Jeu et psychodrame

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Jeu et psychodrame
Jeu et psychodrame
Pierre SULLIVAN
Le psychodrame
I
L y A DE NOMBREUSES FORMES de psychodrame aujourd'hui. Celles-ci se sont développées autour d'une
intuition de base. C'est en assistant aux exercices de Moreno, déjà appelés « psychodrame », que des
psychanalystes français, en particulier S. Lebovici et R. Diatkine, ont pensé qu'il était possible d'utiliser à
d'authentiques fins thérapeutiques les séances de catharsis ou de « décharge» proposées par Moreno à ses
patients, moyennant une légère transformation de visée: la même qu'avait fait subir en son temps Freud à sa
propre méthode cathartique. S'appuyant sur Aristote qui croyait que l'impact produit sur nous par la vision au
théâtre d'affects violents provoquerait l'évacuation hors de nous de ces mêmes affects présents en nous-mêmes,
Freud inventa une méthode fondée sur la réactualisation de souvenirs fortement investis, cette reviviscence
devant à elle seule vider ce passé de ses affects surtout pénibles. Le relatif échec de ces essais thérapeutiques
fondés sur la seule décharge conduisit Freud à penser la psychanalyse comme une élaboration : à la « réaction»
il ajouta le « travail », seul moyen d'inscrire dans une certaine durée des effets autrement condamnés à
disparaître.
Les psychodramatistes n'ont pas fait autre chose que de répéter le geste freudien : aux scènes de
réactualisation proposées par Moreno, ils ont ajouté la dimension du jeu lui-même comme possibilité
d'échapper à la pure répétition. Le jeu comme le travail construisent un présent qui est une délivrance du passé.
Mais la notion de travail doit être définie pour qu'elle ne devienne pas elle-même une de ces notions floues
dont s'empare la magie guérisseuse pour donner ou redonner ainsi au langage une fonction d'influence. Le mot «
travail» est trop souvent utilisé aujourd'hui pour signifier une limite audelà de laquelle d'aucuns par consensus
ne songent à aller. Lié au bouleversement de la culture à la fin du dix-neuvième siècle dont Freudet Marx, entre
autres, ont répercuté l'impact, le travail indique pour cette époque la valeur du temps d'un individu.
On peut monnayer son travail, le perdre ou l'aliéner, de même on peut évaluer ses propres forces intérieures,
leur nature conflictuelle, leur accord ou leur désaccord possible: c'est ce à quoi correspond dans une première
approche la notion psychologique d'élaboration. Comme telle, elle s' oppose à l'immédiateté. À l'instantanéité
de la décharge, à la magie de la catharsis, elle substitue une autre temporalisation, un arrêt sur soi: l'élaboration
est une conscience au travail qui parcourt, construit ou modifie ses différents modes d'être temporels.
La conscience, indiquait Freud à la fin de sa vie, est ce qui nous demeure le plus opaque. La connaissance
de l'inconscient et de ses contenus intemporels a requis les forces des premiers analystes et leurs successeurs
ont souvent voulu en demeurer là. Cependant la clinique se renouvelle, les pathologies évoluent et de
nouvelles formes de prises en charge, comme le psychodrame précisément, sont devenues nécessaires à la
pratique psychanalytique. Et il est vrai que ces nouvelles attitudes thérapeutiques introduisent plus nettement
encore que les formes classiques de la psychanalyse de divan, la nécessité du travail et la prise en compte de la
dynamique de la conscience. Car le psychodrame vise plus qu'à l'exploration des formations inconscientes, bien
que cette finalité soit aussi présente dans son exercice, à l'établissement d'une conscience de soi qui permettra
ensuite souvent l'élaboration des produits venus de l'inconscient.
« Soi
», « conscience de soi» : Freud a, par crainte d'être assimilé à un philosophe de la conscience, englobé
ces réalités complexes sous le terme de « narcissisme ». D'aucuns, qui pratiquent le psychodrame, reconnaîtront
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que ce dernier s'applique à la découverte autant qu'à la mise en ordre de cette nébuleuse qu'est le narcissisme.
