La mort de Ruben Um Nyobe

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La mort de Ruben Um Nyobe
YVES MINTOOGUE
La mort de Ruben Um Nyobe
Le samedi 13 septembre 1958, un détachement de l’armée française
opérant par patrouilles de quatre à cinq personnes aidées de pisteurs,
de ralliés et de prisonniers, avait entrepris la fouille systématique de la
brousse aux environs de Boumnyebel [1] dès les premières heures du
jour. En fin de matinée, l’une des patrouilles qui avait repéré les traces
des chaussures que portait Um Nyobe retrouva toute la petite équipe
du secrétaire général de l’UPC (Union des Populations du Cameroun)
au pied d’un rocher que jouxtait un marigot. Inquiétée par le nombre
de patrouilles militaires qui passaient aux abords immédiats du Grand
Maquis ces derniers mois, l’équipe qui accompagnait Mpodol avait en
effet décidé d’abandonner son refuge de Mamélel où la sécurité du
leader nationaliste ne semblait plus assurée.
Le groupe qui accompagnait le secrétaire général de l’UPC était
constitué de neuf personnes au total : Um Nyobe lui-même, Marthe
Ngo Njock, sa compagne dans le maquis, et leur fils, Daniel Ruben Um
Nyobe, né au maquis et âgé de 10 mois ; Pierre Yem Back, chef du
Secrétariat Administratif/Bureau de Liaison (SA/BL), Théodore
Mayi Matip, Antoine Yembel Nyebel (membre du SA/BL), Poha
Jean-Marc (cuisinier), Um Ngos (gardien du Grand Maquis) et Ruth
Ngo Kam, belle mère de Um. Le départ avait été fixé au crépuscule du
10 septembre, et l’équipe se dirigeait vers un refuge provisoire
qu’Alexandre Mbend Libot, trésorier du comité central de l’UPC de
Boumnyébel, devait aménager à son intention. C’est ce dernier qui les
faisait attendre depuis les premières heures de la matinée du 13
septembre, au pied de ce rocher situé non loin de son maquis, lorsqu’ils
furent surpris par une patrouille composée d’un officier français métis
et de conscrits tchadiens, accompagnés de Luc Makon ma
Bikat, hikokoŋ (mercenaire à la solde de l’armée française et traître, en
langue bassa) notoirement connu dans la région et originaire de Makaï,
un village voisin. Quand les fusils pointés sur ce petit groupe de
personnes sans arme se mirent à crépiter, Um s’écroula au bord d’un
tronc de palmier qu’il s’efforçait d’enjamber. Ce fut la fin.
Pour beaucoup de ses compatriotes, Um Nyobe était la figure
tutélaire du nationalisme camerounais ; celui qui s’offrait en exemple
par son dévouement total à la cause, son courage, la puissance de ses
idées, son honnêteté, son intelligence, son éloquence, sa tempérance et
sa détermination. Pur produit de ce qu’était alors le Cameroun, il se
distinguait précisément par son exacte conformité aux normes que
prônait l’UPC et aux valeurs qu’elle défendait. Il ne se tenait pas en
face des siens, en « héros civilisateur » ni en homme providentiel ; toute
sa pratique politique et son discours témoignent du fait qu’il marchait
à leur côté. C’est sans doute ce qui explique que ce qu’il disait ou
faisait fût toujours marqué par l’intelligence du lieu d’où il parlait et
ancré dans l’histoire longue des populations qui constituaient « le
Kamerun ». D’une certaine manière, l’indépendance vers laquelle on
marchait était déjà là, à travers la figure de Um qui l’incarnait et
l’anticipait. C’est pourquoi la nouvelle de sa mort frappa de stupeur le
pays tout entier. C’est aussi ce qui explique que sa disparition ait
ébranlé l’insurrection armée en Sanaga-Maritime.
