Toni Negri théoricien de l`Empire

Transcription

Toni Negri théoricien de l`Empire
Toni Negri
théoricien de l’Empire
par Alex CALLINICOS*
solidaritéS – N° 84 – Cahiers émancipationS
SOCIALISME
Empire est sans nul doute le plus important
des textes théoriques associés au mouvement
altermondialiste. Ecrit par le philosophe
marxiste italien Antonio Negri et le critique
littéraire américain Michael Hardt, cet
ouvrage complexe – qui se conclut par
l’évocation de «l’irrépressible clarté et
l’irrépressible joie d’être communiste»1 – a
fait l’objet d’une attention médiatique
extraordinaire. A la veille des manifestations
de Gênes de juillet 2001, le New York Times
le qualifiait de «prochaine idée à la mode»,
alors que le magazine Time notait qu’il était
le «livre stimulant et intelligent du moment».
Cependant, comme souvent sur le marché de
la culture, un texte est transformé en
«produit» et ses sources passées sous silence.
Toni Negri est le principal penseur de
l’autonomisme italien. Né en 1936, il a été
condamné à 20 ans de prison en Italie sous
l’accusation d’avoir participé aux campagnes
terroristes des Brigades rouges à la fin des
années 1970. Sa trajectoire est le fruit du
contexte historique dans lequel sa pensée s’est
développée, notamment de la profonde crise
que traversa la société italienne au cours des
années 1970. Toute évaluation d’Empire
implique la compréhension de ce contexte et
de l’évolution de la pensée de Negri.
A l’importante exception de la révolution portugaise, la montée en puissance de la lutte des travailleurs dont l’Europe fut le théâtre, durant la fin
des années 1960 et la première moitié des années
1970, atteignit son apogée en Italie. Les révoltes
étudiantes de 1967-68 et la multiplication des grèves de l’«autonome chaud» de 1969 furent le prélude à une vague de contestation ouvrière, nourrissant une radicalisation sociale plus générale. Elle
s’exprima notamment par la défaite de l’oligarchie
démocrate chrétienne (DC) au pouvoir à l’occasion
du référendum de 1974 sur la légalisation du
divorce. Ce climat politique favorisa l’émergence,
à la fin des années 1960, d’une puissante extrême
gauche.
Le tremblement de terre italien et la
naissance de l’autonomisme
Vers la moitié des années 1970, l’Italie fut confrontée à une profonde crise économique, sociale et
Toni Negri au FSM de Caracas, janvier 2006.
politique. A Washington, le pays passait pour être
l’«homme malade» du capitalisme occidental. Le
régime autoritaire et corrompu de la DC se trouvait
en état de putréfaction avancé. Aux élections locales et régionales de juin 1975, la gauche emporta
47 % des votes, la DC tombant à 35%. Aux élections
parlementaires de juin 1976, le Parti communiste
italien (PCI) atteignit 34.4% des suffrages. Le dirigeant communiste de l’époque, Enrico Berlinguer,
se proposa alors de renflouer le capitalisme italien.
Suite au coup d’Etat chilien de septembre 1973, il
offrit un «compromis historique» à la DC. Bien que
le PCI fût empêché d’entrer au gouvernement du
fait d’un veto américain, il apporta son soutien,
entre 1976-9, à une série de «gouvernements de
solidarité nationale emmenés par l’ultra-machiavélique démocrate chrétien, allié du Vatican, Giulio
Andreotti. Le PCI profita de son emprise sur le mouvement ouvrier pour briser toute résistance aux
programmes d’austérité instaurés par le gouverne-
DR
ment, contribuant ainsi à stabiliser le capitalisme
italien. Dans ce contexte, l’extrême gauche, désorientée, s’effondra rapidement2.
