pratiquement un terrain de recherche non-exploité. De même, les liens, les influences possibles,
réelles ou supposées, les interconnections entre la Dotation et les organisations internationales telles
que la SDN n’ont pas encore été étudiées de près. Cependant un thème a été abordé, les liens entre
les hommes qui gravitent autour d’Andrew Carnegie avant la création de la Dotation et le
mouvement de la paix, notamment lors les conférences de la Haye de 1899 et de 1907, commencent
à être mieux cernés. Nous pensons aux travaux de Laurent Barcelo sur d’Estournelles de Constant et
de Peter Holquist sur Fédor Martens2. En 1999, le centenaire de la conférence de La Haye a généré
de nombreux travaux universitaires.
Côté anglo-saxon, des études partielles existent dans le cadre d’une comparaison avec les
fondations Rockefeller et Hoover. Citons les travaux de Daniel Laqua, Katarina Rietzler et de
l’historien japonais Aikra Iriye, spécialiste d’histoire diplomatique entre l’Amérique et l’Asie, qui
s’est penché sur l’internationalisme culturel et le rôle des organisations internationales. De même,
Michael Clinton (Gwynedd-Mercy Collège en Pennsylvanie) aborde le sujet de la Dotation par
l’angle du pacifisme français. Carl Bouchard (Montréal) et Patricia Clavin (Oxford) travaillent sur
la SDN et les concepts de paix internationale mis en avant par la Dotation. Cote français, Ludovic
Tournes étudie l’histoire de la Dotation dans son livre « L’argent de l’influence » mais
principalement dans le cadre comparatif de la philanthropie américaine3.
Autour de l’histoire de la Dotation Carnegie, nous pouvons évoquer plusieurs pistes de
recherches centrées sur les périodes d’avant et d’après-guerre. La lecture des différents documents
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Barcelo, Laurent, Paul d’Estournelles de Constant, Prix Nobel de la Paix 1909 : l’expression d’une idée européenne,
L’Harmattan, Paris, 1995. Holquist, Peter, The Russian Empire as a "civilized state": international law as principle and
practice in imperial Russia, 1874-1878, National Council for Eurasian and East European Research, Washington, D.C., 2004.
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Cette liste est fournie à titre indicatif, ces auteurs ayant publié de multiples ouvrages abordant la Dotation Carnegie.
Bouchard, Carl, Le citoyen et l'ordre mondial (1914-1919) : le rêve d'une paix durable au lendemain de la Grande guerre, en
France, en Grande-Bretagne et aux États-Unis. A. Pedone, Paris, 2008. Clavin, Patricia, Securing the world economy: the
reinvention of the League of Nations, 1920-1946. Oxford University Press, Oxford, 2013. Clinton, Michael, Wilsonians
before Wilson: The French Peace Movement & the Société des Nations, Western Society for French History Conference,
Lafayette, 2010. Holquist, Peter, The Russian Empire as a "civilized state": international law as principle and practice in
imperial Russia, 1874-1878, National Council for Eurasian and East European Research, Washington, D.C., 2004. Iriye,
Akira, Global community: the role of international organizations in the making of the contemporary world, University of
California Press, Berkeley, 2002. Laqua, Daniel, Internationalism reconfigured: transnational ideas and movements between
the World Wars, I.B. Tauris, Londres, New York, 2011. Rietzler, Katarina, Beyond the nation: United States history in
transnational perspective, German Historical Institute, Washington, D.C., 2008. Tournès, Ludovic, L’argent de l’influence,
Autrement, Paris, 2010
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d’archives (correspondance, rapports d’activités, lettres personnelles) appelle trois remarques
préliminaires.
1. Au premier abord, il semble difficile de discerner une ligne politique d’action
véritablement définie. Une discontinuité aurait même plutôt tendance à apparaître entre les actions
entreprises. Pourquoi trois bibliothèques seulement ? Pourquoi le cas de Fargniers est-il demeuré
unique ?
2. Cependant quelques thèmes semblent récurrents et peuvent servir de base à une approche
systématique : l’éducation, une vision prémonitoire de l’analyse historique, incluant l’histoire
sociale vécue, une histoire globale, telle qu’elle a émergé récemment et une perception transversale
des faits historiques. On est loin d’une histoire traditionnelle vue à travers le prisme des élites. Il
s’agit presque de l’Ecole des Annales, ou de Fernand Braudel avant l’heure.
