Recension Jacques Henric Artpress
Transcription
Recension Jacques Henric Artpress
Paru dans Art press n°400, mai 2013 Jacques Henric : Faire la vie, entretien avec Pascal Boulanger (Editions de Corlevour). Lorsque politique et littérature se vivent comme deux sollicitations du réel, quels liens entretiennent-elles dans l’existence de Jacques Henric ? Comment une pensée critique se forge-t-elle librement et parvient-elle dans le marasme à se tenir toujours en alerte contre l’avachissement généralisé des réseaux intellectuels qui pèsent sur notre culture ? Quelles fractures et quelles lignes de force a-t-il partagé au sein de l’avant-garde telquelienne ? Quelles réflexions et interrogations mène-t-il dans artpress depuis les années 70 sur les liens que tissent l’image et l’écrit ? C’est à partir de ces interrogations menées par Pascal Boulanger, poète et critique, attentif aux mouvements littéraires des cinquante dernières années, que répond Jacques Henric dans un entretien passionnant. Une foule d’informations, tant sur la vie politique, intellectuelle et littéraire des dernières décennies, vient prendre corps pour dessiner une pensée en acte, qui s’attache d’une manière incisive à ferrailler contre des systèmes lisses oubliant l’essentiel. Ecrire est un risque qui dans une plongée dans le réel se confronte au dire-vrai, la parrêsia. L’écrivain est fait pour écrire ce qui ne s’écrit pas et entrer dans le domaine des zones obscures de l’humain : « Dénicher l’inhumain dans l’humain, c’est la mission. » En accord avec l’écrivain Melville qui affirme que « la foi et la philosophie ne sont que du vent mais les événements sont d’airain », il expose une règle rigoureuse qu’il faut toujours dire ce que l’on voit au plus près, quel qu’en soit la dangerosité. De tempérament catalan et fondamentalement anarchiste, l’esprit fondeur de J. Henric lui fait prendre plaisir au pugilat et aimer la polémique. La pensée, la littérature et l’art, ne relèvent-ils pas de l’art de la guerre ? En cela, pas de lyrisme, de métaphores, d’éloquence mais une exigence de dévoilement qui dans un rapport charnel au réel invente une nouvelle écriture pratiquant une esthétique du montage. Ces récits nous précise-t-il, vont à l’encontre d’une linéarité qui trahit la discontinuité des allures de la pensée. Il aime les intervalles, les interruptions, les sauts, les marges qui suspendent l’identité et délivre de la trame du temps. Composé de quatre chapitres, Les événements sont d’airains, Le fatras occidental, L’habitation des images et Oser dire je, l’entretien éclaire l’itinéraire d’un homme de l’enfance à la maturité, ce qu’il a fait jusqu’à présent, connu, ses passions dominantes. Né en 1938, il appartient à cette génération qui fait ses premiers pas lorsque se déclenche la seconde guerre mondiale. Ces temps tragiques marquent l’enfant et le placent d’emblée au cœur d’une civilisation frappée d’infamie. Cette entrée dans le siècle détermine alors un engagement précoce et actif dans la vie politique de l’après guerre (il entre à 16 ans au parti communiste) mais sa participation quasi simultanée au collectif Tel Quel l’ouvre à d’autres horizons. L’esprit de la revue, la conception de l’écriture qu’on y défend, la relecture de l’histoire littéraire, le comble. Il rencontre Sollers, Guyotat, Barthes, Denis Roche, Klossowski… Une formidable énergie et une émulation à l’intérieur du groupe le stimule. Les lectures de Baudelaire, Nietzsche, saint Augustin, Sade, Freud le renseignent sur la corruption originaire de la créature humaine, Duns Scot lui fait accéder à la doctrine de l’individuation. L’illusion « d’un empire du Bien » sombre pour une prise de conscience de la porosité des frontières entre le bien et le mal. Son souhait, explique t-il à P. Boulanger est alors de produire de la pensée en mettant en lumière des liens qui existent entre des œuvres hétérogènes. Catherine Millet qu’il rencontre dans les années 70 lui propose de se charger des pages littéraires de la revue artpress. Ils alternent des dossiers déstabilisants pour une partie de leur lectorat, du Pape Jean-Paul II à la pornographie. « Un mois Sade, un mois saint Augustin, un mois la Vierge, un mois Artaud ou Bataille, Miller, Genet, Pasolini… » Sous l’égide de Freud et de Lacan, les réseaux de pensée se créent, les liens entre l’image et l’écrit se combinent donnant lieu à des réflexions pertinentes. Dans cet entretien, J. Henric éclaire à plusieurs reprises sa réflexion sur le statut de l’image, en particulier son interdit. Thème récurrent de tous ses essais et romans, La Peinture et le mal, Le roman et le sacré, Walkman, La Balance des blancs, il s’interroge sur les manifestations de rage et les actes de destruction que suscitent les images dans tous les mouvements iconoclastes : « Terreur dans les images puis terreur dans les Lettres et terreur dans les corps ». Il rappelle « qu’ il n’y a d’image que du corps » et que cette vérité doit être regardée en face. Henric, dans la dernière partie de l’entretien, « Osez dire je », justifie son choix pour des écrits plus explicitement biographiques. Pris dans le déchainement médiatique qu’a provoqué La vie sexuelle de Catherine M, ses livres, Comme si notre amour était une ordure, Quand le sexe fait signe à la pensée déploient de nombreuses questions, l’image comme origine, le rapport au temps, l’érotisme, soulevant le tabou des liens du sexe et de l’amour. L’entretien est particulièrement dense tant au niveau des informations et des faits qu’il nous transmet que de la pensée qui s’y déploie mais dans le naturel de la conversation avec P. Boulanger et dans l’absence de posture qui caractérise J. Henric, rien ne pèse et tout coule de source Pour faire la vie. Brigitte Donat