Liban : une nation introuvable
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Liban : une nation introuvable
Liban : une nation introuvable ? CLOTILDE DE FOUCHÉCOUR La fragmentation de la société libanaise peut donner à penser que l’État libanais est une construction artificielle et que la nation libanaise n’existe pas. En réalité, si la nation libanaise est fragile du fait du grand nombre d’influences qui s’y concentrent, elle existe néanmoins et résiste aux différences forces qui pourraient concourir à sa destruction. C. DE F. « Le Liban, c’est l’histoire d’un rocher et d’un grand ciel. Et de cet autre ciel inversé : la mer. Le Libanais est planté là, en une sorte d’équilibre instable. » Salah Stétié Printemps arabe semble avoir oublié le Liban. Pourtant, c’est bien un journaliste libanais, Samir Kassir, qui appelait dès 2004 les Arabes à redevenir les sujets de leur histoire en brisant le mythe de l’exceptionnalisme arabe (1) : la démocratie et la laïcité n’étaient incompatibles avec l’arabité que parce qu’on les pensait telles. Figure de la « révolution du Cèdre » qui préluda au départ des troupes syriennes, le cofondateur du Mouvement de la gauche démocratique annonçait en mars 2005 : « Nos frères syriens […] réaliseront bientôt que le Printemps arabe, qui s’épanouit à Beyrouth, annonce le temps de la floraison à Damas (2). » Le 2 juin L E (1) Samir Kassir, Considérations sur le malheur arabe, Actes Sud/Sindbad, 2004. (2) Samir Kassir, « Beyrouth est le printemps des Arabes », AnNahar, 4 mars 2005. 372 2005, la charge explosive placée sous le siège de sa voiture le tua net, à quarante-cinq ans. Aujourd’hui, ce n’est pas sans une certaine amertume que ses confrères voient le « printemps » démocratique fleurir tandis que le Liban s’installe une nouvelle fois dans la crise politique. Et si, plutôt que d’un « malheur arabe », c’était d’un « malheur libanais » qu’il fallait parler ? Incapable de se percevoir comme une nation autrement que par procuration, le Liban serait-il un mythe et la « libanisation », c’est-à-dire le morcellement communautaire, loin d’être un accident de l’histoire récente, serait-il inscrit dans les « gènes » d’une République qui a moins d’un siècle ? Retour à mars 2005 Avant d’apporter quelques éléments de réponse en nous appuyant sur ce que les Libanais eux-mêmes en disent, nous effectuerons un bref retour en arrière, en mars 2005. Pour quelles raisons la « révolution du Cèdre » estelle restée un processus inachevé ? Ces LE PRINTEMPS ARABE raisons sont-elles conjoncturelles ou les racines de ce blocage sont-elles plus profondes ? Le 14 février 2005, alors que le Liban vit encore sous occupation syrienne, le Premier ministre Rafic Hariri meurt assassiné dans un attentat suicide qui cause la mort de vingt personnes. Les 1 800 kg d’explosif ont eu raison du blindage du véhicule. Les services secrets syriens sont aussitôt montrés du doigt. Le choc dans l’opinion est tel que le mur de la peur tombe. Chaque jour des rassemblements spontanés d’une ampleur croissante se tiennent sur la place des Martyrs, renvoyant au monde et au pays lui-même l’image d’un peuple qui se relève. Le drapeau libanais est brandi en étendard tandis que toutes confessions et sensibilités se trouvent rassemblées. Le mythe de la « révolution du Cèdre » est né. Pour la première fois depuis l’indépendance, la nation libanaise prenait conscience d’elle-même. D’accords du Caire (3) en guerre civile, le processus qui devait mener le Liban à la souveraineté était resté inachevé. Ce moment était venu – du moins le pensait-on. La révolution décapitée La suite des événements allait très vite apporter un démenti à cette espérance collective. Le 8 mars, les partis pro-syriens Amal et Hezbollah organisent une contre-manifestation. Or il s’agit de deux partis dont la base électorale est presque exclusivement chiite : la scission communautaire menace. Certes, six jours plus tard – le 14 mars – un million de personnes, un quart de la population du pays, afflue sur la place des Martyrs et, parmi eux, des chiites. Néanmoins, la fracture du 8 Mars ne cesse de s’accentuer. Les troupes syriennes quittent le Liban, mais les attentats contre les phares de la « révolution du Cèdre » se succèdent : Samir Kassir est assassiné le 2 juin ; le 12 décembre, c’est une autre figure emblématique du printemps de Beyrouth qui meurt assassinée : Gebrane Tueni, député grec orthodoxe de mère druze, poète et mécène. La journaliste May Chidiac échappe à la mort (3) Les accords du Caire, signés secrètement en 1969, entre une délégation libanaise et l’Organisation de la libération de la Palestine (OLP) consacrèrent le droit des combattants palestiniens à porter les armes sur le sol libanais dans le cadre de la résistance à Israël. dans un attentat mais restera amputée et en 2006 Pierre Gemayel tombe à son tour. Les instigateurs des attentats ont rassemblé dans la mort des personnalités aux sensibilités politiques différentes mais incarnant chacune une certaine idée du Liban. Les vivants, quant à eux, sont déjà divisés. La guerre des chefs Si plusieurs figures de la société civile libanaise disparaissent, d’autres reviennent sur le devant de la scène, suscitant l’enthousiasme de leurs partisans et ravivant des rivalités passées. Le 7 mai, le général Aoun rentre de son exil français, cristallisant les attentes de ceux qui voient en lui une sorte de De Gaulle libanais (4) capable d’asseoir un État fort sur des bases saines par un dépassement des clivages confessionnels (5). En juillet, c’est au tour de Samir Geagea de réapparaître après onze ans d’incarcération. Les deux chefs chrétiens se connaissent bien pour s’être affrontés. Les espoirs d’une réconciliation seront vite balayés. En février 2006, Aoun signe un « document d’entente » avec le Hezbollah. Le 14 Mars ne symbolise plus le rassemblement d’une nation mais désigne désormais une plate-forme électorale, coalition qualifiée de « pro-occidentale » par opposition au parti de la « résistance contre Israël ». Parmi les Libanais musulmans, l’élément confessionnel ou clanique joue un rôle majeur dans la recomposition des forces politiques, puisque la population sunnite s’aligne majoritairement sur les positions du 14 Mars, tandis que les chiites dans leur grande majorité suivent les mots d’ordre de Nasrallah, chef « charismatique » du Hezbollah qui dénonce dans le Tribunal spécial pour le Liban (TSL) une ingérence étrangère (6). Les chrétiens, quant à eux, se partagent entre les deux courants. Les bombardements israéliens de l’été 2006 installent un peu plus le Hezbollah dans la vie politique et sociale du Liban et de violents (4) Le titre de son ouvrage, Une certaine vision du Liban, propose une telle filiation (Michel Aoun, entretiens avec Frédéric Domont, Fayard, 2005). (5) La Charte fondatrice du Courant patriotique libre (parti aouniste) appelle à « séparer le politique du religieux, en vue d’accéder à un État laïque ». Charte du Courant patriotique libre, septembre 2005. (6) Le TSL a été formé dans le cadre de l’ONU, à la demande du gouvernement libanais, pour juger les responsables de l’assassinat du Premier ministre Hariri. 373 CLOTILDE DE FOUCHÉCOUR affrontements entre sunnites et chiites au printemps 2008 font craindre une nouvelle guerre civile. Une nouvelle polarisation politico-confessionnelle se met ainsi en place, prenant la relève de la fracture islamo-chrétienne de la guerre civile. Y aurait-il une fatalité libanaise ? Le pays serait-il condamné à la fragmentation ? « Deux négations ne font pas une nation » ? Si « deux négations ne font » certes « pas une nation », selon le mot de George Naccache en 1949, certains indices semblent cependant indiquer que jamais l’idée de nation libanaise n’a été aussi largement acceptée qu’aujourd’hui, aussi paradoxal que cela puisse paraître. Il est intéressant de le noter : tant le 8 Mars que le 14 Mars se réclament de leur « libanité » pour discréditer le camp opposé. Les partisans du 14 Mars pointent du doigt le parrainage irano-syrien du Hezbollah, la pratique de la censure, contraire à la tradition libanaise de la libre expression et la détention des armes par la milice du Hezbollah au détriment de la souveraineté nationale, tandis que le 8 Mars dénonce une politique massive d’achat du foncier libanais par des Saoudiens, les gages donnés aux wahabites, d’une part, l’alignement sur les priorités américano-israéliennes, d’autre part. Il y a peu, les