As de coeur © `début)

Transcription

As de coeur © `début)
As de cœur.
L’autre soir Fabrice Luchini a fait un éloge mémorable de
Céline sur Canal plus, sur le plateau de l’émission de Denisot.
Vendredi en sortant du travail, j’ai fait un crochet pour passer à la FNAC, pour fouiner dans les rayons littérature.
J’ai acheté, mort à crédit et voyage au bout de la nuit.
Ce qui est assez rigolo, c’est que Céline, pour moi, avant de
lire ardoise de Djian, était un écrivain de la trempe de Descartes¸ Racine, ou Voltaire, et qu’il avait vécu à leur époque
reculée.
Et bien non, l’inculte que je suis a découvert que Céline est
un écrivain majeur du début du vingtième siècle.
Armé de mes deux livres, j’ai commencé à lire voyage au
bout de la nuit dans le métro qui me ramenait à la maison.
J’ai lu tout le week-end, sans retrouver l’enthousiasme de
Luchini sur le plateau de Canal, sans ressentir le moindre
plaisir, sans même trouver que cela soit bien écrit. L’histoire
est lourde, le style me déplaît, tout dans ce chef-d’oeuvre me
pèse, à croire que je ne suis pas fait pour la grande littérature.
Je me rassurais en repensant à un article que j’ai récemment
lu à Florence, il expliquait que si Michel-Ange sculptait
aujourd’hui son David, celui-ci, à peine regardé serait dénigré
par la critique. Comme quoi un succès, quel qu’il soit est une
conjonction de facteurs multiples qui rend insuffisant le talent
ou le génie pour percer.
As de cœur.
Lundi en partant au travail, j’ai pris machinalement mon
livre, j’en ai déjà lu les trois quarts. Je devrais le finir ces
jours-ci pour enfin avoir une idée plus précise de ce Céline
dont tout le monde se gargarise en se grandissant sur la pointe
des pieds en évoquant à mots couverts son nom.
Je ne sais pas ce qu’il y a ce matin, il y a moins de monde
qu’à l’accoutumé sur le quai, j’ai quelques minutes
d’avance… Un métro d’avance quoi.
Sur le quai en attendant ma rame, je me replonge dans mon
livre, qui malgré sa lourdeur m’intrigue et m’oblige à poursuivre ma lecture sans vraiment être maître de cet attrait
mystérieux.
Les gens marchent autour de moi, me frôlent, indifférents à
ma lecture, indifférents au monde.
Le bon Parisien qui se respecte vit dans sa bulle, seul, entouré par le monde, je n’y échappe pas, ma bulle ce matin est
soufflée par Céline.
La rame arrive, elle s’arrête dans un crissement caractéristique, je glisse mon doigt entre les pages ou j'arrête ma lecture
et monte machinalement dans la rame comme tous les matins.
J’attends toujours quelques secondes avant de me replonger
dans mes lectures. Je peux ainsi m’éloigner d’un clochard
plein de puces, ou chercher des yeux une place libre où
m’assoir.
Ce matin, comme cela m’arrive quelquefois, pas souvent
mais parfois, je suis attiré par une silhouette. Là-bas, près de
l’autre porte, avec ce sac en cuir rouge. Elle me tourne le dos.
Oui, je le sais, c’est une jeune femme. Elle aussi a un livre à la
main, elle reprend sa lecture quand le métro s’ébranle en
partance vers notre avenir.
Mon doigt quitte sa place de marque page, je saisis machinalement mon livre à la main et j’observe discrètement ma
nouvelle amie.
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As de cœur.
Elle regarde sa montre, puis elle se remet à lire comme si
elle était seule à bord de cette rame. Elle est si belle, mon
inconnue à moi.
Je me suis déplacé sensiblement, j’ai poussé un peu une
mémère en tailleur décrépit, ainsi je la voyais presque de
profil.
Je la décris, je note mentalement tous les détails qui font
que cette jeune femme éveille en moi un je ne sais quoi qui
fait toute la différence entre elle et une jeune femme que je ne
remarque pas.
Je ne sais pas vraiment combien de temps je l’ai regardée,
pas très longtemps, mais à un moment où tout le monde
vaquait à son ennui, immobile dans sa solitude, je regardais
intensément cette jeune femme, qui certainement sous le poids
de celui-ci se retourna sans hésiter un instant et fixa son
regard intense dans le mien.
La rame s’est mise à ralentir, la jeune femme scrute le fond
de mon âme tout en attrapant le loquet d’ouverture de la porte.
Au moment précis ou la porte s’ouvrit et qu’elle tourna la tête
pour descendre du wagon, j’ai eu l’impression de mettre les
doigts dans une prise de courant, j’ai repris mes esprits alors
que la rame quittait la station à laquelle j’aurais dû également
descendre.
Ce soir-là, de retour du travail, dans mon métro, je recherchais mon inconnue. Peut-être rentre-t-elle par le même métro
que moi ?
Poitrine serrée, mains moites, et livre tirebouchonné,
j’espérais l’apercevoir, mais la magie du matin ne se reproduisit pas.
En remontant ma rue, dans le noir de cette nuit naissante, je
ne pensais qu’à elle, ma nouvelle amie.
Rarement, à vrai dire jamais, je n’ai éprouvé ce sentiment
d’amour éperdu, presque physique envers une fille, même
d’une superbe fille, non jamais, même pas en rêve.
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