La lutte des masses n’était toutefois pas encore
parvenue à son terme. Le début de l’année 1977 vit
l’émergence d’un nouveau mouvement étudiant,
qui se propagea rapidement aux jeunes chômeurseuses. Autonomia Operaia, une fédération souple
de collectifs révolutionnaires, exerçait au sein de
ce mouvement une influence croissante. Celle-ci se
fit sentir lorsque les étudiant-e-s occupèrent l’université de Rome en février 1977. Le mouvement se
généralisa rapidement, donnant lieu à une série de
violents affrontements avec les forces de l’ordre,
au cours desquels deux jeunes militants furent
assassinés par balle par les carabinieri, à Bologne et
Rome. Dans un contexte de chômage de masse, particulièrement important chez les jeunes, ce mouvement était voué à entrer en conflit avec les organi-
I
solidaritéS – N° 84 – Cahiers émancipationS
sations de la classe ouvrière. L’autonomisme joua
un rôle important dans l’éclosion de ce conflit.
Autonomia Operaia, qui fit son entrée sur la scène
politique en mars 1973, était une organisation hétérogène, dans laquelle les écrits de Negri avaient
une influence importante. Ses origines intellectuelles remontent à l’operaismo — «ouvriérisme» —
courant marxiste spécifiquement italien, dont la
figure de proue était Mario Tronti. L’attention de ce
courant se portait tout particulièrement sur le
conflit entre le capital et le travail dans le procès
de production effectif.
Cette attention accordée au procès de production
faisait certainement sens à une époque d’intenses
conflits industriels, au cours desquels de puissantes
organisations structurées sur le lieu de travail
défiaient aussi bien le patronat que les directions
syndicales. En 1974, Negri écrivait que l’usine était
«le site privilégié à la fois du refus du travail et de
l’offensive contre le taux de profit.»3 A la fin des
années 1970, alors que le militantisme de base
dépérissait en raison de la crise économique et du
compromis historique, le tournant théorique principal opéré par Negri fut de remplacer le concept de
«travailleur de masse» par celui de «travailleur
social». L’exploitation capitaliste prenait désormais
place à l’échelle de la société entière. Des catégories socialement et économiquement marginales,
comme les étudiants, les chômeurs, et les travailleurs occasionnels, femmes et hommes, devaient
être considérées désormais comme l’un des piliers
du prolétariat. Comparée à ces catégories, la vieille
classe ouvrière des grandes usines du nord de l’Italie apparaissait comme une aristocratie ouvrière
privilégiée. Negri alla jusqu’à affirmer que le seul
fait de recevoir un salaire faisait des travailleurs les
égaux des patrons. Ce genre de sophisme était
davantage qu’un non-sens théorique. Il offrait une
apparente légitimation «marxiste» aux violents
conflits qui opposaient alors les autonomistes et les
syndicalistes4. L’appel à l’offensive contre les
ouvriers possédant un emploi était partie intégrante d’un culte plus général de la violence.
Entre temps, d’autres groupes politiques avaient
mené ce culte de la violence à sa conclusion logique. Les Brigades rouges (BR) s’étaient formées au
début des années 1970. Mais c’est dans le climat de
violence et de désespoir des années 1977-8 qu’elles
inaugurèrent leur campagne armée contre l’Etat
italien. La plus spectaculaire des actions fut l’enlèvement et le meurtre du dirigeant DC et ancien
premier ministre Aldo Moro, au printemps 1978. Sa
conséquence fut d’isoler l’ensemble de l’extrême
gauche, et de déchaîner une sévère répression, qui
détruisit les BR et envoya nombre de militant-e-s en
prison. Confrontés à une gauche divisée et affaiblie, et bénéficiant de la complicité du PCI, les
patrons repartirent à l’offensive. En octobre 1979,
FIAT parvint à faire accuser de violences 61 militant-e-s implantés dans son usine Mirafiori de Turin.
Une année plus tard, elle annonça un plan de licenciement de 14’000 ouvrier-e-s dans ses usines politiquement les plus actives. Un total de 23’000 travailleurs-euses, dont de nombreux militant-e-s,
furent licenciés. Le succès de cette reconquête
patronale donna le coup d’envoi de la résurgence
du capitalisme italien des années 1980, que symbolise Silvio Berlusconi.