C'est là la raison pour laquelle les indications de psychodrame concernent aussi bien des patients névrosés que
des patients psychotiques, le soi et la conscience de soi appartenant à toutes les pathologies. Que certaines
périodes de la vie qui exacerbent la position de soi, comme l'adolescence par exemple, soient particulièrement
recommandées pour cette technique thérapeutique, n'étonnera donc personne.
Jeu de soi, jeu avec soi ou mieux encore, soi comme jeu, jeu comme temps de soi, voilà déjà qui cerne la
réalité du psychodrame. Pour pousser plus avant ces définitions et atteindre ce qui réunit le jeu et le
psychodrame, rien de tel qu'un exemple: un adolescent et pour plus de clarté encore, un adolescent
psychotique, soit un être qui à un moment crucial de son existence a dû trouver une solution pathologique à
ses conflits internes en ayant recours à une formule temporelle contradictoire, eu égard aux exigences courantes
de la vie.
Le psychodrame d'un adolescent
Quelques mots sur Sébastien. C'est dans un hôpital de jour pour adolescents que je fais la connaissance de
ce jeune homme de dix-neuf ans. Il y séjourne depuis quelques années et suit depuis deux ans un psychodrame.
Le départ du meneur m'amène à prendre la relève et à diriger une équipe qui par ailleurs ressent une lassitude,
voire une exaspération devant ce traitement. D'où vient ce malaise? Essentiellement d'une position de jeu de
Sébastien qui a trouvé là une manière efficace de limiter au maximum les effets éventuels du psychodrame. Il
nous révèle ainsi pourtant à la faveur de cette défense la dynamique propre au jeu psychodramatique. Cette
force, ce jeu, il les redoute autant que nous, nous les appelons de nos vœux.
Sébastien appartient à une famille juive cruellement décimée par les nazis. Son grand-père déporté dans les
camps a réussi à s'échapper et à revenir vivre en France après la guerre: ce grand-père incarne pour Sébastien
l'héroïsme mais plus encore, la vie comme au cinéma, où l'anecdote règne et l'emporte sur tout vécu. Depuis
son jeune âge, il est affligé d'un bégaiement qu'il combat vigoureusement par toutes sortes de techniques
laborieusement apprises, et avec plus ou moins de succès. On remarque par exemple que son élocution est
nettement plus aisée dans les scènes jouées à plusieurs que dans les intervalles entre les scènes où il est
confronté à une seule personne ou encore dans les scènes de dialogue à deux. Signe déjà que le dialogue
intérieur ou le rapport à soi dont le dialogue à deux est la figure la plus appropriée est le siège d'un conflit dont
le trouble de langage est l'expression complexe.
C'est à quinze ans que les premières manifestations de folie apparurent: au cours d'un séjour en colonie de
vacances, Sébastien fit une bouffée délirante qui entraîna une longue hospitalisation dans un service
psychiatrique. Au cours de cette explosion, Sébastien projeta ses excréments et exprima le sentiment d'être une
femme, allant jusqu'à mettre en valeur sa poitrine et à se travestir. Avant que n'apparaisse cette bruyante
pathologie, Sébastien a toujours été décrit comme un enfant qui a fait des crises que les parents, et en
particulier la mère, ne savaient pas apaiser. Les troubles précoces, en particulier à l'école, souvent un moment
de terreur pour lui, ont toujours été dissimulés par les changements d'institutions scolaires et plus encore par le
bégaiement, devenu ainsi la raison unique de tous les ennuis relationnels de Sébastien.