3. Étudier la Dotation Carnegie révèle des acteurs et des objets d’études nouveaux, tels que
la paix dans les relations internationales. Ces sujets traversent la Grande Guerre tout en intégrant et
en confrontant les changements qu’elle a générés. Ainsi le rapport des Balkans soulève à l’échelle
internationale les problèmes liés au sort des populations civiles en temps de guerre, et le sujet reste
une constante que l’on retrouve ensuite développée et intégrée dans les travaux de la division
Economie et Histoire.
Quelles sont donc les pistes possibles ?
1. La Dotation Carnegie en tant qu’organisation non gouvernementale. Comment est-ce que
la Dotation participe à la redéfinition des rapports entre sphère publique (l’Etat et ses agents) et
sphère privée en tant que nouvel acteur ? Comment préfigure-t-elle la place et le rôle des ONG
telles qu’elles vont se développer au cours du XXe siècle ? S’agit-il déjà de la diplomatie informelle
qui sera menée par les ONG et que l’on peut, ou non, qualifier d’ingérence dans la politique
étrangère. Par conséquent, comment sont prises les initiatives de la Dotation Carnegie par rapport
au département d’Etat américain ? En 1919, la Dotation nomme l’ambassadeur américain Percival
Dodge responsable du projet de construction de la bibliothèque universitaire de Belgrade,
l’autorisant à signer le contrat avec les autorités yougoslaves. Dodge décline l’offre et avertit ses
supérieurs de l’évident conflit d’intérêt qui allait s’ensuivre. Comme l’écrit Ludovic Tournès, la
Dotation, comme les fondations américaines, ne franchit jamais la ligne rouge qui mettrait en jeu les
intérêts de Washington.
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2. Dans quelle mesure est-ce que les activités et les programmes mis en place par la
Dotation peuvent être qualifiés d’intervention internationale ? Les rapports résultant des voyages ou
des mission d’études sont publies et diffusés aussi largement que possible par la division des
relations internationales. Ces rapports
constituent ainsi un nouveau type d’intervention
internationale, parce qu’ils ne sont mandatés ni par un ou ni par plusieurs gouvernement et que leur
objectif est de créer un impact en politique internationale. Avec la mission dans les Balkans, il
s’agit d’exposer sur « la place publique internationale » le sort des civils en temps de guerre. Butler
insiste pour que le rapport soit publié le même jour sur les deux rives de l’Atlantique. Puis, en 1921,
d’Estournelles de Constant envoie Justin Godart en Albanie pour défendre l’existence plus que
précaire de cet Etat, dont les frontières étaient encore mal définies.
3. Comment la Dotation approche-t-elle la Première Guerre mondiale ? L’équipe Carnegie
se veut d’autant plus novatrice que le but premier mis en avant par Andrew Carnegie était
d’éliminer la guerre. Les quatre années de la Grande Guerre sont donc vécues comme un échec,
voire un choc, comme on peut le voir dans la plupart des documents rédigés durant cette période.
L’analyse de la guerre se veut radicalement nouvelle : il s’agit de produire l’opposé d’un récit de
bataille et de déterminer, de décrire et d’analyser les changements qui se produisent au sein de la
société, les ruptures, les éléments qui surgissent, et évidemment les leçons à en tirer. À la guerre est
associé le thème de la situation de post conflit-militaires et le sort des populations civiles, les
programmes de reconstruction étant liés à la diffusion de la connaissance par l’éducation.
4. Comment est-ce que la Dotation participe-t-elle à la mise en place d’un nouveau type de
relations internationales après 1918 ? Ses dirigeants soutiennent ouvertement les principes de
prévention et de négociation collective et l’arbitrage international, notamment pour tenter de
répondre à l’épineuse question des nationalités et ensuite celle des minorités, qu’il s’agisse des
Balkans ou de l’Europe centrale. Par ailleurs, l’équipe Carnegie défend le concept d’une
organisation internationale dont les compétences seraient placées au-dessus de celles des Etats,
préfigurant ainsi la SDN voire l’ONU. Avant même 1914, l’équipe Carnegie a une vision globale
du monde de demain où les trois pouvoirs seraient représentés comme suit : l’opinion publique
incarnerait le pouvoir exécutif, une organisation internationale élue représenterait le pouvoir
législatif et une cour de justice internationale à La Haye, le pouvoir judiciaire.