maronites, hérauts de l’idée nationale, s’opposaient aux musulmans, aux « byzantins » et aux « laïcs » attachés à la grande Syrie ou à la nation arabe. Aujourd’hui, ceux qui nient l’existence d’une « nation libanaise » sont devenus plus rares et reconnaissent au moins l’existence d’une « société libanaise » dotées de caractéristiques propres. Le parcours de Samir Kassir est à cet égard éloquent : né à Beyrouth d’un père d’origine palestinienne et d’une mère d’origine syrienne, défenseur de la cause palestinienne, attaché à la laïcité tout en revendiquant son arabité, c’est en patriote qu’il s’engagea contre le régime d’oppression syrien, exigeant « en tant que Libanais » « la souveraineté et l’indépendance de [s]on pays ». D’autre part, aussi contesté soit-il par une partie importante de la population, le TSL a contribué à réintroduire une dimension juri374 dique dans la vie politique. Le temps de l’impunité semble être passé et après la grande vague d’attentats ciblés, la violence politique semble avoir fait son temps, du moins sous une forme spectaculaire. Et l’on peut penser que la confiance dans la poursuite du processus judiciaire a facilité le passage pacifique dans l’opposition de Saad Hariri lors du changement de majorité gouvernementale. Accepté ou non, le processus judiciaire traduit une inscription collective dans la durée. Le « moment » chiite Après le « maronitisme » qui domina la scène politique jusqu’à la guerre civile et le « sunnitisme » porté par la figure de Rafic Hariri, est venu le temps du « chiisme politique ». Le « maronitisme » affirmait une sorte de leadership naturel des chrétiens maronites, seule confession dont l’enracinement est essentiellement libanais. Cette vision politique fut exprimée par le Président Béchir Gemayel en 1982, quelques heures avant l’attentat qui lui coûta la vie : « Le Liban n’est pas un foyer national chrétien, mais le Liban est une patrie pour les chrétiens… » Plus loin : « Il est certain que je suis le Président de tout le Liban. […] Les institutions du pays sont libanaises. Elles ne sont ni chrétiennes ni musulmanes (7). » Légitime tant que la démographie était favorable aux maronites (c’est-à-dire du XVIIIe à la guerre civile), le maronitisme pâtit du nouveau rapport démographique mais le patriarche reste une figure tutélaire du Liban tout entier. Le « sunnitisme » incarné par Rafic Hariri, puis par son fils Saad Hariri, né en Arabie saoudite, a mis l’accent sur la convivialité libanaise, l’amitié islamo-chrétienne avec l’instauration d’une fête mariale bi-confessionnelle, l’ouverture sur l’Occident grâce à une politique généreuse de bourses d’étude, le développement des affaires et la reconstruction du centre-ville de Beyrouth. Le « chiisme politique » met l’accent sur l’égalité sociale, la lutte contre la corruption et l’affairisme, et la résistance à Israël. Chacun ayant eu son « moment », ce sont les limites mêmes du système confessionnel, (7) Cité par Jean-Pierre Péroncel-Hugoz, in Une croix sur le Liban, Lieu Commun, 2004 (Folio, p. 230-231). LE PRINTEMPS ARABE en tant que mode d’organisation de la vie juridique et politique, qui apparaissent à un nombre croissant de Libanais comme une cause de blocage. Sortir du confessionnalisme politique et juridique ? Le dimanche 20 mars 2011, 20 000 personnes ont défilé dans les rues de Beyrouth contre le confessionnalisme, c’est-à-dire une organisation juridique à base confessionnelle, qu’il s’agisse du statut civil ou de l’organisation politique (répartition des sièges de députés et des postes gouvernementaux). Si la confession n’est désormais plus apparente sur la carte d’identité, chaque individu appartient toujours juridiquement et obligatoirement à l’une des dix-huit confessions religieuses officiellement reconnues. Pour G. Corm, sortir du confessionnalisme, c’est-à-dire doter les communautés religieuses d’un statut de nature civile et non plus politique, constitue certes un défi « de taille », « mais c’est le seul qui vaille la peine d’être relevé (8) ». Ce défi est de taille car le confessionnalisme apparaît à beaucoup comme un « garde-fou » face au risque d’hégémonie d’une confession ou de dérive autoritaire de l’État. La fin du confessionnalisme