la solitude d`A. Comte

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la solitude d`A. Comte
© RÉGIS DEBRAY, 1998. TOUS DROITS RÉSERVÉS
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La solitude d’Auguste Comte
La Religion de l’Humanité vient de fêter, en septembre 1998, son cent
cinquantième anniversaire, et il est à craindre que les humains n’en aient
rien su. La commémoration a eu lieu à l’endroit même où Auguste Comte
l’a instituée, en 1848, au cœur de Paris, chez sa compagne Clotilde de Vaux.
C’est un discret immeuble au 5 rue Payenne, rebaptisé Chapelle, repeint de
neuf, acquis à la fin du XIXe siècle par des mécènes brésiliens. La façade
porte l’inscription — « l’amour pour principe, l’ordre pour base, le progrès
pour fin ». On a décalqué ici la chapelle de Rio inaugurée en 1897 par
toutes les autorités morales et politiques de la jeune République. Décor
1900, néogothique. Sur une estrade de bois, une urne de verre vide, un
autel sans cierges, et, au fond du chœur, un panneau peint représentant
une pâle sylphide qui tient dans ses bras un bambin : c’est l’Humanité qui
porte l’Avenir. Trois mots en lettres d’or sur le linteau : Patrie, Humanité,
Famille. Ils répondent à trois autres, sur le mur d’en face : Industrie,
Morale, Politique. Trois âges dans l’histoire, trois anges autour du
Précurseur, trois cerveaux dans l’individu, trois facultés en l’homme
(activité, intelligence, affectivité), trois états de la science: la Sainte Trinité
a déteint sur les murs.
Là mourut, en 1846, l’inspiratrice du polytechnicien philosophe, le père
de la devise Ordem e Progreso. Là s’entretient le feu sacré autour
d’Emmanuel Lazinier, un informaticien érudit, président de la Société
positiviste internationale. Et comme la Religion positiviste se passe de
Dieu, le culte a forme de cours ou de causerie savante. Ce soir là, le sujet
était « Actualité d’Auguste Comte, Science et Ethique » Nous étions treize
autour du célébrant–conférencier, y compris sa femme, sa fille et son
gendre. L’Humanité, on le voit, n’était pas au rendez-vous, mais c’est un
déjà chiffre significatif. Le temple de Rio de Janeiro, me souffla mon
voisin, est plus fréquenté : vingt cinq adhérents, parait-il. Tout n’est donc
pas perdu. Les positivistes sont des gens patients. Dès 1903, le disciple
anglais d’Auguste Comte, Harrison, écrivait : « le christianisme a mis des
siècles à s’implanter. Nous pouvons attendre ».
La Religion de l’Humanité est pourtant un chef-d’œuvre d’œcuménisme.
Son calendrier débute au 1er janvier 1789. Il réparti l’année en treize mois,
intitulés Moïse, Homère, Aristote, Archimède, César, Saint-Paul,
Charlemagne, Dante, Gutemberg, Shakespeare, Descartes, Frédéric (le
Grand), et Bichat (le médecin). Chacun de ces noms est inscrit sur les murs
de la chapelle, couleur vert d’eau (l’ancêtre du vert écologique, qui vient de
triompher en Allemagne), avec, en dessous, un écusson, où figurent les
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noms donnés à chacun des vingt-huit jours. Le premier lundi du mois de
janvier s’appelle Prométhée, le mardi, Hercule, le mercredi, Orphée, etc. Ce
qui permet à chaque auditeur, sagement assis sur sa chaise, de repasser sa
mythologie gréco-latine, mine de rien, comme à l’école.
Le culte positiviste a beau encenser la femme et les cœurs simples, c’est
une religion de doctes qui impose aux fidèles d’abondantes lectures. Le
Système de politique positive, œuvre testamentaire, compte quatre gros
volumes. Auguste Comte fut du début à la mort (1857) un enseignant, qui a
passé sa vie à fonder des associations pour l’instruction positive du peuple,
a tout misé sur l’écriture et la lecture, et dont la doctrine, contrairement à
celle de Marx, est restée confinée aux milieux universitaires. Il n’y a jamais
eu de « cellule » positiviste dans les usines françaises. Ni de buste de Karl
Marx au Quartier Latin. Mais il y a une belle statue d’Auguste Comte place
de la Sorbonne, où l’on ne compte plus les thèses qui lui sont consacrées
chaque année.
L’Apostolat positiviste fut, comme tous les autres, une longue chaîne de
« trahisons », de rancœurs et de schismes —au moins n’a-t-il pas fait de
morts (comme le chrétien et le marxiste). Comte aura été le premier et le
dernier Grand Prêtre de l’Humanité. Il n’a pas eu son Engels, ni son
Lénine. Aucun de ses disciples n’a osé reprendre le titre. Il est mort sans
avoir désigné son successeur, mais en nommant treize exécuteurs
testamentaires —sans doute douze de trop. Pierre Laffite, son principal
héritier, se disputa assez vite avec Littré (l’auteur du fameux dictionnaire),
lequel transmit pourtant la doctrine à une pléiade de cadres, qui furent
ceux, en France, de la III e République, défunte en 1940. Nul n’étant
prophète en son pays, c’est Benjamin Constant Botelho de Magalhaes
(1838-1891) qui fit rentrer la doctrine chez les militaires brésiliens. Mais
s’il y a eu des États marxistes, la planète n’a pas connu d’État positiviste,
fondé sur la séparation rigoureuse du temporel et du spirituel. Seulement
un état d’esprit. Les corps n’ont pas eu à pâtir. Le XXe siècle n’a pas exaucé
les vœux du pontife mathématicien et athée, dont le plan d’action
prévoyait, pour l’an 2000, la réunion des trois races, blanche, jaune, noire,
—la première pour l’intelligence, la deuxième pour l’action, la troisième
pour le sentiment— afin de réaliser l’unité parfaite de l’humanité et ouvrir
enfin l’ère d’une religion vraiment universelle. Le village global est arrivé
mais il n’y a toujours pas de religion universelle. Du moins notre siècle,
avantage de l’échec prophétique, n’aura-t-il rien à reprocher au savant et
glabre maniaque qui voulut offrir à ses congénères, sans violence, par la
seule persuasion, les clés du bonheur.
En attendant, la propagande continue, et elle se porte mieux au Brésil
qu’en France —vingt cinq contre treize. Les Brésiliens aident Paris à
combler ce retard. L’ambassadeur Paulo Carneiro, décédé en 1982, avait
permis, en 1954, de sauver la maison d’Auguste Comte au 10, rue
Monsieur-le-Prince, avec ses papiers, ses meubles et sa correspondance
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avec Clothilde, désormais déposés à la Bibliothèque nationale. C’est un
architecte et peintre brésilien qui viennent de restaurer les toiles et les
fresques de la maison de Clotilde. Et l’épouse brésilienne du dernier apôtre
français fait visiter chaque après-midi la Chapelle de l’Humanité, en plein
Marais. Dans la balance des échanges entre les deux pays, cela devrait
compter. La religion du futur a bien besoin de l’optimisme brésilien.