Negri transforme Marx en Foucault
II
Negri fut l’une des victimes de cette défaite politique. Arrêté en avril 1979, sur la base d’accusations
fallacieuses alléguant sa responsabilité dans la
direction intellectuelle des BR et l’enlèvement de
Moro, il fut emprisonné sans procès pendant quatre
ans. Libéré qu’en 1983, après avoir été élu au Parlement sur la liste du Parti radical libertaire, il
s’exila en France. Sa condamnation fut proclamée
in absentia en 1984. Il ne retourna en Italie qu’en
1997 pour purger sa peine, qui prit fin en 2003.
Marx au-delà de Marx est basé sur des séminaires
de Negri à l’Ecole normale supérieure de Paris, en
1978, à l’invitation de Louis Althusser. Il s’agit
d’une réflexion théorique sur l’évolution politique
de Negri au cours de la seconde moitié des années
1970. L’auteur entreprend de faire passer le
marxisme, d’une théorie générale des forces historiques à une théorie du pouvoir. (…) A partir de
cette théorisation, [il] développe l’idée que le «travailleur social» a désormais remplacé le «travailleur de masse». La lutte des classes est partout, de
même d’ailleurs que le prolétariat. Quiconque fait
l’expérience de la domination du capital est membre de la classe ouvrière. La lutte des classes à l’intérieur du procès de production implique le «refus
du travail». La dimension communiste de cette
injonction réside dans le fait que le communisme
ne consiste en rien d’autre que «l’abolition du travail».
En affirmant leur propre pouvoir, les travailleurs se
ménagent un espace sous leur propre contrôle. Ils
deviennent, comme le dit Negri, «auto-valorisants», et rompent de ce fait le lien entre le travail
salarié et la réalisation de leurs besoins. (…) Cette
confrontation de plus en plus violente se déroule
partout: «...la lutte contre l’organisation capitaliste du travail, le marché et la journée de travail,
la restructuration de l’énergie, la vie de famille,
etc., tout ceci engage la population, la communauté, le choix d’un style de vie. Etre communiste
aujourd’hui implique de vivre comme un communiste.»5
Ainsi, une variante de marxisme, originellement
obsédée par les luttes sur le lieu de production,
adopte un point de vue radicalement opposé, se
rapprochant des thèmes post-marxistes de la pluralité des rapports de pouvoir et des mouvements
sociaux. (…) Dans une série de textes écrits au
milieu des années 1970, Michel Foucault proposait
une critique du marxisme, basée sur l’idée que la
domination consiste en une pluralité de relations de
pouvoir. Selon le philosophe, celles-ci ne pouvaient
être abolies par une transformation sociale globale,
mais pouvaient seulement faire l’objet de résistances décentralisées et locales. L’interprétation de
Negri consiste à accepter la désintégration de la
totalité sociale en une multiplicité de micro-pratiques, chère à Foucault, en affirmant de surcroît
qu’il s’agit de la position de Marx dans les Grundrisse. La multiplication des références à Foucault
indique à quel point Negri transforme le matérialisme historique en une théorie du pouvoir et de la
subjectivité.
Du pouvoir constituant à Empire
Marx au-delà de Marx aboutit à une impasse. Cet
ouvrage cherche à identifier les principes directeurs d’un mouvement politique déjà défait, à la
fin des années 1970. Dans ses écrits des années
1980 et 1990, qui aboutissent à la publication d’Empire, Negri affine et élabore les thèmes abordés
dans Marx au-delà de Marx.
Il développe en particulier le concept de «pouvoir
constituant», défini comme la capacité collective à
faire et défaire les structures politiques et sociales.