juridique n’a des chances de conforter la nation libanaise que si elle a été précédée par une évolution des esprits. Mais cette « déconfessionnalisation des esprits » est-elle possible sans qu’il soit porté atteinte à la pluralité culturelle et spirituelle constitutive de l’identité libanaise et source de richesse (9) ? L’un des principaux défis à relever pour les Libanais consiste à dépasser des clichés qui entretiennent le communautarisme confessionnel. Ces clichés sont le fait des étrangers mais aussi le fait des Libanais eux-mêmes. Ils sont de deux ordres ; d’ordre historique et identitaire : au Liban les clivages politiques auraient toujours eu une base confessionnelle ; le second cliché est d’ordre anthropologique : son « présupposé de base est que la communauté religieuse forge exclusivement (8) Georges Corm, Le Liban contemporain. Histoire et société, La Découverte, 2003, p. 295 et 2005, p. 321. Il est à noter que la date de 1840 retenue par Georges Corm se réfère au premier conflit à coloration confessionnelle au Liban qui opposa chrétiens et druzes et vit naître en Occident la « question d’Orient ». (9) Voir à ce propos Salah Stétié, Liban pluriel. Essai sur une culture conviviale, Naufal, 1994. l’identité et le comportement de ses adhérents (10) ». Cette perception que la plupart des Libanais ont de l’identité nationale libanaise, sans même parler des observateurs étrangers, tient à une perception partielle et réductrice de leur propre histoire. L’histoire du Liban écrite par des Libanais La transmission d’une histoire commune au Liban doit donc commencer par un travail de « déconstruction » : « Le Liban n’est ni une création artificielle de l’impérialisme français ni le refuge des chrétiens d’Orient séculairement persécutés par l’islam, encore moins le pays d’une Phénicie heureuse imaginaire (11) », déclare l’universitaire. À ce jour, il n’existe pas de manuel commun d’histoire libanaise : les débats sur la question n’ont pas encore abouti. Or le matériau pour un tel manuel existe déjà : il s’agit de la somme magistrale qui fut dirigée par Boutros Dib, ancien recteur de l’Université libanaise. Intitulé Histoire du Liban des origines au XXe siècle, et paru en 2006, après la mort de B. Dib, cet ouvrage collectif réunit les contributions de dix historiens et géographes reflétant la diversité libanaise, Boutros Dib en ayant rédigé la majeure partie. Il s’agit à ce jour de la seule histoire complète du Liban écrite par des historiens libanais (sur les dix auteurs, un seul est de nationalité étrangère : il s’agit du professeur J. Richard qui a assumé la rédaction du chapitre sur les Croisades). L’histoire s’achève en 1975, début de la guerre civile. L’Histoire du Liban fut pour Boutros Dib l’œuvre d’une vie. Personnalité unanimement reconnue pour sa probité intellectuelle et ses qualités humaines, Boutros Dib était désigné pour cette tâche : « Par son parcours d’universitaire, d’homme politique et d’humaniste, il avait le profil parfait du rassembleur. N’at-il pas été le premier laïc à enseigner l’histoire de l’Église à la faculté de théologie de Beyrouth, l’un des rares chrétiens à être invité à prendre la parole dans une mosquée, de surcroît pendant le mois de ramadan (12) ? » (10) Georges Corm, op. cit., p. 321. (11) Ibid., p. 40. (12) Note de l’éditeur, in Boutros Dib (dir.), Histoire du Liban, Philippe Rey, 2006, p. 9. 375 CLOTILDE DE FOUCHÉCOUR Nommé recteur de l’Université libanaise en 1977, Boutros Dib refusa la scission de fait qui s’était instaurée à l’Université entre musulmans et chrétiens (13). La lecture de cet ouvrage est porteuse de plusieurs enseignements. Certes, on pourra objecter que la conclusion de l’ouvrage (la nation libanaise est une réalité historique) est appelée par la démarche même : retracer la succession d’événements qui se sont déroulés dans l’espace délimité par les frontières actuelles du Liban et que le choix de l’espace levantin aurait démontré l’existence d’une nation plus large. À cela on peut répondre qu’une identité n’est pas exclusive d’une autre et que les frontières actuelles correspondent peu ou prou à plusieurs ensembles historiques objectifs. Si l’Ougarit antique est située en Syrie, c’est bien la