Le Couteau Suisse
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Le Couteau Suisse
Page 1/4 Diriger une agence bancaire. Il a fallu que je me pose un bon moment pour reprendre mes esprits. J’ai senti le couperet du « burn-out » au-dessus de ma tête pendant un instant. Il y avait tellement à faire, tellement à hiérarchiser, que mon esprit s’est égaré durant un temps qui m’a semblé une éternité. Mes collaborateurs s’en sont inquiétés et m’ont aidé à reprendre pied rapidement. Alors les choses sont redevenues un peu plus claires. Il n’y avait pourtant rien d’exceptionnel dans cette journée. Mais ce quotidien, fait de milliers de choses qui s’emboîtent quelquefois très bien les unes dans les autres, peut très vite se transformer en choses qui s’empilent, les unes sur les autres, et sur votre bureau. C’est un vertige sans fin qui s’installe, le sentiment que même en dupliquant vos efforts à l’infini, vous n’y arriverez pas. Dans votre tête, dans vos pensées, durant vos nuits, au cours de vos discussions avec votre épouse, avec vos enfants, l’accumulation des données dans votre cerveau vous pousse à un moment donné à tout neutraliser, à remettre à plat. À prendre du recul pour essayer de mieux comprendre pourquoi. Pourquoi ces missions ordinaires se transforment-elles en mission impossible ? Pourquoi la moindre demande qui atterrit sur mon bureau a bien des chances de finir en catastrophe aérienne au fond de ma poubelle ? Pourquoi, malgré le profond respect et le dévouement que j’ai pour mes clients, certains nous voient comme des voleurs, des gens qui gagnent de l’argent sur le dos des autres sans aucun avantage pour eux ? C’est ainsi. Il n’y a pas de réponses toutes faites, juste cette réalité que nous autres, directeurs d’agence bancaire, sommes programmés et accessoirisés pour répondre à une multitude de sollicitations. En fait, je suis un couteau-suisse à lames et accessoires multiples. Une personne toujours prête à assumer sa fonction et ses responsabilités, même si cela m’amène à quelques situations rocambolesques. Parfois, la lame doit être maniée avec précaution pour accompagner les clients dans les situations les plus pénibles. Par exemple, la perte d’un proche, la survenue d’une maladie fatale, la perspective d’un divorce ou d’une perte d’emploi. N’imaginez pas que cela nous laisse de marbre, du fait de l’expérience acquise et des nombreuses situations rencontrées. Nous sommes Page 2/4 humains. Oui, oui, je vous assure. Nous ressentons des émotions et quelques fois, nous nous laissons submerger par celle-ci lorsque la situation nous y oblige. Certains clients ne peuvent laisser indifférent. Nous nous impliquons à leurs côtés, lorsque le pire arrive, nous perdons, nous aussi, une personne proche. Il y a très peu de temps, c’est notre femme de ménage qui nous a quittés, suite à une maladie aussi soudaine que brutale. Des années que nous la côtoyions, que nous lui adressions un petit mot gentil. Comment rester insensible ? D’autre fois, il faut sortir la lame aiguisée pour remettre en place les clients les plus aigris, persuadés que nous avons volontairement fait chuter la Bourse pour gagner encore plus d’argent à leurs dépens. Pour dire la vérité, beaucoup de gens se persuadent eux-mêmes que la situation de leurs comptes n’est pas de leur fait, mais bien de la nôtre. Ils oublient trop vite que la société de consommation les a gentiment poussés à acheter bien plus qu’ils ne pouvaient, et qu’aujourd’hui, enlever un téléphone portable à un adolescent, c’est un peu le pousser à la fugue ou pire, au suicide. Lame aiguisée encore pour dire à un client que la voiture vendue par le garagiste n’est pas adaptée à ses besoins et que le crédit qui lui a été proposé est un système sans fin. Lame à double tranchant dans le management des équipes : quelques fois le meilleur ami de tous et à d’autres moments, le patron le plus détesté, c’est ainsi. La hiérarchie impose l’autorité et le respect, l’équilibre fragile entre proximité et exigence. Nous devons prendre systématiquement du recul dans nos actes managériaux. Aujourd’hui, pour nos collaborateurs comme pour nos clients, nous jouons souvent sur la corde sensible et il arrive quelques fois de tirer un peu trop dessus. L’être humain a ses failles, à nous de ne pas les ouvrir. Lame émoussée aussi, à force de devoir intellectuellement faire une perpétuelle gymnastique entre l’urgent important, l’urgent urgent, l’urgent qui peut attendre un jour de plus, la messagerie encombrée, les demandes spontanées des clients, le téléphone, les sollicitations par sms et tout le reste. Et puis, régulièrement, il m’arrive de sortir le tournevis de mon couteau suisse pour demander une intervention de notre appui technique. Une lampe à changer par ici, des WC bouchés par là. Un distributeur qui ne marche pas, et c’est forcément à nous de prendre le relais, même si l’assistance technique œuvre pour le remettre en état dans les meilleurs délais. Enfin, il y a l’accessoire miroir ! Oui, mon couteau à moi est encore plus original que Page 3/4 le véritable couteau suisse ! Celui que j’utilise très régulièrement pour présenter et représenter ma banque pour laquelle je suis très fier de travailler. Je ne compte pas mes heures, mon stress, mon énergie et mon envie sinon je serais l’aimable débiteur de celle-ci. Mais ce quotidien aussi riche que varié, aussi plaisant que stressant et enfin aussi heureux que triste, et bien c’est mon quotidien, et aujourd’hui, à l’heure où je vous parle, je ne le changerais pour rien au monde. J’ai le bonheur de pouvoir contribuer à la réalisation de projets professionnels formidables, de permettre à certaines entreprises de rebondir en leur trouvant des solutions adaptées. De sauver quelques fois des situations et des gens désespérés par ce monde de consommation qui les aspirent de manière sournoise. Oui, ce métier me plaît et pour rien au monde, je ne me changerais de Couteau Suisse en bureaucrate coincé et prétentieux. J’y perdrais ma raison de travailler et mon envie de me lever chaque matin ! Page 4/4