Quand la peur nous prend, que nous prend-elle
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Quand la peur nous prend, que nous prend-elle
1 QUAND LA PEUR NOUS PREND, QUE NOUS PREND-ELLE? Voici une révélation choc sur les êtres humains : nous ne sommes pas immortels. Et oui, nous pouvons mourir demain matin en nous rendant au travail, tout comme nous pouvons mourir à 105 ans après avoir épuisé notre dernière parcelle de vie. De cette condition naissent alors plusieurs comportements en nous, dont plusieurs émotions contradictoires. Puisque nous sommes des êtres vulnérables, nous craignons alors ce qui peut avoir une atteinte sur notre vie. C’est donc de notre mortalité qu’apparaît une émotion que nous avons tous vécu un jour ou l’autre, soit la peur, puisque nous tentons constamment d’éviter la mort. Celle-ci, lorsqu’elle se manifeste, a directement un impact sur nous, mais quel est-il? Peut-on avoir survécu au fameux séisme du Japon et en ressortir exactement comme avant, sans que la peur n’ait laissé aucune trace? En d’autres mots, quand la peur nous prend, que nous prend-elle? C’est à cette question que je tenterai de répondre dans ce texte, en définissant tout d’abord ce qu’est la peur. Selon moi, la peur nous prend beaucoup plus qu’elle nous donne. Je démontrerai alors les conséquences négatives de celle-ci sur l’être humain, mais aussi ce qu’elle peut nous apporter et je discuterai finalement de ces contre-arguments. Cette émotion universelle qui nous donne parfois des sueurs froides est toutefois l’une des plus variées qui soit. En effet, on peut avoir une phobie des araignées. Une impossibilité totale à se retrouver en hauteur. Un frisson parcourant notre échine lorsque l’on aperçoit un lion fonçant à vive allure sur nous. Une angoisse lorsqu’on se rend compte 2 que l’on va finir ses jours seul. Une crainte en entendant des pas nous suivant dans la nuit. Une panique à l’idée que notre enfant se soit fait kidnapper, etc., etc. Autrement dit, la peur est présente dans la totalité des aspects de notre vie et elle provient d’objets externes qui ont des configurations très différentes.1 Je vous mets au défi de trouver une sphère de votre vie où la présence de la peur est impossible! Cependant, les situations effrayantes se rejoignent généralement sur un point, c’est qu’elles ne nous sont pas familières, ce qui nous déstabilise et nous effraie.2 Plusieurs théories expliquent aussi leur développement ainsi que leur naissance lorsqu’il s’agit de situations stressantes. Le psychologue John B. Watson dirait de la peur que cette réaction émotionnelle peut être conditionnée chez les humains. En effet, ce chercheur béhavioriste en est venu à cette conclusion suite à sa célèbre expérience avec le petit Albert. Watson et son assistante ont réussi à créer une peur des rats au poupon de onze mois en associant un rat blanc, un stimulus neutre ne causant pas de peur par lui seul, avec un bruit fort, un stimulus inconditionnel. Lors de l’expérience, à chaque fois qu’Albert s’approchait du rat qu’on lui présentait, Watson frappait sur une barre d’acier pour effrayer l’enfant, ce qui le faisait pleurer. Cette association provoqua alors une peur des rats blancs (et même des lapins blancs et des cheveux blancs) à Albert, qui fondait en larmes à la seule vue de ceux-ci.3 1 DAMASIO, A. Spinoza avait raison : joie et tristesse, le cerveau des émotions, trad. de l’anglais par Jean-Luc Fidel, Paris, O. Jacob, 2003, p.54. 2 FREUD, S. L’inquiétante étrangeté et autres essais, trad. B. Féron, Paris, Gallimard, 1985, p.215. 3 WOOD, S. E. et autres. L’univers de la psychologie, Montréal, ERPI, 2009, p.161-162. 3 La peur peut alors nous prendre beaucoup puisqu’elle nous enlève une certaine confiance. Je suis d’ailleurs certaine que ce processus d’association résultant en nouvelles peurs vous est déjà arrivé. L’abeille qui vous effraie tant, ce ne serait pas parce que vous aviez vu votre ami se faire piquer en pleine cour de récré et pleurer comme si on venait de le poignarder? Le clown qui, même en photo, est capable de déclencher la pire crise de terreur à votre petite cousine, cela n’aurait pas un lien avec le rire bruyant et agressant de celui-ci? Bref, ces situations semblent très banales, mais le processus qui s’y cache derrière laisse des conséquences assez désagréables. Comme toutes les sortes de peurs, celles-ci ont l’effet pernicieux de nous enlever une confiance en nous et en notre environnement Pourquoi devrions-nous nous empêcher d’aller en camping à cause des