côte libanaise qui recouvre le plus largement l’espace phénicien antique. D’autre part, la montagne a joui d’un statut d’autonomie dans le cadre de l’Imara (entité politique dirigée par un émir issu de la population locale). La montagne ne pouvant subsister sans importations ni « grenier à blé », l’idée d’un pays « naturel » incluant outre la montagne la plaine de la Békaa et la bande côtière a sa légitimité. Boutros Dib a d’ailleurs choisi d’ouvrir l’ouvrage sur un aperçu géographique. Pour l’historien, la géographie libanaise détermine deux traits nationaux : la double vocation d’ouverture et de refuge. Pays de hautes montagnes plongeant sur la mer, le Liban cultive une tradition d’ouverture que l’histoire phénicienne inaugure, qui se poursuit avec les royaumes francs puis sous Fakhreddine II qui noue une politique d’alliance avec le grand-duché de Toscane tandis que la création en 1584 du Collège maronite de Rome favorise la formation d’un clergé ouvert à l’Occident. Refuge, parce que la géographie de la montagne s’y prête (les chrétiens y furent les seuls en Orient à être dispensés de l’impôt de la dhimmitude) ; pays refuge notamment pour les Arméniens qui fuirent les massacres de 1915 et pour les Palestiniens expulsés de Jordanie à la suite du Septembre noir en 1970. (13) Entretien avec Maha Nunez-Dib, 14 février 2011. 376 À rebours de quelques idées reçues Parmi les enseignements que l’on peut tirer de la lecture de l’Histoire du Liban, quelques uns vont nettement à rebours des idées reçues. D’une part, si la pluralité linguistique est une constante libanaise depuis l’époque phénicienne et la période gréco-latine, on tend à oublier que l’arabe a depuis longtemps sa place au Liban. L’historien Ibn Jubaïr remarque, à l’époque croisée, que les scribes chrétiens prennent note en arabe des dépôts de marchandises et c’est l’arabe que le franciscain maronite Ibn al-Qilai choisit pour chanter en zajal (poésie traditionnelle improvisée) l’« exception » maronite (14). Deuxième « surprise » et non des moindres : les conflits confessionnels sont récents à l’échelle de l’histoire du Liban. Les Maronites coexistaient avec les populations musulmanes et bientôt druzes (15), selon un mode d’organisation clanique. Leur mode de vie était plus proche de celui des autres montagnards que de celui des citadins, byzantins ou musulmans. Cette politique de tolérance fut à son tour pratiquée par les chefs croisés. À Tyr, sous domination croisée, chrétiens non latins, musulmans et juifs disposent de leurs lieux de culte et de leur propre juridiction ; les marchands musulmans bénéficient d’une protection. Francs et musulmans n’hésitent pas à s’allier contre leurs coreligionnaires. C’est là une constante de l’histoire libanaise jusqu’en 1840 : les alliances sont politiques mais non confessionnelles. Ce n’est qu’à partir de 1840 que les affrontements prendront un tour confessionnel lors des massacres entre druzes et chrétiens, qui correspondent à une forte poussée démographique des maronites et des interventions de plus en plus directes des puissances turque et occidentales. Cette confessionnalisation de la vie politique s’opère au moment où les normes juridiques et l’organisation électorale commencent à se codifier et c’est la France laïque, jouant à contre-emploi, qui fige juridiquement ce qui relevait jusque là de la tradition. (14) Kamal Salibi, « Le Liban sous les Mamelouks », in Boutros Dib (dir.), op. cit., p. 287. (15) Considérée comme une branche ismaélienne issue du chiisme, le druzisme est un monothéisme qui unit des éléments coraniques, mystiques musulmans et persans à une sagesse héritée de la Grèce antique. Les druzes ne se soumettent pas à la charia. La population est concentrée en Syrie, au Liban (dans le Chouf) et dans le nord d’Israël (Galilée). LE PRINTEMPS ARABE Mais cette vision historique commune est réservée à un public restreint. Seule une version vulgarisée permettrait une diffusion plus large, dans l’attente d’un manuel scolaire commun. Quelle éducation civique ? La guerre a laissé des séquelles : la diminution de la part chrétienne a développé chez certains une mentalité « défensive » tandis que la sectorisation communautaire s’est accentuée. Néanmoins, jamais