Suite à son délire et à son hospitalisation qui lui interdit dorénavant tout circuit scolaire normal, Sébastien
alla dans un hôpital de jour où sa psychose fut prise en compte et, l'un n'allant pas sans l'autre, ses progrès peu
à peu manifestes. Le psychodrame vint s'intégrer dans cette amélioration pour y contribuer, voire l'accélérer. La
forme de psychodrame pratiquée ici est la plus classique. Le dispositif est le suivant: un seul patient, une demidouzaine de thérapeutes hommes et femmes, un meneur. Le patient et les thérapeutes jouent ensemble des
scènes choisies par le patient; le meneur ne joue pas les scènes; pourtant, il n'est pas extérieur au jeu, mais il
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veille à son déploiement en le construisant ou en le déjouant avec ou, parfois apparemment, malgré le patient;
il est ainsi le révélateur de la puissance du jeu, de la puissance à l' œuvre dans le jeu. Quand le patient est
introduit dans l'espace de jeu, c'est avec le meneur qu'il décide de la scène à jouer et des thérapeutes choisis
pour en incarner les personnages, au sens très étendu du terme puisqu'il peut s'agir autant de personnes, que
d'objets inanimés ou encore de concepts abstraits. Au terme de la scène que le meneur décide d'interrompre,
une autre scène est construite de la même manière et dans les mêmes termes: s'il y a intervention ou
interprétation à donner, c'est généralement ces intervalles que choisit le meneur pour le faire.
Dans les cas favorables, les scènes, souvent construites sur des scénarios semblables, répétitifs, se modifient
pour qui sait voir et à chaque fois, de sorte que leur succession dessine une ligne qui est la mesure et la forme
du travail en cours. Le psychodrame de Sébastien se présentait au contraire comme indéfiniment ponctuel, voué
à n'engendrer aucun tracé. Par exemple, Sébastien se présentait à l'équipe avec le type de propositions
suivantes, à charge pour les thérapeutes d'inventer la scène qui pourrait la dramatiser:
Sébastien disait « Je suis un coiffeur» ou « Je suis un antiquaire» ou encore « Je suis un moniteur de voile ».
Sauf cette dernière affirmation qui aurait pu renvoyer à l'épisode de la colonie de vacances où il délira, aucune
autre ne pouvait se rattacher de quelque manière que ce soit à un vécu : ni une expérience infantile ou récente
chez un coiffeur, ni une visite chez un antiquaire, ni un apprentissage quelconque de la voile ne venait soutenir
cet indicatif absolu: «je suis ». Aucun présent mais aucun présent passé non plus n'étayait la proposition de
scène. Restait le futur, l'optatif: Sébastien souhaitait-il devenir coiffeur ou antiquaire ou moniteur de voile?
Non, jamais l'idée ne lui en serait venue. C'est une autre variante d'« irréalité» que le souvenir, l'imaginaire ou
le souhait que Sébastien veut de cette manière implanter au psychodrame. Car c'est là profondément qu'est son
jeu: amener le jeu à réduire à néant sa ou ses dimensions temporelles.
La stratégie, inconsciente ou non-consciente faut-il le souligner, de Sébastien réussit parfaitement. Bientôt
l'imagination des thérapeutes nourrie discrètement de leurs propres souvenirs ou de clichés disponibles s'abîma
dans des scènes de plus en plus artificielles et confuses sous l'œil vaguement réjoui de Sébastien. Quand pour
en sortir, les thérapeutes tombaient dans l'outrance ou la caricature, la folie était comme générale et il devait y
retrouver alors exhibé devant lui un état intérieur qu'il avait déjà connu. À la longue les psychodramatistes
ressentirent un malaise: désemparés et légèrement coupables tout de même, seule leur conscience
professionnelle empêcha qu'ils ne sombrent dans l'ennui, rendant impossible cependant tout événement, toute
guérison.
La caractéristique du jeu des thérapeutes tel qu'il était commandé par l'attitude de Sébastien, pourrait
s'appeler le « sur-jeu» ou encore le « surinterpréter ». Il s'agit encore d'un jeu mais dont la finalité est de réduire
les virtualités dynamiques du jeu en insistant excessivement sur ces qualités répétitives, en particulier sur la
puissance imitative à l' œuvre en lui. Quand Sébastien affirme: « La scène c'est que je suis coiffeur» hors de
toute expérience subjective, il donne à ce « je suis » non pas le sens existentiel d'une reconnaissance identitaire
passée, présente ou future, mais celui d'une intimation, d'un devoir être: représenter au moins dans ses traits
extérieurs ce devenir intérieur qu'il ne peut assumer. Le « je suis» de Sébastien se veut semblable à
l'affirmation divine biblique: « Je suis celui qui suis ». Celui qui échappe à tout devenir et qui par conséquent
n'est pas humain: son être échappe à la formation par étapes et par prélèvements successifs, nécessairement
incomplète donc et dépendante des relations avec autrui, qui est par ailleurs le lot de l'humanité.