Deux types de pouvoir sont impliqués ici: potenza
(puissance) s’oppose à potere (pouvoir), la première désignant le pouvoir créatif des masses (que
Empire est sans nul doute le plus important des textes théoriques asso
Negri appelle désormais régulièrement «multitude») contre la domination du capital6. Selon
Negri, Marx a perçu le pouvoir constituant à l’œuvre dans le capital et la création violente d’une
nouvelle forme de société au moment de l’accumulation primitive. Mais le capital prend également
appui sur les capacités de création et de coopération inhérentes à la multitude. Negri écrit ainsi que:
«La coopération est en effet la pulsation vivante et
productrice de la multitudo... La coopération est
innovation et richesse, elle est donc la base de ce
surplus créateur qui définit l’expression de la multitudo. Et c’est sur l’abstraction, sur l’aliénation et
sur l’expropriation de la coopération productrice de
la multitude que se construit le commandement.»7
Une tendance analogue à absolutiser le pouvoir des
masses dans les écrits de Negri des années 1970 est
présente ici: «Toute pratique du pouvoir constituant, à son commencement comme à son terme,
dans son origine comme dans sa crise, révèle la tension d’une multitude tendant à se faire sujet absolu
des processus de puissance.»8 Lorsqu’elle tend à
devenir le sujet absolu de l’histoire, la multitude
est donc une expression de la Vie. Negri fait reposer son subjectivisme sur une forme de vitalisme,
concevant le monde physique et social comme l’expression d’un principe vital sous-jacent. Negri
prend ici appui moins sur Foucault que sur une
solidaritéS – N° 84 – Cahiers émancipationS
ociés au mouvement altermondialiste.
autre figure du post-structuralisme français, à
savoir Gilles Deleuze. Dans Mille Plateaux (écrit
avec Félix Guattari), Deleuze affirme que le désir
est une expression de la Vie qui, bien que constamment enfermée et fractionnée dans des dispositifs
de pouvoir, les subvertit et les déborde. (…) L’ampleur de l’ouvrage de Hardt et Negri m’oblige à me
concentrer ici sur ses principaux thèmes. Trois
d’entre eux me paraissent particulièrement importants.
Tout d’abord, Hardt et Negri souscrivent à ce qu’on
appelle parfois le point de vue «hyper-globalisateur», selon lequel la globalisation a fait de la
nation un simple instrument du capital global.
Ainsi, disent-ils, les entreprises multinationales:
«...structurent et articulent plutôt directement
territoires et populations, et tendent à faire des
Etats-nations de simples instruments pour enregistrer les flux de marchandises, des monnaies et des
populations qu’elles mettent en branle.»9 Le déclin
des Etats-nations n’implique toutefois nullement la
disparition du pouvoir politique. Au contraire, une
nouvelle forme de souveraineté politique apparaît,
que Hardt et Negri appellent l’Empire: «Au
contraire de l’impérialisme, l’Empire n’établit pas
de centre territorial du pouvoir et ne s’appuie pas
sur des frontières ou des barrières fixées. C’est un
appareil décentralisé et déterritorialisé de gouver-
VOLSON
nement, qui intègre progressivement l’espace du
monde entier à l’intérieur de ses frontières ouvertes et en perpétuelle expansion.»10
L’usage croissant de la force pour déborder la souveraineté nationale, au nom de valeurs universelles
comme les droits de l’homme, est symptomatique de
l’émergence de la souveraineté impériale — ou plutôt
de sa ré-émergence. Les Romains et les Grecs avaient
compris que l’Empire n’a pas de frontières. Il n’est la
propriété d’aucun Etat, pas même des Etats-Unis.
Pendant la première guerre du Golfe, ceux-ci sont
intervenus «non en fonction de leurs propres motifs
nationaux, mais au nom du droit mondial»). La structure à trois étages du pouvoir transnational actuel
ressemble au portrait de l’empire romain, comme
mélange de monarchie, d’aristocratie et de démocratie, proposé par l’historien grec Polybe. Au sommet se
situent les corps «monarchiques» — les Etats-Unis, le
G7 et d’autres institutions internationales comme
l’OTAN, le FMI et la Banque mondiale. Puis vient une
élite d’acteurs aristocratiques, comme les entreprises transnationales et les Etats-nations. Au dernier
étage, on trouve les organes démocratiques ayant
pour charge de représenter le peuple: l’Assemblée
générale des Nations unies, les ONG, et ainsi de suite.