Mpodol jouissait en effet d’une aura exceptionnelle. Avec sa
disparition violente, les immenses espoirs qu’il avait suscités se
changeaient en stupeur. Dans les maquis, sa disparition avait été si
traumatisante qu’elle porta « un coup décisif au mouvement
insurrectionnel en Sanaga-Maritime », comme l’écrivit alors la presse
française. Et en effet, le « coup décisif » que l’armée française porta à
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l’insurrection nationaliste dans cette région vint non pas de sa force de
frappe disproportionnée (face à des insurgés munis d’armes
rudimentaires), ni de ses méthodes de guerre qui alliaient les aspects
militaire, politique et psychologique, mais bien de l’assassinat de Ruben
Um Nyobe. Ce que le pouvoir colonial n’avait pu obtenir par sa
campagne de « pacification » qui mobilisait – officiellement – plus de
1500 militaires et gendarmes, sans compter les « groupes d’autodéfense
» constitués en supplément, il l’obtint en assassinant un homme: Ruben
Um Nyobe.
Dans cette région, le poids que les acteurs de l’insurrection
donnaient, d’une part, à la figure de Um dans le nkaa kunde (la
revendication d’indépendance) et, d’autre part, à la tragédie que
constitua sa mort autorise que l’on s’intéresse à cette dernière du point
de vue des rationalités locales. C’est-à-dire en tenant compte d’une
série de faits probablement subsidiaires pour l’observateur non averti
mais qui, du point de vue des Camerounais de cette région, avaient
leur importance et renseignaient sur la nature des forces qui, à leurs
yeux, s’affrontaient dans le conflit opposant l’UPC au pouvoir colonial.
L’assassinat de Ruben Um Nyobe donna lieu à des récits qui, sans
nécessairement rentrer en contradiction avec la version officielle des
faits, s’en écartaient à bien des égards. La différence tenait pour
l’essentiel en ceci que dans les logiques propres aux populations du
Sud-Cameroun, l’élucidation des circonstances d’un tel drame intégrait
généralement des considérations liées au « monde de la nuit », censé
être le monde des causes profondes [2]. Ainsi, dans l’entendement des
populations de la région, le conflit du nkaa kunde n’était lui-même que
la manifestation visible d’une grande confrontation entre les forces
positives (l’indépendance, la liberté et le droit à une vie décente pour
tous) et les forces ténébreuses qui épousaient les catégories de la
sorcellerie (le colonialisme, la servitude et le pouvoir de tuer). Selon les
lois censées régir ce type de confrontation, le salut ou la défaite de la
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partie aux prises avec les forces du mal pouvait dépendre de l’attitude
de ses partisans et de celle de sa famille, qu’elle soit politique ou
biologique. La fidélité et le soutien indéfectible de tels protagonistes
pouvaient assurer la victoire, tandis que leur défection ou leur trahison
(celles des proches parents notamment) conduisait inéluctablement à la
perte.
C’est dans cette logique que l’on estima que la disparition
tragique de Ruben Um Nyobe dans le maquis était la conséquence de
la trahison de certains de ses proches collaborateurs. Une double
trahison; car selon cette grille d’interprétation, il aurait été trahi dans
le monde visible mais aussi dans « le monde de la nuit » ; ce dernier
étant perçu comme le véritable domaine à travers lequel on pouvait
avoir prise sur la vie et sur la mort.
Le sort du secrétaire général de l’UPC étant scellé, les augures
qui, selon les rationalités endogènes, annoncent de tels événements
funestes (bisimba) s’étaient multipliées avant la tragédie. D’abord les
éléments s’étaient déchaînés le 10 septembre au soir. Peu après que
Mpodol et ses compagnons avaient quitté le grand maquis, un orage
d’une rare violence s’était abattu sur la forêt. C’est sous cette pluie
battante que le petit groupe s’était égaré cette nuit dans la forêt,
malgré les lampes torches dont il s’aidait et malgré le fait qu’Antoine
Yembel (depuis l’installation du Grand Maquis à Mamélel) et surtout
Um Ngos (depuis son enfance) fréquentaient régulièrement les pistes
de cette forêt. Le 11 septembre, Ngwee Bing, un militant de l’UPC,
sollicité depuis son maquis de Ong par Yembel et Um Ngos pour
conduire le groupe égaré jusqu’au maquis d’Alexandre Mbend, déclara
avoir « rêvé très mal » (sic) au sujet de Mpodol. Le 13 septembre au
matin, de grosses et agressives fourmis jaunâtres – bikedel – avaient
investi la mallette blanche que portait le secrétaire général de l’UPC ;
présage des plus funestes, selon la tradition locale.