insectes où d’enfin oser utiliser notre tremplin? La peur nous envoie constamment un message nous rappelant que l’on ne peut faire ceci ou cela, et en ce sens elle peut devenir cauchemardesque pour bien des gens, car elle nous impose des limites contraignantes. Selon Aristote, les hommes sont responsables de leurs bonnes et de leurs mauvaises actions et ce serait une faute de craindre ce que l’on ne doit pas craindre.4 Refuser d’aller se promener en motoneige sur une rivière dont on ne connaît pas l’épaisseur de la glace n’est pas de la lâcheté, mais de la prudence. En revanche, un homme qui apercevrait un enfant dans une rivière, luttant pour sa vie, et qui serait incapable de lui porter secours car il a peur de l’eau serait-il responsable de la mort du garçon? Serait-ce la faute de la peur ou de l’absence de courage de l’homme? Bien que la nature de cet homme soit foncièrement bonne et altruiste, je crois que la peur peut malheureusement avoir un pouvoir plus grand 4 ARISTOTE. Éthique à Nicomaque, trad. R. A. Gauthier, Louvain, Centre de Wulf-Mansion, 1970, p.76. 4 que celui de la vertu. Si la peur nous a pris notre courage, jusqu’à un certain point je crois que nous ne sommes pas responsables de nos actions, n’en déplaise à Aristote. De plus, la peur gruge souvent l’énergie. L’angoisse constante qu’elle provoque est souvent bien désagréable et nous empêche d’avoir du plaisir. Profiter de la vie pour une personne agoraphobe est beaucoup plus problématique que pour une personne «normale». La complexité que prend alors le quotidien peut amener une certaine frustration, puisque ne pas avoir un contrôle sur notre vie est assez pénible. Lorsque l’on a peur de quelque chose, cela l’emporte souvent sur notre rationalité et même si l’on sait que notre peur est ridicule, on ne peut souvent rien y changer. Les effets de la peur sont d’autant plus prononcés qu’elle est souvent constante, par exemple lors d’un climat de guerre. La peur du terrorisme des États-Unis est constante, puisqu’ils ne sont jamais à l’abri d’une attaque revendiquée par Al-Qaïda. Il y a alors une grande pression sur l’organisation politique et militaire qui en résulte, ainsi qu’une angoisse permanente qui pousse le pays à agir défensivement. Par la peur, des mesures discutables sont donc instaurées, comme la guerre préventive. Cette stratégie adoptée par les États-Unis se résume à «nous ne pouvons pas laisser l’ennemi frapper le premier».5 Peut-on alors considérer les conséquences de la guerre en Irak comme justifiables en raison de la peur? Permettez-moi d’en douter, car je crois qu’on ne peut pas tout mettre (dont la mort d’innocentes victimes) sur le dos de la peur et de son éternel climat d’incertitude. 5 BARBER, B. L’empire de la peur, trad. de l’anglais par Marie-France de Paloméra, Fayard, 2003, p.97. 5 Cependant, la peur ne fait pas que nous prendre, elle peut parfois nous donner aussi. En effet, la peur est une réaction vitale chez l’être humain, car elle sert à conjurer les dangers. Bien qu’aujourd’hui elle puisse parfois être déplacée, la peur est nécessaire et c’est pour cette raison qu’elle a suivi l’homme durant son évolution.6 Si l’on n’avait aucune notion de ce qui est dangereux pour nous, notre survie serait menacée. La notion même de protection n’aurait pas lieu, car pour pouvoir être en mesure de se protéger il faut d’abord être conscient de ce qui pourrait nous être dommageable. Un homme qui croiserait une famille d’ours dans les bois et qui ne serait pas conscient du danger de ces animaux pourrait alors se diriger vers eux et mourir bêtement, alors qu’il n’aurait pas posé ce geste s’il avait compris sa portée. Selon Épicure, on ne devrait pas redouter la mort ni la souffrance, puisque les douleurs insupportables ne durent pas et nous n’avons pas conscience de notre mort.7 Mais dans notre réalité actuelle, je crois qu’il est normal et légitime de vouloir les éviter, donc que la peur peut avoir sa raison d’être. Selon certains, la peur n’est pas qu’utile pour survivre, mais elle sert aussi à nous faire réagir. D’après Hans Jonas, l’homme a besoin de la peur pour le pousser à agir. L’auteur se penche sur la question de la protection des générations futures, qui est primordiale selon lui compte tenu du puissant développement technologique de l’Occident qui s’opère. L’«heuristique de la peur», qui est au cœur de son éthique, consiste à prendre conscience des dangers véritables auxquels l’humanité est exposée à court comme à long terme. Selon lui, c’est par l’angoisse que des réflexions se font, alors suite à des 6 DAMASIO, A. Spinoza avait raison : joie et tristesse, le cerveau des émotions, trad. de l’anglais par Jean-Luc Fidel, Paris, O. Jacob, 2003, p.44. 