Comment Hardt et Negri situent-ils cette structure
impériale dans l’histoire? Ils affirment que «l’Em-
pire est un pas en avant pour se débarrasser de
toute nostalgie envers les anciennes structures de
pouvoir qui l’ont prédécédé et refuser toute stratégie politique impliquant le retour à ce vieux dispositif — comme de chercher à ressusciter l’Etatnation pour mieux se protéger contre le capital
mondial.» (…)
Quelle est la condition des classes laborieuses dans
cette nouvelle phase du développement capitaliste? Hardt et Negri rejettent l’idée selon laquelle
l’Empire représenterait la fin de l’exploitation et
de l’oppression. La société disciplinaire a été remplacée par une «société de contrôle». Au lieu d’être
modelés par des institutions spécifiques, comme les
écoles ou les usines, les individus sont désormais
disciplinés par la société dans son ensemble. Parallèlement, les nouvelles technologies de l’information ont rendu le travail «immatériel». (…)
Les limites d’Empire
Bien des objections peuvent être opposées à un
ouvrage aussi complexe et fécond qu’Empire. Je
me limiterai à ce qui me paraissent être ses trois
principales faiblesses. L’analyse proposée du capitalisme est à la fois vague et à certains égards profondément erronée. Hardt et Negri invoquent
notamment l’argument de Rosa Luxemburg, selon
lequel le capitalisme a besoin d’un «dehors» non-
III
solidaritéS – N° 84 – Cahiers émancipationS
capitaliste qui absorbe les marchandises que les
travailleurs ne sont pas à même de consommer (ch.
3.1). Ils affirment que l’Empire abolit ce «dehors»
et assujettit l’ensemble de la planète à la loi du
capital. Mais ils ne disent rien des crises spécifiques
à cette phase du développement capitaliste — à
moins que les généralités philosophiques puissent
tenir lieu d’analyse concrète.
De surcroît, leur propos est trompeur sur au moins
un aspect de la situation actuelle. Hardt et Negri
réfutent l’idée selon laquelle les conflits interimpérialistes demeurent une caractéristique significative du capitalisme contemporain: «...ce qui
était habituellement conflits ou rivalités entre plusieurs puissances impérialistes a été remplacé par
l’idée d’un pouvoir unique qui les surdétermine
toutes, les structure d’une façon unitaire et les
traite sous une notion commune de droit qui est
résolument post-coloniale et post-impérialiste». En
lieu et place d’un impérialisme constitué de centres de pouvoir rivaux, Hardt et Negri décrivent un
réseau de pouvoir impersonnel et décentré — l’espace lisse de Deleuze: «Dans cet espace lisse de
l’Empire, il n’y a pas de lieu de pouvoir: celui-ci est
à la fois partout et nulle part».
Pour Hardt et Negri, l’Empire est une forme de souveraineté. La souveraineté a pour vocation de légitimer l’exercice du pouvoir en termes moraux et
légaux. Elle est en ce sens un phénomène idéologique, même si, comme tous les phénomènes idéologiques, elle a des effets bien réels. Le concept d’intervention humanitaire autorise la violation du
droit national non sur la base d’autres intérêts
nationaux, mais avec pour objectif de garantir les
droits de l’homme et les besoins humanitaires. D’un
point de vue général, le développement de formes
de «gouvernance globale» comme le G7, l’OTAN,
l’Union européenne et l’OMC suggère que la souveraineté est devenue hybride. L’action des Etats tire
désormais sa légitimité non seulement de procédures constitutionnelles nationales, mais aussi de sa
conformité à l’autorité de telle ou telle institution
internationale.
Ce changement idéologique ne détermine toutefois
pas la distribution effective du pouvoir géopolitique. Non seulement les institutions internationales
sont le reflet de la hiérarchie du pouvoir global —
au sens où elles sont dominées par les pouvoirs
capitalistes occidentaux — mais elles sont aussi
l’expression des conflits qui divisent ces pouvoirs,
et qui opposent en particulier les Etats-Unis au
Japon et à l’Union européenne (elle-même loin
d’être homogène). A ces formes principalement
économiques et politiques de compétition entre
grandes nations s’ajoute un conflit géopolitique
croissant entre les Etats-Unis, la Chine et la Russie.
Ne pas reconnaître l’ampleur de ces antagonismes
entre pouvoirs capitalistes rivaux revient à ne pas
se donner les moyens de comprendre la nature du
monde contemporain11.