Certes Sébastien n'est pas Dieu, mais son histoire le conduit à s'exprimer dans le langage que les hommes
ont prêté à la divinité juive monothéiste. Ce discours en même temps dit l'impossible de la grammaire, il
pousse le langage à sa contradiction et c'est davantage ce paradoxe qu'une mégalomanie sacrilège que Sébastien
se voit contraint d'incarner dans sa vie et dans le jeu au psychodrame. Pour dire les choses autrement, le
registre des identifications de cet adolescent est singulièrement réduit : incapable d'assumer un échange avec
autrui qui accréditerait et modifierait son devenir sexuel (identification hystérique) ou plus profondément encore
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qui instaurerait ou consoliderait un partage équilibré avec l'extérieur (identification analogique), Sébastien doit
s'en remettre au type de rapports avec le monde le plus pauvre qui soit: l'imitation (identification mimétique).
Qu'est-ce qu'imiter? C'est produire des simulacres. Historiquement, au sein de la théorie de la perception de
Lucrèce par exemple, le simulacre est une pellicule reproduisant l'objet extérieur qui s'en détache et vient se
loger dans le sujet qui perçoit. Cette conception fantastique de la perception décrit cependant très bien le
mécanisme de l'imitation: pour qu'un mime soit produit, il faut isoler, séparer de l'objet à imiter un trait, une
pellicule auxquels je m'identifie exclusivement. L'imitation ou le simulacre sont des identifications à ce qui a
été séparé préalablement. Les imitateurs, si populaires à notre époque qui se grise tant qu'elle peut de toutes les
virtualités simulacrales, ne font rien d'autre que de saisir en le grossissant un aspect extérieur du personnage
qu'ils veulent reproduire, abstraction faite de la personnalité authentique de cette personne ainsi saisie malgré
elle dans une opération où elle est otage : privée de voix comme de visage.
C'est précisément ce vécu de captivité que Sébastien imposait à l'équipe de psychodrame en programmant
ses scènes déconnectées de toute expérience vécue, présente, passée ou future. Quand il dit que nous allons
jouer: « Je suis un coiffeur », alors qu'il ne l'a jamais été d'aucune manière, dans aucun souvenir ancien ou
récent, sous aucun mode imaginaire ou réel et qu'il ne souhaite pas le devenir non plus, il s'oblige et nous
oblige ensuite à concevoir ce métier de coiffeur sous le seul aspect d'une imitation: nous n'avons d'autre choix
que de renoncer à nous-mêmes comme Sébastien à sa propre expérience et de reproduire, comme lui et comme
son unique mode d'identification, les traits distinctifs de cette profession de coiffeur, son essence en quelque
sorte. Quitte à tomber dans la caricature, destin de toute imitation car le rire vient alors sauver de l'effroi devant
le néant que révèle bien vite tout simulacre.
L'imitation est certes une identification car elle engage une relation avec autrui, même si c'est en suivant un
protocole qui limite au maximum l'échange entre les parties. Au psychodrame, les scènes, et les thérapeutes
qui les jouent subissent cette contrainte et le jeu prend vite le sens d'être un frein à la dynamique qui pourrait
l'animer. Le jeu pourrait être autre et déployer une palette beaucoup plus étendue d'identifications et de niveaux
d'identification. Sébastien par sa politique restrictive de jeu nous laisse entrevoir ce que ce dernier pourrait être
: quelle dynamique il recèle et combien celle-ci se confond avec la santé psychique.
Le jeu cependant, et c'est la ressource essentielle du psychodrame, peut déjouer les manœuvres qui cherchent
à le contenir. C'est sa définition après tout de toujours dépasser, de toujours transformer, parce qu'il en accepte
le défi, les forces statiques qui voudraient en un seul point absorber tout le mouvement. C'est fort de cette
expérience acquise au psychodrame que nous allons tenter de mettre en jeu et de dépasser la stratégie défensive
ou conservatrice de Sébastien. Une séance, quelques semaines après le début de cette réorientation du
psychodrame, le montrera le plus clairement.