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5. Comment est-ce que la Dotation Carnegie, en tant qu’organisation non gouvernementale
et nouvel acteur sur la scène internationale, constitue-t-elle un groupe d’influence pouvant exercer
un rôle déterminant (ou non) dans la conduite des affaires de l’Etat ? En 1914, l’équipe Carnegie
discute des modalités pour entamer le processus de révision du traité de Berlin de 1878 et de celui
de Bucarest de 1913. D’après les rapports, les dirigeants se sentaient suffisamment puissants pour
contacter directement les gouvernements des grandes puissances et commencer des discussions
collectives. La Dotation exerce également un rôle d’influence dans le domaine de l’information.
Parmi les projets non réalisés, on trouve celui de la création d’un bureau, d’un réseau de bureaux de
presse à installer en Europe pour collecter et diffuser une information de meilleure qualité. A la
lecture des archives, il apparaît que les correspondants de la Dotation ont en partie rempli ce rôle.
De même dans le secteur de l’éducation, l’envoi de livres de droit, d’économie et d’histoire offerts
aux différentes universités d’Europe, d’Amérique du sud et d’Asie répondait à l’objectif d’imprimer
une marque, d’exercer une influence. Former éduquer l’opinion publique était une préoccupation
aussi chère a Andrew Carnegie qu’à Butler. La démarche se poursuit et s’intensifie après 1918 avec
les programmes d’échanges et de coopération inter-universitaires.
6. Un autre thème est récurant : l’importance du rôle de l’économie. Andrew Carnegie était
convaincu que la prospérité économique était un facteur essentiel de l’amélioration de la condition
humaine. L’étude de l’histoire de la Dotation montre la place de l’économie dans le cours des
événements historiques tels que la Grande Guerre. Comment l’économie participe-t-elle à la
redéfinition des relations internationales après 1918 ? Quel est le poids, le rôle et l’importance du
facteur économique et financier pour analyser, comprendre, expliquer un événement historique ? Le
rapport des Balkans consacre un chapitre entier à l’analyse les conséquences économiques de la
guerre dans le fonctionnement des Etats balkaniques et intègre des données telles que le cout de la
guerre, la dette publique ou le retrait de l’épargne.
7. Pour terminer, il faut évoquer un dernier thème de recherches, quelles sont les limites de
la Dotation ? Quelles sont les critiques qu’elle a pu susciter ? Ce sujet est à aborder avec une
certaine prudence et avec pertinence puisque la totalité des activités de la Dotation n’a pas encore
été évaluée dans son ensemble. Bien que parfois décrite comme une diplomatie de salon et
d’universitaires peu compétents sur le terrain, l’œuvre de la Dotation met en avant l’aspect
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visionnaire de la pensée défendue par l’équipe Carnegie qui avait déjà perçu la globalisation à venir
des enjeux internationaux, telle qu’elle est apparue récemment, sous nos yeux.
Nadine Lange-Akhund est chercheur associé à l’UMR Sorbonne-IRICE. Attachée au département
de Sciences Politiques (SIPA) à l’Université de Columbia, en tant que maître de conférences
(Adjunct associate professor, 2001-09) elle y a enseigné The Balkans 1878-1995, National
Identities and the Islamic Factor. Elle est l'auteur de The Macedonian Question, 1893-1908. From
Western Sources, New York: Columbia University Press, 1998 et co-auteur dans : C. Chiclet et B.
Lory: La République de Macédoine, Paris: L'Harmattan, 1998. Depuis 2010, N. Akhund travaille
sur l'histoire de la Dotation Carnegie pour la Paix Internationale.
Ses articles les plus récents incluent, Der Interventionspolitik der Grossmachte in Mazedonien vor
1914, J. Angelow (éd.), Der Erste Welkrieg auf dem Balkan Berlin: Bebra Verlag, 2011, The Two
Carnegie Reports: From the Balkan Expedition of 1913 to the Albanian Trip of 1921, Balkanologie,
Vol. XIV/1-2, 2012, Une Enquête Internationale dans les Balkans. La Commission Carnegie, de
l’expédition au rapport de 1913-194, Les Guerres Balkaniques 1912-1913. Conflits, Enjeux,
Mémoires. Peter Lang: Paris, 2014 et Stabilizing a Crisis and the Mürzsteg Agreement of 1903:
International Efforts to Pacify Macedonia, Hungarian Historical Review, Budapest, vol. 3/3, 2014.
Ses prochaines publications incluent The Carnegie Endowment for International Peace in the Great
War: Perceptions and Impact of the Balkans, in “Great War, Serbia, the Balkans and Great Powers”
Institute of History, Strategic Research Institute, Belgrade, 2015.
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