le brassage n’a été aussi grand à l’université. Obligatoire au Liban, l’éducation civique est censée contribuer à l’émergence d’un sentiment commun d’appartenance ; encore faut-il que celle-ci soit assise sur des bases solides et acceptables par tous. Si la sensibilisation à l’environnement fait l’objet d’un consensus, le dépassement des méfiances intercommunautaires bute sur plusieurs obstacles. Certes, en matière de dialogue islamo-chrétien, un travail important est effectué par les autorités religieuses et un certain nombre d’associations renouant avec une tradition séculaire de coexistence, voire de convivialité. Plus difficiles à surmonter, en revanche : les méfiances nées de la guerre, instrumentalisées aujourd’hui encore par les formations politiques. L’absence d’un véritable travail de mémoire collectif ainsi que la méfiance entretenue par une atmosphère intérieure tendue confortent la tendance traditionnelle au clanisme et favorisent le repli communautaire. Les actions civiques visant à « assouplir » le rapport à autrui trouvent ainsi assez vite leurs limites lorsqu’elles sont conçues uniquement sous l’angle du dialogue et qu’elles ne viennent pas se greffer sur un fond culturel commun suffisamment solide, de type humaniste. La « convivialité » libanaise est devenue source de richesse (chacune des dix-huit confessions conjugue à sa manière l’infini et le fini) chaque fois qu’elle s’est ouverte sur l’universel. Les grands textes « humanistes » de Sophocle, de Platon ou d’Isocrate annonçant le dépassement de l’ethnicité et l’universalité de la parole ont évidemment beaucoup à dire aux Méditerranéens que sont les Libanais, d’autant que la culture hellénique fait partie intégrante du patrimoine culturel liba- nais (16), même si cet héritage est aujourd’hui délaissé puisque l’enseignement du grec ancien est réservé aux études supérieures. Dans ce même esprit d’universalité, Amin Maalouf propose, en « contre-poison » aux « identités meurtrières » (17), cette phrase d’un poète arabe du VIIe siècle : « Si j’ai été créé de terre, alors toute la terre est mienne et tous les humains sont mes proches (18). » L’humanisme libanais apparaît par ailleurs plus ouvert que d’autres au sentiment du sacré, comme l’indique le succès du Prophète écrit par Khalil Gibran en 1923 (19). La place de la langue française Et la langue française, quel rôle peut-elle jouer dans l’identité nationale libanaise ? Principale langue d’ouverture à partir du XIXe siècle, mais fragilisé par le manque de formateurs et par la prédominance de l’anglais dans le reste du Proche-Orient, le français reste cependant une langue de formation et une langue de culture au Liban (20). Le lien entre la permanence du français et l’identité nationale libanaise peut se faire à plusieurs niveaux. Parce qu’elle a fait très vite l’objet d’une « appropriation » par les élites libanaises qui contribuèrent à leur tour à sa diffusion dans l’ensemble du Levant, la langue française appartient à l’héritage culturel libanais. D’autre part, longtemps l’apanage des milieux chrétiens et dans une moindre mesure des élites sunnites, sa diffusion récente au sein d’une partie de la population chiite en fait désormais une langue, certes en recul, mais diffusée de manière plus égale au sein de la population libanaise. De plus, du fait de la gratuité des études supérieures en France, le français devient aujourd’hui au Liban – et c’est nouveau – un facteur de promotion sociale. La France est en effet le premier pays (16) L’école stoïcienne connut un grand essor dans le Liban hellenisé. Pour autant, le grec ne devint jamais la langue unique de cette région. Au Ve siècle et ensuite, le latin était la langue juridique, le grec la langue culturelle et l’araméo-syriaque, l’arabe et le copte restèrent des langues vernaculaires. (17) Amin Maalouf, Les Identités meurtrières, Grasset, 1998. (18) Cité par Amin Maalouf lors d’une interview sur Euronews à la suite de l’obtention du prix Prince des Asturies des lettres 2010. (19) Né à Bcharré (dans la montagne libanaise) en 1883, Khalil Gibran s’installa aux États-Unis après un séjour en Europe. (20) L’État libanais a signé le 23 octobre 2010 avec l’organisation internationale de la francophonie un « pacte linguistique » visant à assurer la pérennité du français, à côté de l’arabe langue nationale et de l’anglais, seconde langue d’ouverture. 