La séance
Sébastien entre dans la pièce, s'assoit et demeure quelques instants en silence. Quelle scène voudrait-il
jouer? « Il part en colonie de vacances. » Plutôt que de lancer la scène immédiatement, je lui demande où et
quand cela se passerait. Après un silence inquiet et avec de grandes difficultés de bégaiement, il précise: « À
Annecy, il y a cinq ans. » Je lui rappelle que c'est cette année-là que ses difficultés se sont ouvertement
manifestées avant de lui demander si c'était là sa première colonie. Il acquiescera, ajoutant qu'il préférait
auparavant demeurer avec ses parents et que c'est la rencontre avec un ami d'enfance alors moniteur dans cette
colonie qui avait décidé de son départ. La scène se situerait dans la chambre qu'il partage avec ses nouveaux
camarades, le troisième soir après son arrivée : il y serait victime de quolibets. (Nous apprendrons par la suite
que Sébastien avait déjà été dans plusieurs colonies au cours de son enfance et il faut comprendre cette
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restriction non comme un évitement de sa part ou encore moins un mensonge, mais comme la marque que sa
temporalité intérieure ne faisait que s'ouvrir à son exploration et à la nôtre.)
La première scène est donc une chambrée : il a demandé à cinq thérapeutes d'incarner les autres garçons. Il
leur propose un jeu de combats de polochon. J'interromps rapidement la scène en faisant remarquer que tout
cela est bien gentil et bien anodin. Probablement a-t-il joué cette scène comme il aurait souhaité que cela se
passât et non plus comme cela s'était passé réellement, ajoutai-je avant de lui demander une seconde scène.
Sébastien sans hésiter cette fois propose un rendez-vous chez une voyante. Je le fais préciser: il a effectivement
eu un tel rendez-vous, il y a cinq ans, avec une amie de sa mère qui officie avec boules de cristal et cartes de
tarot; elle n'a rien prédit de fâcheux. Il jouera le rôle de la voyante, un thérapeute qu'il choisit de préférence à
tout autre pour jouer son propre rôle, sera Sébastien. Une conversation réaliste s'engage d'abord où il a cette
curieuse expression « ça va dans les deux sens », avant que je n'envoie une femme le menacer avec un revolver
sous prétexte qu'il aurait induit des malheurs avec ses prédictions. Au terme de cette scène, Sébastien niera que
la voyante ait pu avoir quelque influence sur le cours de son existence.
Quelle autre scène veut-il jouer? Sébastien propose cette fois la rencontre entre son père et son grand-père,
un an avant la mort de ce dernier. Il jouera le rôle de son père et le même thérapeute que dans la scène
précédente jouera le rôle du grand-père. La conversation roule sur la vie héroïque du grand-père, personnage fort
et émouvant avant que je n'envoie la thérapeute menaçante de tout à l'heure, qu'il identifie alors immédiatement
en la voyant venir comme la voyante. Ce en quoi il a tort bien entendu puisqu'il était lui-même cette diseuse
de bonne aventure, mais ce en quoi il a parfaitement raison puisque cette thérapeute incarnait quelques instants
auparavant le danger que représente l'ouverture du temps et la vengeance que l'on peut sentir en soi contre une
temporalité funeste. Fidèle à son rôle, la thérapeute voyante prédit au grand-père qu'il n'a plus qu'un an à vivre.
Reprenant son expression, je pourrai dire à Sébastien que les voyants avec leur conception magique du
temps influent dans les deux sens, passé et futur, bon et mauvais. Je lui demanderai avant de mettre fin à la
séance s'il n'était pas lui-même tombé sous influence il y a cinq ans lors de ce séjour en colonie de vacances.
Les ressources du jeu
Pour jouer, il faut une disposition d'esprit particulière. C'est là une expérience commune. Les adultes le
savent qui sont parfois ennuyés des demandes réitérées de leurs enfants à venir jouer avec eux. Quand Sébastien
arrive à cette séance, il est comme ces parents qui ne veulent pas jouer mais jouent quand même. Le choix de
sa première scène va dans ce sens: c'est une caricature de jeu sans engagement de sa part. Cependant si nous le
lui démontrons, si nous lui signifions que notre disposition à jouer demeure entière malgré sa tentative de la
réduire à la reproduction de clichés, une modification certaine intervient dans son attitude subjective face au jeu.