IV
Cela revient également à se rapprocher dangereusement d’une conception apologétique de l’ordre
mondial actuel. Il s’agit là de la seconde grande faiblesse d’Empire. La conception de l’Empire comme
«espace lisse», comme réseau décentré où le pouvoir est «partout et nulle part», n’est pas éloignée
de celle défendue par les théoriciens de la Troisième voie. Anthony Giddens, idéologue de la «troisième voie» blairiste, affirme ainsi qu’une «globalisation politique» accompagne la globalisation économique, et subordonne le marché mondial à des
formes démocratiques de «gouvernance globale».
Hardt et Negri critiquent cette conception, mais
certaines de leurs formulations se prêtent à une
récupération en faveur d’objectifs politiques très
différents des leurs.
Personne ne nie que le capitalisme ait subi une profonde restructuration au cours des années 1970 et
1980, dont l’une des principales dimensions a été
une intégration internationale croissante du capital. Est-il vrai pour autant que ces changements
sont une conquête de la «multitude»? Cette idée
passe complètement sous silence l’histoire des
défaites sociales qui rendirent possible la réorganisation du capitalisme: les catastrophes dans les usines Fiat en 1979-80, les grandes grèves des mineurs
en Grande-Bretagne en 1984-5, ainsi que toutes les
luttes au cours desquelles le capital parvint à briser
les organisations ouvrières, à évincer les militant-es, et à rétablir sa domination dans des endroits où
elle avait fait l’objet de contestations. La configuration actuelle du système capitaliste est le
contexte dans lequel les luttes des classes laborieuses se déroulent. Mais nous ne devons pas oublier
que les réformes du capitalisme impliquent souvent
de sérieuses défaites pour la classe ouvrière.
La raison pour laquelle il importe d’étudier l’histoire des luttes passées est que cela permet de clarifier le type de stratégie à mettre en œuvre à
l’heure actuelle. Or, la troisième faiblesse d’Empire
est qu’il ne propose aucune orientation stratégique. Le livre se conclut par trois exigences d’un
«programme politique pour la multitude globale»:
la «citoyenneté globale», un «revenu social garanti
pour tous», et le «droit à la réappropriation». On
peut discuter de l’intérêt de ces exigences. La première et la troisième sont, formulées en ces termes, extrêmement vagues; la deuxième est un lieu
commun des programmes de la gauche libérale
contemporaine. Empire ne propose aucune
réflexion sur la manière dont le mouvement social
parviendra à réaliser ce programme.
taliste. Et prendre ses distances d’avec ceux qui versent des larmes de crocodile sur la fin des accords
corporatistes du socialisme et du syndicalisme national, comme ceux qui pleurent sur la beauté de temps
qui ne sont plus, nostalgiques d’un réformisme social
imprégné du ressentiment des exploités et de la
jalousie qui — souvent — couve sous l’utopie.»12
Interpelé sur ce passage, Negri qualifia les syndicalistes de «koulaks» — les riches paysans que Staline
chercha à «liquider» au moment de la collectivisation forcée à la fin des années 1920 — et exprima de
la nostalgie pour 1977, quand les jeunes chômeurs
affrontaient les ouvriers d’usine13. Une hostilité
envers la classe ouvrière organisée semble donc
avoir perduré dans la pensée de Negri pendant les
vingt-cinq dernières années. Il écrivait en 1981: «...
la mémoire prolétarienne n’est autre que la
mémoire de l’aliénation passée... La transition au
communisme consiste en l’absence de mémoire.»14
Les motifs sous-jacents à cette affirmation sont compréhensibles, malgré les indéniables talents d’historien des idées politiques de Negri. Toute tentative
sérieuse d’examiner son propre passé conduirait
Negri à constater la manière dont l’autonomisme a
contribué aux échecs de la gauche italienne au cours
des années 1970. Ce refus de poser un regard critique sur son propre passé n’est pas tant un manquement moral individuel qu’un symptôme des limites
inhérentes à la forme de marxisme défendue par
Negri. Nous lui devions la solidarité, lorsqu’il était
une victime de l’Etat italien. Nous respectons la
constance dont il a fait preuve comme intellectuel
révolutionnaire pendant les quatre dernières décennies. Mais le fait est que l’influence de ses idées est
un obstacle au développement d’un mouvement
contre le capitalisme global dont il cherche à analyser les structures dans Empire. ■
*
Si le capitalisme contemporain était vraiment un
espace lisse et homogène où le pouvoir est uniformément distribué, l’idée même de stratégie n’aurait aucune pertinence. Mais la conception de Negri
est erronée. Les différentes régions du globe ont
une importance variable pour le capital. Ce que
Trotski appelle le «développement inégal et combiné» continue d’opérer dans le capitalisme
contemporain, créant des concentrations massives
de richesse et de pouvoir à certains points du système. Ce constat implique des analyses et des
débats stratégiques permettant d’identifier les éléments de vulnérabilité de l’ennemi et nos principaux points forts.