377 CLOTILDE DE FOUCHÉCOUR d’accueil pour les étudiants libanais. Enfin, parce que le français est une langue exigeante, son maintien dans le système scolaire libanais (21) est gage d’une certaine qualité de l’enseignement. Par ailleurs, certains traits de la langue et de la culture françaises ont sans doute contribué à façonner un esprit libanais où l’esprit d’analyse et l’ironie se joignent à une approche poétique du monde plus sémitique, au sens large du terme. Certains auteurs français entrent plus que d’autres en résonance avec les problématiques libanaises, qu’il s’agisse de Montaigne, développant un humanisme « pour temps de crise », ou de Camus, le « Méditerranéen », faisant le choix de l’humanité contre la violence politique. Dans un autre domaine, celui de la pensée politique, l’importance accordée en France à l’État a sans doute quelque chose à dire aux Libanais d’aujourd’hui et le discours du commandant de Gaulle à l’université Saint-Joseph n’a pas perdu de son actualité : « Sur ce sol merveilleux et pétri d’histoire, déclarait de Gaulle aux étudiants, […] il vous appartient de construire un État. Non point seulement d’en partager les fonctions, d’en exercer les attributs, mais bien de lui donner cette vie propre, cette force intérieure, sans lesquelles il n’y a que des institutions vides (22). » Dans le regard des autres Enfin, il n’est pas de nation sans représentation collective ni « mystique ». « La seule chose que nous ayons en commun, c’est notre drapeau », me déclarait un jeune Libanais. Quand bien même cela serait vrai, ce ne serait déjà pas négligeable tant le Cèdre fédère et tant sa symbolique est forte. La difficulté vient de ce que l’image du Liban est à la fois un miroir brisé – un ensem(21) 65 % des établissements scolaires libanais choisissent encore le français comme langue « seconde » (voire comme langue « première » d’enseignement) contre 35 % l’anglais. La proportion passe à 50 % dans le supérieur. (22) Discours du commandant de Gaulle à l’université SaintJoseph de Beyrouth, le 3 juillet 1931, cité par Alexandre Najjar, in De Gaulle et le Liban, tome I, Beyrouth, Éditions Terre du Liban, 2002, p. 70-71. 378 ble des projections particulières – et un miroir déformé par le regard extérieur. Il est significatif que les films récemment primés qui évoquent le Liban aient été des films étrangers, qu’il s’agisse de Valse avec Bachir d’Ari Folman (2008) ou de Lebanon de Samuel Maoz (2010). S’il ne s’agit pas de mettre en cause l’incontestable réussite formelle de ces deux films, un certain malaise naît du malentendu engendré par les titres. C’est Israël qui est le sujet réel de ces deux films, non le Liban. Certes, il existe un cinéma libanais mais celui-ci se heurte à des obstacles d’ordre financier qui entravent son développement et, à l’image du pays, il « se cherche toujours une unité (23). » La littérature et le journalisme ne connaissent pas ces obstacles matériels et peuvent à la fois véhiculer une image collective et témoigner de l’esprit de résistance libanais. Celuici réside dans l’obstination du peuple libanais à persister dans son être et dans la fidélité d’une partie importante de sa population aux traditions nationales de tolérance, d’ouverture, de refus du sectarisme et de priorité accordée à la culture et à l’éducation. Il faut lire L’École de la guerre d’Alexandre Najjar, feuilleter les bandes dessinées de Zeina Abirached, y retrouver une humanité que la guerre n’a pas détruite, une pudeur qui refuse de s’appesantir sur la douleur. La littérature libanaise mériterait d’être davantage connue. L’identité nationale libanaise existe : on ne la chercherait pas avec une telle ardeur si elle n’existait pas. Fragile, difficilement saisissable et pourtant là, elle nous interroge parce qu’elle anticipe sur notre propre évolution dans un monde en constante recomposition. CLOTILDE DE FOUCHÉCOUR (23) Robert Eid, Le Cinéma libanais d’après-guerre. Construction de mémoire et recomposition identitaire, thèse de doctorat, université Sorbonne Nouvelle-Paris III, p. 289-290.