Le jeu engendre le jeu. L'intervention à propos de la scène de polochon vaut davantage par la complaisance
nouvelle envers le jeu qu'elle crée chez Sébastien que par son contenu. En effet, à partir de ce momentlà, il
proposera dans cette séance des scènes très personnelles où les simulacres sont impossibles. Qu'il ait souhaité
nous dire par la première scène qu'il aurait aimé que son adolescence passée, et encore et pour les mêmes
raisons son psychodrame actuel, ressemblent tous deux à l'image d'Épinal qu'il nous invitait à représenter, c'est
probable et peut-être retiendra-t-il pour lui-même cette interprétation. Cependant c'est surtout le geste
d'interrompre la scène pour lui indiquer qu'un tel simulacre n'est qu'une infime possibilité du jeu qui va
déterminer la suite de la séance.
Loin d'être une interdiction, le geste d'interrompre la séance est une invitation à profiter des ressources du
jeu. Sous protection. Que Sébastien réponde à cette offre montre qu'il sent auprès du groupe une sécurité
suffisante pour s'y livrer à ce qui vient, à ce qui surgit en lui et ce contrairement à ce qu'il dut vivre lors de son
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épisode délirant, Cette liberté, évidente dans les scènes qui vont suivre, va se manifester principalement par
deux ouvertures intérieures et complémentaires, au temps et aux identifications. La deuxième scène (le rendezvous chez la voyante) s'apparente à un souvenir; quant à la troisième (la rencontre entre le père et le grand-père),
elle ouvre la question cruciale pour Sébastien de sa relation sûrement difficile avec l'Imago paternelle. L'une et
l'autre scène demanderont à être sondées plus avant: elles sont des événements qu'il faudra ensuite relier à
d'autres de même nature pour en fournir une véritable compréhension que nous pourrons ensuite transmettre à
Sébastien. Mais pour notre propos, ces scènes sont d'abord et avant tout le signe d'une mobilisation par le jeu.
Et il est remarquable de constater comment et combien elles vont engendrer de réponses inventives chez toute
l'équipe du psychodrame.
À la répétition terne des scènes imitatives, et parce que l'équipe du psychodrame maintient comme un
principe interne sa disposition au jeu et à toutes ses virtualités, va succéder au fil des séances une suite de
scènes ouvertes sur le passé et l'avenir ou même, ce qui est plus rare et difficile dans un premier temps, sur la
relation présente de Sébastien aux membres du psychodrame. L'écheveau de ses identifications longtemps
gelées par sa maladie pourra ainsi se défaire peu à peu devant nous. Et se refaire. Le travail ou l'élaboration
remplace ainsi la magie. C'est l'un des bénéfices également de cette séance que de nous donner à comprendre la
valeur de l'imitation : ce n'est en effet pas un hasard si Sébastien introduit une voyante après qu'on lui a signifié
que nous souhaitons avec lui jouer et non plus seulement mimer. Il donne ainsi le sens profond de ce
mimétisme : mimer subjugue; à défaut d'échange équilibré avec autrui, l'imitation instaure une relation
d'influence. Qui se répand: Sébastien, par ses propositions de scène, en effet nous plongeait ainsi
involontairement dans une hypnose qui devait être, on peut le supposer, celle-là même qu'il vivait
intérieurement, au moins depuis son entrée en psychose.
Le jeu est un anti-hypnotique, il est vivant et le psychodrame, pour peu que ses participants en acceptent
jusqu'au bout le principe, est une formidable expérience où il peut déployer ses ressources. La multiplicité des
intervenants, leurs histoires toutes différentes de même que les significations séculaires attachées à toutes les
formations de groupe (procès, sacrifice ou partage), tous ces éléments conjugués font de la thérapie par le
psychodrame un instrument remarquable.
Pierre Sullivan
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