7 L’art de vivre : les stoïciens et Épicure, trad. J. Auberger et G. Leroux, Montréal, Éditions CEC,1998, p.17. 6 événements comme Hiroshima, c’est là que nous apercevons des prises de conscience.8 La peur serait alors un stimulant, nécessaire de surcroit, qui nous forcerait à ouvrir les yeux et qui agirait comme contrepoids à notre pouvoir technique excessif. D’après Jonas, la peur ne doit pas être vue comme une paralysie, mais plutôt comme une sagesse. Craindre le pire serait alors ce qu’il appelle «le principe de prudence». Par exemple, selon l’éthique jonasienne, nos connaissances scientifiques sur les changements climatiques – et notamment les inquiétants rapports du GIEC – devraient pousser nos gouvernements à agir pour diminuer nos émissions de gaz à effet de serre.9 Notre société fonctionne sous pression et nous avons besoin de craindre quelque chose pour agir. Dans ce cas-ci, la peur revêt alors une certaine utilité. Toutefois, la réaction émotionnelle de la peur a beau être vitale, on ne peut dire que ce soit toutes les sortes de peur qui soient nécessaires. Je ne vois pas en quoi la phobie des clowns est vitale, car cette peur ne nous protège pas d’un réel danger, elle ne fait qu’être déplaisante. Et il en est de même pour une grande majorité des peurs et la totalité des phobies. De plus, la peur peut s’avérer efficace comme stimulant de réaction dans notre société, mais il ne me semble ni sain ni normal d’avoir besoin d’elle pour être efficace. Si nos gouvernements ont besoin d’une angoisse créée par les changements climatiques pour agir sur ce point, je crois que l’on peut sérieusement se poser des questions sur leurs compétences. 8 WIKIPÉDIA. « Pour une éthique du futur », [ En http://fr.wikipedia.org/wiki/Pour_une_%C3%A9thique_du_futur (Page consultée le 2 mai 2011) 9 JONAS, H. Le principe responsabilité, Anjou, Les Éditions CEC, 2007, p.18-19 ligne ], 7 Finalement, la peur est bien souvent relative d’un individu à l’autre. Les effets qu’elle provoque en nous ne nous donnent qu’une solution : combattre, fuir ou subir.10 Mais souvent, la perception des dangers qu’elle provoque que l’on se fait s’avère plutôt problématique. La peur se retrouve alors avec un grand pouvoir, soit celui de nous prendre notre confiance et notre énergie. Le paradoxe est qu’elle peut aussi nous sauver la vie, ou du moins nous effrayer juste assez pour que notre système défensif se mette en marche. Je crois que tout au long de notre vie, nous faisons face à ces deux différents côtés de la peur, mais nous expérimentons beaucoup plus souvent celui qui nous empoisonne la vie. Curieusement, la peur est aussi volontairement créée dans des domaines comme le cinéma, où «la science-fiction matérialise les angoisses contemporaines, les rend visibles, présentes, vivaces».11 Puisque nous sommes habitués à être embêtés par la peur, pourquoi celle-ci nous fascine-t-elle autant, au point d’être recherchée au cinéma ou dans les sports extrêmes? Audrey Parent – Cégep régional de Lanaudière BIBLIOGRAPHIE 10 DORTIER, J-F. « Combattre, fuir, subir? », [ En ligne ], http://www.scienceshumaines.com/combattre-fuirsubir_fr_25520.html (Page consultée le 11 mai 2011) 11 DYENS, O. La condition inhumaine, Paris, Flammarion, 2008, p.195. 8 1. Livres L’art de vivre : les stoïciens et Épicure, trad. J. Auberger et G. Leroux, Montréal, Éditions CEC, 1998. ARISTOTE. Éthique à Nicomaque, trad. R. A. Gauthier, Louvain, Centre de WulfMansion, 1970. BARBER, B. L’empire de la peur, trad. de l’anglais par Marie-France de Paloméra, Fayard, 2003. DAMASIO, A. Spinoza avait raison : joie et tristesse, le cerveau des émotions, trad. de l’anglais par Jean-Luc Fidel, Paris, O. Jacob, 2003. FREUD, S. L’inquiétante étrangeté et autres essais, trad. B. Féron, Paris, Gallimard, 1985. JONAS, H. Le principe responsabilité, Anjou, Les Éditions CEC, 2007. WOOD, S. E. et autres. L’univers de la psychologie, Montréal, ERPI, 2009. 2. Sites Internet WIKIPÉDIA. « Pour une éthique du futur », 2 avril 2011, dans WIKIPÉDIA, [ En ligne ], http://fr.wikipedia.org/wiki/Pour_une_%C3%A9thique_du_futur (Page consultée le 2 mai 2011) DORTIER, J-F. « Combattre, fuir, subir? », juin 2010, dans SCIENCESHUMAINES.COM, Les épreuves de la vie, [ En ligne ], http://www.scienceshumaines.com/combattre-fuir-subir_fr_25520.html (Page consultée le 11 mai 2011)