Le Couteau Suisse

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Le Couteau Suisse
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Diriger une agence bancaire.
Il a fallu que je me pose un bon moment pour reprendre mes esprits. J’ai senti le
couperet du « burn-out » au-dessus de ma tête pendant un instant. Il y avait
tellement à faire, tellement à hiérarchiser, que mon esprit s’est égaré durant un
temps qui m’a semblé une éternité. Mes collaborateurs s’en sont inquiétés et m’ont
aidé à reprendre pied rapidement. Alors les choses sont redevenues un peu plus
claires. Il n’y avait pourtant rien d’exceptionnel dans cette journée. Mais ce
quotidien, fait de milliers de choses qui s’emboîtent quelquefois très bien les unes
dans les autres, peut très vite se transformer en choses qui s’empilent, les unes sur
les autres, et sur votre bureau.
C’est un vertige sans fin qui s’installe, le sentiment que même en dupliquant vos
efforts à l’infini, vous n’y arriverez pas. Dans votre tête, dans vos pensées, durant
vos nuits, au cours de vos discussions avec votre épouse, avec vos enfants,
l’accumulation des données dans votre cerveau vous pousse à un moment donné à
tout neutraliser, à remettre à plat. À prendre du recul pour essayer de mieux
comprendre pourquoi.
Pourquoi ces missions ordinaires se transforment-elles en mission impossible ?
Pourquoi la moindre demande qui atterrit sur mon bureau a bien des chances de
finir en catastrophe aérienne au fond de ma poubelle ?
Pourquoi, malgré le profond respect et le dévouement que j’ai pour mes clients,
certains nous voient comme des voleurs, des gens qui gagnent de l’argent sur le dos
des autres sans aucun avantage pour eux ?
C’est ainsi. Il n’y a pas de réponses toutes faites, juste cette réalité que nous autres,
directeurs d’agence bancaire, sommes programmés et accessoirisés pour répondre à
une multitude de sollicitations.
En fait, je suis un couteau-suisse à lames et accessoires multiples. Une personne
toujours prête à assumer sa fonction et ses responsabilités, même si cela m’amène à
quelques situations rocambolesques. Parfois, la lame doit être maniée avec
précaution pour accompagner les clients dans les situations les plus pénibles. Par
exemple, la perte d’un proche, la survenue d’une maladie fatale, la perspective d’un
divorce ou d’une perte d’emploi. N’imaginez pas que cela nous laisse de marbre, du
fait de l’expérience acquise et des nombreuses situations rencontrées. Nous sommes
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humains. Oui, oui, je vous assure. Nous ressentons des émotions et quelques fois,
nous nous laissons submerger par celle-ci lorsque la situation nous y oblige.
Certains clients ne peuvent laisser indifférent. Nous nous impliquons à leurs côtés,
lorsque le pire arrive, nous perdons, nous aussi, une personne proche. Il y a très
peu de temps, c’est notre femme de ménage qui nous a quittés, suite à une maladie
aussi soudaine que brutale. Des années que nous la côtoyions, que nous lui
adressions un petit mot gentil. Comment rester insensible ?
D’autre fois, il faut sortir la lame aiguisée pour remettre en place les clients les plus
aigris, persuadés que nous avons volontairement fait chuter la Bourse pour gagner
encore plus d’argent à leurs dépens. Pour dire la vérité, beaucoup de gens se
persuadent eux-mêmes que la situation de leurs comptes n’est pas de leur fait, mais
bien de la nôtre. Ils oublient trop vite que la société de consommation les a
gentiment poussés à acheter bien plus qu’ils ne pouvaient, et qu’aujourd’hui,
enlever un téléphone portable à un adolescent, c’est un peu le pousser à la fugue ou
pire, au suicide.
Lame aiguisée encore pour dire à un client que la voiture vendue par le garagiste
n’est pas adaptée à ses besoins et que le crédit qui lui a été proposé est un système
sans fin. Lame à double tranchant dans le management des équipes : quelques fois
le meilleur ami de tous et à d’autres moments, le patron le plus détesté, c’est ainsi.
La hiérarchie impose l’autorité et le respect, l’équilibre fragile entre proximité et
exigence. Nous devons prendre systématiquement du recul dans nos actes
managériaux. Aujourd’hui, pour nos collaborateurs comme pour nos clients, nous
jouons souvent sur la corde sensible et il arrive quelques fois de tirer un peu trop
dessus. L’être humain a ses failles, à nous de ne pas les ouvrir.
Lame émoussée aussi, à force de devoir intellectuellement faire une perpétuelle
gymnastique entre l’urgent important, l’urgent urgent, l’urgent qui peut attendre
un jour de plus, la messagerie encombrée, les demandes spontanées des clients, le
téléphone, les sollicitations par sms et tout le reste.
Et puis, régulièrement, il m’arrive de sortir le tournevis de mon couteau suisse pour
demander une intervention de notre appui technique. Une lampe à changer par ici,
des WC bouchés par là. Un distributeur qui ne marche pas, et c’est forcément à
nous de prendre le relais, même si l’assistance technique œuvre pour le remettre en
état dans les meilleurs délais.
Enfin, il y a l’accessoire miroir ! Oui, mon couteau à moi est encore plus original que
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le véritable couteau suisse ! Celui que j’utilise très régulièrement pour présenter et
représenter ma banque pour laquelle je suis très fier de travailler. Je ne compte pas
mes heures, mon stress, mon énergie et mon envie sinon je serais l’aimable débiteur
de celle-ci. Mais ce quotidien aussi riche que varié, aussi plaisant que stressant et
enfin aussi heureux que triste, et bien c’est mon quotidien, et aujourd’hui, à l’heure
où je vous parle, je ne le changerais pour rien au monde. J’ai le bonheur de pouvoir
contribuer à la réalisation de projets professionnels formidables, de permettre à
certaines entreprises de rebondir en leur trouvant des solutions adaptées. De
sauver quelques fois des situations et des gens désespérés par ce monde de
consommation qui les aspirent de manière sournoise.
Oui, ce métier me plaît et pour rien au monde, je ne me changerais de Couteau
Suisse en bureaucrate coincé et prétentieux. J’y perdrais ma raison de travailler et
mon envie de me lever chaque matin !
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