Depuis plusieurs mois, le sommeil de Mpodol lui-même était
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troublé de rêves de deuil et de voyages lointains, de visions de
sépulcres, d’odeurs de cadavres, de visites d’ombres de morts… Leurs
songes des toutes dernières nuits que sa compagne et lui se seraient
racontés aiguisèrent-ils en lui l’intuition de sa fin imminente ? Toujours
est-il que, d’après Antoine Yembel Nyebel, en allant prendre le bain
chaud qu’il lui apprêta ce matin du 13 septembre, avant la
fusillade, Mpodol aurait prononcé cette phrase énigmatique : « je m’en
vais, pour la dernière fois, verser de l’eau moi-même sur mon crâne ».
Pour ne pas céder au désespoir et pour surmonter le traumatisme
issu de l’échec de la guerre d’indépendance, les populations
réinterprétèrent la disparition tragique de Ruben Um Nyobe comme
un sacrifice héroïque. La mémoire locale, à travers les chants
patriotiques (tjembi di loŋ), se chargea de perpétuer ce mythe :
« C’était le treizième jour du neuvième mois de l’année 1958
Mpodol avait accompli sa promesse
Il s’offrit en sacrifice pour le Kunde
« J’ai choisi de renaître à mon pays
« Je me suis offert pour sa délivrance
« Quant à vous, réjouissez vous-aujourd’hui
« Réjouissez-vous !« [3]
C’est peut-être à cause de tout ceci que dans les villages de
l’ancienne région de la Sanaga-Maritime, les paysans soutiennent que
Mpodol savait qu’il mourrait ainsi ; qu’il aurait accepté qu’il en soit
ainsi parce que son sacrifice participait de l’accomplissement même de
sa mission libératrice. Il affirmait, dit-on encore, que « celui qui combat
pour la liberté (ou toute autre juste cause) ne jouit pas nécessairement
lui-même du fruit de ses luttes ». C’est dans cette même logique que
l’on prétend qu’il reviendra, un jour prochain.
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Finalement, le pouvoir colonial put garder la main mise sur le
pays en assassinant les leaders nationalistes et en confiant
l’indépendance à ses alliés locaux qui non seulement n’avaient joué
aucun rôle dans la lutte de libération nationale, mais s’étaient aussi
opposés à l’idée d’indépendance elle-même. Ce dont il ne vint jamais à
bout et qui demeure intact, c’est l’idéal qui les animait et le potentiel
insurrectionnel de la lutte qu’ils avaient engagée. Et c’est précisément
cette flamme inextinguible, cette exigence de justice, d’équité et de
liberté qui, aux yeux de Ruben Um Nyobe, constituait « l’âme
immortelle du peuple kamerunais », l’UPC n’en étant en réalité que
l’incarnation la plus vigoureuse.
YVES MINTOOGUE
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NOTES
[1] Petite localité située sur la piste qui, à l’époque, reliait la ville de
Douala à Yaoundé, à une centaine de kilomètre de cette dernière ville.
[2] Le notion de « nuit », chez les peuples du Sud-Cameroun, se fonde sur
la croyance en un univers à double face : une face visible et une face
invisible ; cette dernière étant considérée comme le monde des réalités
cachées où se décident les réalités que nous voyons se concrétiser dans
le monde visible.
[3] Chant patriotique rapporté par Achille Mbembe, « Pouvoir des morts et
langage des vivants : les errances de la mémoire nationaliste au
Cameroun », Politique africaine, n° 22, 1986, p,67,
NB : La brève relation des circonstances de la mort de Ruben Um Nyobe,
dans le texte, est réalisée à partir des témoignages d’Antoine Yembel
Nyebel, ancien membre du SA/BL (témoignages recueillis en
septembre 2007 et en février 2014), ainsi que sur la base des données
contenues dans les archives du Service historique de la Défense à
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Vincennes (SHAT, 6H246) et dans : Achille Mbembe, La naissance du
maquis dans le Sud-Cameroun, Paris, Karthala, 1996, pp.13-14 et
Ruben Um Nyobe, Le problème national kamerunais, Paris
L’Harmattan, 1984, pp.75-77.
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