La pensée stratégique est également nécessaire pour
comprendre ce que Lénine appelait les «tournants
brusques de l’histoire», c’est-à-dire les crises soudaines qui offrent des opportunités inattendues pour le
mouvement révolutionnaire si elles sont reconnues
rapidement. Or, la perspective historique de Negri
est curieusement abstraite. La multitude affronte
éternellement le capital, indépendamment des
conditions sociales spécifiques, des contradictions
accumulées, et des subtils changements de rapports
de force que les grands textes de la tradition
marxiste ont si bien décrits. Ce qui manque dans ce
contexte, c’est ce que Daniel Bensaïd appelle la «raison stratégique». Par-delà cette incapacité à articuler les problèmes de stratégie, Negri retombe parfois
dans ses erreurs du passé. Il écrit ainsi: «Attribuer
aux mouvements de la classe ouvrière et du prolétariat cette modification du paradigme du pouvoir
capitaliste, c’est affirmer que les hommes approchent de leur libération du mode de production capi-
1
2
3
4
5
6
7
8
9
10
11
12
13
14
L’auteur est un intellectuel marxiste bien connu, membre
de la direction du Socialist Workers Party, principale organisation de la gauche radicale britannique. Cet essai est
une version remaniée de «Toni Negri in Perspective»,
International Socialism, 2.92 (2001), qui va être publiée
prochainement en français dans un recueil de textes critiques sur l’altermondialisme. De plus amples réflexions du
même auteur sur Negri peuvent être trouvées dans A. Callinicos, The Resources of Critique (Cambridge, 2006), ch.
4, and in G. Balakrishnan, ed., Debating Empire, Londres,
Verso, 2003, et P.A. Passavant and J. Dean, eds., Empire’s
New Clothes, New York, Routledge, 2004.
M. Hardt et A. Negri, Empire, Paris, Exils, 2000, tr. fr.
Denis-Armand Canal, p. 496. Les citations dans le texte
sont, sauf indication contraire, tirées de cet ouvrage.
Voir C. Harman, «The Crisis of the European Revolutionary
Left», International Socialism, 2.4 (1979).
Cité par Steve Wright, Storming Heaven. Class Composition and Struggle in Italian Autonomist Marxism, Londres,
Pluto Press, p. 154.
Pour une présentation claire de la différence entre l’exploitation et l’oppression subie, par exemple, par les chômeurs, voir E.O. Wright, «The Class Analysis of Poverty»,
in id., Interrogating Inequality, Londres, Verso, 1994.
A. Negri, Marx Beyond Marx, Londres, Antonomedia,
1989, préface à la traduction anglaise, p. xvi.
Voir à ce propos M. Hardt, «Translator’s Foreword», A.
Negri, The Savage Anomaly (Minneapolis, 1991)
A. Negri, Le Pouvoir constituant (Paris, 1997), p. 435.
Ibid., p. 401
Ibid. p. 58.
Ibid., p. 17
Voir à ce propos A. Callinicos et al., Marxism and the New
Imperialism, Londres, Bookmarks Publications, 1984, G.
Achcar «The Strategic Triad: USA, China, Russia», in T. Ali,
ed., Masters of the Universe?, Londres, Verso, 2000, and
A. Callinicos, The New Mandarins of American Power,
Cambridge, Politiy Press, 2003.
A. Negri, «L “Empire”, stade supreme de l’impérialisme»,
Le Monde diplomatique, January 2001, p. 3.
Remarques pendant une conversation téléphonique à la
conférence sur Lénine citée ci-dessus.
Cité par Wright, Storming Heaven, op. cit